Préface
p. XIII-XIX
Texte intégral
1Sur un domaine comme celui des musiques populaires, aujourd’hui rebaptisées du nom neutre et vague de « musiques actuelles », beaucoup s’est écrit en sociologie, mais peu convainc. Pour rappeler ce à quoi un sociologue est confronté quand il décide d’explorer les formes et styles récents de cette production musicale, l’inventaire des analyses consacrées au rock pourrait servir d’étalon, tant ce genre en transformation continue, depuis plus d’un demi-siècle, a été le foyer de toutes les hybridations stylistiques dans le monde des musiques dites non savantes, et de toutes les variétés d’interprétations et de disputes interprétatives. Produit typique de la culture de masse et de l’aliénation conjointe de l’artiste et de l’auditeur, puisque symbole de la conversion trouble de la créativité ordinaire en idôlatrie extraordinaire ? Incarnation la plus pure du façonnage de la demande de loisir par une offre industrialisée, qui sait agir sur la mise en concurrence d’un grand nombre d’artistes pour rationaliser la gestion de l’incertitude sur la valeur des talents profitables et orchestrer, en aval de la sphère de production, la conversion de petits écarts d’inventivité en différences spectaculaires de réussite et de gains ? Contre-culture rebelle, devenue vecteur de socialisation des « classes dangereuses » ? Territoire de l’expression revendicatrice des authenticités multiples, attachées à des communautés, à des groupes, à des réseaux ? Militantisme politique continué par d’autres moyens ? Domaine d’initiation à un entrepreneuriat culturel qui transpose, dans l’ordre de la production et de la diffusion artistiques, les ressorts et les espoirs de mobilité sociale et d’autonomie professionnelle des « entrepreneurs ethniques » si minutieusement étudiés par les sociologues et les ethnologues depuis bientôt trente ans ? Sphère de création artistique qui, du côté de ses ressources d’innovation stylistique comme du côté de ses modalités de consommation, aurait fini par déjouer les classiques homologies structurales - aux classes populaires les musiques populaires, aux catégories sociales supérieures les arts de fréquentation plus exigeante - pour symboliser la fin de l’autonomie de l’art et la réussite du travail de relativisation des hiérarchies traditionnelles, et pour faire de l’éclectisme des préférences et des goûts des consommateurs une nouvelle évidence d’époque ?
2Il n’est pas très difficile de retrouver, dans les écrits consacrés aux « musiques actuelles », le même répertoire thématique. C’est pour partie le produit d’antinomies qui affectent l’analyse sociologique de la culture depuis longtemps : un art populaire existe-t-il autrement que par comparaison avec son symétrique savant, autrement que comme l’incarnation appauvrie de tout ce qui fait la substance esthétique de l’art savant porté d’abord et essentiellement vers le travail sur la forme ? Et qu’advient-il lorsque la hiérarchie reçue des arts et des degrés d’autonomie du travail artistique est révoquée ? La déhiérarchisation consacre-t-elle l’évolution de la création artistique vers l’hybridation de ses pratiques et de ses styles ? Signale-t-elle que la structure des goûts et des préférences des consommateurs ne sépare plus aussi simplement des classes et fractions de classe, et que, par une causalité circulaire, création et consommation s’encouragent à récuser les oppositions esthétiques anciennes ? La proportion des individus qui, exposés à une offre culturelle considérablement élargie, consomment « de tout ». s’élargit-elle au point de brouiller l’assignation sociale des façons de se cultiver, ou n’est-ce là qu’une conséquence simple de l’augmentation du temps de loisir et de la diversification de l’offre ? Les « profits de distinction » qui sont attachés à la production et à la consommation des arts les plus ésotériques et dont Bourdieu a fait ta théorie ont-ils été érodés ou dévalués, à la manière dont le sont les diplômes, ce qui provoquerait un mouvement de translation plutôt que d’abolition des différences et des inégalités de sens et de valeur des catégories de création, et de rendement social de leur fréquentation ?
