Le comportement des visiteurs dans l’espace muséal
p. 34-37
Texte intégral
1Les visiteurs appartenant au continuum temporel des Museum Photographs nous ramènent à l’actualité muséale. Contemporains du photographe, ils établissent un lien avec la réalité du musée dans lequel ils se meuvent47. Le flux des visiteurs, qui contraste avec l’immobilité des tableaux, engendre une richesse de formes et de couleurs. Ces formes interagissent avec celle des tableaux peints et ont une importance décisive dans les compositions de Struth. La tension entre ces deux réalités, l’une fixe et immobile, l’autre constamment changeante, soulignée par Struth, donne à ses photographies un caractère surprenant.
2Outre cette fonction formelle, le flux des visiteurs met également en évidence un phénomène sociologique. À l’intérieur du musée où les tableaux, autant que l’architecture, sont mis en scène, le comportement des visiteurs semble obéir à des règles définies, comme l’a décrit Paul Valéry : « Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m’enlève ma canne, un écrit me défend de fumer48. »
3Les Museum Photographs, comme témoignage muséographique présent, nous font effectivement réfléchir aux règles respectées lors de la visite des musées. Ce ne sont pas seulement la « défense de fumer » évoquée par Valéry et la convention de silence qui se sont instituées à la fin du xviiie siècle comme forme adéquate à la visite des musées49. Le mouvement et le comportement gestuel des spectateurs semblent également être conditionnés dans le musée. La manière dont les visiteurs se déplacent, parfois tranquillement, parfois fiévreusement, leurs gestes, leurs arrêts, mêlés à la foule ou solitaires, devant un tableau, tout cela est capté par Struth dans ses photographies. Jennifer Allen a résumé la pluralité des comportements dans son article « Snapshot of sensus communis. Thomas Struth’s Museum Photographs ». Elle y décrit les musées comme des lieux singuliers où nous sommes appelés non seulement à regarder des œuvres d’art, mais également à positionner notre corps dans le respect d’autrui. Des lieux où nous regardons avec les autres, ou avec l’idée que les autres regardent avec nous50. Grâce à cette tacite obligation de regarder avec les autres s’établit une dialectique entre l’impersonnalité de l’espace public et l’intimité qui peut s’installer entre les visiteurs. Ceux-ci ne se connaissent pas et vont a priori au musée pour y contempler des œuvres d’art, non pour rencontrer des gens. Pourtant en partageant le plaisir de contempler une œuvre, une certaine complicité peut naître entre différentes personnes vivant une même expérience. Quitter un visiteur avec lequel on a partagé un moment si intense est parfois ressenti avec nostalgie, avec regret. La perception collective crée une sorte de communauté, fondée sur un sens esthétique commun que nous croyons partager avec les autres.
4On pourrait rapprocher ce phénomène, comme l’a proposé Jennifer Allen, de la théorie de Kant sur le sensus communis aestheticus51. Dans sa Critique de la faculté de juger, celui-ci le décrit comme « l’idée d’un sens commun à tous (die Idee eines gemeinschaftlichen Sinnes), c’est-à-dire d’une faculté de juger, qui dans sa réflexion tient compte en pensant (a priori) du mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout entière et échapper, ce faisant, à l’illusion, résultant de conditions subjectives et particulières pouvant aisément être tenues pour objectives, qui exercerait une influence néfaste sur le jugement52 ». Cette capacité à prendre en compte autrui dans son jugement s’appliquerait également au domaine esthétique. Kant explique en effet que l’on pourrait donner le nom de sensus communis avec plus de raison au goût qu’au bon sens (gesunder Menschenverstand). Selon lui, la faculté esthétique de juger, le sensus communis aestheticus, se définit justement par son sens commun à tous (gemeinschaftlicher Sinn)53.
5Les photographies de Thomas Struth montrent à quel point le musée est un des lieux privilégiés dans lesquels se manifeste le jugement collectif. L’expérience esthétique partagée a un impact considérable sur l’expérience muséale : celle-ci ne dépend donc pas seulement des œuvres d’art, mais également des autres visiteurs. Dans les Museum Photographs, Struth nous présente tout un éventail de ces situations partagées.
6Les gestes et mouvements des visiteurs n’y sont pas anodins, ils sont au contraire caractéristiques du comportement adopté dans un musée. Prenons l’exemple de Musée d’Orsay I où se déroule une scène tout à fait caractéristique (ill. 10). Les spectateurs, visitant une salle consacrée à Van Gogh, se retrouvent tantôt seuls, tantôt en petits groupes devant un tableau, ou en train d’avancer vers un autre. Malgré leur intérêt commun pour l’art exposé, celui-ci se manifeste de façons très diverses. Le couple au premier plan, fixant un tableau que nous ne voyons pas, présente deux gestes caractéristiques : alors que le visiteur a adopté une position décontractée, les mains dans les poches, son amie, qui froisse le guide du musée, paraît plus absorbée par la lecture de l’image. À côté d’elle, une autre femme avec un éventail, prend un air pensif et concentré, le bras droit levé en signe de réflexion. Le visiteur à sa droite prend une photographie et semble préoccupé par la mise au point de son appareil. Plus loin, une femme d’origine asiatique, munie d’un audioguide, se dirige vers un tableau pour y écouter le commentaire correspondant. Malgré le nombre de spectateurs devant l’Autoportrait de Van Gogh et l’Arlésienne, on ne distingue aucun contact physique. Toutes ces observations enregistrées par Struth invitent le spectateur à de nombreuses réflexions et mettent en évidence un comportement socialement attendu54.
ill. 10 Thomas Struth, Musée d’Orsay 1, Paris 1989, épreuve chromogène, 147 × 182 cm (cat. 4051)

© Thomas Struth
Notes de fin
47 Meyer, 2000 (note 9), p. 297.
48 Paul Valéry, « Le problème des musées » (1923), dans Œuvres, t. II, Paris, 1960 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 1290.
49 Brüderlin, 1993 (note 12), p. 11-12 ; concernant le public du musée voir aussi : Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L’amour de l’art. Les musées et leur public, Paris, 1970 ; Georges Henri Rivière, La Muséologie selon Georges Henri Rivière, Paris, 1989, p. 305-325 ; Ulf Wuggenig et Vera Kochot, Soziologie des Publikums, dans Brüderlin, 1993 (note 12), p. 82-90.
50 Jennifer Allen, « Snapshot of sensus communis. Thomas Struth’s Museum Photographs », dans Parachute 79, juillet-septembre, 1995, p. 5.
51 Ibid., p. 5.
52 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, 1989, p. 127 ; voir également Thierry de Duve, Kant after Duchamp, Cambridge (Massachusetts), 1996, p. 301-320 ; Allen, 1995 (note 50), p. 5.
53 Kant, 1989 (note 52), p. 128.
54 Jacques Maquet, L’anthropologue et l’esthétique, Paris, 1993, p. 18.
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