3. Culture musicale et engagement professionnel
p. 111-124
Texte intégral
Une pratique culturelle engageante
1Présenté comme le point de départ d’une conversion identitaire, le « choc » auquel font référence les rappeurs et les électronistes lorsqu’ils évoquent leur découverte du rap ou d’un genre électronique1 rend justice à l’hétérogénéité de ces objets culturels : il ressort en effet que les néophytes sont séduits par des œuvres, mais aussi, plus généralement, par la mise en scène d’un ensemble d’hypothèses sur la musique. Le lapsus de N. (attaché de presse), interrogé sur les éventuels liens entre sa pratique des percussions et le rap, est à ce sujet éloquent : « Non, ça n’a vraiment rien à voir avec le hip hop... [au conservatoire,] c’est juste de la musique que j’fais. » Pour D. (MC), « le hip hop c’est une manière de vivre ensemble, c’est une manière de vivre en dehors de chez soi, en dehors de son éducation », avec des « codes » et des « règles » spécifiques. Les écrits spécialisés à vocation didactique (comme An-Ju 1998) montrent de même que les divers sous-genres électroniques renvoient à des programmes culturels différents, déclinés aussi bien au niveau des œuvres qu’à celui des dispositifs de réception ou des styles vestimentaires. L’artiste n’est pas seulement celui qui manipule des instruments ou qui écrit des textes, mais aussi le membre d’une communauté culturelle qui partage, à travers une pratique de la musique, un point de vue sur le monde social. Comme dans le monde du jazz décrit par Howard Becker (1966, 1985), les manières de faire qui caractérisent les musiques rap et électroniques sont indissociables de manières de penser la musique, le musicien2, leur place et leur rôle dans la société. Autrement dit, l’articulation des pratiques et des discours par lesquels ce point de vue s’affirme dessine un espace culturel de référence, cadre de l’action et du déploiement des identités.
2La musique est ainsi décrite par les rappeurs et les électronistes les plus pratiquants comme un moyen d’accéder à une « seconde famille », de s’engager activement dans (et pour) une communauté « à part » (que l’on appelle « nation rap » ou « mouvement techno »3). Le choix du pseudonyme, qui marque le « passage d’une maison à une autre » et participe au « processus d’entrée en communauté » (Dubar 1991 : 91 et 128), est l’une des étapes-clés de l’accès à cette famille d’élection. Outre l’intérêt à décider soi-même de son nom, l’importance de ce choix est en quelque sorte rituelle : c’est un moyen de rendre hommage aux modèles et valeurs communs. Le pseudonyme peut certes être un masque (« NTM avance masqué », dit la chanson), mais il est peint aux couleurs locales4. L’inscription dans la communauté de pairs dépend aussi, comme l’a noté Jean-Louis Fabiani (1986 : 234) à propos du jazz, de l’adoption d’une « hexis corporelle », de façons de s’habiller ou de la maîtrise de « rituels de parade et de salut » : autant de manières pour l’individu de se différencier à partir du canevas culturel commun, d’effectuer une performance individualisante acceptable et évaluable par le groupe des pairs (une performance qui repose sur la connaissance du milieu - il y a par exemple des noms plus ou moins bien choisis). La démonstration de l’adhésion aux valeurs du groupe de pairs est encore plus éclatante lorsqu’elle bouscule les conventions qui prévalent dans d’autres univers sociaux, et dans le monde social en général : le respect des pairs se gagne souvent à travers des comportements à ce titre jugés excentriques par les autres, stigmatisés comme « caves » (Becker 1985 : 109-115) ou, aujourd’hui, comme « blaireaux ».
3L’adolescence et la post-adolescence, qui précèdent le temps de la socialisation professionnelle et de la construction d’une famille, sont des périodes de la vie propices à l’engagement dans ces espaces culturels très codés5, et c’est parmi les moins âgés que l’on trouve la plus grande diversité d’appartenance à des cultures de loisir, artistiques ou sportives. Celles-ci ajoutent une dimension ludique aux relations amicales, à un âge où l’attachement aux amis et le temps passé avec eux est très important (Galland 2002 : 85-86 ; Roudet & Tchernia 2001). Comme les sorties, le sport, la télévision et la vidéo, l’écoute et la pratique de la musique figurent ainsi parmi les activités privilégiées par les jeunes, et ce de plus en plus (Patureau 1992 ; Galland 1997 : 228 ; Roudet & Tchernia 2001 : 57-58).
