5. Entre maisons de disques et médias
p. 171-196
Texte intégral
1Lorsqu’un groupe professionnel exerce 1’« autorité à la fois sociale et culturelle » qui lui permet de contrôler la professionnalisation dans son secteur d’activité, il est en mesure de gérer à sa convenance le flux des entrants et donc de bénéficier, comme l’indique Andrew Abbott (1988 : 60. 161), de ce « luxe de la domination [professionnelle] » qu’est la « rigidité démographique ». Ce n’est pas le cas des rappeurs et des électronistes, loin s’en faut : on a vu dans le chapitre précédent que leurs « prétentions juridictionnelles » se trouvent en effet clairement contrariées par les décisions prises par les cadres des majors et des médias. Ce chapitre vise à rendre compte des formes à travers lesquelles cette influence se manifeste, en évoquant les processus de sélection et les modes de valorisation des projets artistiques qui caractérisent aujourd’hui le monde du disque.
Le recrutement des artistes
Un recruteur « à l’écoute de l’auditeur »
2Dans les maisons de disques, le rôle des managers (des chefs de produit, notamment) consiste à établir des liens entre les projets artistiques des musiciens et les objectifs commerciaux définis par leur direction. Familiers des logiques de la création et soumis à des impératifs de rentabilité financière, ils occupent une position médiatrice, dialoguant à la fois avec les gestionnaires et administratifs et avec les artistes, dans le but de concilier leurs objectifs respectifs, de les intéresser les uns aux autres (au sens de Callon 1986 ou Latour 1989). Leur travail est typiquement un travail de médiation, puisqu’ils représentent les uns auprès des autres et s’attachent à traduire les volontés et les doutes de chacun, dans le but de faciliter la coordination des efforts et d’assurer la continuité de la communication au sein de réseaux qui rassemblent des acteurs aux intérêts et compétences différents. Il n’est donc pas surprenant que les difficultés qu’ils rencontrent s’expliquent souvent a posteriori par l’incapacité des financiers et des gestionnaires à comprendre les tâtonnements et détours des processus de création ou, à l’inverse, par les réticences des artistes à respecter les procédures définies par les « bureaucrates »1. La réussite de l’entreprise dépend dès lors de la capacité du chef de produit à s’assurer de la « cohérence » des actions menées dans chaque service spécialisé (direction marketing, direction artistique, direction financière...), suivant une logique commune2 : « Je suis un peu une interface, moi. Une interface entre l’artistique d’une part – et quand je dis "artistique", c’est soit le service artistique de la maison, soit l’artiste... Et [il s’agit de] transformer ces informations-là en langage promo et en langage commercial », dit C, un chef de produit.
3Pour la maison de disques, soutenir un projet musical peut représenter une opportunité stratégique à court terme, dans la perspective d’un succès massif et rapide, ou bien à moyen terme, en misant sur la fidélité d’un public d’auditeurs à un artiste dont on a laissé mûrir l’originalité sur la durée de deux ou trois albums. Ce dernier type de pari est semble-t-il de plus en plus rare, cependant, et, la plupart du temps, le recrutement d’un artiste est examiné à la lumière de l’histoire (très) récente du marché (celui-ci étant perçu comme un espace dont il s’agit d’évaluer la sensibilité à certains types de propositions musicales). En ce sens, le recruteur se doit d’avoir un œil sur l’artiste et un œil sur le marché. Et pour faire « un bon coup », il faut être capable, non seulement d’identifier les « prises » offertes par la proposition artistique, en expert, mais aussi de se représenter les chances de succès de ces propriétés stylistiques auprès des auditeurs (« on doit sentir ce que les gens doivent aimer », dit B., à la tête d’un label indépendant de techno). S’il n’est pas simple d’établir la liste des critères qui servent aux recruteurs des maisons de disques pour se décider face aux candidatures des artistes3 et réduire le plus possible l’incertitude qui pèse sur le destin commercial des futurs disques, on peut néanmoins avancer que leurs évaluations s’appuient sur des catégories communes de perception et de jugement. Le genre musical figure évidemment au premier rang de ces catégories conventionnelles, puisque les chances de succès ne sont jamais – à un moment donné de l’état du marché – équitablement réparties entre les divers genres musicaux répertoriés. L’importance de l’affiliation d’un artiste à un genre (classé comme « prometteur », « à succès », « vache à lait » [sic] ou « dépassé » dans les grilles marketing) se manifeste dès le début des procédures de recrutement.
Les critères de choix, c’est aussi en fonction de ce qu’attend la maison de disques à un moment précis... Faut pas se leurrer, y a des « quotas », entre guillemets. On sait ce qui marche, et ils ne vont pas produire quinze groupes de rock si sur le marché tout le monde attend du rap [...]. On retient le bon projet, mais on s’attache plus précisément aux besoins de la société [l’entreprise] au moment où... Et ils [la direction] te le disent, quoi [...]. Y a eu une étude de marché l’année dernière [qui montrait que] le rap rapportait un maximum d’argent aux maisons de disques... et donc ce qui arrivait au niveau rap français, déjà, on mettait de côté, et ensuite eux ils l’écoutaient pour savoir ce qu’ils pouvaient changer là-dessus (M2, assistante direction artistique, major).
4Le terme de « genre musical », dans l’acception réaliste et hétéroclite (voir chapitre 1) qui est aussi celle des professionnels du disque, présente l’intérêt de renvoyer non seulement à des propriétés stylistiques mais aussi à un type de public. Il permet ainsi d’établir une cartographie plus ou moins fine de l’auditorat, en liant des caractéristiques sociologiques (sexe, âge, zone d’habitation, etc.), des habitudes de consommation (notamment médiatiques) et des goûts musicaux. Pour tous, ces correspondances s’imposent avec évidence en matière de musiques rap et électroniques, et les différences entre les artistes sont fréquemment exprimées par référence à des types d’auditeurs (voire de lecteurs). Deux rappeurs en contrat avec la même maison de disques se trouvent ainsi opposés à travers l’évocation, pour l’un, « des mecs et des filles de 18-20 ans » et, pour l’autre, « des filles de 15-16 ans ».
Ben, le rap, ça c’est facile, hein. Le public du rap, c’est pas un public spécialement... difficile à cerner. On sait ce qu’il achète comme magazines, on sait comment il s’habille, on sait comment... On sait quels sont les codes de communication, et voilà... Donc c’est assez simple, on sait tout de suite où prendre de l’espace publicitaire, comment procéder pour faire connaître un artiste (C, chef de produit, major).
5L’un des objectifs explicites des médiateurs des maisons de disques est de représenter le public auprès des artistes4. Il n’est donc pas rare d’entendre de véritables discours de porte-parole : ta musique est « beaucoup plus sombre que ce que les gens ont envie d’entendre », peut ainsi affirmer un directeur artistique à une musicienne, lors d’une audition5. Jouer efficacement ce rôle auprès des artistes suppose non des vertus de transparence, mais bien des connaissances et compétences spécifiques, sans cesse remises à jour. Comme chez les professionnels de la radio, 1’« incorporation du public dans la production », « l’anticipation d’un public », ne relèvent pas « d’un pari, d’une sorte de saut dans l’inconnu, soudain, en fin de travail, mais d’une longue série d’essais-erreurs, d’itérations successives » (Hennion & Méadel 1989 : 275-276). L’apprentissage du public est permanent, et ce renversement de l’écoute (il faut « être vraiment toujours à l’écoute de l’auditeur », dit G., chef de produit) fait en quelque sorte partie de la formation continue des médiateurs de la maison de disques. Cette connaissance du public des auditeurs se construit à partir de données quantitatives, obtenues par les études de marché commandées par les maisons de disques et les journaux spécialisés, et à partir de données qualitatives tirées d’une familiarité avec le milieu musical que les professionnels de la musique se doivent de cultiver – par exemple à travers la fréquentation des salles de concert6.
Au bout d’une semaine dans les bacs, il y a déjà des études de faites. [C’est] pareil pour les concerts, tu fais des tournées avant, et alors là tu vois tout de suite qui tu peux intéresser. Je crois que c’est les concerts [qui sont] les plus représentatifs d’un public : tu vois vraiment les gens qui se déplacent, ceux qui rentrent dans le spectacle et ceux qui rentrent pas du tout [...]. Aller au concert, ça fait partie du boulot... d’ailleurs [les cadres] nous le disent : c’est mieux qu’on y aille. Disons que tu peux pas travailler clans une maison de disques et ne pas y aller, au bout d’un moment ça ne passera pas, quoi (M2, assistante direction artistique, major).
