3. Faire corps
p. 47-80
Texte intégral
1On l’a déjà noté, l’image de l’équipe unie est une des plus fortes que suggère le simple fait d’assister à un match de rugby. La constitution de ce corps collectif est, en vérité, l’un des premiers enjeux du discours et des rites qui entourent la pratique sportive. Mais cette figure de la communauté soudée s’étend également dans deux directions : vers la collectivité idéale des rugbymen, toujours soucieux de vérifier leur commune appartenance et d’en réaffirmer les contours en produisant une mythologie partagée ; vers une prise en charge globale des individus par une « société du rugby » dont les interférences avec l’existence des joueurs dépassent de très loin les seuls aspects sportifs. Ce chapitre présentera ainsi les différentes expressions de ce besoin de « faire corps ».
Les rites du « collectif »
2Lorsque les joueurs s’acheminent vers le stade, ils sont bien évidemment déjà membres d’une équipe : celle-ci a une existence administrative dans l’organigramme du championnat, elle a aussi une existence psychologique dans la mémoire de chacun et ses dispositions morales. Il reste encore, si l’on veut, à l’incarner : telle est, entre autres choses, la fonction du premier passage des joueurs dans les vestiaires.
Les magies des vestiaires
3Comme on l’a vu dans le bref survol de l’après-midi de match, les vestiaires sont un des lieux du rugby autour duquel se dessine avec le plus de force un discours de la clôture, du secret. Placés sous les tribunes ou à proximité du terrain, ils ne sont jamais ouverts au public. Le non-initié ne sait pas ce qu’il s’y dit et fait. Il sait simplement qu’il verra les joueurs en sortir métamorphosés par le vêtement et la concentration. Dans ce véritable sanctuaire, où chacun se prépare cérémonieusement, les joueurs se retrouvent exclusivement entre eux, se déshabillent et se rhabillent, ont des attentions pour leur corps – massages, applications de crème, mise de protections (bandeau, protège-tibia, etc.). La première étape de ces préparatifs est l’appropriation de l’espace :
– Chacun a sa place, chacun ses manies, chacun s’habille différemment.
– Si vous accrochez un truc à une place qui n’est pas à vous, c’est déchiqueté, foutu en l’air dans les dix secondes.
– La première fois que je suis arrivé dans les vestiaires de Bègles, je me suis mis à la place de quelqu’un d’autre, il a jeté mes affaires : « C’est la coutume, ça fait quatorze ans que je suis là. » Après je suis devenu entraîneur, un nouveau est arrivé, il était un peu naïf, il a demandé où se mettre, on lui a présenté ma place. Moi évidemment, j’ai théâtralisé : « Quoi ! C’est ma place ! » J’ai pris ses affaires...
– A l’extérieur c’est la même chose. L’autre fois on s’est tous installés de la même façon par rapport à la porte, comme les bœufs qui rentrent à l’étable !
– Je me mets toujours à la même place, j’ai gravé mon nom sur mon portemanteau.