Quand on est ensemble dans les quartiers, il y a toujours du son. 11 y a toujours quelqu’un qui chante, toujours de la musique, dans la voiture, chez nous, dans un Walkman. On l’écoute ensemble, on la partage, on la copie, on discute dessus, on connaît les passages préférés de chacun (Oxmo Puccino, MC)6.
4La découverte du rap, de la techno ou de la house est décrite par les pratiquants comme celle d’un terrain de jeu, avec son relief et ses instruments. Et l’investissement culturel qui en découle est souvent comparé au choix d’un sport, les contraintes pédagogiques en moins : « Jamais je ne me serais investi autant pour autre chose que le rap... dans le sport peut-être, mais le côté encadrement m’a cassé les couilles, j’ai jeté le maillot », déclare par exemple Kool Shen (NTM) à un journaliste de Libération. La comparaison avec le sport s’explique par la dimension agonistique du rap, dans lequel la recherche de la performance est aiguisée par de nombreuses pratiques de défi. Elle est aussi plus profondément liée au rapport que le sportif et l’artiste entretiennent avec le corpus de règles (plus ou moins explicites) qui leur permet de donner un sens à leurs activités. Le partage de ces règles rassemble les amateurs dans des communautés de relations fortes ; à la fois conjonctif et disjonctif7, il fonde également chaque performance individuelle. En ce sens, c’est le désir des individus de se mesurer les uns aux autres qui renforce leur intégration au groupe : le « processus par lequel un individu apprend et intériorise les valeurs d’un groupe » n’est engagé, écrit Claude Dubar, que s’il lui permet à la fois « de se faire reconnaître par les autres et [d’]accomplir la meilleure performance possible » (Dubar 1991 : 83, 84).
J’ai commencé il y a une dizaine d’années, dans ma chambre avec mon frère, dans le 94 [Val-de-Marne]. J’écoutais Lionel D. et Dee Nasty sur Nova. J’ai aimé le côté challenge de la chose. Au début, c’était de « l’egotrip », après c’est l’envie de raconter qui m’a saisi (Rocé, MC)8.
5Le plaisir qu’ils ressentent à évoluer dans le cadre d’une culture musicale encourage certains individus à s’y investir davantage. Si, pour quelques-uns, cet engagement s’effectue par la valorisation de savoir-faire organisationnels (du côté des managers ou des organisateurs de soirées) ou interprétatifs (du côté des journalistes et animateurs radio), il s’agit pour d’autres de tester leurs capacités créatives et de faire converger leurs pratiques culturelles dans la construction d’une identité d’artiste.
Théorie et pratique de la musique
6Souvent perçue comme un processus par lequel le monde social fournit « une justification d’exister »9 à des individus, l’appropriation d’une culture musicale entraîne le partage de croyances portant sur la force et le rôle social de la musique et du musicien (voir chapitre 2), rassemblées dans des théories socio-musicales indigènes10. L’apparition et la consolidation de ces théories reposent sur un processus circulaire : elles déterminent des dispositifs organisationnels et des pratiques artistiques autant que les pratiquants les élaborent à partir de leurs gestes et objets favoris. De même, les gestes et les discours caractéristiques d’une culture musicale construisent ensemble une théorie esthétique ad hoc, « compétence collective à apprécier un domaine d’objets selon des modalités et des critères partagés, discutés, en constante évolution »11. 11 s’agit d’abord d’une question de vocabulaire, d’un jeu de langage12. Ce jeu de langage, avec ses croyances fondamentales, ses « nids de propositions »13 permet aux musiciens d’associer une intention à des sons, de les mettre au service d’une expression et, partant, de définir des styles personnels. Car. « qu’il s’agisse de morale ou de littérature, seule l’existence d’un système de coordonnées suffisamment stable permet un exercice fécond de l’imagination créatrice » (Bouveresse 2001 : 107-108)14.