6Il est aussi attendu des « juniors », jeunes salariés ou stagiaires recrutés par la maison de disques, qu’ils fassent profiter toute l’entreprise de leur proximité culturelle avec tel ou tel type d’auditeurs encore peu connus ou « mal maîtrisés » par les cadres7.
Les formes élémentaires du professionnalisme
7Il est rare que l’envoi d’une « maquette » ou d’une « démo » par la poste aboutisse au recrutement d’un artiste. Peu parviennent ne serait-ce qu’à obtenir un rendez-vous par cette voie-là8 : la plupart du temps, les artistes invités par les recruteurs à venir jouer et expliciter leurs projets artistiques devant eux leur ont été présentés ou recommandés par d’autres professionnels. « Généralement c’est pas des trucs qui arrivent par le courrier [qui sont sélectionnés], c’est interne, c’est par relation. C’est des agents qui appellent le directeur artistique [...]. Les agents ils donnent des bons artistes, des bosseurs... Y a plus de sécurité », explique M2 (assistante direction artistique).
8Ces propos en témoignent, l’une des interrogations principales des managers des maisons de disques porte sur les capacités des artistes à s’astreindre à une certaine discipline de travail. L’épouvantail, en la matière, est le musicien « ingérable », qui refuse les règles de l’organisation définie par sa maison de disques. Et il ne semble pas inutile de signaler que son partenariat avec elle est d’abord une affaire de ponctualité. Pour commencer, le calendrier qui fixe les échéances, des premières prises d’enregistrement à la commercialisation, en passant par les prestations publiques, est l’un des documents-clés du processus collectif de la production musicale. Ne pas le respecter entraîne des problèmes stratégiques (la date de sortie d’un album n’est pas choisie au hasard) et budgétaires, et le personnel qui encadre l’artiste se doit de le lui faire comprendre. En outre, si aujourd’hui la banalisation du matériel et des techniques d’enregistrement ainsi que le développement des home-studios expliquent que l’image du directeur artistique et de son équipe attendant fébrilement « leur » artiste à la porte du coûteux studio d’enregistrement réservé par la maison de disques est devenue rare, il n’en reste pas moins qu’il est exigé des musiciens qu’ils soient disponibles et ponctuels avec les collaborateurs qui leur sont attribués. Les managers des maisons de disques martèlent donc que le professionnalisme c’est d’abord, tout simplement, « être à l’heure aux rendez-vous » et aux réunions.
[Les artistes] je les juge à l’oreille [en écoutant leurs œuvres] mais aussi en discutant avec eux... parce qu’il n’y a pas de secret, il faut bosser ! Si le mec est un branleur... par expérience, je sais que c’est mort d’avance. Si le mec il ne se réveille pas pour aller faire de la promo, ou si tu peux pas le trouver pendant deux jours parce qu’il a perdu son portable et qu’il ne t’a même pas prévenu... parce que ça arrive, hein ! (O., attaché de presse, major, rap).
9D’autres professionnels regrettent, comme le directeur du label Hostile, que certains artistes se rendent compte trop tardivement – notamment lors des « tournées » (de concerts) – qu’artiste, c’est « un vrai métier »9. À la recherche d’un contrat, un groupe (que nous avons un peu suivi) anticipe ces attentes et met en exergue son « attitude remarquable » et son « professionnalisme » dans son dossier de presse. De même, être qualifié de groupe « travailleur », dans la presse, c’est un bon point, comme l’a constaté K., un rappeur : « Ça allait, on avait des bonnes critiques... [On était] décrits comme un groupe qui sans cesse travaille... “Travailleur”, “sérieux”... un bon article, quoi. »
10Le « sérieux » est aussi attendu au niveau des relations « externes », avec les médias notamment, et l’attention des recruteurs vise également les dispositions de l’artiste face aux journalistes. Sur ce point, leurs exigences varient sensiblement : si le but des managers consiste, d’une manière générale, à sensibiliser « leurs » musiciens aux impératifs de la logique commerciale10, certains leur laissent tout de même une certaine latitude en matière de communication. Dans ce cas, le « professionnalisme » est surtout une question pratique : il s’agit principalement de répondre aux demandes d’entretiens et de se présenter aux rendez-vous. Mais dans d’autres configurations, il est exigé des artistes qu’ils conforment expressément leurs œuvres aux désirs des gate keepers des médias (et notamment à ceux des programmateurs des stations de radio nationales). Les fautes d’anticipation des musiciens peuvent alors provoquer des reproches visant leur « manque de professionnalisme ». Un documentaire diffusé à la télévision montrait ainsi Pit Baccardi – pourtant relativement lucide sur la dimension industrielle de la production discographique (« on est dans des boîtes en plastique [CD] et on nous vend », déclarait-il plus tôt) — et Passi, son producteur, recevant tous deux une leçon de réalisme professionnel dans le bureau du directeur du label chargé de l’édition et de la distribution de leur album. Lorsqu’ils lui font écouter le titre destiné à sortir en single, les rappeurs entendent leur partenaire remarquer, après une minute trente de hochements de tête en mesure : « Il est loin le refrain, les mecs. » Visiblement insatisfait, il leur fera comprendre ensuite qu’une révision du mixage du disque s’impose avant d’envisager sa commercialisation11. Autre lieu, autre leçon de professionnalisme : proposant un remix d’un « tube » de Michael Jackson, U., l’un des candidats de l’audition publique organisée au Centre Pompidou, se situe d’emblée sur le terrain du commerce musical, parlant de son « produit house » et de « top dance Médiacontrôle » (un baromètre des ventes publié dans la presse professionnelle). Il est « sûr de son coup » : en « club » (discothèque), « son titre tue », et il suggère qu’on le « propulse d’abord en tant que remixeur ». Les recruteurs présents, s’ils lui reconnaissent – non sans ironie – la « vraie volonté de rentrer dans le créneau » qu’ils ont perçue à travers sa maîtrise du vocabulaire commercial, lui font cependant remarquer son énorme erreur, trahissant une naïveté d’amateur : le choix d’une chanson de Michael Jackson comme matériau musical est « ingérable », disent-ils, car trop onéreux (« absolument pas rentable ») et sans doute impossible à utiliser légalement (« Michael Jackson, c’est inclearable [impossible à légaliser]... en bootleg [pirate] à la limite »)12. Bref, il manque encore à U. tout le sérieux du professionnel au fait des réalités économiques et juridiques du métier de musicien – difficile à acquérir, il est vrai, lorsque l’on fait comme lui « cavalier seul », hors de toute organisation collective.
Evaluer l’individu dans les œuvres collectives
11Autre problème souligné par le panel de professionnels qui fait face à U., lors de cette audition, sa proposition manque singulièrement d’originalité : « le tempo est là mais c’est un peu... à la manière de », « c’est un peu au mètre, pour un titre commercial, ça manque de gimmicks de voix... pas assez fort pour les pistes », « déjà entendu... pas assez personnel », « en plus c’est un montage, sans un truc à toi, perso », s’entend-il dire. D’une manière générale, la plupart des exigences qui transparaissent à travers les justifications des rejets des candidatures concernent l’expressivité, le caractère « personnel » des propositions musicales. Sans cette authenticité expressive, la familiarité affichée des artistes avec le vocabulaire commercial devient suspecte aux oreilles des recruteurs qui rappellent à tous que « ce n’est pas en visant le succès que l’on se donne le plus de chances de l’atteindre » (selon l’injonction contradictoire, le double bind typique de la formation artistique). Cette méfiance s’exprime par exemple face au premier candidat, qui présente volontairement son « titre le plus radiophonique », un morceau trip hop « dans le style de Krüder et Dorfmeister » (tout en assurant avoir en réserve des titres « plus underground »). « Mais tu veux faire de la musique pour toi ou rentrer dans l’industrie ? » lui demande un juge. Cet examen des motivations (« authentiquement artistiques » ou « bassement carriéristes ») s’ajoute à celui de la qualité des œuvres, qui se fonde sur une autre dichotomie classique, opposant cette fois la musique décorative, facile à faire et bon marché à des productions plus rares et plus originales13. Ainsi, un morceau destiné aux boîtes de nuit et influencé par des musiques lointaines (« world music »), immédiatement qualifié d’« impersonnel », est commenté par les spécialistes comme une « musique pas difficile », « sans contenu », que « les gens entendent toute la journée dans les publicités », et qu’il ne faut pas envisager de commercialiser autrement que sous la forme d’illustrations sonores pour des spots publicitaires, des jeux vidéo ou des CD-rom, voire en tant que musique d’ambiance pour restaurants (« en plafooning », précise l’un des juges du jour). De même, la proposition d’un autre candidat est décrite comme un « genre de house filtrée qu’on a un peu trop entendu », « un truc plutôt bien fait mais impersonnel, trop tiède, une ébauche », et la conclusion est sans appel : « On n’est pas obligé de sortir un disque quand on fait de la musique électronique. »
12Le bon artiste, le bon candidat se présente à la fois comme un objet singulier, offrant des prises intéressantes sur le plan promotionnel, et comme une matrice dispositionnelle garantissant la singularité esthétique des futures œuvres ; son identité est un matériau de travail et une force au service (et au diapason) de laquelle il faut se mettre. Les rencontres des recruteurs avec les artistes visent donc pour une grande part à évaluer la manière dont s’exprime – musicalement, mais pas seulement — la « personnalité » de l’artiste. L’examen porte notamment sur la cohérence de l’expression, qui garantit la crédibilité (la « vérité ») du personnage de l’artiste.
