Une conception théâtrale : le lieu, le temps et l’action
p. 49-58
Texte intégral
1Après avoir évoqué les analogies qui existent entre l’espace peint et l’espace muséal et après avoir démontré les liens originaux qui rapprochent les personnages peints et les visiteurs réels chez Struth, nous sommes amenée à proposer une interprétation de ce « méta espace » photographique. Nous tentons ici un rapprochement de la série avec le théâtre – même si à première vue le caractère « objectif » des photographies semble s’opposer à un tel rapprochement.
2Au théâtre, comme chez Struth, il existe une dualité entre un univers fictif et un univers réel. Dans le domaine du théâtre cette confusion entre réalité et fiction peut être expliquée par un modèle de communication qu’a bien établi Manfred Pfister, en s’appuyant sur divers modèles de communication linguistique, entre autres ceux de Roman Jakobson75. Pfister y voit la confrontation d’un système de communication intérieur et d’un système de communication extérieur76. Le système de communication extérieur regroupe tout ce qui est réel, c’est-à-dire l’espace du théâtre, la durée réelle de la représentation, les acteurs présents sur scène et les spectateurs : soit toutes les données concrètes. Le système de communication intérieur, de son côté, comporte tout ce qui est fictif, c’est-à-dire le lieu imaginaire, la durée fictive de la pièce et les figures fictives. Comme au théâtre, ces deux systèmes se superposent chez Struth et chacune des trois catégories classiques du théâtre, le lieu, le temps et l’action, peut être étudiée dans ce sens.
3Du point de vue de la conception spatiale, deux lieux diamétralement opposés se confrontent : le lieu concret du musée, clairement défini par un référent réel, et les lieux fictifs représentés dans les tableaux, produits de l’imagination, qui peuvent faire éventuellement référence à des lieux spécifiques77. Comme au théâtre, la scène « jouée » se passe physiquement au théâtre-musée mais pour le spectateur photographié elle se déroule mentalement dans cet espace où se trouvent les figures peintes. Étant donné qu’aucun accessoire ne contribue à la transformation de la réalité extérieure en espace fictif, ce lieu n’est pas représenté d’une manière illusionniste, mais suggestive. Grâce au réseau d’analogies, les spectateurs et l’architecture sont associés à la scène peinte et appartiennent ainsi à cet autre lieu, celui que suggèrent les tableaux.
4La façon dont Struth photographie le tableau peint détermine l’importance qu’il accorde à ces lieux fictifs. Si la peinture est prise en gros plan, frontalement, et si par conséquent la prégnance du contexte muséal est atténuée, l’espace fictif s’épanouit et devient le lieu central de la photographie. C’est le cas dans Art Institute of Chicago I avec son groupe de spectateurs qui font écho aux corps hiératiques des flâneurs de la Grande Jatte de Seurat (1884-1886) (ill. 15) ou encore dans Musée du Louvre IV où un groupe de visiteurs semble s’intégrer à la composition pyramidale du Radeau de la Méduse de Géricault (1818-1819) (ill. 16). Dans d’autres Museum Photographs, où le tableau occupe moins de place dans le cadre, c’est l’architecture muséale qui prolonge l’espace fictif dans l’espace réel, ce qu’illustre bien Art Institute of Chicago II. Contrairement à ces exemples, il y a d’autres Museum Photographs, comme Musée d’Orsay II, dans lesquelles l’architecture muséale occupe la plus grande partie de la composition (ill. 17). Dans ces cas précis, les visiteurs apparaissent comme de simples spectateurs d’un spectacle qui leur est étranger.
ill. 15 Thomas Struth, Art Institute of Chicago 1, Chicago 1990, épreuve chromogène, 174 × 206 cm (cat. 4131)

© Thomas Struth
ill. 16 Thomas Struth, Musée du Louvre 4, Paris 1989, épreuve chromogène, 187 × 211 cm (cat. 4041)

© Thomas Struth
ill. 17 Thomas Struth, Musée d’Orsay 2, Paris 1989, épreuve chromogène, 224 × 183 cm (cat. 4061)

