La mise en abyme
p. 60-62
Texte intégral
1Un autre aspect accentue le caractère ludique des Museum Photographs : le principe de mise en abyme. André Gide usa de cette expression pour la première fois en 1893, pour comparer des œuvres picturales et littéraires caractérisées par un effet de duplication, avec « ce procédé du blason qui consiste, dans le premier, à en mettre un second “en abyme”91 ». Le terme « abyme », emprunté à la terminologie héraldique, désigne « le cœur de l’écu ; on dit qu’une figure est en abyme quand elle est avec d’autres figures au milieu de l’écu, mais sans toucher aucune de ces figures92 ». Sans donner une véritable interprétation de ce phénomène, Gide a néanmoins instauré une expression, qui s’applique aujourd’hui à tous les domaines de l’art, les arts plastiques, cinématographiques et littéraires, et qui désigne de manière univoque ce qu’on pourrait appeler l’« œuvre dans l’œuvre » ou la « duplication intérieure »93.
2D’après Lucien Dällenbach, il est possible de circonscrire la mise en abyme qui est « un organe d’un retour de l’œuvre sur elle-même » comme « une modalité de réflexion », dont la propriété essentielle consiste à faire saillir l’intelligibilité et la structure formelle de l’œuvre94. En ce qui concerne le domaine de la peinture, cette autoréférence de l’œuvre s’exprime souvent par le motif du miroir qui nous révèle ce qui normalement serait exclu de notre champ de vision95. En ramenant à l’intérieur de l’œuvre des réalités, qui lui sont (fictivement) extérieures, la réflexion complétive qu’elles assurent fonctionne comme un opérateur d’échanges : aux confins du dedans et du dehors, elle constitue, pour une surface à deux dimensions, une manière de passage de la limite96.
3Ces définitions de la mise en abyme peuvent s’appliquer aux Museum Photographs, dans lesquelles nous n’avons certes pas un vrai motif du miroir, mais tout de même une « duplication intérieure ». Celle-ci est même poussée très loin, puisque ce n’est pas seulement les œuvres d’art qui se trouvent dans l’œuvre photographique, mais c’est toute la situation qui est doublée : des spectateurs se trouvant dans un musée en train de contempler une œuvre d’art. Le sujet même des photographies trouve ainsi un écho dans l’espace extérieur, le nôtre. Comme devant un miroir nous nous trouvons devant ces images qui reflètent notre situation de spectateur des œuvres de Struth. Le système de communication extérieur est ainsi répété dans le système de communication intérieur, pour revenir à notre modèle de réflexion de départ.
4Cette répétition d’une même situation dans les deux systèmes de communication correspond au théâtre à la figure de la « pièce dans la pièce » où l’on rajoute à un niveau de fiction primaire un deuxième niveau fictionnel. Le public réel correspond ainsi à un public fictif sur scène, les acteurs réels correspondent aux acteurs fictifs. La fonction de cette « pièce dans la pièce » est de démontrer implicitement la situation du public réel et celle de la performance effective97. Il est ainsi un moyen de distanciation qui thématise l’illusion dramatique et la détruit en même temps. Musée du Louvre IV permet d’illustrer ce phénomène (ill. 16). Dans les Salles rouges du Louvre, Struth a saisi un petit groupe de visiteurs rassemblés devant Le Radeau de la Méduse de Géricault. Dans l’histoire de la peinture historique monumentale, ce tableau avait marqué un tournant, puisque ici, les protagonistes de la situation n’étaient plus des héros, mais un groupe d’hommes inconnus partie prenante d’un événement contemporain (naufrage de la frégate française Méduse lors d’un voyage en Afrique en 1816), élevé au rang d’allégorie98. Comme les personnages de Géricault, les spectateurs du tableau deviennent dans la photographie de Struth des protagonistes inconnus. L’attention avec laquelle ils regardent le drame du naufrage les implique dans la scène représentée, sentiment encore renforcé par le sens de la lecture qu’impose la composition de l’image de Struth. Le spectateur de la photographie pénètre facilement dans le champ visuel par l’intermédiaire de la femme positionnée en bas à gauche. En suivant ce groupe, le regard est mené jusqu’à la scène peinte qu’il parcourt de manière ascensionnelle jusqu’au drapeau érigé sur le radeau, au sommet de la composition triangulaire. Par sa disposition, le groupe des spectateurs réels semble compléter tel un reflet la composition triangulaire de la peinture et fait ainsi saillir la structure formelle de l’œuvre. Ce rapport peut donc être interprété comme une véritable mise en abyme, comme une pièce dans la pièce. De la même façon qu’au théâtre cette structure rompt avec une fiction illusionniste et installe une distance entre le spectateur et l’œuvre.
Notes de fin
91 André Gide, Journal 1889-1939, Paris, 1951, p. 41.
92 Amédée de Foras, Le Blason, dictionnaire et remarques, Grenoble, 1883, p. 6, cité par Lucien Dallenbach, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, 1977, p. 17.
93 Ibid., p. 30.
94 Ibid., p. 16.
95 On pense par exemple aux Époux Arnolfini de Van Eyck ou aux Ménines de Vélasquez et la brillante description de ce dernier par Michel Foucault dans Les Mots et les Choses, Paris, 1966, p. 19-31.
96 Dällenbach, 1977 (note 92), p. 22.
97 Voir Pfister, 1997 (note 76), p. 299. Hamlet de Shakespeare est sans doute l’exemple le plus célèbre de mise en abyme avec sa fameuse scène du Meurtre de Gonzague, pièce dans la pièce interprétée pour accuser le meurtre du roi.
98 Voir Lexikon der Kunst, éd. par Wolfgang Stadler, t. V, article : « Géricault, Théodore», Erlangen, 1994, p. 53.
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