Le rendez-vous d’écoute, c’est... En fait, t’as écouté une première fois la cassette qui est arrivée, ça t’a plu, on l’a retenue... mais on ne s’arrête pas seulement au côté musical de la chose, et le directeur artistique, généralement il veut connaître l’artiste, savoir comment il est... [Après,] il reçoit l’individu tout seul, il lui pose quelques questions, il le teste un peu... sur sa musique, sur ce qu’il fait dans la vie, c’qui l’intéresse... un peu de tout quoi, pour « cerner le personnage », entre guillemets, que ce soit pas un branqu[ignol] [...] pour voir le côté musical et aussi individuel... c’est ça le plus intéressant [...] C’est le premier vrai test en fait... de l’artiste en lui-même (M2, assistante direction artistique).
13Évalué à partir des qualités et défauts de ses œuvres (et pré-œuvres), le savoir-faire expressif d’un artiste est parfois aisément audible. Les recruteurs savent néanmoins qu’il est possible qu’il ait été desservi par des conditions de production médiocres. Cerner l’intérêt d’une éventuelle signature avec un artiste implique donc d’éliminer, de neutraliser l’influence des conditions de travail (et en particulier d’enregistrement), pour être en mesure de reconnaître ce qui, dans ses œuvres, est imputable à ses dispositions et intentions. Le caractère éminemment collectif de la production musicale oblige ainsi les recruteurs à un examen individuel et individualisant du musicien, susceptible de défaire les fils étroitement mêlés des coopérations antérieures et de permettre d’identifier ses compétences propres. Si cette décomposition de la musique laisse penser que ses qualités ont été mal exploitées, le recruteur tente d’imaginer la manière dont les « bonnes idées » de l’artiste, la force de son charisme ou la qualité de son chant pourraient se transformer au contact du savoir-faire — et avec les moyens — d’une nouvelle équipe de collaborateurs. Le recruteur peut ainsi estimer que des budgets réduits, des managers inexpérimentés ou des mauvais choix publicitaires sont à l’origine d’un déficit de réussite commerciale que sa maison de disques a, elle, les moyens d’obtenir. Le « pari » du contrat avec l’artiste peut ainsi être celui d’une « reprise en main » plus ou moins explicite, portant sur ses méthodes de travail ou visant à réformer partiellement son expression.
Être original... et prévisible
14La reconnaissance, par un recruteur, de l’originalité d’un musicien dépend de sa perception du relief de l’offre musicale. En effet, être original, c’est ne pas s’approcher trop près des identités artistiques déjà connues... ou ne pas être approché de trop près : un artiste peut devenir très banal sans changer de formule artistique, uniquement parce que d’une année à l’autre les concurrents se sont multipliés autour de lui (il lui restera néanmoins le statut de « pionnier »)14.
15Inversement, la persévérance peut permettre de devenir l’un des porte-flambeaux de l’originalité artistique, si le « créneau » occupé est progressivement déserté15. Mais une autre logique que celle de l’originalité gouverne en même temps, et dans un sens contraire, les procédures de sélection des artistes. En effet, si c’est bien à partir de leurs originalités que les artistes sont valorisés sur le marché, d’un autre côté ce travail de valorisation suppose aussi de les associer à des repères connus, pour être visibles et lisibles. La ressemblance avec des formules artistiques déjà éprouvées est un facteur de prévisibilité non négligeable, en termes de stratégie commerciale16.
16On peut aussi souligner que l’ambivalence que les cadres des maisons de disques expriment vis-à-vis des profils qu’ils recherchent est aussi liée au rapport qu’ils entretiennent avec leur propre métier. S’ils aiment travailler sur des formules artistiques qu’ils connaissent et au contact desquelles ils ont acquis un certain savoir-faire, ils manifestent clairement aussi leur goût pour la découverte de nouveaux artistes et de nouvelles musiques, qui évite la monotonie et permet d’enrichir ses compétences professionnelles.
17L’un des aspects importants du travail de « traduction », dans la maison de disques, consiste à dégager les propriétés saillantes du projet artistique pour qu’il puisse aisément être identifié, relativement aux propositions musicales déjà connues et appréciées sur le marché. Ce travail de « positionnement » de l’artiste, dans (et par) la maison de disques, vise à dépasser l’apparente contradiction entre les exigences d’originalité et de prévisibilité. L’artiste est « positionné » par rapport à « ses concurrents sur le marché », aussi bien en le rapprochant qu’en le différenciant d’eux. L’exemple de H., à la recherche de rappeurs pour « monter une division hip hop » au sein de sa maison de disques, témoigne de la manière dont ce travail de définition s’effectue. Précisant le profil des artistes qu’il souhaite « signer », H. déclare vouloir trouver « autre chose que des pleurnichards de cités », des rappeurs qui soient capables à la fois de faire « des trucs conscients et délirants » et de cultiver « une certaine distance » (avec les clichés associés au rap). L’originalité artistique qui l’intéresse est donc toute relative, puisqu’elle s’exprime dans les termes les plus banalement associés au genre (le rap « conscient » vs le rap « ludique »), dont il cherche en fait une synthèse qui soit commercialement efficace. L’originalité recherchée n’est pas une originalité radicale, loin de là : il s’agit aussi de rester sur des territoires expressifs dont le public est déjà largement constitué (il choisit du reste de nommer « Souche » la division « rap » de son label, la reliant bien là à une thématique traditionnelle – le rap comme expression des « racines » sociales).
18Il est évident que le positionnement de l’artiste et sa valorisation publicitaire sont simplifiés lorsque ses propriétés stylistiques apparaissent claires et stables dans le temps, et les managers des maisons de disques avouent rechercher prioritairement des musiciens à l’identité affirmée (ou aux « caractères bien trempés »). La stabilité identitaire est importante : le risque est en effet que la temporalité des cycles d’investissements et de profits médiatico-économiques ne corresponde pas à celle des « états d’âme » de l’artiste. Celui-ci a dès lors parfois l’impression d’être prisonnier d’un cadre de référence identitaire que l’équipe de la maison de disques a défini pour des raisons de stratégie commerciale et publicitaire – alors même qu’il se trouve sans cesse encouragé à des innovations musicales souvent indissociables d’évolutions identitaires difficiles à cacher. Lors de la phase de production, ces évolutions ne sont pas forcément problématiques. La recherche d’une identité artistique viable peut même être considérée comme l’un des objectifs communs de l’artiste et de l’équipe qui l’accompagne, dans les périodes précédant l’enregistrement (Hennion 1983 : 465, 467).
19Dès lors, le musicien dit « professionnel » est celui qui sait arrêter sa recherche de nouvelles formules artistiques pour se plier à un travail collectif visant à définir une image de marque (son image de marque)... et qui en respecte la logique lors des phases de promotion. Il y a un temps, celui de la création, où l’incertitude est fertile, et il y a un temps où les changements de cap imprévus font capoter les stratégies publicitaires et commerciales les plus abouties (et ce d’autant plus que les « fortes personnalités », pourtant chéries par les managers, pensent souvent que leur statut est incompatible avec la plasticité organisationnelle attendue par leurs collaborateurs). La relation que les cadres spécialisés des maisons de disques entretiennent avec les artistes est donc fragile et difficile à maîtriser, comme leurs plaisanteries récurrentes sur ces « produits » qui ont la manie de se défaire de leur image de marque le laissent penser.