7On l’a dit, les DJ présentent leur activité comme l’improvisation d’un scénario à la fois musical et émotionnel, et leur exemple fournit l’occasion de dire quelques mots sur la manière dont ces théories esthétiques transparaissent dans le cours de l’action. Rappelons-le, leur but est non seulement de susciter des émotions mais aussi de construire un enchaînement qui soit à la fois « parlant » et personnel. « Ce sont les ambiances qui importent dans la musique, pas juste le beat contre le beat : il faut savoir poser une atmosphère, jouer des intros, faire de longs breaks pour poser et repartir plus vite, plus dark, plus lent ». explique par exemple Manu le Malin (DJ et compositeur)15. Comme l’illustre la comparaison avec le scénario d’un film, le but est de « raconter une histoire », et les séquences musicales sont associées de manière conventionnelle à des « ambiances » sonores et à des réactions émotionnelles16 : il y a par exemple des sons qui évoquent des « musiques chaudes » censées favoriser le rapprochement jovial, ou les basses « lourdes » qui renforcent la « force de frappe » du rappeur. Ces « appuis conventionnels » (Dodier 1993) permettent au musicien de se représenter l’effet de la musique sur ses auditeurs et d’agir en connaissance de cause. Remis à l’épreuve au cours des diverses interactions de l’artiste avec des auditeurs (concerts, mais aussi interviews promotionnelles ou simples discussions), ils présentent néanmoins une base de travail relativement stable. Ainsi, pour les DJ, il n’est pas convenable de passer de la techno « dark », perçue comme inquiétante (à cause de l’apparition de sons inconnus, voire incongrus, ou la distorsion de sons connus ?), dans « une soirée branchée », mais plutôt « dans un hangar désaffecté » (V2, DJ). « Là où il y a de la moquette et où c’est tout propre, avec des lumières chaudes, faut pas mettre du hardcore, quoi... sinon y aura un décalage... un hangar froid avec du ciment partout, des capuches partout, faut pas mettre de la house, sinon y a quelque chose qui ne va pas », ajoute-t-il. De même, pour A. (DJ et compositeur), dans une rave party, le son doit être plus « métallique » que dans une discothèque, où la musique est plus « filée » et l’ambiance « est plus petite robe-minijupe, plus Champagne ». On l’entend, la définition de la tonalité générale d’un enregistrement ou d’une performance publique est pour le moins hétéroclite : pour parler de leurs intentions, les musiciens s’appuient sur des références aux instruments (par exemple les « percus »), aux effets sonores (des « nappes » de sons « méditatives »), au rythme (fou, « barré » - comme « parti loin »), à des genres musicaux (« quelque chose de jazzy »), à des artistes connus, à des figures géométriques (« quelque chose de carré »), à des formes de danses (une musique « bumpy ». sautillante), à des lieux (le hangar de la rave ou le club, la voiture et son autoradio aux basses « poussées au maximum ») ou à des atmosphères fictionnelles (tirées de films ou de téléfilms). « J’avais un problème de couleur. J’hésitais entre mélancolie, nerveux et club dansant, tout en voulant que ce soit plus moderne que la Fonky Family [son groupe d’origine] », explique Sat, MC17. Et un membre de Daft Punk : « On ne s’est pas dit qu’on allait faire un truc chaud à la Starsky et Hutch18. »
8Les émotions musicales dépendent d’un « équipement culturel » permettant à chacun de donner un sens aux sons et d’éprouver des sentiments communicables. Cette dépendance ne les empêche pas, cependant, de se voir attribuer un rôle central dans les cultures musicales actuelles. Et tout laisse penser qu’elles y sont d’autant plus centrales que leur statut est ambivalent : l’émotion musicale est en effet décrite à la fois comme le résultat-récompense de la maîtrise d’un système esthétique de représentations tout indiqué (et que tout indique) pour tel ou tel genre, et comme le matériau privilégié de la réflexion créative de l’artiste, un soutien cognitif aux intentions du créateur.
9L’attention portée par le musicien à ses propres émotions lors de ses performances montre que, loin de s’opposer à une conceptualisation des événements et de l’action, elles « peuvent faciliter plutôt qu’entraver la cognition » et jouent un rôle indispensable en fournissant « des raisons d’agir » en même temps qu’« un sens et une orientation » (Elster 1995 : 48 : Nussbaum 1995). À l’inverse de ce que suggèrent les dichotomies classiques opposant émotions et rationalité, ou émotions et représentations, les unes permettent d’affiner les autres et c’est précisément cette capacité de raffinement que décrit la maîtrise d’une esthétique19. La pratique de la musique se fonde ainsi sur le jeu des allers-retours entre les émotions éprouvées au contact de la musique et les croyances, les hypothèses qui orientent l’action. Prenant appui sur les unes pour modifier les autres, les acteurs engagés dans cet univers artistique en assurent ainsi le dynamisme en même temps qu’ils (se) construisent un goût.
