Un nouveau statut pour les œuvres : la ré-auratisation des chefs-d’œuvre par Struth ?
p. 40-46
Texte intégral
1Comment dans cette ambiance intensément animée ne pas s’interroger sur le statut réel des œuvres d’art qui sont la justification même de l’institution du musée ? Sont-elles devenues de simples prétextes ou conservent-elles toujours quelque chose de leur caractère sacré et de leur aura qui donnent à la visite un caractère sublime ? Peut-on véritablement parler d’une dévalorisation de l’art à l’heure actuelle, alors que les musées accueillent plus de visiteurs que jamais ?
2La dialectique de l’œuvre d’art, proposée par Walter Benjamin dans son essai Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit58 publié en 1936, peut nous aider à mieux comprendre la question de la valeur et du statut de l’œuvre d’art. D’après Benjamin, il est possible de penser l’histoire de l’art à partir d’une dialectique propre à l’œuvre d’art qui s’élabore autour de l’opposition des notions de Kultwert (valeur cultuelle) et d’Ausstellungswert (valeur d’exposition). Ces deux valeurs sont interdépendantes. Lorsque le Kultwert augmente, l’Ausstellungswert baisse et vice versa. La plupart des œuvres ont actuellement une valeur d’exposition extrêmement élevée, et ce en raison de l’accessibilité des expositions et des multiples reproductions photographiques largement diffusées. Le Kultwert est par conséquent assez faible – d’après Benjamin signe de modernité –, ce qui entraîne une perte d’autonomie et d’aura de l’œuvre d’art59.
3Pour Benjamin, l’aura est « une trame singulière d’espace et de temps60 », un espacement ouvragé, comme un tissu subtil ou bien comme un événement unique, étrange (sonderbar) qui nous entourerait, nous saisirait, nous prendrait dans son filet ; un paradigme visuel qu’il présente avant tout comme un pouvoir de la distance : « unique apparition d’un lointain, si proche qu’elle puisse être61 ». Dans l’objet se manifesterait ainsi une dialectique entre proximité et distance, l’objet lui-même devenant, dans cette opération, l’indice d’une perte qu’il soutient. Il se présente, il s’approche du regardant, lequel perçoit ce moment comme unique et à la fois tout à fait étrange de par l’éloignement souverain de l’objet. Il s’agirait en somme « d’une œuvre de l’absence allant et venant, sous nos yeux et hors de notre vue, une œuvre anadyomène de l’absence62 ». D’après Benjamin, c’est la valeur de « culte » qui donnerait à l’aura son véritable pouvoir d’expérience. Le lointain, qui par essence est inatteignable et qui caractérise l’aura, trouve une analogie dans l’image cultuelle qui ne peut être approchée.
4Ces caractéristiques mettent en évidence le fait que l’aura d’une œuvre ne peut être perçue que devant l’original, donc dans les musées où les œuvres ont préservé une partie de leur caractère sacré. Mais en regardant dans la série de Struth les spectateurs qui, pour la plupart, contemplent à peine les œuvres exposées, nous avons l’impression que la perte – partielle – de leur aura se renforce au fil du temps. « C’est peine perdue de lutter contre les media, et cela ne peut aboutir qu’à sur-féticher, dans l’œuvre d’art artificiellement re-sacralisée, sa perte d’aura réelle63 », écrit Thierry de Duve à ce propos, presque au moment même où Thomas Struth commence à illustrer ce phénomène plastiquement.
5En regardant l’œuvre Stanze di Raffaello II par exemple, nous pouvons effectivement constater que la valeur cultuelle des œuvres est très faible et que leur valeur auratique se perd dans une ambiance de spectacle (ill. 13). Dans la Stanza della Segnatura, Raphaël a réalisé sur commande de Jules II à partir de 1508 des fresques qui sont tenues depuis leur création pour des chefs-d’œuvre absolus de l’histoire de l’art. Devant une scène présentant l’empereur Justinien à gauche (« Trebonianius remet les pandectes à Justinien ») et le pape Grégoire IX à droite (« Le pape Grégoire IX promulgue les décrétales »), Struth a photographié en légère plongée une foule de visiteurs qui se presse dans la petite salle. La foule apparaît animée d’un grand dynamisme et fait écho aux nombreuses figures de la fresque. Toutefois, le rassemblement est plus intense dans la salle du musée. Les visiteurs, qui conversent, gesticulent et s’étonnent, semblent peu intéressés par les fresques de Raphaël. Et c’est avant tout la richesse des formes qu’ils produisent par leurs mouvements et leurs gestes qui donne à cette photographie son caractère spectaculaire et bruyant.