Le marketing, dans le disque, c’est vraiment à part. Souvent on gère de l’humain, des artistes... donc c’est très difficile à canaliser.
Contrairement à la légende c’est pas comme des savonnettes, alors ?
Ben non... non non non, pas du tout... enfin disons qu’on aimerait parfois que ce soit des savonnettes parce que ce serait plus facile à gérer (rires) (C., chef de produit, major).
Échanges et partenariats
Le poids des médias
20Le devenir du travail de l’artiste sur le marché « est entre les mains de ceux qui contrôlent [le] travail d’interprétation et d’évaluation » (Freidson 1994 : 133). On a vu dans le chapitre précédent que ce contrôle était l’enjeu principal des relations entre maisons de disques et médias. Il serait faux d’avancer que les seconds ont perdu toute marge de manœuvre au profit des premières. « La presse contribue [...] activement à l’orientation de la demande », écrit Mario d’Angelo dans son analyse socioéconomique de la musique (d’Angelo 1997 : 98). Les artistes connaissent aussi très bien l’importance centrale des choix effectués par les journalistes et les programmateurs des médias musicaux pour l’avenir de leurs carrières. « Il y a des gens qui sans s’en rendre compte jouent avec nos vies », dit Less du Neuf, MC17. De même, si les médiateurs des maisons de disques rappellent souvent l’importance du « talent » des artistes18, leurs pratiques et discours trahissent également l’importance qu’ils accordent aux avis des professionnels de la critique (voir chapitre 4). Si la célébrité est d’autant plus éphémère qu’elle repose sur une coûteuse stratégie publicitaire, la pérennité d’un artiste dans le monde de la musique (sa « carrière ») passe par la reconnaissance critique de son travail par les spécialistes des médias. Cette reconnaissance s’appuie certainement sur les qualités des œuvres, mais le nombre des postulants est tel qu’elle exige aussi, de la part de la maison de disques, de tenter de développer une relation privilégiée avec les critiques. « Un bon artiste finit toujours par se faire reconnaître » est une remarque qui « relève d’une méconnaissance totale » des mécanismes de la valorisation, prévient ainsi l’auteur du Guide du manager (Castagnac 1990 : 91).
21Lorsqu’ils ne se contentent pas de sélectionner des chansons et de les faire écouter (c’est le cas des programmateurs des chaînes de radio et de télévision), le travail des critiques consiste à trouver des mots pour raconter la musique, à travers des commentaires de disques, des entretiens avec des artistes et des reportages sur des lieux de production. On ne dira rien ici de cette écriture, oscillant entre sciences humaines et littérature, et visant à affirmer un certain « pouvoir d’intervention » sur le travail des artistes19, si ce n’est qu’elle renvoie évidemment à un lecteur : comme dans les maisons de disques, la référence à des sous-genres musicaux et à leurs publics est omniprésente dans les rédactions20. « On pense toujours au lecteur », dit V., rédactrice en chef d’un magazine spécialisé. Derrière l’« angle » éditorial choisi par le journaliste, il y a un groupe de lecteurs de référence, et la constitution de « chapelles » critiques va de pair avec l’émergence de « niches » musicales spécialisées. Même si elle est vécue comme le partage d’un style de vie (rassemblant souvent artistes et journalistes), cette homogénéité éditoriale est aussi un service commercial adressé aux annonceurs publicitaires potentiels. L’intérêt des magazines spécialisés, pour les maisons de disques, est ainsi lié au fait qu’ils captent un noyau d’amateurs fidèles et à l’image forte : un public difficile, mais sur lequel s’appuie la « crédibilité » d’un artiste – et qui peut donc se révéler décisif dans la perspective d’un passage au grand public (le « cross-over »).
C’est important d’avoir les magazines spé. Ils représentent le cœur de cible... enfin non pas le cœur de cible, la base... C’est vraiment les gros amateurs de rap qui lisent ça, c’est-à-dire les gens pointus, quoi. Donc si t’as le crédit de ces magazines-là, t’es quelque part respecté par les gens qui les lisent... ça se chiffre [...]. Après, [pour] le grand public, ça passe par la radio... mais c’est important d’avoir ce crédit-là sinon tu fais pas long feu (D.. rappeur).
En général on passe par les médias spécialisés d’abord, de toute façon... pour tout ce qui est hip hop [...] c’est essentiel pour toujours... avoir cette crédibilité, toucher cette base (C, chef de produit, major).
22Le développement de certains artistes conduit parfois à refuser certaines offres en apparence valorisantes, afin de construire ou de préserver cette « crédibilité ». Les propos de ce publicitaire d’un label spécialisé en partenariat avec une major en témoignent :
[Les cadres de la major] voulaient qu’A, aille au MCM Café, mais il en est hors de question pour une question de crédibilité. C’est vrai qu’en échange on aurait quinze clips sur MCM donc peut-être des passages radio supplémentaires. Mais ça revient à un quitte ou double, dont on ne maîtrise pas du tout les conséquences possibles. Eux veulent le tenter. 11 nous paraît plus important de rester près de la presse spé, au risque d’avoir du mal à devenir mainstream après. Mais comme les journalistes tournent, il vaut mieux être ami avec eux chez les petits et ils seront plus cool quand ils seront chez les grands. La [presse] spé nous amène des chroniques et plus de 50 % des premières ventes21.
23Le rejet d’un artiste par les journalistes de la presse spécialisée infléchit donc sensiblement son destin professionnel en l’orientant vers les périlleux circuits « grand public ».
En [rap] français, on a pas un gros catalogue [...]. On est dans une configuration où c’est du rap grand public quoi, qui passe par les radios, etc., et où justement y a pas ce... C’est très difficile d’avoir la base là-dessus... parce qu’ils considèrent que le discours n’est pas assez crédible... et que les origines... surtout pour [le groupe T., dont il s’occupe], leurs origines sont pas bonnes, quoi : ils ne sont pas de banlieue, ou ils sont de banlieue mais ils ont pas fait partie de passes [bandes] particuliers, ni de gangs particuliers, des choses comme ça. Donc ils sont de toute façon méprisés par la base quoi [...]. Pour [le groupe T.], j’vais pas prendre de pub dans Radikal, dans RER, ça c’est sûr... ça serait plutôt le journal de MacDonald’s, et ça passera sur NRJ (C chef de produit, major).
24Compte tenu des efforts faits dans les maisons de disques pour accompagner l’artiste dans ses démarches médiatiques, une partie du travail des journalistes vise à le débarrasser du vernis trop lisse que s’est appliquée à confectionner l’équipe de la maison de disques (de cette faculté dépend leur propre crédibilité critique, auprès de leur public). Ils cherchent ainsi à retrouver ses intentions propres, derrière le produit qu’il a confectionné en accord avec ses partenaires professionnels, dans une « mise à nu » que des titres d’articles explicitent parfois. Du coup, certains moments des interviews sont décrits par les artistes comme des examens dont il faut savoir éviter les pièges.
T’as certains journalistes qui veulent te tester. Ça c’est un peu le métier du journaliste aussi, tu vois, et donc c’est à toi de faire en sorte... de parer à certaines éventualités, au niveau de certaines questions qu’il pourrait te poser [...]. Des fois ça peut être des trucs où ils ont envie de te pousser un petit peu, de savoir c’que tu penses et quel est ton état d’esprit pour après te casser (M1, DJ, rap).
Y a des journalistes qui peuvent arriver et te rentrer dedans d’entrée, après c’est à toi de jouer avec eux et de les amener sur ton terrain et de remonter, [pour] qu’ils ressortent et qu’ils se disent : « Merde, j’ai voulu l’avoir et ben en fait non je peux pas. »
C’est quoi « te rentrer dedans » ?
Ils vont te poser des questions d’entrée sur ta position dans ta maison de disques, pour essayer de savoir si t’es un groupe fabriqué ou pas... ça c’est plutôt la tendance RER, Radikal... ben Radikal, ils sont... radical [sic]. Attends, c’est pas plus mal, hein ! [...] C’est un jeu, [le journaliste] il s’attend à ce que t’aies préparé ton discours, donc il va essayer de te gratter, quoi (D., MC).
J’aime bien parler avant [la signature] avec l’artiste, pour savoir un peu l’univers dans lequel il est... parce qu’il y a des trucs tout cons auxquels tu penses pas mais... par exemple sur [un artiste], je discutais avec lui et il me dit qu’il a habité à Londres... enfin, à Brixton... c’est un super angle pour faire un reportage, par exemple (O., attaché de presse, major, rap).