© Thomas Struth
5Au théâtre un contraste entre un lieu fictif et la réalité dans laquelle les personnages sont supposés évoluer est susceptible de susciter l’ironie78. Il en est ainsi chez Struth, où le prosaïsme de la visite muséale s’oppose parfois d’une manière grotesque à l’esprit héroïque de la scène peinte (Galleria dell’Accademia I). Le réseau d’analogies tend à atténuer néanmoins cette dimension ironique.
6Une confrontation de même nature s’établit entre les systèmes de communication extérieur et intérieur et est perceptible à travers la conception temporelle des Museum Photographs. La représentation que propose Struth n’a pas de durée réelle définie, puisque nous avons affaire à une image photographique et non à une succession d’événements. La représentation dure aussi longtemps que le spectateur regarde l’image – sa durée n’est pas déterminée par une limite temporelle précise, sauf, éventuellement, par la destruction matérielle de la photographie.
7Du point de vue de la durée fictive, le problème est plus complexe. Il faut considérer que la relation que montre Struth entre les tableaux et les visiteurs réels est très brève. Dans la mesure où cette interaction entre figures peintes et figures réelles modifie le contenu narratif de la peinture et le transforme parfois en spectacle, nous pourrions conclure que la durée fictive de la pièce est réduite à quelques secondes. Si néanmoins nous considérons l’image photographique comme une seule scène de la pièce, puisque le tableau est susceptible d’entretenir d’autres relations narratives avec l’espace environnant, il est alors impossible de juger la durée fictive. Il est cependant certain que l’évolution temporelle de la pièce nous reste inconnue, puisque seul un moment anecdotique nous est montré. L’instant précédent et celui qui suit peuvent seulement être imaginés.
8Cette absence d’évolution apparaît cependant comme le moyen d’instiller artificiellement une forme de tension, proche du suspense créé au théâtre par l’attente du déroulement de l’action. Le spectateur de la photographie, conscient du fait que le déroulement d’un spectacle ne perdure pas au-delà d’un certain temps et à la fois maintenu dans l’ignorance de la suite de ce déroulement, est mis dans une situation de suspense où il peut laisser libre cours à son imagination. Dans ce processus d’instabilité, le caractère donné apparemment pour stable des tableaux eux-mêmes est remis en question, contribuant ainsi au déséquilibre créé par le mouvement des personnages réels. Chez Struth comme au théâtre, chaque moment est ainsi tributaire des événements passés, de même qu’il anticipe sur la temporalité à venir. L’action dramatique consiste en une représentation successive de l’avenir anticipé et du passé récupéré79.
9La conception des figures peintes et celle des figures réelles ainsi que leur interaction constituent un troisième élément qui atteste la conception théâtrale de la série des Museum Photographs. À cet égard aussi, il est possible de démontrer l’existence d’une superposition de deux systèmes de communication. Les visiteurs, qui sont spectateurs au même titre que nous le sommes, peuvent comme les figures peintes devenir acteurs. Les acteurs réels s’associent ainsi aux figures fictives, auxquelles ils sont liés par de nombreuses analogies. Puisque le théâtre de Struth est un théâtre sans paroles, toute l’importance est donnée aux gestes et aux signes extra-verbaux que les figures échangent entre elles : « L’acteur, c’est un corps qui parle. À d’autres corps ; les acteurs, et les spectateurs », comme l’a bien défini Georges Jean80.
10En quoi consiste toutefois cette relation entre figures peintes et réelles ? Nous avons supposé que l’action jouée était engendrée par le tableau peint. En conséquence, les figures peintes sont-elles acteurs principaux, et les visiteurs réels endossent-ils le rôle des figurants ?
11Le rapport entre les personnages peints et réels varie de photographie en photographie. Cependant, dans toutes les Museum Photographs, nous percevons l’attitude psychologique des figures peintes, tandis que celle des visiteurs réels nous est généralement inconnue, puisque la plupart du temps ils ne nous sont montrés que de dos. La vie des personnages peints semble extrêmement présente dans les photographies de Struth : c’est eux qui donnent l’impulsion psychologique à la scène. Ce faisant, on a l’impression qu’ils « vivent » au même titre que les spectateurs, qui souvent nous apparaissent comme de simples formes extérieures sans intériorité. Cela est notamment visible dans Alte Pinakothek, Selbstportrait où l’autoportrait de Dürer semble aussi vivant qu’un visiteur réel (ill. 18)81. Reproduits au sein de la photographie, les rapports se renversent : tandis que les visiteurs deviennent des objets, détachés du flux de la vie, les figures peintes semblent étonnamment vivantes.
ill. 18 Thomas Struth, Alte Pinakothek, Selbstportrait, Munich 2000, épreuve chromogène, 158,5 × 184 cm (cat. 7691)