ill. 13 Thomas Struth, Stanze di Raffaello 2, Rome 1990, épreuve chromogène, 171 × 217 cm (cat. 4521)

© Thomas Struth
6À l’heure actuelle, le musée, devenu lieu de divertissement et de promenade, ne paraît plus en mesure de préserver le caractère sacré que l’on attribuait traditionnellement aux œuvres d’art. On pourrait donc conclure, dans un premier temps, que l’aura d’une œuvre d’art est réduite ou éradiquée par le lieu d’exposition lui-même et – pour aller plus loin – que l’idée même d’une valeur auratique est dépassée et incompatible avec l’actualité qui accorde une telle importance à la valeur d’exposition. Benjamin a même annoncé que la perte d’aura serait un signe de modernité et que la photographie (et le cinéma) détruirait « l’unique apparition » de l’objet « traditionnel » par la reproduction multiple64.
7À l’égard de cette limitation actuelle de l’aura, on peut cependant se demander quelle position adopte Struth. Dans ses photographies, les tableaux célèbres jouent un rôle important. Struth ne contribue-t-il pas ainsi, au même titre que le musée, à la dé-auratisation des tableaux, puisqu’il se sert d’un médium de reproduction et participe donc à leur diffusion (dix tirages par photographie, sans parler des reproductions des catalogues) ? Par là, il fait voyager les œuvres d’art, les enlève de leur lieu de conservation, de leur hier und jetzt, selon les mots de Benjamin, et leur ôte ainsi leur présence unique65.
8Malgré ces aspects qui jouent contre l’aura des œuvres, Struth ne les reproduit pas pour une diffusion, qui les ferait connaître à un large public, mais dans l’objectif de créer, de son côté, une œuvre d’art. Il se sert des chefs-d’œuvre présents pour ordonner ses compositions photographiques en fonction de ceux-ci. On pourrait supposer que l’aura, perdue dans le musée, pourrait être retrouvée dans ses photographies qui accordent une place centrale aux œuvres peintes.
9Cette aura ne serait pas tout à fait celle dont parle Benjamin, puisque les tableaux photographiés ne semblent pas lointains ou inapprochables dans les images de Struth, mais au contraire proches et accessibles. Toutefois ils paraissent étranges parce qu’ils révèlent une nature nouvelle et différente, qui résulte de leur reproduction photographique et de leur association au contexte muséal.
10Dans ses photographies, Struth confère aux œuvres d’art le pouvoir d’ordonner l’espace environnant, d’exercer une influence sur les visiteurs. Cela ne s’exprime pas forcément par une contemplation, c’est-à-dire par une attirance intellectuelle face aux œuvres, mais par le comportement physique des visiteurs, leur façon de se regrouper, leurs gestes, qui correspondent si souvent aux gestes des personnages peints. C’est le regard de Struth sur les œuvres qui rend cette ré-auratisation possible. D’après Benjamin, sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le « pouvoir de lever les yeux66 ». Cette idée a été depuis développée par Georges Didi-Huberman qui écrit : « On comprendra peu à peu que, pour Benjamin, l’aura ne saurait se réduire à une pure et simple phénoménologie de la fascination aliénée versant du côté de l’hallucination. C’est plutôt d’un regard œuvré par le temps qu’il s’agirait ici, un regard qui laisserait à l’apparition le temps de se déployer comme pensée, c’est-à-dire qui laisserait à l’espace le temps de se retramer autrement, de redevenir du temps67. »