4Comme le terrain où chacun prend une place définie, le vestiaire est investi de façon codifiée, et cela impose au nouveau venu une initiation quant au choix de la bonne place. L’étape de la spatialisation a un caractère individuel (le corps communautaire n’est pas encore formé) mais aussi une dimension sociale à travers le choix du voisin. La répartition est en général simple, d’un côté les avants, de l’autre les arrières. Le talonneur est le plus souvent assis entre les deux piliers : la première ligne est déjà formée. Les avants ressentent effectivement le besoin d’être proches pour déjà simuler le contact qui sera permanent pour eux, et très intense, pendant le match. Une façon d’exorciser la peur de ce qui les attend sur le terrain, mais aussi de s’y préparer. Ils se touchent entre eux avant d’entrer en contact avec les adversaires. Comme le note un entraîneur, « les avants savent qu’ils sont à la merci des coups de poing, de genou. Dans les vestiaires ils se tapent entre eux, ils se bousculent... »
5La seconde étape est celle de la motivation, juste avant de franchir la porte des vestiaires et de faire résonner ses crampons dans le couloir qui mène au dehors. Soit elle se passe dans un silence religieux, pendant lequel chacun se concentre, soit elle est au contraire bruyante, animée par les dernières recommandations ou exhortations de l’entraîneur et les cris des joueurs ; soit enfin elle recourt à diverses mises en scène qui ont toutes pour objet de symboliser l’union des individus. Sébastien Darbon en décrit une dans son étude du club de rugby de Saint-Vincent-de-Tyrosse :
Les joueurs se sont pris par les épaules et oscillent d’un côté, de l’autre. Le groupe a commencé à se souder. Les huit avants se regroupent dans la salle de douche et, disposés en demi-cercle, urinent ensemble (...). Pris soudain d’une sorte de rage, ils se regroupent frénétiquement en une boule compacte, animée de violents mouvements centripètes, formant comme un seul organisme d’où s’échappent des cris rauques. Acco [le capitaine demi de mêlée], coincé au milieu de cette grappe infernale, la voix tendue et dramatique, les exhorte au combat. J’ai vu en une autre occasion un joueur qui, parce qu’il était allé vomir son angoisse dans les douches, était arrivé en retard pour la « boule » : véritablement pris de panique à l’idée de ne pouvoir se fondre au groupe, il essayait vainement de s’insérer parmi les autres, mais c’était trop compact, il pleurait, il hurlait ; finalement il a réussi à réintégrer le ventre maternel par-dessous, en se faufilant entre les jambes des autres. Il est certain qu’après une telle expérience fusionnelle, l’entraîneur n’a plus qu’à ouvrir la porte du vestiaire et laisser les joueurs se ruer vers le tunnel pour déboucher sur le terrain : ils sont prêts à en découdre (Darbon 1995a : 119-120).
6Écoutons encore ces joueurs :
– Après avoir poussé notre cri, on arrivait sur le terrain remontés ! On aurait tué père et mère.
– Il y a tout un rituel, tu mets l’uniforme et tu veux faire un, c’est flagrant dans les vestiaires, toujours se serrer, se prendre, se serrer, se serrer... comme si tu voulais fusionner tous ensemble. Nous, quand on sort, le gars de derrière tient le gars de devant, et ainsi de suite.
7A côté de cela, des entreprises « magiques » sont menées individuellement : mettre le sous-vêtement porté lors d’une victoire, baisser ses chaussettes, enfiler le maillot toujours de la même façon, respirer du Synthol, boire quelques gouttes d’alcool de menthe. Certains vont même jusqu’à se masser avec une crème que les vétérinaires utilisent pour les chevaux : se substituer à l’animal en prenant un « remède de cheval » fait peut-être espérer l’acquisition de sa force. Chacun met en condition son propre esprit et son propre corps pour ensuite se souder à l’équipe. Le vestiaire est le lieu de la métamorphose où un corps communautaire se forme. Le corps individuel est désormais la « propriété » de celui-ci, ce qu’une épouse perçut effectivement, non sans quelque angoisse au début :
– La première fois que je suis allée le voir jouer, quand il est sorti des vestiaires, je lui faisais des signes des tribunes. J’avais l’impression qu’il regardait dans ma direction, mais il m’ignorait totalement, je me demandais si on n’allait pas divorcer après le match.
8Le personnage clé de la motivation, l’entraîneur, est là pour ajouter à la force du rite celle d’une représentation explicite des valeurs partagées. Les joueurs acceptent ses exhortations parfois extrêmes, voire ses insultes, car elles finissent par atteindre leur but, les faire entrer le plus « remontés » possible sur le terrain (on utilise d’ailleurs l’expression « se faire remonter comme un tambour »). Dans tous les cas, il s’agit bien de vivre l’expérience d’une adhésion inconditionnelle aux références et valeurs qui instituent véritablement le groupe : solidarité, fraternité, sacrifice, fidélité au club. Deux éléments, souvent présents dans les magies propitiatoires du rugby et son discours identitaire, symbolisent tout particulièrement ce sens du collectif : le terrain et le maillot.