10L’apprentissage du « métier » de musicien s’effectue sur deux fronts : celui de la théorie socio-musicale permettant à l’artiste de concevoir ses projets en lien avec les équilibres socio-économiques qui caractérisent son environnement de travail, et celui de cette théorie esthétique qui associe la maîtrise des gestes et des instruments à l’acquisition d’un vocabulaire descriptif, à la reconnaissance experte des « prises »20 nécessaires à la compréhension et à la manipulation de tel ou tel style musical. La culture musicale propre à un genre fait ainsi le lien entre deux types de ressources, celles qui sont en quelque sorte chevillées à la pratique et mobilisables lors des performances musicales, et celles qui permettent plus généralement de se situer dans l’univers de la production musicale21.
Un point de vue sur l’espace professionnel
11Dans le cadre des cultures musicales rap et électroniques, la création est conçue comme un palimpseste, l’œuvre comme un commentaire critique et en actes (voire une « digestion ») d’œuvres précédentes. Pour Bastien Gallet (2002 : 37, 76-77), le remix est ainsi un art « du commentaire et de la glose », et les musiques électroniques « ne désignent que des modalités d’une commune pratique de subversion de la musique pop ». Les citations textuelles ou sonores (tantôt hommage, tantôt parodie) sont nombreuses, et la compétition commerciale accentue la propension à ces clins d’œil nourrissant la différenciation artistique. Dans le rap notamment, les faits et gestes des autres musiciens font l’objet de commentaires agressifs : les textes indiquant les voies à suivre, critiquant les écarts de certains, mettant en garde contre les « mauvaises » tentations sont nombreux, et les auditeurs sont pris à témoin (« à tous les MC de France/à vous de savoir maintenant/ceux qui ont une conscience et ceux qui n’en ont pas », chante par exemple La Brigade). Mais plus que les œuvres des autres, c’est tout l’environnement professionnel qui fait l’objet d’un travail créatif, le réalisme autobiographique et critique qui caractérise la création musicale actuelle s’appliquant aussi au monde du disque, dans lequel évoluent ou aspirent à évoluer les musiciens.
12L’une des originalités des esthétiques musicales rap et électroniques repose sur l’adoption, jusqu’à l’oxymore, d’une posture réaliste et « transparente » consistant à produire une image sonore des processus de fabrication de la musique (voir chapitre 2) - qui est donnée à entendre « en train de se faire » (à travers les tics spontanéistes des MC ou les « accidents » qui assurent le renouvellement rythmique et mélodique des œuvres électroniques). Pour les spécialistes, cette transparence explique que dans les musiques électroniques, « on entend[e] les coutures » (ibid. : 104). L’affichage des intentions musicales du rappeur, le commentaire en direct de la situation musicale trahissent la même volonté de révéler les processus d’élaboration22. Ses textes évoquent les dimensions économiques, juridiques et organisationnelles de la production musicale, à travers des récits de trajectoires et des déclarations d’intention qui relient les projets musicaux à des ambitions plus générales. La vie du groupe lui-même devient ainsi une source d’inspiration féconde23.
À l’heure où mon secteur/le secteur A/devient plus célèbre que Sony, Virgin et Delabel (Doc Gynéco).
C’est des sadiques/Je veux le contrôle de mes clips, de mu musique/Je ne suis pas la poule aux disques d’or/ni le presse-billet/ [...] pas besoin de grimper dans leur estime/moi je suis l’homme qui ne valait pas dix centimes (Doc Gynéco).
Sept ans de carrière déjà/j’y crois pas/d’ailleurs personne n’y croyait/ sauf nous (Shurik’n).
13La sincérité « esthétiquement correcte » n’est dès lors plus seulement celle de l’artiste, mais aussi celle du professionnel. Cette extension est particulièrement évidente chez les MC, dont l’un des tours favoris consiste à faire de la carrière, de la volonté qui l’anime et des décisions qui l’orientent un matériau de création. Faire part de son ardent désir de succès commerciaux peut ainsi être considéré comme une preuve ultime de sincérité et d’honnêteté (« Quand on sait d’où je viens... »). « J’ai cette volonté farouche de réussir/ma musique, je l’exporte », confie un MC des Sages Poètes de la rue (dans On inonde les ondes). « Objectif multimillionnaire/grâce à une musique populaire », déclare de son côté sans ambages le groupe Fonky Family (dans Si Dieu veut). Leur prédilection pour la sincérité entraîne pareillement certains artistes à garantir la qualité de leurs propositions artistiques par des explications portant sur leur santé financière : c’est le cas des artistes confirmés qui déclarent être à l’abri d’une recherche forcément piégeuse d’argent, voire de ce nouveau venu (et vite reparti) qui se présentait dans la presse spécialisée comme un rappeur crédible car déjà millionnaire... Manières originales de promouvoir un retour à « l’art pour l’art ».
