Rapport peinture/photographie
p. 14-23
Texte intégral
1Les rapports conflictuels entre la peinture et la photographie qui avaient marqué le début de la photographie ont depuis longtemps cédé la place à une coexistence paisible. Les artistes se servent délibérément des deux médiums et l’usage de la photographie s’est confirmé dans le champ de l’art contemporain. Dans ce contexte, il est intéressant qu’un artiste comme Thomas Struth reprenne cette ancienne thématique, non seulement en intégrant des peintures dans ses compositions photographiques, mais également en adoptant une forme qui rappelle celle des tableaux.
2Struth, qui connaît les deux médiums, se souvient de l’époque où il travaillait pour d’autres artistes en photographiant leurs œuvres. Grâce à cette expérience il a compris que les peintures reproduites par la photographie pouvaient redevenir des objets d’actualité15. En effet, les tableaux photographiés par Struth semblent étonnamment actuels. Cet effet résulte de la présence remarquable qu’occupent ces peintures dans les photographies. L’artiste leur accorde une place centrale en les situant au milieu de ses cadrages, en choisissant souvent son format en fonction des leurs et en montrant les œuvres toujours nettes, contrairement aux visiteurs qui peuvent être flous. Cette importance est soutenue par d’autres données formelles qui confèrent un caractère pictural aux photographies de Struth. Ainsi, grâce à sa mise au point usant d’une profondeur de champ relativement faible, Struth présente les tableaux comme s’ils étaient proches du spectateur qu’il photographie, alors qu’ils constituent le point le plus lointain dans ses images. L’espace entre son appareil et les tableaux apparaît en conséquence peu profond. Malgré toute l’illusion que la photographie peut susciter, elle reste un moyen de reproduction, qui se déploie sur deux dimensions. En nous sensibilisant à cela, l’artiste la rapproche de la peinture qui connaît les mêmes limites spatiales.
3Les tableaux que Struth a choisi de photographier pour ses Museum Photographs lui servent de modèle, de point de départ pour ses compositions : « L’idée était de créer un engrenage ; il y a une composition existante et moi je suis un artiste d’aujourd’hui et je crée en utilisant les œuvres, les objets et les visiteurs comme des éléments de la composition16. » La composition des tableaux semble déterminer l’espace photographié et joue ainsi un rôle primordial pour la composition de la photographie. Les deux réalités s’harmonisent ainsi et s’engagent dans un dialogue captivant. Comme un peintre, Struth organise soigneusement ses compositions complexes, sans cependant manipuler le réel. Musée du Louvre II permet d’illustrer ce phénomène (ill. 1). Au Louvre, dans une salle consacrée à la peinture italienne, une classe est assise par terre devant un tableau de Paul Véronèse, Jupiter foudroyant les Vices (1553-1555 environ). La disposition du groupe scolaire, en ovale, rappelle d’une manière étonnante la composition peinte par Véronèse, qui elle aussi s’organise autour d’un ovale. L’animation dramatique de la scène peinte, qui présente le foudroiement des Vices par Jupiter, est transmise dans la scène muséographique – bien que d’une manière affaiblie – par le geste expressif de l’institutrice, que son animation rend floue et dynamique. Comme Jupiter, elle occupe une position particulière et différente de celle du groupe (élèves/Vices). Le jeu des regards des élèves assis à droite, peu intéressés par le discours de leur institutrice, trouve un écho dans la composition peinte où le jeu des regards des Vices crée également un rythme dans l’image. La scène peinte illustre une chute et le motif semble prêt à outrepasser les limites inférieures du cadre pour se poursuivre dans l’espace réel, ce qui renforce d’autant plus le lien entre le tableau et le groupe scolaire.
ill. 1 Thomas Struth, Louvre 2, Paris 1989, épreuve chromogène, 221,5 × 180 cm (cat. 4021)

© Thomas Struth
4Au-delà de ces correspondances compositionnelles, l’accrochage du tableau corrobore l’idée de l’image reflétée. L’accrochage du cadre légèrement détaché du mur, afin d’atténuer les aberrations visuelles, donne l’impression que la peinture pourrait se rabattre sur le groupe d’enfants et entrer en correspondance symétrique avec lui. Cet effet est renforcé par le fait que l’axe longitudinal des deux ovales présente une longueur identique. Le ton doré du parquet encadrant le groupe d’enfants est également en harmonie avec le cadre du tableau.
