Les Museum Photographs comme « images d’exposition » contemporaines
p. 24-30
Texte intégral
1Outre la forme du tableau photographique qui instaure, comme nous venons de le voir, un dialogue captivant entre la peinture et la photographie, c’est le référent photographique même des Museum Photographs qui renoue avec une tradition iconographique européenne. En choisissant le genre spécifique de l’image d’exposition, Struth se place dans une tradition artistique qui existe depuis le xviie siècle. C’est au début du xviie siècle qu’apparaît à Anvers un genre pictural inauguré par Frans Francken le Jeune et Jan Bruegel de Velours, et pratiqué ensuite par de nombreux artistes flamands : la peinture de cabinet24. Les images appartenant à ce genre, comme la fameuse Vue de la galerie de tableaux de l’archiduc Léopold à Bruxelles (1640) de David Teniers ou l’Intérieur d’une galerie de tableaux de Frans Francken, représentent à la fois le cabinet, saturé de tableaux et de curiosités, les collectionneurs, les marchands ou bien les représentants d’une corporation faisant partie de cet univers de collection et de vente (ill. 5). Ces tableaux ne se limitent pas seulement à une représentation descriptive et allégorique des lieux où sont installées les collections, mais reflètent en même temps l’extraordinaire développement du collectionnisme en Europe. Leur aspect mercantile, qui est à l’origine du système d’exposition, et leur fonction représentative sont évidents.
ill. 5 David Teniers, Vue de la galerie de tableaux de l’archiduc Léopold à Bruxelles, 1640, huile sur toile, 99,7 × 128,4 cm, Oberschleißheim, Neues Schloss Schleißheim, inv. 1841

© Bayerische Staatsgemäldesammlungen – Neues Schloss Schleißheim, Oberschleißheim, https://www.sammlung.pinakothek.de/en/artwork/EXR4MA14Q1, licence CC BY-SA 4.0 (Attribution-ShareAlike 4.0 International)
2Vers la fin du xviie siècle, au moment où commencent à s’ouvrir au public des bibliothèques et des collections publiques, la tradition des cabinets de curiosité est de plus en plus vivement critiquée, d’abord au nom de la « vanité » des choses terrestres, plus tard au nom de la science expérimentale et de son utilité sociale25. Un nouvel établissement voit le jour, le musée, qui à ses débuts est une sorte de cabinet de curiosité grand public. Les collections, jadis réservées à quelques élus, sont ainsi accessibles à un public cultivé, qui se rend au musée pour s’informer et s’instruire26. Cette importance grandissante des collections se reflète dans l’image d’exposition. La Tribune des Offices, peinte par Johan Zoffany en 1780, montre cette nouvelle tendance. L’œuvre illustre les différents modes de contemplation du tableau et les discussions qu’ils engendrent (ill. 6)27. Les dessins de Gabriel de Saint-Aubin montrent une autre facette du système d’exposition de l’époque, les Salons, première structure d’expositions temporaires (ill. 7). Les murs du Louvre, remplis de tableaux jusqu’au plafond, et le public, discutant et gesticulant, forment ici une unité dramatique. Les postures et attitudes des visiteurs trouvent un écho dans l’accrochage chaotique des tableaux et semblent refléter l’univers muséal.
ill. 6 Johan Joseph Zoffany, La Tribune des Offices, 1780, huile sur toile, 123,5 × 154,9 cm, Londres/Windsor, Royal Collection Trust, inv. RCIN 406983

© Royal Collection Trust / Her Majesty Queen Elizabeth II 2021, https://www.rct.uk/collection/search#/2/collection/406983/the-tribuna-of-the-uffizi
ill. 7 Gabriel-Jacques de Saint-Aubin, Salon du Louvre, 1765, aquarelle, 24 × 46,70 cm, Paris, musée du Louvre, inv. 32749-recto

© RMN-Grand Palais / Tony Querrec, https://www.photo.rmn.fr/archive/19-535330-2C6NU0AXARJ7Y.html
3À l’aube du xixe siècle, qui fut sans conteste le siècle des musées28, débute une nouvelle ère pour l’art : celle de son institutionnalisation systématique. Le succès des grandes expositions révèle l’immense audience de l’art et met en évidence l’utilité sociale du musée. La foule des visiteurs suscite alors de nouvelles formes de témoignages. Les critiques d’art et les hommes de lettres, d’une part, comme Stendhal qui se rend au Louvre pour « juger l’impression que le public du samedi reçoit des tableaux29 » ; les caricaturistes d’autre part, qui, interpellés par la nouveauté du phénomène, tentent de tracer le profil psychologique et sociologique du nouvel habitus30. Nous pourrions évoquer à cet égard les nombreux témoignages des salons d’Honoré Daumier. Il y capte les faiblesses des comportements des visiteurs, ainsi que l’impossibilité d’une approche raisonnable, ou simplement naturelle, entre le spectateur et l’œuvre d’art, relation devenue difficile dans ce lieu culturel saturé. Le prix effectif de « l’art pour tous » est, semble-t-il, l’anonymat et l’impersonnalité des relations entre les œuvres et les spectateurs ainsi que celles des visiteurs. Pourtant certains artistes vont rompre avec la représentation de la masse qui peuple les salles des musées. Ainsi, Edgar Degas introduit une nouvelle dimension dans la représentation du visiteur de musée. Il s’intéresse à l’expérience individuelle face aux œuvres et à l’intimité contemplatrice du spectateur (ill. 8).
ill. 8 Edgar Degas, Mary Cassatt au Louvre, vers 1879, aquatinte, eau-forte, pointe sèche sur papier Japon, 27 × 23,6 cm, Paris, musée d’Orsay, conservé au musée du Louvre, inv. RF4046-D-recto