3Pour donner à ces questions une autre réponse que celle de la célébration candide de l’innovation culturelle (« tout change si vite, et les artistes sont nos héros modernes ») et pour ne pas rappeler inlassablement que la société, pas davantage dans la sphère culturelle qu’ailleurs, n’est pas entrée en état d’apesanteur, délestée des forces de gravitation qui lui confèrent sa structure, ses hiérarchies et ses inégalités, le sociologue doit produire des connaissances nouvelles, en fonction d’hypothèses théoriques et à partir des données que l’enquête produit. Celle de Morgan Jouvenet porte sur deux genres musicaux, rap et musiques électroniques, qui se sont imposés dans les années 1990. et dont le succès a relancé le débat sur la portée artistique, la fonction et le sens social, voulu ou perçu, des musiques populaires. Mais loin de ces analyses confortablement rétrospectives qui rendent prévisible, a posteriori, le succès d’une forme d’expression artistique ou culturelle, par une causalité sociale trop générale pour être réellement agissante, l’enquête sociologique restituée dans ce livre part des façons de travailler et de s’organiser de ces mondes artistiques, pour rendre progressivement intelligibles les enjeux artistiques et sociaux de leur activité.
4Les mondes artistiques contemporains procèdent par différenciation illimitée de leur production, sous condition d’originalité reconnaissable et appréciable : d’où la variabilité inhabituellement élevée des situations de travail artistique, des ressources de l’initiative, et des trajectoires professionnelles que sollicite cette loi de la différenciation. La variabilité n’est rien d’autre que l’expression des conditions sociales et économiques de possibilité de l’invention créatrice, et de ses épreuves concurrentielles sans cesse renouvelées. Le protocole d’analyse qu’impose l’étude de cette variabilité doit conduire le chercheur à régler avec finesse ses méthodes et ses outils d’enquête pour vérifier inlassablement ce qui peut faire preuve. Morgan Jouvenet fait ainsi l’histoire de l’émergence et de la consécration des musiques électroniques et du rap, mais en rappelant que définir un style ou un type de création revient à délimiter des principes d’affiliation et d’exclusion, à déterminer une élasticité de l’innovation au sein de ces limites, à doter le style nouveau d’une généalogie esthétique crédible. Il examine l’organisation de l’industrie musicale et sa partition entre « majors » et firmes indépendantes, mais en écartant les simplifications symétriques qui priveraient l’analyse de son efficacité : la capacité d’innovation réussie n’est pas simplement corrélée, positivement ou négativement, à la taille des firmes de disques et à leur pouvoir de marché. Pour rendre compte des trajectoires sociales et professionnelles des musiciens, le sociologue montre ici comment les compétences des musiciens, qui sont acquises et accumulées au fil des projets, et les carrières qui se construisent dans la compétition interindividuelle, sont façonnées par la faible régularité des situations de travail, et par ses ambivalences - évasion hors de la routine du travail salarié prescrit et risque élevé de sous-activité.
5Travailler, c’est ici créer, re-créer, inventer, réélaborer. Il y faut des matériels, des savoirs, des tours de main, des habiletés, et des audaces, fécondes ou sans lendemain. L’analyse des pratiques de création opère au plus près des techniques et des technologies employées : numérisation, sélection, fragmentation, réappropriation, détournement, combinaisons de sources multiples, inventions langagières, jeux de rythmes. Elle dégage avec précision les traits d’une esthétique : une esthétique de la transformation infinie de la matière sonore, par recombinaison des matériaux empruntés à la banque des musiques et sons existants et devenus les éléments d’un « hypertexte » dans lequel l’artiste s’emploie à circuler indéfiniment, dans le cas des musiques électroniques ; une esthétique de la quasi-sociologisation de la création par l’incorporation de multiples matériaux de critique sociale, dans le cas du rap ; une esthétique du bricolage, du braconnage, du détournement ; une esthétique du palimpseste et de la digestion critique des autres musiques.
6Travailler, c’est aussi s’employer et s’organiser pour rendre l’activité visible, audible, désirable et viable : travail au projet, au contrat, recours à l’intermittence, jeu avec les règles selon lesquelles le travail artistique est rémunéré et le défaut d’emploi assuré, réseaux d’échanges et de collaboration. Les débats et les conflits actuels sur la propriété littéraire, d’un côté, et sur les mécanismes de socialisation du risque de chômage dans les métiers artistiques, de l’autre, montrent à l’envi que la production musicale a bâti sa spectaculaire croissance sur des innovations technologiques et des constructions juridiques qui sont à reconfigurer périodiquement, en raison des déséquilibres qu’elles suscitent.