25Ce dernier exemple l’illustre, la familiarité des cadres des maisons de disques avec les pratiques professionnelles des gate keepers des médias accroît les chances de leurs artistes de les intéresser. Si certains connaissent d’autant mieux ces pratiques qu’ils ont eux-mêmes été journalistes ou animateurs22, la plupart côtoient ces derniers dans des réseaux d’interconnaissance souvent professionnels et amicaux. Le monde de la musique est un « petit monde », dans lequel « tout le monde se connaît », dit-on : les relations professionnelles et amicales s’y superposent facilement, pour le meilleur et pour le pire23. Et le bon chef de produit, s’il n’est pas lui-même « de la famille », sait s’entourer de complices pour « faire tomber les articles » (voir le recrutement de N. évoqué plus haut).
Je paye des gens pour taire ça... qui s’occupent de la promo sur les fanzines, des choses comme ça [...] ils donnent des disques, font tomber des articles...
Et c’est facile de « faire tomber des articles » ?
Ben c’est pareil, quand on est dans le milieu, oui. Si c’est moi qui vais les voir alors qu’ils ne me connaissent pas, même si j’ai le meilleur disque du monde, non [...]. C’est du relationnel, des codes, faut faire partie de la famille sinon ça peut pas marcher (C, chef de produit, major).
26Mais la familiarité des managers avec les logiques médiatiques se cultive aussi en écoutant la radio et en lisant la presse.
On s’était abonné à tout : Radikal, l’Affiche... Ils ont commencé à s’abonner quand ils ont cherché à travailler au niveau du rap [...] parce que dans un milieu artistique, il faut connaître la mode. Faut suivre un mouvement, une tendance, et ça tu le vois énormément dans la presse, dans les reportages [...]. Tu vois ce qui se passe : la façon de s’habiller des artistes... comment ils s’expriment... l’évolution quoi... C’est important, ça nous apprend plein de trucs... C’est intéressant de lire les magazines [...] pour ne pas aller dans le mauvais sens (M2, assistante direction artistique, major).
27Au-delà des simples informations sur l’actualité du secteur, le discours du journaliste spécialisé garantit un accès privilégié aux modèles et valeurs qui définissent la qualité dans des univers musicaux comme le rap et 1’« électro ». Son importance, aux yeux des commerciaux des majors, vient de leur perception du journaliste spécialisé comme un modèle d’amateur (c’est un « fan professionnel » — Frith 19X3 : 165) et comme un modèle pour les amateurs.
28Critique musical d’un quotidien national, Q. confirme : « Je suis un amateur éclairé qui peut servir de repère à des gens. » « L’oreille des gens se forme » à travers la couverture médiatique du rap, nous a dit aussi un artiste (F., MC). Fournissant des repères esthétiques et/ou identitaires, les « leaders d’opinion » ne sont pas seulement des modèles mais aussi des formateurs : en d’autres termes, ce qu’ils aiment compte, mais peut-être compte plus encore la façon dont ils aiment, la « technique »24 qui leur permet d’aimer. Le moins que l’on puisse dire est que cette technique constitue une composante inévitable de l’environnement de travail des musiciens et de leurs partenaires commerciaux25.
29On a utilisé plus haut le terme de « veille technologique » pour décrire l’attitude vigilante des majors à l’égard de l’activité des labels spécialisés. De même, suivre l’actualité musicale à travers les médias permet aux cadres des maisons de disques de se tenir à l’affût des nouveaux styles et de surveiller la concurrence.
[Lire la presse spécialisée] pour nous c’est important, parce que ça permet de voir les différences entre nos artistes, dans leurs interviews, et les autres artistes : comment ils s’expriment, ce qu’ils disent dans les interviews... y a des décalages souvent, et... surtout quand c’est le début d’une carrière... ils s’en inspirent un peu, quoi [...], parfois sur un lieu, sur une question d’identité... des artistes comme NTM, ils font jamais d’interviews dans le hall d’une maison de disques ou un truc comme ça. Ils vont t’emmener à New York, où il y aura tout un décor et une mise en scène... et nous on est restés encore dans la cantine (rires) (M2, assistante direction artistique).
30Outre la relation privilégiée qu’ils essaient d’établir avec des personnages-clés des médias, les arguments les plus connus (et les plus décriés) des cadres commerciaux des maisons de disques sont économiques : si l’on veut qu’un artiste soit beaucoup « couvert » par un média, il n’est pas inutile d’acheter en même temps des espaces publicitaires. Comme les journalistes et les professionnels du disque, les artistes (notamment ceux qui s’occupent eux-mêmes de leur promotion) le savent bien.
J’te cacherai pas que pour avoir tous nos articles, il a fallu qu’on lâche pas mal d’argent pour des pages pleines de publicité [...]. Tout marche comme ça dans ce milieu, c’est un peu dommage mais, bon, t’es obligé de faire avec (J., MC).
Au mois d’août, j’étais à 3 ou 4 000 ventes [de son album « Le Réveil »] et Skyrock a un peu joué le jeu. C’est monté à 12 000 ventes. Un jour, je rencontre Bouneau [le programmateur] dans l’ascenseur de Skyrock [...]. Il me dit qu’il doit lever le pied parce qu’il n’y a pas d’espace publicitaire pris par la maison de disques. Il n’y avait plus de thunes pour pouvoir suivre. Le disque est mort-né. Mon avenir s’est joué entre deux étages (Koma, MC)26.
C’est tactique hein... Au début, je savais pas du tout comment ça marchait la presse, comment ça se passait, le deal avec les maisons de disques : quand elles prennent de la pub, il faut aussi faire un article, parce qu’elles ont payé [...] [un magazine spécialisé] par exemple... ils s’en cachent pas donc j’peux le dire : eux ils font payer leur couverture 100 000 francs 115 000 euros] par exemple [...]. Nous non, mais bon... on a un chef de pub qui essaye de dealer des contreparties, quoi, comme des campagnes d’affichage payées par la maison de disques (V., rédactrice en chef, presse spécialisée).
31Si l’on en croit l’expérience de N., responsable des relations avec la presse spécialisée, la découverte de ces pratiques constitue une étape importante de la professionnalisation des managers :
Y a des trucs qui sont hallucinants, quoi... j’ai pas envie de donner trop d’exemples, mais genre un manager qu’arrive [dans les bureaux et dit au téléphone : ] « moi mon truc il se vend pas etc.. est-ce que tu peux me passer ça ? » Alors que, tu vois, il parle aux mecs des radios spé... c’est-à-dire les radios qui sont censées être assez underground et tout ! « Vas-y, il faut que tu me passes ça, tant de passages par semaine, on va faire du bourrage de crâne »... c’est ça... c’est chel (chelou = louche] hein ? Enfin bon, c’est comme ça [...]. Pour la presse ça marche aussi comme ça, d’une certaine manière... par exemple nous on veut qu’un journal fasse une interview d’un de nos artistes, et en échange, le mec il va demander un peu de pub quoi, tu vois ?... On va lui dire qu’on va mettre une page de pub, et puis ça va lui faire un peu d’argent [...]
32Ça veut pas dire qu’il n’y a pas des journalistes qui peuvent aimer un artiste et se dire « je fais un article »... qui font ça parce qu’ils kiffent, quoi. Mais bon et pis même si ils kiffent il faut quand même faire vivre le journal (N., label d’une major).
33Dans ce contexte violemment économique, certains artistes et managers perdent visiblement leur sang-froid et déploient des stratégies d’intimidation physique plus ou moins préméditées. I., animatrice radio, évoque par exemple les menaces dont elle fait régulièrement l’objet de la part de ceux qui souhaiteraient vivement entendre leurs chansons dans son émission (lettres, coups de téléphone au domicile, etc.). R., journaliste spécialisée, n’hésite pas à faire le lien entre l’absence de chroniques franchement négatives portant sur les disques de rap français et la propension des musiciens à menacer personnellement des journalistes lorsqu’ils sont mécontents de leurs papiers (elle invoquera aussi cette raison pour expliquer son manque d’enthousiasme à l’idée de se rendre à des concerts). D’autres propos recueillis sur le terrain montrent que les « descentes » de certains artistes ou de leurs « supporters » dans les bureaux de certains médias (éventuellement accompagnés de chiens) ne surprennent plus personne. Au détour d’une timide réhabilitation de MC Solaar dans Radikal, on lit ainsi une phrase lourde de sous-entendus sur les pratiques habituelles de « séduction » : « C’est trop facile d’être dur avec Solaar. Lui ne joue jamais l’intimidation, n’envoie jamais ses sbires dans les rédactions27. »
34Nul besoin donc d’évoquer d’éventuels « dessous-de-table »28 pour affirmer que si les médias (et en particulier les médias spécialisés) constituent une source de crédit symbolique difficilement contournable, cette source est sérieusement troublée par l’intervention de tous ceux qui, riches publicitaires des majors ou artistes passablement énervés, tentent d’exercer un certain contrôle sur la diffusion et la valorisation des œuvres.