14La culture des rappeurs et des électronistes les incite à explorer et questionner la perméabilité entre les versants artistiques et organisationnels de leurs projets professionnels. Et si la critique des pairs nourrit les textes des œuvres et appuie les justifications des choix dans les discours, ce sont donc aussi les relations avec les employeurs qui suscitent tel ou tel motif artistique : la « rage », le cynisme désabusé, etc. qui guident parfois les musiciens peuvent être ainsi directement provoqués par les aléas d’une carrière artistique qui n’est pas avare de difficultés. Le monde du disque offre, de plus, un tableau condensé des (dés)équilibres sociaux que les musiciens souhaitent contribuer, sinon à corriger, du moins à dénoncer. Il est donc peu surprenant que leur critique des abus de pouvoir économique et médiatique visent particulièrement les relations de dépendance asymétrique liant les labels spécialisés aux multinationales qui contrôlent l’accès au marché de masse. Tout se passe comme si l’engagement professionnel de l’artiste ne pouvait pas ne pas s’accompagner d’une réflexion sur les formes dominantes du travail de la musique et la place qu’elles laissent au musicien (c’était le cas également pour les punks de la fin des années 1970, voir Frith 1983 : 158-163).
15Les relations de travail de l’artiste avec les professionnels du disque et des médias font donc tout naturellement partie des expériences qui nourrissent le contenu des œuvres. En ce sens, la professionnalisation de la production du rap et de certains genres électroniques, si elle a entraîné des débats, n’a pas été vécue comme un cataclysme culturel24, et les évolutions qu’elle a provoquées (le brouillage de la distinction artiste/manager, notamment) n’ont fait que renforcer cette perméabilité. La familiarité des artistes avec les logiques commerciales et médiatiques est d’autant plus importante qu’elle conditionne l’exercice d’un certain contrôle sur le destin de leurs œuvres, et les cultures rap et électroniques favorisent le prolongement de la critique des entreprises dominant le marché du disque dans un processus d’extension des responsabilités des artistes, susceptible dans leur esprit de rétablir une certaine justice sociale et professionnelle (voir chapitre 4). Comme l’écrivait déjà Max Weber (1964 : 36), « les minorités nationales ou religieuses qui se trouvent dans la situation de “dominés” par rapport à un groupe “dominant” sont, d’ordinaire, vivement attirées par l’activité économique du fait même de leur exclusion, volontaire ou involontaire, des positions politiques influentes ». Et aux yeux des musiciens actuels, leur engagement dans des activités commerciales et médiatiques leur permet à la fois de renforcer la force sociale de leurs messages et de jouer un rôle économique contrariant les déséquilibres socioprofessionnels initiaux. Les réseaux de l’exercice du pouvoir politique étant selon eux réservés à une élite sociale - et les données sociologiques ne leur donnent pas tort -, c’est en faisant « du chiffre avec [leurs] lettres » (dixit le groupe Harcèlement Textuel) que les artistes estiment être en mesure de peser sur le monde social. Les associations ou SARL, qui fédèrent des collectifs d’artistes (et de proches) pensés sur le modèle de la société secrète et de la famille (et donc souvent de la mafia) sont ainsi censées permettre, outre la production et l’édition de disques, d’accéder subrepticement à certaines formes de pouvoir, sous couvert de leurs activités économiques et médiatiques « officielles ». Il s’agit moins de se positionner contre « le système » que de tenter de l’« infiltrer » (seule voie efficace pour beaucoup) et de le « retourner » à son profit. « On utilise le système pour arriver à nos fins », déclare par exemple Jeff, MC de L’Armée des Ombres25. Un commentateur a parlé, à propos du dynamisme commercial du groupe Wu Tang Clan, de « capitalisme de guérilla » : l’idée d’une lutte localisée, à partir de petites structures éclatées et mobiles et sur un terrain spécialisé et inhospitalier, s’est imposée comme une clé de lecture de l’activisme artistique des rappeurs et (dans une moindre mesure) des électronistes.
