Les Museum Photographs – un théâtre de la distance
p. 62-65
Texte intégral
1Toutes ces observations, faites à propos des éléments théâtraux des Museum Photographs, nous permettent de proposer une définition de ce théâtre muséographique. Nous avons pu comprendre, en étudiant les données classiques du lieu, du temps et de l’action, que celles-ci sont chez Struth comme au théâtre caractérisées par une dualité entre fiction et réalité, entre un système de communication intérieur et extérieur. Cependant, cette fiction n’est pas évoquée d’une manière illusionniste, mais d’une manière associative. C’est le réseau d’analogies entre les lieux muséographiques et fictifs, entre les personnages réels et peints qui nous permet de parler d’une transfiguration des faits réels en faits fictifs.
2Le spectacle saisi par Struth n’étant pas d’ordre illusionniste, mais distancié, il peut seulement être rapproché des conceptions du théâtre ouvert, comme, par exemple, celles qui apparaissent dans le théâtre épique de Bertolt Brecht (1898-1956) – l’un des principaux modèles du théâtre de la distance du xxe siècle. Certes, le rapprochement entre Brecht et Struth est à faire avec précaution, puisque le théâtre selon Brecht est un message fondamentalement politique et sociocritique, ce qui n’est sans doute pas valable pour Struth. Cependant le théâtre, comme la photographie, est un art sociologique, qui permet de mettre en évidence le fonctionnement d’une société. Comme le théâtre épique, le projet de Struth ne se limite pas à un aspect esthétique mais révèle aussi un phénomène social. Ce phénomène est mis en scène par les deux auteurs d’une manière distanciée et prend le pas sur l’approche dramatique.
3Passons brièvement en revue quelques caractéristiques centrales de la conception du théâtre épique défini selon Brecht. Le théâtre épique s’oppose d’abord aux modèles classiques du théâtre, qui cherchent à plonger le spectateur dans une fiction absolue en séparant rigoureusement le système de communication intérieur et extérieur99. La primauté de la fiction est subvertie chez Brecht par un souci de montrer et d’expliquer en créant un système de communication intermédiaire entre le système intérieur et extérieur. Dans ce but il utilise des formes de communication narratives, épiques, qui se manifestent sur scène par exemple par des « pièces dans la pièce ». En s’adressant ainsi au public, le caractère absolu de la fiction est annulé et c’est au contraire une distance critique qui peut s’installer chez le spectateur. Cette distanciation critique peut être considérée comme l’idée clef du théâtre épique. Elle n’est pas seulement réalisée par le système de communication intermédiaire, mais également par la structure des pièces où la finalité et la concentration dramatique sont supprimées100. La tension dramatique se développe alors entre les différentes scènes et non entre les scènes et la fin. Le théâtre épique a ainsi un caractère épisodique, anecdotique et ouvert.
4Le théâtre épique se détourne de la concentration dramatique et essaie de démontrer des structures psychologiques et sociales de la réalité. L’effet d’aliénation, « l’effet-v » qui « consiste à transformer la chose qui doit être rendue compréhensible, une chose ordinaire, connue et évidente, en une chose extraordinaire, étonnante et inattendue101 », est fondamental dans ce processus. L’objectif de ce théâtre est donc de transformer une chose connue en une chose erkannt, c’est-à-dire comprise, par le moyen de Verfremdung (distanciation), pour aboutir ainsi à une prise de conscience, voire à une éventuelle transformation de la société.
5Si nous revenons maintenant aux photographies de Struth, il est possible d’y constater un processus d’aliénation similaire. Comme Brecht, Struth nous montre des scènes apparemment ordinaires, qui sont pourtant aliénées par l’acte photographique, ce qui permet de les regarder sous un autre jour. Étant nous-mêmes placés dans la situation d’être spectateurs muséaux, au même titre que les visiteurs photographiés, ne commençons-nous pas à nous interroger sur notre comportement, sur notre approche des œuvres et sur la fonction de nos musées ? Les Museum Photographs ne présentent-elles pas une forme d’autocritique proche de ce qui est également souhaité par Brecht ? Reproduite sous forme d’une photographie, c’est notre situation qui est mise en jeu et c’est grâce à la distanciation photographique que nous sommes capables de la confronter d’une manière critique.
6À de nombreux égards, cette distance critique résulte, comme au théâtre épique, d’une interruption entre le système de communication intérieur et extérieur. Ni le lieu, ni le temps, ni l’action des visiteurs n’évoquent une représentation fictive absolue. Malgré l’association du lieu réel et du lieu fictif, les discontinuités spatiales persistent et nous sommes conscients que les visiteurs se trouvent dans un lieu muséographique au même titre que nous.
7Même si l’anachronisme entre les anciens tableaux et la société contemporaine peut être surmonté intellectuellement par la conception historique de Walter Benjamin, nous restons conscients de ce que la temporalité fictive des œuvres est autre que celle des visiteurs et que leur rencontre n’est pas d’une nature illusionniste.
8Bien que l’analogie entre les gestes et les poses rapproche les figures peintes et les figures réelles, leur appartenance à deux univers différents reste évidente. Les spectateurs des tableaux qui nous introduisent dans la fiction peinte la dévoilent en même temps comme étant une fiction et c’est en imitant les figures peintes que la distanciation atteint son comble. Cette démonstration des attitudes est comparable au « Gestus des Zeigens » de Brecht, fondamental pour la conception de ses personnages dramatiques : « La condition pour pouvoir produire l’effet-v est que l’acteur montre avec des gestes évidents ce qu’il a à jouer (Gestus des Zeigens). L’idée d’un quatrième mur qui refermerait la scène fictivement aux yeux du public, et qui évoque l’illusion que la pièce jouée a lieu dans la réalité, doit être abolie. Ainsi, chaque acteur a théoriquement la possibilité de s’adresser directement au public102. »
9Pour Brecht les acteurs peuvent s’identifier avec les personnages fictifs, mais dans le but de souligner leurs caractéristiques, sans pour autant donner l’illusion qu’ils deviennent ces personnages. De cette même façon les visiteurs de Struth nous font prendre conscience des attitudes des figures peintes sans se confondre avec elles. Les imitations captées pourraient donc être comprises comme un exemple de démonstration (Zeigen).
10L’élément le plus pertinent dans ce processus de démonstration est sans doute le principe de la mise en abyme. Cette modalité de réflexion, qui consiste à faire saillir l’intelligibilité et la structure formelle de l’œuvre, nous met sous les yeux notre propre situation et fonctionne ainsi comme un moyen de distanciation comparable à la procédure théâtrale de la « pièce dans la pièce ». En plaçant des spectateurs réels entre nous et les peintures, Struth crée une distance et non une illusion.
Notes de fin
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