Le terrain
9De même que dans les autres sports de compétition, une équipe de rugby se définit en règle générale comme celle d’une ville et cela explique, dans une large mesure, la passion des supporters. On peut penser, en outre, que ce chauvinisme est partagé par une bonne partie des joueurs, surtout dans les plus bas niveaux de la compétition, ceux du « rugby de village » qui recrute l’essentiel des équipes à l’échelle de la commune ou du canton. Or le terrain est, matériellement, le lieu d’intersection entre cette dimension locale de l’appartenance et le registre de la pratique sportive. D’une première manière donc, on comprend qu’il soit lui-même « enraciné » dans la réalité locale, qu’il serve de relais entre l’identité de la ville et celle de l’équipe, ou des différentes équipes du même club qui en font usage. Telle est la fonction des récits d’origine colportés à son propos. On raconte par exemple que le terrain du stade Musard, à Bègles, était un pré où paissait tranquillement un troupeau de vaches, jusqu’à ce qu’un certain M. Delphin Loche le loue pour remplacer le bovin par le ballon. De façon plus significative, on affirme également qu’il était d’abord un jardin potager où poussait le fameux radis béglais, connu dans toute la région bordelaise. Voilà pourquoi le radis serait devenu l’emblème du club. Un surnom des joueurs, « les radis-ville », suggère même une assimilation entre le joueur, « produit » du club local et le radis, produit du terroir.
10Marquant d’une autre manière encore la relation du terrain au terroir, un journaliste écrivait : « Les purs Béglais portaient le maillot à damiers et jouaient à Musard comme dans leur jardin. D’ailleurs la plupart ont leur jardin qui donne sur le stade » (Sud-Ouest, 31 mai 1991, cité in Callède & Dané 1991 : 203). Le stade de Twickenham, à Londres, fait l’objet d’un récit analogue. On raconte que l’arbitre international William Williams (1860-1951) « dénicha l’emplacement du futur stade et convainquit les dirigeants du comté de Londres d’acheter ce terrain alors planté de choux. Pour cette raison, les chroniqueurs appelèrent longtemps Twickenham le jardin potager de Billy Williams » (Austry 1986 : 56-57).
11Le rappel légendaire de la vocation agricole du terrain, avant sa reconversion sportive, contribue ainsi à lui donner une identité, à en faire un symbole immédiat du « terroir ». La profondeur temporelle de son association à un club renforce encore ce sentiment de territorialité et l’investissement affectif dont il est l’objet se révèle notamment dans l’expression « jouer à la maison », qui signifie, comme cela se laisse deviner, jouer sur son terrain habituel. Il est, dit-on, plus difficile de gagner quand on « joue à l’extérieur ». Il est vrai que ce qui n’est pas familier est déstabilisant, d’autant plus que dans ce cas, tout le public des supporters ne fait pas le déplacement pour voir son équipe jouer. La présence des supporters dans les tribunes, la façon dont ils se comportent, les paroles qu’ils profèrent et les chants qu’ils entonnent concourent d’une autre manière encore à la vitalité d’un sentiment de territorialité : un club peut avoir son hymne ou sa chanson fétiche, marquant parfois au plan linguistique (comme dans le cas des chants basques) une appartenance régionale. Rien d’étonnant, donc, s’il existe aussi une magie du terrain :
– Une fois, quand on était cadets et qu’on jouait à l’extérieur, on n’a pas nettoyé les crampons pour amener de la terre de notre terrain.
12En dehors du terrain, un élément de la tenue du sportif permet également de rappeler collectivement l’entité du club : le maillot.