16Les cultures du rap et de 1’« électro » se construisent ainsi sur une tension entre les dimensions artistique et managériale de la production musicale. Les activités managériales ne sont plus perçues comme des activités parasitant l’expressivité ou le style mais comme des activités permettant aux œuvres d’agir plus efficacement dans le monde social. On peut donc dire que la tension entre l’art et le management (ou le commerce) est comme prise en charge par ces cultures musicales ; elle n’est plus problématique en tant que telle pour la majorité des rappeurs et des électronistes (elle l’était encore, par exemple, pour les jazzmen décrits in Becker 1985 : 103-144). Cette tension pose des problèmes (comme faire exister tel type d’œuvre dans tel réseau de diffusion), mais ceux-ci sont clairement perçus comme dynamisants, enrichissants par les artistes. Autrement dit, ces cultures offrent une illustration de l’effritement de la « critique artiste » du management (Chiapello 1998). Elles véhiculent des modèles organisationnels forts, et font dépendre l’innovation stylistique de l’adoption de formes spécifiques de travail collectif et d’exploitation des compétences individuelles. Le modèle de la « start-up » - petite structure souple et à la pointe de la technologie -est ainsi présenté comme une organisation typique de la « culture électro » (Boury 1998 : 136, 137). Il n’est donc pas surprenant que les références aux liens et aux choix professionnels soient fréquentes dans les œuvres et les messages qui les accompagnent. Le goût pour les activités para-artistiques s’exprime également par l’attirance des musiciens pour l’entreprise médiatique. Dépendant certainement des phénomènes récents de professionnalisation, cette tendance trahit aussi un penchant caractéristique des nouvelles cultures musicales pour la communication médiatique et publicitaire (perceptible aussi bien au niveau de l’engagement des artistes sur le front promotionnel qu’à celui des formes de la création)26.
17On l’aura compris, les cultures rap et électroniques valorisent les liens entre les responsabilités artistiques et sociales des musiciens. Dans ses déclarations, le rappeur et directeur de label Passi associe par exemple ses choix esthétiques à des objectifs d’aide au développement : « Le funk et la soul, on connaît. Si l’on fait une reprise ou un sample, autant piocher ailleurs. Mieux vaut donner les copyrights à des Africains qu’à des Américains27. » L’artiste est perçu à travers ses partis pris esthétiques et ses choix de partenaires et modes d’organisation. Œuvrant dans le cadre de cultures musicales qui confrontent rapidement ceux qui les adoptent à une déontologie, une théorie normative de l’exercice du métier de musicien, les pratiquants se frottent donc inévitablement à des questions que l’on pourrait qualifier de « professionnelles », dans la mesure où elles portent sur la division et l’organisation du travail. De ce point de vue, la transformation de soi qui s’effectue dans ce cadre apparaît déjà comme une forme de professionnalisation — et ce d’autant plus que ses catégories, ses valeurs, ses modèles, ses règles sont élaborées dans la confrontation avec les problèmes et les opportunités du monde du disque. Il est difficile en effet d’envisager de pouvoir qualifier et évaluer les idées musicales - même celles de débutants -autrement qu’en tant que potentiel d’accès au succès et aux ressources professionnelles. La culture musicale, fondement de l’activité professionnelle, propose des repères identitaires qui ont, sur des marchés du travail très visibles, une valeur difficile à ignorer. Et à partir du moment où un marché des œuvres rap et électroniques existe, la maîtrise des gestes de la création devient de facto une performance professionnelle.
18Cette continuité explique pourquoi, dans le monde des musiques rap et électroniques, on peine à isoler les amateurs des professionnels, la plupart des musiciens se situant eux-mêmes d’emblée dans l’entre-deux28. Inutile dès lors de sanctuariser la création musicale : il semble préférable, face aux rappeurs et aux électronistes, de décrire leurs cultures comme étant à la fois musicales et professionnelles. Mêlant étroitement les questions esthétiques et organisationnelles, elles apparaissent comme des espaces symboliques de médiation entre un monde social (qu’ils disent représenter) et le marché du disque, comme des cultures collectivement négociées – dans le sens où « négocier, c’est affirmer une aptitude collective à sacrifier les intérêts directs du groupe [professionnel] chaque fois que le rapport avec le système est en cause[,] c’est réussir à tenir toujours les deux extrémités de la chaîne, celle qui fait du groupe le partenaire de la classe, et celle qui en fait le partenaire du système » (Segrestin 1985 : 210).
19On peut rappeler, pour terminer ce chapitre, quelques lignes du texte souvent cité de Kool Shen (Touche pas à ma musique), qui propose une formulation ramassée de l’articulation entre la propriété (au double sens du terme) culturelle et l’engagement professionnel :
Touche pas à ma musique/Touche pas à ce que je fais/Touche pas à ce que j’ai/Mon patrimoine, mon projet.