5D’ailleurs, ce n’est pas le seul endroit dans l’image où s’affirme une harmonie chromatique ; à l’intérieur des compositions ovoïdes, se développe une même palette de couleurs : bleu, rouge, jaune, blanc, incarnat et tons brunâtres des cheveux.
6La photographie, qui pendant longtemps a été réalisée en noir et blanc, et qui par conséquent ne contrecarrait pas le domaine de la peinture17, est chez Struth d’un coloris éclatant, qui exige un soin extrême lors du développement. Les couleurs ne sont pas le simple produit du hasard, mais affirment au contraire un véritable travail d’harmonisation. Les nombreuses analogies qui existent entre le coloris d’un tableau et celui des vêtements des visiteurs en témoignent. Dans Galleria dell’Accademia I par exemple, Struth a choisi Le Repas chez Lévi (1573) de Véronèse comme point de départ de sa composition (ill. 2). Ce tableau monumental nous est montré frontalement et domine presque toute la partie supérieure de la photographie, tandis que la partie inférieure est occupée par de nombreux visiteurs qui peuplent l’espace muséal. Le cadrage de Struth place les bancs et autres meubles du musée dans la ligne de fuite du tableau, de telle sorte qu’ils créent une diagonale qui nous guide au centre de la composition, vers la figure du Christ. La taille des personnages réels, qui diminue avec la profondeur de champ, atteint – devant le tableau – la taille des figures peintes, ce qui renforce l’impression d’un espace unifié.
ill. 2 Thomas Struth, Galleria dell’Accademia 1, Venise 1992, épreuve chromogène, 184,5 × 228,3 cm (cat. 4841)

© Thomas Struth
7Cependant, c’est avant tout le jeu des couleurs qui est important dans cette photographie car il crée un lien étroit entre les deux espaces. Le rôle du rouge, par exemple, est particulièrement déterminant. Le parcours visuel du spectateur peut commencer avec le visiteur au premier plan, coupé par le cadrage de la photographie, qui porte un T-shirt rouge. Celui-ci nous mène à une femme, portant également un vêtement rouge, plus éloignée de l’appareil photographique. De là, l’œil entre facilement au cœur de la scène du Repas chez Lévi, où le rouge se retrouve à plusieurs endroits, notamment chez les fidèles entourant le Christ, qui lui aussi porte un vêtement rouge clair. Outre cet axe central, on remarque d’autres correspondances ordonnées par cette couleur. Cette orchestration de la couleur rappelle le travail du peintre qui compose consciencieusement ses harmonies ou contrastes de couleurs.
