La place du spectateur
p. 65-69
Texte intégral
1L’importance primordiale du spectateur dans les photographies de Struth nous amène à notre dernière question, celle de savoir où nous situer en tant que spectateurs de la photographie. Sommes-nous de simples spectateurs du spectacle muséal ou bien pouvons-nous « entrer » dans l’image par identification avec les spectateurs dans l’image ?
2Chez Struth, le public destinataire de ses photographies est le « même » que celui qu’il met en scène dans ses images, c’est-à-dire un public muséal – puisque c’est bien au musée que ses photographies seront exposées. Ce n’est donc pas seulement les spectateurs qui sont doublés, mais toute la situation. Lui-même est conscient de l’ironie qui en résulte quand il dit : « Maintenant mes photos sont devenues comme ce à quoi je voulais m’opposer comme les tableaux103. »
3En tant que spectateurs de la photographie nous avons sur ce public, certes, un avantage d’information susceptible de créer une certaine ironie. Mais nous restons toujours conscients que nous-mêmes pourrions être l’objet d’une ironie analogue, si quelqu’un nous observait par-derrière à la manière de Struth. Cette prise de conscience nous empêche de juger trop sévèrement ce public photographié qui nous ressemble tant.
4La question qui se pose alors, car nous sommes « identiques » aux spectateurs de l’image, est de savoir dans quelle mesure nous ne nous trouvons pas insérés nolens volens dans le spectacle des Museum Photographs. Un premier indice à ce propos peut être le titre de la série, qui pour Thomas Struth implique une idée singulière : le substantif anglais photographs contient le verbe to photograph ; Museum Photographs, en tant que titre, pourrait donc aussi être compris dans le sens du musée [qui] photographie, c’est-à-dire du musée-photographe qui préserve quelque chose qui serait sinon perdu104. Si c’est le musée qui photographie, nous pourrions être dans l’image comme le sont les visiteurs d’une manière explicite dans les photographies de Struth.
5La conception temporelle de Walter Benjamin, dont nous avons usé pour expliciter les temporalités diverses du musée, nous permet également de nous voir a priori dans l’image. Si l’image constitue un seuil où toutes les temporalités se rencontrent, cela signifie que nous aussi, à l’heure où nous la contemplons, faisons partie du continuum temporel. L’image photographique ne serait plus à ce moment-là un objet détaché, mais un seuil de rencontre, qui nous lie à l’événement enregistré par Struth.
6Si nous sommes inclus dans le continuum temporel, reste la question de l’espace, puisque nous n’appartenons pas physiquement à l’image. Nous pouvons faire appel à une théorie de la vision proposée par Maurice Merleau-Ponty pour étudier cette question. Pour Merleau-Ponty, le corps, avec lequel nous voyons, est une donnée fondamentale à prendre en considération dans tout acte de perception : « Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose. Mais, puisqu’il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi. […] La vision est prise ou se fait du milieu des choses, là où un visible se met à voir, devient visible pour soi et par la vision de toutes les choses, là où persiste comme l’eau mère dans le cristal, l’indivision du sentant et du senti105. »
7D’après Merleau-Ponty, les choses et le corps sont faits de la même étoffe et la vision se fait donc, d’une certaine manière, en elle. Dès lors, eu égard à la contemplation d’une image, celle-ci n’est pas regardée comme une chose détachée, comme un double de quelque chose, mais comme une partie intégrante de nous106. Si l’image fait intégralement partie de notre corps la question de l’espacement entre nous et les Museum Photographs ne se pose plus car nous sommes alors dans un même espace perceptif.
8La présence des visiteurs dans l’image souligne plastiquement cette idée que nous nous trouvons dans un même espace. Leur fonction est celle d’un miroir, qui ouvre l’image à l’ambiguïté et à la réflexivité. La réflexivité, dont le miroir est l’énigme, ne désigne pas seulement l’acte du regard qui se voit regardant, mais elle décrit aussi et surtout le parcours d’une invention – du Même à l’Autre, du connu à l’inconnu107.
9Comme si nous nous regardions dans un miroir, nous sommes voyant-visible à la fois. Notre dehors se complète, tout ce que nous ressentons peut passer dans les spectateurs photographiés, ces être plats et fermés : « Le fantôme du miroir traîne dehors ma chair, et du même coup, tout l’invisible de mon corps peut investir les autres corps que je vois. Désormais mon corps peut comporter des segments prélevés sur celui des autres comme ma substance passe en eux, l’homme est miroir pour l’homme. Quant au miroir il est l’instrument d’une universelle magie qui change les choses en spectacles, les spectacles en choses, moi en autrui et autrui en moi108. »
10Dans les Museum Photographs, nous assistons à cette métamorphose du voyant et du visible. Nous qui voyons sommes à la fois visibles par les spectateurs présents dans l’image. Nous voyons des acteurs agir comme nous mêmes agissons et pouvons ainsi nous identifier à eux. Néanmoins, par le système de distanciation, cette identification n’est pas une identification naïve mais critique. Par la vivacité des figures peintes sur les tableaux photographiés, il est même possible d’ailleurs de s’identifier aussi à eux. Le couple bourgeois peint par Rembrandt, qui est au centre de Kunsthistorisches Museum III, est un bon exemple de ce phénomène (ill. 12). Confronté à un portrait de Rembrandt, Portrait d’un homme (vers 1632) flanqué à sa droite d’un Portrait d’une femme (vers 1632), un spectateur âgé, de dos, est absorbé par la lecture de l’image. Sa pose calme, les mains derrière le dos, nous laisse deviner le recueillement avec lequel il est plongé dans l’image. De son côté, le bourgeois peint par Rembrandt plonge fièrement son regard dans l’objectif de Struth, insensible au regard du spectateur réel. Sa main droite, en revanche, guide notre regard vers son épouse, laquelle fixe le visiteur âgé. Struth crée ainsi un subtil jeu de regards qui implique toutes les personnes, le photographe inclus. Son regard (ou le nôtre) fixe d’abord le portrait d’homme de Rembrandt qui nous mène vers sa femme. Elle-même regarde le spectateur réel et ce dernier ferme le cercle en contemplant le portrait d’homme.
11L’œil du spectateur passe ainsi d’une figure à l’autre et les traite sur un pied d’égalité. Des figures peintes, qui nous sont montrées de face dans toute leur présence psychologique, se dégage une étonnante impression de vie, tandis que le spectateur réel, dont nous n’apercevons pas la physionomie, ressemble à un figurant. Le couple peint par Rembrandt continue de se produire à la surface d’une toile et c’est peu dire qu’ils y appartiennent en tant qu’images ou en tant qu’essences, ils y sont en ce qu’ils eurent de plus vivant109.
Notes de fin
103 Interview de Thomas Struth par Silke Schmickl, Düsseldorf, 14 mars 2001.
104 Id.
105 Voir Maurice Merleau-Ponty, « L’œil et l’esprit », dans L’Art de France 1, 1961, p. 188-189.
106 Ibid., p. 190.
107 Encyclopédie philosophique universelle, 1992 (note 37), t. II, article : « miroir », p. 1637.
108 Merleau-Ponty, 1961 (note 105), p. 192.
109 Ibid.
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