7Le rap et les musiques électroniques agissent comme des vecteurs critiques. Dans le cas du rap, la critique consonne avec les crises sociales, urbaines, ethniques des cités et assigne à la musique un ancrage social et territorial. Dans le cas des musiques électroniques, c’est la propriété artistique qui devient une convention sociale et économique élastique, quand le DJ entend disposer d’une bibliothèque librement accessible de toutes les œuvres pour les soumettre à ses manipulations, mais qu’il s’emploie aussi à faire reconnaître ses droits de créateur et d’auteur détenteurs de droits patrimoniaux. Dans les deux cas, la pratique musicale incarne l’espoir d’un accès aisé à l’activité créatrice, hors de tout réquisit initial de formation comme on les exige là où la spécialisation professionnelle impose ses barrières et ses filtres : les coûts de la pratique et des apprentissages sont suffisamment bas pour que soit activée l’utopie bien connue de la démocratie créative, qui veut récuser la rareté de la réussite en l’imputant aux distorsions de concurrence que provoqueraient les pouvoirs oligopolistiques des firmes dominantes.
8L’enquête conduite par Morgan Jouvenet sur le terrain fait apparaître la double assignation sociale des musiciens. Ils tirent de leur réalité vécue et revendiquée de marginalité sociale les matériaux et l’énergie créatrice à partir desquels sont recherchés un langage, un style, une posture. Ils doivent donc chercher à faire carrière en s’extrayant de leur monde d’origine, mais aussi préserver et entretenir, par un travail d’ajustement subtilement étayé, les éléments identitaires qui rendent crédible et valeureuse la conversion réciproque du social en musical et du musical en social. Morgan Jouvenet se fait ainsi analyste de l’esthétisation de l’insoumission sociale, et en décèle les ambivalences. Pour nombre de ces musiciens, il s’agit, montre-t-il, de « dynamiter » le « système », mais « de l’intérieur » ; il s’agit de traquer toutes les collusions entre médias et industrie du disque, mais en leur opposant un activisme tout aussi médiatique ; il s’agit de mener la critique sociale, mais en jouant le jeu de la compétition entrepreneuriale.
9Le registre omniprésent de 1’« authenticité », auquel l’analyse de Jouvenet accorde une grande attention, invoque une figure familière, surtout depuis le romantisme, de la garantie que l’artiste entend donner à la société quant au sérieux et à la valeur incommensurable de son engagement. L’attestation d’« authenticité » apparaît tout ensemble comme un principe de cohérence identitaire, comme une ressource d’identification à un public, comme un support de marketing exploité par les firmes et par les médias, et comme une sorte d’idéologème, grâce auquel l’artiste peut faire l’apprentissage de sa mobilité sociale et professionnelle, et motiver son comportement entrepreneurial, sans rompre l’équilibre de ses affiliations.
10La structure de l’industrie musicale est, on le sait, celle d’un oligopole à franges : un noyau de firmes dominantes, et multinationales, contrôle les circuits de distribution et intervient sur le financement de la production par le contrôle direct ou indirect d’une multiplicité de labels. Ceux-ci forment les franges, et innovent plus efficacement que les grandes firmes, moyennant des relations d’interdépendance, de partenariat, ou de concurrence sous surveillance, bref de « coopétition » qui les relient entre eux et aux firmes dominantes. Morgan Jouvenet montre comment les structures de production musicale ont très vite proliféré, en raison de l’abaissement spectaculaire des coûts d’autoproduction et de l’organisation de réseaux locaux de diffusion et de distribution qui misent sur la variété des produits plus que sur les économies d’échelle attachées à la distribution de masse dans les grandes surfaces. Ici encore, un équilibre paradoxal s’est établi : les rappeurs et les « électronistes », pour être les héros d’un « capitalisme de guérilla » contre l’oligopole des majors, se font systématiquement entrepreneurs, créateurs de start-up, de labels, de sociétés de production, et donc acteurs économiques avec un activisme très supérieur à ce qui était observé jusque-là dans la musique populaire.
11Si le tissu des relations entre les grandes, les petites et les micro-firmes se densifie, on comprend que la contestation critique du pouvoir de l’oligopole par les petits labels n’interdit nullement échanges, coopérations, et prédations. L’éthos de la compétition est commun à tous les acteurs, ce qui cimente des alliances possibles et réversibles. Mais c’est le contrôle abusif par les majors des vecteurs d’amplification rapide et profitable du succès (médias, publicité massive et influente) qui cristallise toutes les haines de la domination oligopolistique, puisque le jeu de la bonne compétition, c’est-à-dire l’engagement loyal dans l’épreuve de l’incertitude quant au destin de toute nouvelle œuvre, est alors perverti. En bas, on croit au pouvoir entrepreneurial fécondant de la compétition ; en haut, on s’emploie à réduire l’incertitude et à augmenter la prévisibilité du succès. D’où les ressources déployées par les petits labels pour survivre : renforcer la coopération entre indépendants, opérer une segmentation très fine de la demande, agir au plus près des sensibilités d’innovation, compenser la faiblesse financière par un marketing rusé - street marketing, buzz, etc.