La coproduction des projets artistiques
35L’importance des choix des médias spécialisés, considérés comme les résultats d’expertises culturelles en phase avec les goûts d’une cible importante, est telle que les apparences d’une sélection suffisent parfois à assurer la légitimité nécessaire au développement durable d’un projet musical. Dès lors, le sens de la présence d’une banderole publicitaire à un concert peut être inversé : loin d’être perçue comme le parasitage d’un événement musical par une marque commerciale, elle peut être considérée comme la preuve d’un soutien du média à l’artiste. Le salarié d’une radio évoque ainsi ce qu’il qualifie lui-même d’« incohérence » : « Pour Massive Attack [groupe de trip hop], on a été sponsor sur leur concert alors qu’on ne les a jamais passés ! C’est dire si les tourneurs et les majors ont besoin de nous : notre logo c’est un truc énorme » (cité in Garcia-Bardidia 2000 : 33). Cette interprétation confirme que – comme on l’a vu au cours du précédent chapitre – de plus en plus, les contrats entre maisons de disques et médias lient moins un offreur et un demandeur (qu’ils sont tour à tour) qu’ils ne scellent des associations destinées à promouvoir des produits communs.
36Le développement de coopérations entre médias et maisons de disques facilite le travail de valorisation des œuvres. C’est par exemple le cas lorsque des journalistes sont sollicités pour rédiger des textes destinés à promouvoir des artistes dans des publicités ou des dossiers de presse. Mais, dans certaines maisons de disques, ils peuvent aussi intervenir plus tôt, lors du processus de production : les propriétés des œuvres à exploiter se décident alors en accord avec le futur diffuseur – son engagement réduisant les incertitudes qui pèsent sur le devenir des produits. Certains journalistes ou animateurs se trouvent ainsi propulsés consultants (ou « indics », comme le dit C), lorsqu’il s’agit de choisir le single à extraire d’un album, voire de recruter de nouveaux artistes. D’autres acquièrent un statut informel de producteur ou de directeur artistique associé.
Oui, ça m’est arrivé plusieurs fois de demander à des rappeurs qu’ils déplacent leur refrain. Pour les textes, je ne censure pas à proprement parler, mais je ne peux pas les laisser dire des choses comme « peine de mort pour les travelos et les pointeurs de gosses » ou laisser des « Jean-Marie, je te mettrai une balle dans la peau ». Alors on en discute, et s’ils veulent passer chez nous, ils refont leur chanson. Le rap est une musique jeune, vous savez, il faut qu’elle mûrisse : je leur évite plutôt des ennuis [...] je suis [sic] une radio commerciale (Laurent Bouneau, programmateur. Skyrock)29.
« La rotation [des titres sur les ondes de la radio] est de sept fois par jour, ce qui est énorme, et comme la cible touchée consomme beaucoup, c’est le succès [assuré] à 85 %. Tout le monde se bat pour passer chez nous, à tel point qu’on se permet de renvoyer les groupes en studio quand les morceaux ne sont pas formatés comme on veut. On a même fait mettre notre nom dans les paroles (cadre d’une radio spécialisée cité in Garcia-Bardidia 2000 : 22 [nous soulignons]).
37Cette « coproduction » des projets artistiques favorise l’émergence d’une conception commune de la qualité musicale. Elle s’appuie en effet sur des accords implicites, portant sur ce qui compte dans la musique, sur la manière dont il faut la concevoir et la comprendre (comprendre). Il est difficile pour un musicien engagé dans le monde professionnel de ne pas être sensible à cette conception de la qualité des œuvres, et ce feed back tend à orienter la création selon les aspirations des diffuseurs30, ou, au moins à favoriser l’adoption par les artistes de formats de création leur seyant. L’homogénéité de la production musicale peut donc être plus importante lorsque les majors du disque entretiennent des liens très étroits avec les pôles de la valorisation des disques31. Il n’est donc pas surprenant que la critique du « système » caractéristique de l’expression des musiciens actuels (voir le chapitre 2) vise tout particulièrement cette collusion entre médias et maisons de disques dominants, à laquelle les artistes imputent le formatage réducteur de la création. Dans ce cas, c’est le lien entre les auditeurs et leurs autoproclamés « représentants » professionnels qui est questionné : « Ils nous disent qu’on aura du mal à toucher les 15-25 ans. On dirait qu’ils considèrent que les jeunes sont trop cons pour pouvoir apprécier autre chose que la conception qu’ils ont du rap avec le refrain à 1 minute 13, les couplets de seize mesures... », regrette Hal, MC32.
38Au centre d’un monde dans lequel la profusion des codes esthétiques n’empêche pas la subjectivité d’être proclamée reine, les artistes oscillent entre l’affirmation de son inaliénabilité et la critique du Hou qui entoure les processus de choix de leurs employeurs et de leurs commentateurs. C’est dire que la subjectivité dont se drape la majorité des jugements portés sur les œuvres cache en réalité des motivations que les musiciens jugent anti-artistiques, commandées par des partenariats commerciaux et/ou amicaux (comme le « copinage » fustigé par J.. rappeur)33.
La valorisation biographique
39Pour Anselm Strauss (1986 : 184-185), l’approche biographique est le cadre le plus général d’appréhension du travail artistique, et les formes prises par la sélection des musiciens, lorsqu’elle est effectuée par les professionnels des maisons de disques et leurs partenaires des médias, en font en effet un cadre d’évaluation dominant34. Les questions du type « pouvez-vous nous rappeler vos débuts ? », « comment avez-vous commencé ? », « dans quelles conditions ? », etc, ne sont nulle part aussi présentes que dans les univers artistiques, où le thème des origines semble avoir un intérêt professionnel capital. Elles favorisent l’apparition, dans les discours interprétatifs, de « figures imposées » (les premiers textes rappés « en bas des tours », les premiers « bidouillages informatiques » sur l’ordinateur familial, par exemple, pour les rappeurs et électronistes) et d’une rhétorique caractéristique, privilégiant la métaphore et la métonymie. Au-delà des processus de création qu’elle englobe, c’est la vie de l’artiste qui est questionnée35, en tant que mouvement déterminant les intentions créatrices et comme matériau publicitaire. Ainsi, en révélant la causalité biographique à l’œuvre dans la production d’un artiste, la sélection biographique36 construit son indispensable cohérence identitaire, en donnant l’impression que sa vie est 1’« expression unitaire d’un projet », ou que l’œuvre est « l’inscription historique d’un projet originel »37. Les musiciens sont évalués (et classés) à partir de cette épreuve, de cette mise en récit contextuelle de leurs qualités. Ce n’est pas que la sensibilité musicale s’efface derrière le procès biographique, mais la perception de l’œuvre et le commentaire biographique convergent dans la recherche de la cohérence ontologique qui guide l’appréciation et la compréhension des artistes. La valorisation du rappeur ou de l’électroniste s’effectue ainsi à partir des liens tissés dans la « bio » entre la production musicale et l’environnement social qui l’a portée à maturité. D’un point de vue professionnel, la « bio » constitue une réduction essentielle, un raccourci pratique fonctionnel.
Quand tu sors un disque, la maison de disques elle fait une bio, un espèce d’argumentaire sur le groupe... (qui explique :] « voilà c’est ça, ça vient de là » etc. [...] C’est important la bio, ça doit être riche, c’est quelque chose qui définit le groupe en quelques lignes, et la personne qui la lit, elle sait à quoi s’attendre. La nôtre, c’est le rédacteur en chef de RER qui l’a faite. C’est un peu une chronique du groupe, il dit comment il voit le groupe [...] il va directement à l’essentiel, il va prendre les gros traits du groupe et il va dire voilà, [ce groupe-là] c’est ça, ça et ça... Après nous on est d’accord, pas d’accord, on accepte ou pas, mais en général on essaye de voir si le gars il a été juste, sans trop en faire... Faut pas qu’il nous encense, qu’il dise qu’on est les meilleurs... il faut qu’il dise ce que nous on vaut (D., MC).