Le maillot
Suer pour le maillot ou pour le clocher. Il faut suer de toute façon, sinon ce n’est pas la peine. Ça veut dire qu’il y a un esprit d’équipe, c’est tout. Le rugby c’est ça, ça a toujours été mon point de vue. Ce n’est pas un sport individuel. Si on n’a pas l’esprit de maillot, celui qu’on porte tous ensemble, qu’on a porté avant vous et qu’on portera après vous, s’il n’y a pas ça dans la tête, il manquera toujours quelque chose1.
13Le maillot aux couleurs du club et de la ville, maculé de sueur, de sang et de boue, agrippé, tiré, déchiré pendant le match, est le signe le plus évident de l’identité du groupe qui le porte. En dépit de sa valeur d’uniforme, il n’exclut cependant pas la dimension de la différence : chacun le personnalise en l’imprégnant de ses odeurs corporelles, mais aussi parfois en le transformant, par exemple en lui coupant les manches2. Dans tous les cas, il devient le support d’une histoire personnelle qui s’inscrit dans l’histoire collective du club, il est l’intermédiaire privilégié entre l’individu et le groupe. Une anecdote souvent racontée illustre ce constat. Elle met en scène un jeune homme qui, après avoir joué au rugby, a choisi de devenir prêtre. Ce choix spirituel devait le couper définitivement, du moins sur le plan corporel, du groupe des joueurs. Aussi, certainement pour alléger sa peine, célébra-t-il sa première messe revêtu de son maillot sous la soutane3. A une autre occasion le maillot a montré sa vertu de « passeur », non plus entre le sacré et le profane, mais entre le masculin et le féminin :
– Quand j’étais à l’école normale, dans les années quatre-vingt, on avait monté une équipe féminine de rugby. On organisait des rencontres le même jour que celles des équipes masculines. Je me souviens qu’on n’avait pas de maillot, on attendait sur la touche que les garçons sortent du terrain pour nous donner les leurs. On s’habillait en vitesse, on se mettait en soutien gorge en public, on s’en foutait, on était surtout fières d’enfiler les maillots plein de sueur. Après on faisait la troisième mi-temps ensemble.
14C’est le mélange des humeurs qui donne ici au maillot toute sa valeur. Et c’est bien cette notion de substitut de la personne qui se lit dans les formules d’exhortation des entraîneurs : « suer pour le maillot » ou « faire honneur au maillot ». Elles signifient pour le joueur que cette seconde peau qu’il va enfiler dans le vestiaire devra porter la marque de son engagement dans, et pour, le collectif. C’est d’ailleurs plus au maillot qu’à la blessure que l’on juge si un joueur s’est investi pleinement ou pas dans le jeu :
– On ne fait jamais de remarque aux gens qui n’ont pas de blessure, mais on en fait à ceux qui sortent du terrain avec le maillot propre. C’est pas très bien vu. C’est parce qu’il n’a pas plaqué (médecin sportif).
15Il résulte de ce statut singulier du maillot une attention particulière du rugbyman à son égard. Il arrive ainsi que cet attribut vestimentaire ait des vertus surnaturelles invoquées lors de rites individuels ou collectifs. Un joueur peut le porter avant le match, soit en dormant avec, soit pour un footing le matin qui va déjà l’imprégner de sa sueur. Ou encore :
– Il y en a qui, dans les vestiaires, mettent leur maillot toujours de la même façon, ils répètent les mêmes gestes ; certains tirent sur la toile...
– Je me souviens qu’au bout d’un moment, on posait un maillot par terre et on se mettait tous en rond autour. On se tenait par la main en disant : « Le courant passe. » Quand le courant était passé, on sortait en vitesse et on arrivait sur le terrain... Plus rien ne nous aurait arrêtés !