12L’analyse des réussites et des échecs d’artistes, et des choix opérés par les maisons de disques, irait à l’impasse si elle était établie sur un schéma causal candide, où l’on supposerait que les critères de choix du directeur artistique, la perception des qualités ou des défauts de l’artiste, l’identification de son potentiel commercial sont aisés à déterminer, et donc de connaissance commune. En réalité, pour tous les artistes qui ne sont pas déjà tant soit peu identités par leur production antérieure et par leur niveau de réputation, l’incertitude sur la valeur espérée de leur création est une donnée essentielle et structurante : c’est la signature des conditions de possibilité de l’innovation et de l’originalité. Mais la levée de cette incertitude est tâtonnante, et passe par de multiples interactions, entre l’artiste et les acteurs clés de la maison de disques, entre l’artiste et ses pairs, entre le personnel de la maison de disques et les médias et critiques, etc. Coopération, complicité, négociations, marchandages, collusions, « payola », toute la machinerie de l’échange d’informations, de signaux, d’appréciations sincères ou intéressées, de promesses, se déploie. Comme le montre l’enquête de Jouvenet, la compétence ou la stratégie des acteurs pris séparément ne forment qu’une partie de la réalité à étudier ; la densité des relations interindividuelles et les effets de levier qu’elle procure en forment l’autre pan, et sont à relier à la fréquence des positions multiples des acteurs clés, provoquée par le cumul de rôles professionnels (musicien et producteur, journaliste et producteur radio, agent et programmateur, etc.), et par le cumul de positions de représentation ou d’influence dans les différentes sphères d’activité (bureaux et administrations, organismes régulateurs, syndicats et fédérations, activités de lobbying).
13On attend habituellement d’un sociologue qu’il détaille le portrait social des acteurs du monde qu’il explore. Faute de source statistique d’ensemble disponible, l’origine sociale et la trajectoire des musiciens sont reconstituées ici à partir de données fragmentaires issues de l’enquête et d’une collection d’indices, qui montrent que l’ancrage populaire du rap se distingue du recrutement socialement plus divers des « électronistes ». L’argument devrait alors être : à origine sociale donnée, qu’est-ce qui agit causalement pour expliquer les chances de réussite ou au moins de professionnalisation durable ? En réalité, c’est moins la force de rappel des origines que les registres de la mobilisation par les musiciens, dans le cours de leur carrière, de leur identité sociale d’origine qui intéresse Jouvenet : la veine du réalisme populaire de l’authenticité, l’inversion du stigmate des origines populaires, le retournement anti-misérabiliste par les musiciens de leur destin prévisible en expérience biographique atypique. Convenons que des mondes qui font le pari de faire émerger du nouveau, au prix de l’introduction et du maintien d’un haut degré de variabilité dans leur système d’action, ne se laissent pas étudier selon les routines de l’analyse causale déterministe1.
14C’est l’un des motifs pour lesquels l’ouvrage de Morgan Jouvenet s’achève, en son dernier chapitre, sur l’analyse des mécanismes d’apprentissage de l’activité créatrice, dans ses multiples registres : compétences, activation et contrôle émotionnels, formation incessante par la variabilité des situations, maîtrise des outils de gestion de son activité, travail réflexif de mise en cohérence identitaire, dialectique de la plasticité de l’ouverture aux situations nouvelles et de la consistance biographique et artistique des choix personnels. Montrer comment s’articulent l’expérience de la mobilité des situations de travail et la réflexivité stabilisatrice des apprentissages, c’est enrichir heureusement la compréhension de l’acte artistique.
Notes de bas de page
1 Je renvoie sur ce point à mon essai « Les temps, les causes et les raisons de l’action », in Jean-Yves Grenier. Claude Grignon et Pierre-Michel Menger (dir.), Le modèle et le récit, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001 : 103-177.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS
Directeur d’études à l’EHESS
CESTA - Institut Marcel Mauss
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