40D’un abord simple, les récits biographiques qui accompagnent (et justifient) les projets des artistes sont d’autant plus spectaculaires qu’ils s’inscrivent dans le réalisme d’un « temps humain » (Bensa 1997 : 17 ; Revel 1995 : 63) favorisant la lisibilité des événements, voire l’identification avec leurs acteurs. Car il faut sans doute, en effet, lier le choix de cette grille de lecture avec la tendance des commerciaux et des journalistes à définir le goût pour une musique en terme d’« identification » avec l’artiste38. Cette dimension utilitariste de la valorisation biographique fournit certes des modèles d’auteurs, des modèles d’acteurs, mais elle entretient également la fibre collective du groupe culturel en articulant ces modèles à des valeurs et normes communes (Revel 1995 : 52 ; Levi 1989 : 1334). La lecture des récits (auto)biographiques révèle ainsi les figures de l’excellence artistique liées à un genre. Certains styles de vie sont valorisés, certaines propriétés sociales montrées comme déterminant fortement la qualité d’une création musicale. Les pratiques de sélection, de description et de valorisation des artistes et de leur travail font ainsi émerger un corpus biographique susceptible d’éclairer en retour les choix des gate keepers et des artistes. En d’autres termes l’expertise spécialisée, objectivée dans le corpus biographique, permet aux professionnels de cerner les « propriétés efficaces » des artistes qui ont réussi (c’est-à-dire qui ont été choisis).
41Le cas de l’une de ces « propriétés efficaces » trahit l’ambivalence du statut de ce corpus de référence, à la fois guide pour les choix et palmarès des élus. On constate en effet que les artistes ont plus de chances d’être remarqués lorsqu’ils appartiennent à une « famille » déjà primée : les qualifications et les paris des experts sur les artistes s’appuient sur l’appartenance à des lignées « horizontales » (lorsqu’ils sont de la même génération) ou « verticales » (lorsque ce sont ces influences de musiciens plus anciens qui sont mises en avant : Paul est le fils – spirituel – de Pierre, Pierre est le nouveau Paul, etc.39). Dès lors, les gate keepers s’intéressent de près aux propositions des artistes déjà établis (et a fortiori de ceux qui ont la bonne idée de diriger également un label spécialisé) lorsqu’il s’agit de trouver de nouveaux talents.
On se rend compte qu’un des éléments moteurs du développement est la filiation avec des groupes qui existent depuis quelques années, comme NTM, 1AM ou Ministère Amer (Thierry Chassagne, directeur de label)40.
Malheureusement... ou heureusement, je sais pas... ça marche énormément par familles. La famille NTM, la famille Marseille, la famille Secteur A. etc. (O., attaché de presse, major, rap).
42L’intérêt de ces parrainages est-il d’ordre publicitaire ou dispositionnel ? Autrement dit, cette filiation est-elle intéressante dans la perspective de la construction de la réputation ou bien en raison des échanges de compétences induits par les contacts entre artistes ? À ce sujet, les discours des acteurs des processus de sélection et de valorisation entretiennent soigneusement le flou. L’enquête sur les trajectoires et les formes d’apprentissage des artistes, détaillée dans le chapitre suivant, tend à montrer qu’aucune des deux propositions n’est à exclure.
Notes de bas de page
1 Les conflits qui se déroulent dans les maisons de disques sont ainsi décrits par Jean-Pierre Vignolle (1980 : 136) comme opposant les « saltimbanques » aux « géomètres ».
2 Comment s’acquièrent ces compétences de « médiateur » ? Si certains ne jurent que par les écoles de commerce, d’autres affirment au contraire que rien n’est préférable à une formation « sur le tas », acquise en tant qu’organisateur de concerts ou animateur radio (voire en tant qu’artiste). Les conditions de l’entrée dans le métier ne sont pas clairement définies.
3 Cette difficulté renvoie au caractère informel des procédures de choix, mais elle repose également sur la tendance des acteurs à faire de la rationalité et de la subjectivité deux modalités d’arbitrage mutuellement exclusives. Le vocabulaire instantanéiste de la sensation inexplicable, qui fait de 1’« hypervalorisation » de l’oreille et de l’œil l’ordinaire des discours sur les préférences esthétiques (comme dans les arts plastiques, voir Moulin 1995 : 243) constitue dès lors aussi l’horizon difficilement dépassable des discours sur les choix professionnels, dans lesquels « l’instinctif » et « le subjectif » deviennent synonymes. « C’est les oreilles qui parlent [sic] avant tout », déclare ainsi le rappeur Kool Shen, interrogé sur sa manière de choisir les groupes qu’il a décidé de produire à son tour (Musique Info Hebdo n° 39 : 28).
4 Autres médiateurs culturels, les commissaires d’exposition de l’art contemporain estiment de même agir en tant que représentants des futurs visiteurs du musée, face aux plasticiens avec lesquels ils travaillent (Jouvenet 2001b).
5 Propos recueillis lors de l’audition publique organisée au Centre Pompidou, dans le cadre des rendez-vous électroniques fies « rendez-vous d’écoute », le 6 septembre 2001).
6 Antoine Hennion et Cécile Méadel (ibid. : 284) évoquent le cas similaire de directeurs de la programmation assistant à des concerts pour parfaire leur connaissance du public et visitant des centres commerciaux « pour voir qui achète quoi ».
7 Si N., comme il nous l’a dit, a été préféré (en 1998) à « quelqu’un de diplômé » pour assister un chef de produit « rap » dans ses relations avec la presse spécialisée, c’est aussi parce qu’il a su faire la preuve de sa familiarité avec le milieu du rap, qui transparaissait à travers ses pratiques vestimentaires, sa manière de s’exprimer, etc. Il semble d’ailleurs, à sa surprise (« c’était un entretien à deux francs »), que l’entretien d’« embauche » visait à établir son profil culturel davantage qu’à faire le bilan de ses compétences technico-commerciales. En revanche, une fois entré dans une major, la progression hiérarchique s’effectue vers des postes de plus en plus éloignés de « la musique en train de se faire », pour lesquels il faut travailler à un niveau de plus en plus général (par ex, celui d’une politique de catalogue). L’acquisition d’autres types de compétences est alors nécessaire.
8 Pour 200 à 250 « maquettes » reçues par mois, la direction artistique d’un label d’une grande maison de disques que nous avons visitée n’accordait par exemple en 1998 que deux ou trois « rendez-vous d’écoute ».
9 « Le bizness des rappeurs », émission citée.
10 Un guide destiné aux managers du disque indique que leur rôle est d’« injecter une notion d’efficacité » dans le travail des artistes, afin de les aider à fonder une « entreprise-groupe ». Il s’agit de leur faire comprendre que « le disque nécessite un partenariat industriel très important et un formatage "produit" supposant des logiques commerciales très éloignées des problématiques artistiques », voire que « la part du travail de création dans le résultat final n’est qu’une composante non déterminante » (Castagnac 1990 : 10. 54. 92).
11 « Le bizness des rappeurs », émission citée. Ce type de dialogue professionnel, favorisant le formatage médiatique des propositions artistiques, nourrit la critique de l’uniformisation des produits culturels, qui traverse tous les univers artistiques. Richard Caves (2000 : 151) évoque à ce sujet l’exemple paradigmatique d’une maison d’édition « fondée sur l’objectif explicite de publier des auteurs et des livres ayant un bon potentiel pour la promotion télévisuelle ».
12 Audition publique organisée au Centre Pompidou, dans le cadre des rendez-vous électroniques (les « rendez-vous d’écoute ». 6 septembre 2001).
13 Cette distinction est ancrée depuis longtemps dans la plupart des univers artistiques. Voir par exemple l’écart qui sépare le marché des « chromos », « tableaux en deçà de la peinture », de celui de la peinture « classée », in Moulin 1967.
14 Le développement d’un marché musical et la publicisation des identités d’artistes qui lui est liée accroissent la difficulté à trouver des postures « originales » : l’augmentation de leur nombre entraîne en effet les artistes à mettre en œuvre des distinctions interindividuelles de plus en plus fines, qui contribuent certes à enrichir le répertoire des critères esthétiques d’appréciation, mais risquent aussi de passer inaperçues aux yeux des recruteurs et du public non spécialisé. Cette saturation peut conduire à l’écroulement d’un segment de marché musical, à l’image d’une patinoire trop chargée : si peu risquent d’abord de se lancer sur la glace, craignant qu’elle ne soit pas assez solide, ils sont bientôt trop nombreux à vouloir imiter ceux qui y évoluent, menaçant de la faire effondrer sous leur poids.