Ma patrie moi j’y crois/J’ai mis tout ce que j’avais dedans/C’est à moi ça.
J’t’explique tout ce que je kiffe/C’est de fumer des spliffs [joints]/Et puis de construire des riffs/Qui soient compétitifs.
Pouvoir faire de la musique/Tout en gardant mon éthique/Faire du fric/Sans jamais tacher l’image de ma clique.
Notes de bas de page
1 Nous reviendrons sur ce choc initial dans le chapitre 6.
2 Si ces conceptions de la musique et du musicien présentent d’indéniables originalités, elles sont aussi influencées par les images traditionnelles de l’artiste. Suivant les individus et les situations, ce sont ainsi tantôt les modèles sociologistes et journalistiques (le « chroniqueur »), tantôt des représentations plus traditionnelles de l’auteur qui sont mobilisés pour décrire le rôle du musicien.
3 Pour le cas des rockeurs, voir Seca 2001. Par l’investissement dans la musique. « une nouvelle vie s’offre à soi. Un pari clandestin d’orientation personnelle est engagé », écrit-il p. 102.
4 Les pseudonymes des rappeurs sont empruntés à l’univers des héros de la bande dessinée (X-men) ou du cinéma (Stomy Bugsy), sauveurs de l’humanité ou bien justiciers masqués. Le nom peut être aussi un moyen de donner à son personnage public des racines spirituelles (Kheops, Akhenaton, Imhotep. du groupe IAM) ou un statut de savant (Docteur L., Doctor Dre...). La tendance générale privilégie néanmoins les connotations menaçantes : Cut Killer, Arsenik, Assassin. Le Venin, Fat la Rage, Disiz la Peste. Sinistre, Psykopat...
5 Les sociologues de la jeunesse considèrent aujourd’hui cette « période exploratoire ». cette « phase d’expérimentation », comme une « phase normale du cycle de vie », voire « un nouvel âge de la vie » (Galland 1990 : 539 ; 1997 : 160).
6 Cité in Les Inrockuptibles n° 193 : 24.
7 Claude Lévi-Strauss a défini la culture à travers les allers-retours entre structure et événement permis par la compétition, disjonctive, et les rites et mythes, conjonctifs (1962 : 48-49). On retrouve ce dualisme dans toutes les analyses calquées sur le modèle du jeu, qui soulignent à la fois les possibilités de distinction individuelle et l’entente sur les règles et les enjeux qui rassemblent les concurrents.
8 Cité in Univers hip-hop n° 1: 25.
9 « Le monde social offre aux humains ce dont ils sont le plus totalement dépourvus : une justification d’exister » (Bourdieu 1997 : 282).
10 De même, les avocats, par exemple, ne se contentent pas d’exercer mais ont une philosophie du droit et de la manière dont il faut rendre la justice, comme l’a dit Everett Hughes.
11 La formule est empruntée à l’analyse de la passion née au xixe siècle pour Jean-Sébastien Bach (Fauquet & Hennion 2000 : 23).
12 En matière musicale, « qualification et perception ne font qu’un », écrit Denis Laborde (19 % : 77). Le travail de cet ethnomusicologue du monde occidental souligne tout particulièrement l’importance des jeux de langage qui soutiennent l’expérience de la musique. Une importance telle que, pour lui, « c’est déjà faire de la musique que de la dire » (Laborde 1994 : 81).
13 L’expression est de Ludwig Wittgenstein. Sur la manière dont on adhère à un système de règles permettant d’inférer du sens, voir Wittgenstein 1976 : 57-58. 89. On n’apprend pas les règles une à une mais par adhésion à une totalité, à un « système entier de propositions », dans lequel « la lumière se répand graduellement sur le tout ». Ainsi, « certaines propositions sont soustraites au doute, comme des gonds sur lesquels tournent ces questions et doutes ». On joue donc le jeu sans forcément essayer de (se) l’expliquer. Et finalement, maîtriser une esthétique musicale, c’est trouver des « descriptions supplémentaires », « établir des comparaisons, des rapprochements, des transitions », « mettre des choses côte à côte », sans forcément rechercher à découvrir les causes des effets des œuvres (Bouveresse 1973 : 182. 189).
14 Ce qui fait dire au philosophe que. « tout bien considéré, les âmes vraiment libres ont donc plus de peine que les autres à agir contre la tradition ».