8Ce souci d’harmonisation s’applique également à la lumière. Struth sélectionne les tableaux qu’il photographiera en fonction de leur lumière mais également en fonction de l’éclairage auquel ils sont soumis et il s’efforce de révéler leur lien. L’ambiance lumineuse, que l’artiste capte, témoigne ainsi d’une volonté de construire une œuvre aussi sophistiquée que celle qu’il photographie. Au cœur de National Gallery I par exemple, nous reconnaissons L’Incrédulité de saint Thomas (1502-1504) de Cima qui est flanqué à droite et à gauche de deux tableaux célèbres de Giovanni Bellini : Le Doge Leonardo Loredan (1501-1505) et La Vierge à la prairie (vers 1500) (ill. 3). Dans ces trois tableaux une lumière régulière, typique de la peinture vénitienne du xvie siècle, s’harmonise avec la lumière diffuse de la salle du musée. En conséquence, ni la composition des tableaux, ni celle de la photographie ne présentent un jeu d’ombre et de lumière affirmé. Dans les deux cas, la lumière vient d’en haut et éclaire ainsi les visages des figures peintes et le dos des visiteurs réels. Les ombres portées sont quasiment inexistantes. Pour le critique Jerry Saltz, cette lumière régulière et paisible ressemble à celle d’un rêve : « Un rêve qu’on fait juste avant de se réveiller – quand la conscience commence à revenir. Tout paraît si fluctuant et voilé - impression disparaissant au moment même où elle se forme. On y est attiré – mais sans s’y abandonner. On est dans un état d’hésitation18. » Il est vrai que l’organisation de l’espace et de la lumière donne à cette image une qualité presque irréelle, où l’enregistrement réaliste contraste avec un monde imaginaire. National Gallery I est sans doute une des images les plus poétiques de la série des Museum Photographs.
ill. 3 Thomas Struth, National Gallery 1, Londres 1989, épreuve chromogène, 180 × 196 cm (cat. 4081)

© Thomas Struth
9Un autre aspect matériel, le flou, se rajoute à la couleur et à la lumière comme élément pictural. Struth l’exploite dans plusieurs images, notamment dans Museum of Modem Art I (ill. 4). C’est la seule photographie de la série pour laquelle Struth a choisi un tableau non-figuratif. Devant un dripping de Jackson Pollock cinq visiteurs avançant vers le tableau créent un effet de flou qui contraste avec la grande netteté de définition présentée par le tableau. Fixés dans des poses différentes, ce qui accentue l’aspect mouvementé de leur présence, les visiteurs semblent devenir matière, au même titre que la peinture dispersée sur la toile. L’analogie est ainsi forcée entre le mouvement des visiteurs et la dynamique caractéristique du dripping. L’importance du geste chez Pollock permet ici un rapprochement entre ce tableau abstrait, gestuel, et le comportement des visiteurs.
ill. 4 Thomas Struth, Museum of Modem Art 1, New York 1994, épreuve chromogène, 180 × 238 cm (cat. 5781)

© Thomas Struth
10Le format inhabituel des Museum Photographs constitue le dernier point formel qui souligne la proximité entre peinture et photographie. Comme les tableaux, ces photographies déploient leur énoncé au mur, dans une présentation frontale. Elles étaient apparemment destinées à être dès le début exposées dans un cadre muséal, au même titre que les tableaux. Elles réclament par là une certaine autonomie et une certaine indépendance, qui pendant longtemps ne furent pas accordées aux images photographiques.
11Cette autonomie de l’image, induite par les aspects matériels et le format des Museum Photographs, est un phénomène spécifique de la photographie contemporaine. Struth n’est en effet pas le seul à avoir adapté cette forme du tableau à la photographie. De nombreux artistes contemporains, comme Jeff Wall, Jean-Marc Bustamente ou bien Suzanne Lafont, mènent des recherches artistiques similaires. En 1980-1981, le musée d’Art moderne de la Ville de Paris consacrait à ce nouveau phénomène une exposition intitulée « Ils se disent peintres, ils se disent photographes ». Michel Nuridsany y annonçait : « La photographie est en couleur et désormais elle “tient au mur”. Voilà comment s’exprime formellement cette dynamique qui traverse la photographie. […] Aujourd’hui les photos de la plupart des artistes sont en couleur, de bonne qualité technique et très grandes. Ce ne sont plus des constats mais des tableaux19. »
12Le critique français, Jean-François Chevrier partage également le point de vue de Nuridsany. Il a introduit au cours des années 1980 la notion de tableau photographique, une notion qu’il n’a pourtant jamais véritablement définie. Il l’a toutefois employée lors de deux expositions, présidées par lui, en 1989 : « Photo-Kunst » à Stuttgart et « Une autre objectivité » à Paris (exposition itinérante). En s’appuyant tout d’abord sur une réflexion historique, Chevrier et son collègue James Lingwood expliquent que, depuis les années 1960, l’autonomisation de la photographie s’est confirmée grâce à l’usage artistique qu’en ont fait divers mouvements, comme le pop art ou l’Art conceptuel. Cette argumentation les conduit enfin à s’interroger sur la forme de cette photographie autonome, le tableau photographique20. Par sa définition incertaine cette notion est contestable. Bien qu’elle ait émergé à la fin des années 1980, les auteurs font référence à la photographie de la fin des années 1970 sans s’attacher aux productions contemporaines. Il est donc difficile de considérer les Museum Photographs comme une illustration de cette notion.