11Pour Benjamin une œuvre qui a une aura est celle qui, en suscitant des associations, donne naissance à de nouvelles images. Ces images ne doivent pas être comprises d’un point de vue strictement matériel, elles sont le fruit de l’expérience intellectuelle et perceptive. Leur mise au jour donne aux œuvres qui ont une aura le pouvoir de créer une ouverture de l’inconscient. En regardant les Museum Photographs, nous avons effectivement l’impression que Struth arrive à ouvrir aussi bien l’aspect que la signification des tableaux peints, en les mettant en relation avec le contexte muséographique. Rijksmuseum I, seul exemple où Thomas Struth a demandé à un spectateur de poser pour lui, peut nous aider à illustrer cette idée (ill. 14). Une femme assise sur un banc, dans une salle consacrée à Rembrandt, est montrée de face sans qu’elle fixe néanmoins l’objectif. Derrière elle, nous reconnaissons le célèbre portrait de groupe de Rembrandt, les Staalmeesters (1662). Il montre les membres de la corporation des drapiers, lors d’une réunion, probablement face à un autre parti, comme l’a supposé Alois Riegl68. D’après lui, cette image témoigne d’un équilibre entre un système de communication intérieur et extérieur : d’un côté, les membres écoutent leur porte-parole, placé au centre de la composition, et forment ainsi un groupe homogène ; de l’autre côté, chaque membre garde son indépendance en s’adressant visuellement à un spectateur fictif, en dehors de la composition peinte69. Par le doublement de l’attention portée, d’une part au porte-parole, d’autre part à un interlocutaire fictif, la composition témoigne d’une dimension psychologique très prononcée où les vibrations des âmes des différents personnages semblent perceptibles.
ill. 14 Thomas Struth, Rijksmuseum 1, Amsterdam 1990, épreuve chromogène, 164 × 212 cm (cat. 4121)

© Thomas Struth
12Une part de cette tension se transmet dans la photographie de Struth. La jeune femme devant le tableau qui, par sa pose, son habit et le coloris de celui-ci semble proche des Staalmeesters rejoint en cela le portrait de groupe devant lequel elle a pris place. Par ailleurs, en dirigeant son regard vers un objet ou une personne qui nous est inconnu, elle affirme son indépendance à l’égard du groupe. Elle se trouve dans un champ de tension entre le groupe de drapiers et les spectateurs de la photographie. L’espace muséographique qui l’entoure pourrait être compris comme un espace psychologique dans lequel toute la tension se déploie. L’expression intériorisée et emblématique de la corporation, qui a quelque chose d’intemporel, apparaît d’ailleurs comme reflétée sur son visage. Le regard, qui joue un rôle central dans le tableau de Rembrandt, est pris en considération par Struth et utilisé pour la composition de sa photographie. Nous avons ainsi l’impression que le tableau déploie, au-delà de sa propre visibilité, ses images constituées par la réalité muséale. Revenant à Benjamin, nous pouvons donc dire que chez Struth les œuvres photographiées n’ont rien perdu de leur aura puisqu’elles l’incitent à de nombreuses associations qu’il capte et nous montre à travers ses photographies. L’aura est pour lui un vecteur d’illusions et d’associations.
Notes de fin
58 Walter Benjamin, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit », dans Gesammelte Schriften, 1974 (note 42), t. 1-2, p. 435-469.
59 Georges Didi-Hubermann, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, 1992, p. 109.
60 Walter Benjamin, « Das Passagenwerk », dans Gesammelte Schriften, 1974 (note 42), t. V-1, p. 560.
61 Ibid.
62 Didi-Huberman, 1992 (note 59), p. 104.
63 Thierry de Duve, « La condition de Beaubourg (extraits) », dans L’époque, la mode, la morale, la passion, cat. exp., Paris, Centre Georges-Pompidou, 1987, p. 403.
64 Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit (note 58), p. 445-447.
65 Ibid., t. 1-2, p. 437.
66 Walter Benjamin, « Über einige Motive bei Baudelaire », dans Gesammelte Schriften, 1974 (note 42), t. 1-2, p. 646-647.
67 Didi-Huberman, 1992 (note 59), p. 105.
68 Alois Riegl, Das Holländische Gruppenportrait, Vienne, 1931, p. 209-217.
69 Ibid., p. 44.
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