16A la fin d’un match important, il arrive que les joueurs des deux équipes échangent leur maillot, et cela particulièrement entre porteurs du même numéro. Ce don des maillots exprime la fin de l’affrontement. Et ce n’est pas un hasard si ce geste d’échange pacifique se fait entre joueurs qui occupent le même poste : ils utilisent les mêmes techniques, partagent le même langage corporel. C’est ainsi qu’un ancien joueur parlait de son amitié avec un joueur anglais, ancien pilier comme lui : « A chaque fois qu’on se voit c’est pareil, on se congratule, on s’embrasse, on boit deux ou trois pintes de bière. Je baragouine l’anglais, il baragouine le français, mais on est capable de passer une soirée à bien bouffer, à bien piter [boire] et on est heureux. »
17En dehors de la sphère sportive, le don du maillot est aussi un geste courant entre gens du rugby. Il marque la permanence d’un lien, alors même que le temps de la pratique pour laquelle il est endossé est révolu. Il continue d’évoquer ce collectif, dont la dimension dépasse largement celle de l’équipe, auquel les individus sont toujours rattachés. C’est ainsi que l’acte du don institue entre le donneur et le receveur un langage métaphorique pour signifier une reconnaissance mutuelle d’appartenance commune :
Un rayon de soleil et une brassée de bonheur pour un jeune rugbyman de Lembeye cruellement frappé dans sa passion et cloué sur un lit d’hôpital par une tétraplégie (...). Après le premier test France-Australie, la star de l’autre bout du monde, David Campese, accompagné de l’ailier remplaçant Damian Smith, a rendu visite à Jérôme Hort et lui a offert son maillot de Wallaby portant le numéro 14. Un instant émouvant et un souvenir inoubliable pour l’enfant de Lembeye (Sud-Ouest, 1er janvier 1993).
18Un joueur peut choisir également d’offrir un maillot symbolisant un épisode de sa vie (celui qu’il a porté pour son premier match de compétition, celui qui est un souvenir d’un match international, etc.) dont il veut faire partager l’émotion à un autre membre de sa communauté. La portée du don se restreint ici à établir un lien privilégié entre deux individus et deux histoires personnelles. La référence à une identité commune reste néanmoins sous-jacente, car inhérente au maillot.
19Plus que le terrain, qui induit un sentiment identitaire lié à la notion de localité, le maillot, tout en arborant les couleurs d’un club particulier, sert donc d’intermédiaire à toute la communauté rugbystique pour exprimer continuellement son identité. Cette « identité rugby » se révèle nettement, par ailleurs, dans la façon dont les individus abordent, et transmettent, collectivement l’histoire de leur pratique et de leur savoir-faire.
Les mythes fondateurs
L’Ovalie
20Le terme d’Ovalie4 marque, par la fréquence de son usage, tout nouveau lecteur de la presse et de la littérature rugbystiques. Et ce n’est pas un hasard si le monde du rugby s’est doté d’une patrie imaginaire évoquant la forme du ballon. Celui-ci, souvent appelé familièrement dans le Sud-Ouest la « gonfle », la « rogne » ou la « beuchigue » se distingue en effet par sa forme de tous les autres. Cette singularité a d’abord une motivation technique – un ballon ovale est plus facile à porter, à coller contre son corps –, mais cela lui donne aussi un comportement imprévisible : quand il touche le sol, nul n’est certain de la direction dans laquelle ses rebonds vont le mener. Dans une phase de jeu telle que le coup de pied à suivre par exemple, le ballon doit normalement rester dans les limites du terrain, mais il peut arriver qu’il échoue malicieusement en touche. Ou encore, un ballon tombé après une série de passes entre partenaires peut, d’un rebond infidèle, gagner les bras d’un adversaire.
21L’ovale fait donc du rugby un sport d’exception5. Et l’Ovalie, ou la « planète ovale », est un véritable monde qui fait fi des frontières géographiques et linguistiques :
– C’est passionnant de trouver un type qui habite à des milliers de kilomètres de chez vous et qui joue avec les mêmes gestes que vous tous les dimanches. Je ne sais pas comment on se parle, mais on se débrouille, on se donne des conseils. C’est d’ailleurs plus facile de se comprendre entre joueurs de même numéro (ancien joueur).