15 Cité in Trax hors série n° I : 44.
16 S’interrogeant sur l’écoute domestique, Tia DeNora (1999, 2000. 2001) considère ainsi que les amateurs sont comme les DJ de leurs propres émotions, jouant à les renforcer ou à les évacuer par les choix de disques appropriés. Plus généralement, ils mobilisent selon elle la musique pour favoriser ou effacer « des aspects d’eux-mêmes et des conceptions du soi ».
17 Cité in Groove n° 60 : 90.
18 Cité in Les Inrockuptibles n° 396 : 27.
19 Ce lien entre émotions et représentations se trouve illustré par l’une des théories de L’homme sans qualités de Robert Musil (1995b : 619), Ulrich : « Toute relation affective se fait ouvrir la voie par des perceptions et des représentations provisoires liées au réel : mais aussitôt elle entraîne elle-même des perceptions et des représentations qu’elle habille à sa manière. » Selon Jacques Bouveresse (2001 : 67 notamment), le principal combat de l’écrivain autrichien consistait d’ailleurs à montrer la nécessité de dépasser la conception antagoniste des liens entre « l’intellect » et « les sentiments ». 11 s’agit donc aussi de lutter contre « l’illusion de croire que, dans les relations entre les hommes, la raison et l’intellect pourraient très bien en principe être remplacés entièrement par le contact direct et vécu et l’amour désintéressé » (ibid. : 57).
20 Plus qu’un simple repère, l’intérêt du concept de « prise », tel qu’il est développé dans la sociologie de l’expertise de Christian Bessy et Francis Chateauraynaud (1995), est de tenir compte du relief, des « saillances » caractéristiques des objets auxquels elle s’applique : la prise de l’alpiniste dépend à la fois de ses compétences perceptives et des anfractuosités naturelles de la roche.
21 Le travail de Denis Laborde (2000) sur 1’« art de la spontanéité » du chanteur traditionnel basque (le « bertsulari ») témoigne du caractère « situé » des représentations sur lesquelles s’appuie le musicien - dans le sens où elles émergent au cœur de l’action, face à un public réactif par exemple —, mais il montre qu’elles proviennent aussi de « schèmes culturels intégrés de longue date » lors de la formation et au contact des institutions du « système bertsulari ».
22 Il faut remarquer que les rappeurs et les électronistes ne sont pas les seuls à afficher Lin goût affirmé pour le dévoilement des mécanismes de production : se montrer en train de montrer est en effet devenu une figure de style très fréquente, et les mises en abyme et autres contrechamps révélateurs fleurissent aussi bien dans les discours journalistiques qu’artistiques. Faut-il voir dans cette passion pour « l’envers du décor » l’empreinte d’une génération d’emblée baignée dans l’univers médiatique (de la télévision notamment) et donc trop familière de ses systèmes de représentations pour pouvoir se contenter d’un discours « au premier degré » ?
23 Jean-Marie Jacono (1999 : 113) et Guillaume Kosmicki (1999 : 96) relèvent respectivement « le groupe lui-même » et « le groupe IAM » parmi les thèmes récurrents des chansons de IAM, par exemple.
24 C’est pourtant ce que laissent penser nombre de commentateurs, qui insistent sur l’écrasement des artistes par les maisons de disques. Pour Richard Shusterman (1992 : 195), par exemple, les rappeurs sont « opprimés et dominés » par le « système technologique et par la société qui le soutient ». Simon Frith (1991 : 247-254) adopte une position similaire, à propos de la mainmise sur le rock des promoteurs et diffuseurs. Plus radical encore, John Shepperd (1986 : 341, 344) considère que les musiciens ne peuvent être qu’aliéné par « la logique apparemment sans faille du monde industriel capitaliste ».
25 Cité in RER n° 18 : 75.
26 Pour Public Enemy, groupe phare des années 1980, on l’a dit, le rap devait se penser comme le « CNN noir ». De l’autre côté de l’Atlantique, et plus de dix ans plus tard, le groupe NTM lance un magazine généraliste. Authentik, « dans la continuation de l’album » sorti en même temps, et « pour expliquer ce qu’est le rap aux gens » (propos tenus dans l’émission « Tracks » consacrée au groupe, diffusée le 1er mai 1998 sur Arte).
27 Passi, cité in « Désirs d’Afrique. Le retour aux racines, un nouvel horizon ? ». par F.-M. Santucci, dossier Internet du journal Libération, le 26 janvier 1999.
28 Voir aussi le chapitre 7.
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