13Cependant il est intéressant de tenir compte de trois aspects développés par Chevrier au sujet du tableau photographique pour comprendre l’œuvre de Struth. Tout d’abord, le tableau est un plan clairement délimité, frontal, qui se constitue comme un objet autonome. Il faut donc distinguer l’image photographique conçue comme un tableau, dans le sens d’une autonomie, de celle simplement agrandie pour le mur ; de même il faut la dissocier de l’épreuve photographique qui, pouvant être recadrée ou regardée à l’horizontale, ne s’impose pas nécessairement dans sa frontalité. Enfin, le tableau photographique semble reposer essentiellement, et selon les termes de Chevrier, « sur une dialectique de l’enregistrement documentaire et de la composition picturale », au sein de laquelle la fixité de l’image photographique, prise dans la stabilité de la forme tableau, propose au spectateur une expérience de confrontation21.
14Ces critères semblent effectivement applicables aux images de Struth, qui étaient d’ailleurs exposées à « Photo-Kunst » comme à « Une autre objectivité ». Ses compositions se présentent par leur taille, leur plan délimité, leur frontalité et leur caractère fragmentaire comme un objet autonome. Elles sont conçues pour être accrochées au mur et ne sont pas de simples agrandissements. Enfin, ses tableaux vivent de la dialectique entre l’enregistrement documentaire et la composition picturale, déjà évoquée. Une dimension fondamentale, perceptible autant chez Struth que chez d’autres artistes, semble néanmoins échapper à Chevrier : celle de la théâtralité ou de l’effet cinématographique qui peut se dégager de ces photographies contemporaines. Cette ignorance est sans doute liée à l’arrivée tardive de la notion critique du tableau photographique. En 1989, au moment où Struth commence ses Museum Photographs, la définition que donne Chevrier des artistes d’« Une autre objectivité », qui « refusent les contorsions maniéristes et les jeux de miroirs (ou de renversements) sur l’illusion, la fiction et leur double22 », et qui écartent « la spontanéité, le lyrisme, préférant risquer une certaine “rigidité”23 », n’a plus vraiment de signification. Dans la série des Museum Photographs s’affirme la volonté de l’artiste de mettre en scène un théâtre quotidien et non celle de créer de simples objets autonomes, réduits dans la forme stable du tableau.
Notes de fin
15 Id.
16 Id.
17 Voir à ce propos l’analyse du rapport entre la photographie et la peinture de Susan Sontag dans Susan Sontag, Sur la photographie, Paris, 1979, p. 130-169.
18 Jerry Saltz, « What is the reason for your visit to this museum », dans Arts magazine LXV, janvier 1991, p. 13-14.
19 Ils se disent peintres, ils se disent photographes, cat. exp., Paris, ARC/Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1980 (sans pagination).
20 Voir également Michel Poivert, Photographie et avant-garde au xxe siècle : contribution à une histoire de la condition moderne de la photographie, Paris, 2002, p. 21-30 et 106-123.
21 Michel Guillemot (éd.), Dictionnaire de la photo, Paris, 1996, p. 505.
22 Une autre objectivité – Another Objectivity, éd. par Jean-François Chevrier et James Lingwood, cat. exp., Paris, Centre national des Arts plastiques, 1989, p. 33.
23 Ibid., p. 35.
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