15 Autrement dit, l’originalité des œuvres est un concept « quantitatif », dans la mesure où elle se définit relativement (voir Melot 1986).
16 Dans les critiques et publicités, la musique des nouveaux artistes est ainsi souvent décrite par référence à des prédécesseurs plus connus : « pour les fans de Pierre et de Paul », « le fils que Pierre aurait eu avec Paul », « comme si Pierre s’était invité à une fête organisée par Paul et Jacques », « un univers qui croise la sensibilité de Pierre avec le savoir-faire de Paul », etc. Ou plus simplement : « si vous aimez Pierre, vous aimerez Paul », comme on peut le lire dans les rayons des magasins et sur les sites Internet spécialisés.
17 Cité in Groove n° 55 : 68.
18 « À la base, s’il n’y avait pas de bons disques et de bons artistes, on ne vendrait pas de disques. Faut quand même être très lucide là-dessus », nous a par exemple dit l’un d’entre eux.
19 L’expression se trouve dans une analyse de Nathalie Heinich (1998 : 267) sur les critiques d’art.
20 C’est par exemple la part réservée au rap américain par rapport au rap français qui joue, et, pour le rap français, la proportion entre les rappeurs de la capitale et les autres. De même, les titres de presse spécialisés dans 1’« électro » se distinguent par la place qu’ils accordent aux divers genres électroniques, et par leur traitement de la scène « free ». Le choix des artistes mis en avant est aussi l’un des vecteurs principaux de la visibilité des partis pris éditoriaux (de 1’« identité ») d’un magazine.
21 Cité in Garcia-Bardidia 2000 : 39.
22 Bien souvent en effet les lignes de carrière se croisent, comme nous l’avons constaté à travers les récits des personnes interrogées pour l’enquête : des managers travaillent pour des stations de radio, certains cadres des maisons de disques ont un passé d’animateur radio ou de journaliste. Simon Frith (1983 : 173) l’écrivait il y a vingt ans au sujet du rock : « La mobilité professionnelle est continuelle entre le journalisme et la publicité. »
23 V., dans le monde du rap parisien depuis ses quatorze ans, a découvert lorsqu’elle est devenue rédactrice en chef d’un magazine spécialisé toute la pression qu’allaient lui faire subir les connaissances accumulées pendant les douze années passées « en plein dans le cœur du truc », comme elle dit : « Quand tu connais tout le monde, c’est fatigant... parce que quand tu les connais tous, eh bon ils pensent tous que tu vas leur faire des super papiers, que tu vas les mettre en couverture... et malheureusement c’est pas parce que tu connais quelqu’un que tu vas le mettre en couverture de ton magazine. Donc c’est tout le temps des pressions comme ça : “pourquoi j’suis pas en couverture ?”, “pourquoi y a pas quatre pages au lieu d’une ?”... et des fois des pressions très dures et violentes... beaucoup de : “J’te connais depuis dix ans donc faut que tu me fasses ça.” »
24 Le terme renvoie à la philosophie « esthétique » de Wittgenstein (voir Wittgenstein 1992 ; Bouveresse 1973). Pour lui, « comprendre une phrase musicale, c’est maîtriser une série de techniques, maîtrise qui donne lieu à des critères publics, c’est être capable de la comparer à d’autres, ou à des poèmes, ou d’en parler avec une certaine technicité, etc. » (C. Chauviré, in Wittgenstein 1992 : VIII). Dans cette perspective, « le connaisseur est un athlète entraîné » (Veyne 1990 : 19).
25 Andrew Abbott (1988 : 54) range les textes qui instituent les canons esthétiques avec lesquels les musiciens doivent composer (hier, les traités d’harmonie et de contrepoint, aujourd’hui, les critiques des journalistes) parmi les discours normatifs qui régissent leur univers professionnel. Michael Baxandall (1985, 1989) fournit, dans ses travaux sur la peinture du trecento et du quattrocento, de lumineuses analyses des discours qui constituent le contexte de travail des artistes et qui informent (au sens fort) leurs œuvres et leurs idées.
26 Cité in Real n° 7 : 50.
27 Radikal n° 16 : 84.
28 Comme le font, dans le contexte américain, Berger & Peterson 1975 et Caves 2000 : 286-296.
29 Cité in « Rap. La loi du fric », art, cit : 23.
30 On peut définir le feed back comme le processus par lequel les exigences des gate keepers nourrissent la création via les indications portant sur le processus de sélection comprises dans l’information de réussite ou d’échec. Ces jeux d’influences ne sont pas réservés aux mondes de l’art : la viticulture est constamment secouée par des débats portant sur la rétroaction sur les productions des critères privilégiés par les œnologues les plus en vue. La presse a ainsi fait écho à la colère de certains viticulteurs du Bordelais vis-à-vis de l’influence démesurée d’un critique américain (Robert Parker) : outre son système de notation discutable, c’est l’uniformisation de la production que craignent les plus inquiets, constatant avec amertume les efforts de quelques confrères pour « parkeriser » leurs produits (c’est-à-dire pour les rapprocher des goûts du critique). Voir « Robert Parker. Le bordeaux dans le nez ». Le Monde du 20 septembre 2002.
31 Voir l’exemple des liens entretenus par les majors avec les stations de radio et les firmes cinématographiques, durant la période 1948-1955 (Berger & Peterson 1975 : 143).
32 Cité in Tracklist n° 3 : 51.
33 S’appuyant sur les modes de justification liés aux « cités » de Boltanski & Thévenot 1991. Nathalie Heinich (1995 : 518) évoque l’incursion du « monde domestique » dans les jugements sur les œuvres (au sujet des critiques littéraires). Dans le cas du monde du disque, c’est également l’intrusion de justifications tirées de la « cité industrielle » qui est en cause, puisque, comme pour les arts plastiques, « les fonctions économiques que, de bon gré ou à leur corps défendant, [les critiques] exercent aujourd’hui, font clouter de l’authenticité de leur jugement ». Ainsi, poursuit Raymonde Moulin, « l’interdépendance, imposée par le système |... | du marché, entre la fonction culturelle et la fonction économique de la critique d’art menace l’intégrité morale du critique en même temps qu’elle porte préjudice à son autorité » (Moulin 1967 : 183, 185-187).
34 Suivant Jean-Claude Passeron (1989 : 4), il faut entendre ici par « biographique », « aussi bien le matériau autobiographique que tout matériau qui doit son organisation au temps de la vie d’un individu ou, aussi bien, au temps de l’enchaînement des générations dans une lignée ».
35 De même, les critiques de l’art contemporain « évaluent et commentent » indissociablement « des œuvres individuelles » et « des vies d’artistes » (Heinich 1998 : 267).
36 Comme l’écrit Erwing Goffman (1988 : 184) « dans la vie, une bonne partie de la pellicule est sans intérêt » et le récit biographique est bien sûr le résultat d’une sélection renvoyant à un auteur et à ses objectifs.
37 Deux types d’« illusions biographiques » respectivement critiquées par Pierre Bourdieu (1994 : 81) et Jean-Louis Fabiani (1993 : 155). Dans une perspective différente. Luc Boltanski (1990 : 129) souligne aussi « l’épreuve de cohérence » qui découle de l’interrogation biographique, rappelant l’exemple des « biographies politiques accidentées ». Voir à ce sujet les pratiques de révélations autobiographiques de 1’« authenticité » et de la cohérence des engagements des cadres du PCF (Pudal 1989 ; Pennetier & Pudal 1996).
38 Les œuvres musicales sont en effet commercialisées par les maisons de disques en tant que supports d’un service permettant aux acheteurs d’accéder à des constructions symboliques qu’ils utilisent pour se divertir, mais aussi pour façonner leurs identités. « On vend pas qu’un disque, on vend aussi un univers, on vend un rêve... quelque chose de social, une appartenance à une caste », explique C. (chef de produit). L’identification de l’auditeur au musicien justifie par ailleurs la responsabilité « sociale » que les professionnels de la médiation estiment assumer. « Je sais qu’il y a des gens qui sont beaucoup touchés par ce que j’écris et qu’ils vont prendre tout à la lettre. Dans les interviews, quand je sens que les artistes disent des choses qui vont influencer les jeunes, et ben j’fais attention... [Il faut] essayer de faire passer des choses qui vont les aider. » (V., rédactrice en chef)
39 Pareillement, les artistes peintres tirent grand profit à être situés « dans la lignée des grands génies reconnus » (Moulin 1967 : 174).
40 Cité in Musique Info Hebdo n° 26 : 23.
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