© Thomas Struth
12Pour mieux comprendre ce paradoxe, il faut recourir aux travaux de Jean-Paul Sartre qui, dans L’Être et le Néant, réfléchit sur le regard sur autrui et sur la relation objet/sujet82. Il conclut ainsi son article sur le regard : « Nous avons appris que l’existence d’autrui était éprouvée avec évidence dans et par le fait de mon objectivité. Et nous avons vu aussi que ma réaction à ma propre aliénation pour autrui se traduisait par l’appréhension d’autrui comme objet. En bref, l’autrui peut exister pour nous sous deux formes : si je l’éprouve avec évidence, je manque à le connaître ; si je le connais, si j’agis sur lui, je n’atteins que son être-objet et son existence probable au milieu du monde ; aucune synthèse des deux n’est possible83. »
13L’expérience que nous faisons envers les spectateurs représentés ressemble effectivement à celle décrite par Sartre, bien que, pour sa part, il parle des êtres tangibles, et non des figures photographiées. Ils ressemblent à des figurants qui doivent s’intégrer à l’action des figures peintes, lesquelles dictent l’ordre des choses. Ils répondent aux gestes de celles-ci, ou bien les imitent. Cette égalité est d’ailleurs aussi soutenue à un niveau formel, puisque la taille des figures peintes est, dans la plupart des cas, proche de celle des visiteurs réels.
14Dans les photographies de Struth il n’y a donc pas de différence d’importance entre l’objet peint et l’objet-homme. Puisque le rapport intérieur des humains aux tableaux peints nous échappe, nous le saisissons comme un rapport objectif, mais nous ne pouvons pas le saisir comme il est ressenti par le spectateur du tableau84. À nos yeux, leur statut ressemble à celui des figures peintes, ce qui est fondamental pour l’effet d’interaction.
15L’unité d’action propre à certaines Museum Photographs se traduit de multiples façons. Quand les figures réelles répondent aux gestes des personnes fictives, comme c’est le cas dans Art Institute of Chicago II ou Kunsthistorisches Museum III, un dialogue fascinant peut s’installer. La scène semble alors se passer au même moment, au même endroit, entre des personnes égales. Quand, au contraire, c’est « l’effet miroir » qui prime, comme par exemple dans National Gallery I, Rijksmuseum I ou Art Institute of Chicago I, l’idée d’unité d’action est rompue, et cela entraîne consécutivement une distance. Les spectateurs, au lieu de suggérer des effets fictionnels, confèrent alors une place centrale à la peinture. Étant donné les nombreux parallèles entre les postures des figures peintes et celles des figures réelles dans bien des exemples, nous pouvons nous demander si les figures réelles n’imitent pas inconsciemment les gestes des personnes peintes, comme par exemple dans National Gallery I, où le doute de l’apôtre suscite un doute analogue chez une visiteuse, ou encore dans Musée du Louvre I où une foule de visiteurs est assemblée devant le Couronnement de Napoléon de David (1807) (ill. 19). Dans cette œuvre, la foule est à une distance raisonnable de la scène solennelle, mais elle s’organise sur un axe en diagonale et semble s’intégrer à la foule peinte. Leurs attitudes respectueuses paraissent répondre à la solennité de la scène. Les visiteurs n’appartiennent donc pas seulement physiquement à la scène peinte, mais semblent réellement y assister, y prendre part.
ill. 19 Thomas Struth, Musée du Louvre 1, Paris 1989, épreuve chromogène, 183 × 234 cm (cat. 4011)

© Thomas Struth
Notes de fin
75 Voir Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », dans Essais de linguistique générale, t. 1, Paris, 1963, p. 209-248.
76 Manfred Pfister, Das Drama, Munich, 1997, p. 20.
77 Cette dualité nous rappelle Roland Barthes qui écrit : « J’appelle “référent photographique”, non pas la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif faute de quoi il n’y aurait pas de photographie. La peinture elle peut feindre la réalité sans l’avoir vue… » Barthes, 1980 (note 10), p. 120.
78 Voir Manfred Pfister, « Fiktiver Schauplatz und realer räumlicher Kontext », dans Pfister, 1997 (note 76), p. 343-344.
79 Voir Peter Pütz, Die Zeit im Drama. Zur Technik dramatischer Spannung, Göttingen, 1970, p. 11.
80 Georges Jean, Le Théâtre, Paris, 1977, p. 155.
81 Barthes, 1980 (note 10), p. 29 : « La photographie transformant le sujet en objet, et même, si l’on peut dire, en objet du musée… »
82 Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, 1943, p. 292-341.
83 Ibid., p. 341.
84 Sartre, 1943 (note 82), p. 294-295.
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