© RMN-Grand Palais / Michel Urtado, https://www.photo.rmn.fr/archive/17-511296-2C6NU0ATNLZGT.html
4Au xxe siècle l’image d’exposition et son cortège de spectateurs, qui faisaient intégralement partie de l’institution art, au sein de laquelle l’objet, le sujet et le cadre institutionnel étaient consubstantiellement liés, tient une place moins importante, et ce, au moment même où toutes les conditions sont rassemblées pour faire du musée un lieu social et culturel d’exception. Le genre de l’image d’exposition est relégué au domaine de la documentation31.
5Cependant, depuis une trentaine d’années, l’image d’exposition resurgit régulièrement, dans l’art contemporain, comme une sorte de topos. Notamment les artistes politisés de la génération 1968 en usent pour critiquer le caractère élitiste de l’institution muséale, comme en témoigne la série d’images de Jörg Immendorff du Rechenschaftsbericht (ill. 9).
ill. 9 Jörg Immendorff, Im Museum tut’s nicht weh!, appartient à la série du Rechenschaftsbericht, 1972, disparu

© The Estate of Jörg Immendorff, Courtesy Galerie Michael Werner, Märkisch Wilmersdorf, Cologne & New York
6La photographie, qui pendant longtemps avait produit des images d’exposition servant avant tout de documentation, a elle aussi proposé de s’intéresser d’une manière nouvelle à l’image d’exposition ; elle a même fait de ce thème un véritable genre. Les œuvres d’artistes comme Candida Höfer, Karen Knorr, Louise Lawler, Christian Milovanoff, et bien sûr Thomas Struth, en attestent.
7D’après Markus Brüderlin, ce mouvement d’intérêt s’explique entre autres par un malaise croissant des artistes envers l’institution muséale, qui devient de plus en plus un ersatz d’activité sociale32. Ainsi, ces artistes renouent avec la tradition des images d’exposition qui, comme nous l’avons vu, ont toujours reflété une situation particulière : soit un collectionnisme fleurissant, soit l’émergence des musées ou encore une institution devenue invivable.
8Cependant, les ambitions des artistes contemporains ne se limitent pas au témoignage et au constat critique : ils cherchent aussi à réaliser un projet esthétique. Ils remettent en question l’espace de célébration qu’est devenu le musée, pour nous proposer un nouveau regard esthétisant et ironique. Quand Milovanoff nous invite à revisiter le Louvre33, quand Struth nous emmène dans les plus célèbres musées du monde, ils nous présentent des œuvres d’art photographiques créées à partir d’autres œuvres d’art insérées dans leur espace muséal.
9Par ailleurs, on peut expliquer le renouveau de l’image d’exposition comme une nouvelle affirmation du tableau, dont la forme a été remise en question tout au long du xxe siècle. Malgré toutes les tentatives entreprises pour sortir du cadre, pour dépasser un format bidimensionnel et pour rejeter l’image de l’œuvre d’art, tentatives qui ont rendu célèbres de nombreux mouvements comme le Land Art, le Fluxus, le Minimalisme ou l’Art conceptuel, la représentation de l’œuvre d’art est revenue dans l’image, sous forme de reproduction, pour y chercher son immortalité. Cette « ruse de l’image », comme l’a définie Markus Brüderlin en s’appuyant sur Hegel34, est justement exploitée par les photographes contemporains, qui en usent comme d’un fondement d’un nouveau genre.
Notes de fin
24 Roland Schaer, L’Invention des musées, Paris, 1993, p. 20 ; Simone Speth-Holterhoff, Les Peintres flamands de cabinets d’amateurs au xviie siècle, Bruxelles, 1957.
25 Schaer, 1993 (note 24), p. 31.
26 Au sujet de l’origine des musées voir également : Édouard Pommier, Les Musées en Europe à la veille de l’ouverture du Louvre, Actes du colloque organisé par le service culturel du Louvre les 3,4 et 5 juin 1993 ; Thomas W Gaehtgens, L’Image des collections eu Europe au xviiie siècle, Leçon inaugurale faite le 29 janvier 1999, Chaire européenne (1998-1999), Collège de France, Paris, 1999.
27 Brüderlin, 1993 (note 12), p. 36.
28 Germain Bazin, Le Temps des musées, Liège/Bruxelles, 1967, p. 193-239 ; Schaer, 1993 (note 24), p. 75.
29 Stendhal, « Salon de 1824 », dans Mélanges d’art, Paris, 1932, p. 115.
30 Brüderlin, 1993 (note 12), p. 55.
31 Ibid., p. 36.
32 Ibid., p. 39.
33 Christian Milovanoff, Le Louvre revisité, Paris, 1986.
34 Brüderlin, 1993 (note 12), p. 38.
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