22De même, l’écrivain et ancien joueur Denis Tillinac décrit ainsi l’universalité de la langue « rugby », telle qu’elle se délie dans le contexte de la troisième mi-temps :
Le rugby c’est un continent d’émotions et de références, c’est une chanson de geste et mille chansons à boire, un peuple disséminé qui retrouve le langage de sa patrie devant n’importe quel comptoir, à Auckland ou à Narbonne, à Cardiff ou à Brive (Télérama, 2 juin 1993 : 91).
23Le jeu et sa technique constituent ainsi un langage corporel universel permettant une communication tacite et spontanée. Aucune autre pratique sportive n’est dotée d’un nom possédant une aussi forte connotation identitaire : l’Ovalie révèle le rugby comme un monde qui s’étend au-delà de la seule pratique du ballon ovale. Les rugbymen disent d’ailleurs fréquemment : « Il y a le sport d’un côté et le rugby de l’autre », ou bien : « Le rugby n’est pas qu’un sport. »
24Ce constat, énoncé par les acteurs eux-mêmes, exige évidemment qu’on le vérifie. Mais plutôt que de porter un jugement en termes de « vrai » ou « faux », il est sans doute intéressant de chercher à savoir ce qui conduit les rugbymen à affirmer la spécificité de « leur » monde et les moyens mis en œuvre pour y parvenir.
Une atmosphère légendaire
25Je ne vais pas reprendre ici l’histoire du rugby, déjà écrite par les plumes informées de Jean-Pierre Bodis (1987), Jean Lacouture (1993) ou Henri Garcia (1973). Je ne retiendrai de leurs ouvrages que les épisodes participant à la construction d’une histoire singulière, et bien souvent légendaire.
26D’emblée, pour les historiens, l’origine du rugby est problématique. Ceux qui ont écrit à son sujet ont généralement fini par s’accommoder d’un récit presque mythique, celui de l’acte fondateur de William Webb Ellis6. Ce garçon, étudiant au collège de la ville de Rugby en Angleterre, aurait été l’auteur d’un geste si inhabituel qu’il fit événement en l’an 18437. Alors que se déroulait une partie de football, il aurait pris le ballon dans ses bras pour aller le déposer derrière la ligne de but. Sa faute aurait provoqué d’abord l’étonnement, puis après réflexion des témoins, elle aurait inspiré une nouvelle règle de jeu qui donna naissance au rugby. Même si certains historiens contestent l’authenticité de cette anecdote, le fait demeure que personne n’omet de la mentionner, y compris dans les écrits les plus récents : le site créé sur l’Internet par la Fédération française de rugby commence lui aussi par présenter Webb Ellis. En outre, nul ne propose un autre récit des origines suffisamment convaincant pour effacer de la mémoire collective la figure du jeune Irlandais. La légende, ici comme ailleurs, continue de combler une lacune historique et surtout de véhiculer un sens attendu. Car l’exploit supposé de Webb Ellis sied aux hommes du rugby. Eux qui se considèrent comme atypiques parmi les sportifs ont précisément pour héros fondateur un marginal qui est allé à l’encontre de l’ordre établi. Faisant fi de l’autorité, il a laissé s’exprimer son inspiration fantaisiste et créative. De plus, l’ordre contre lequel il s’était manifesté était celui imposé par les règles du football. Quand on sait que les footballeurs sont les béotiens des rugbymen, on comprend que Webb Ellis soit devenu d’autant plus sympathique à ces derniers. Les quolibets adressés aux hommes du ballon rond insistent précisément sur le fait qu’ils n’utilisent pas leur bras dans le jeu. Ils sont ainsi traités de « manchots », de « pousseurs de citrouille » et, d’une génération de rugbymen à l’autre, le message est soigneusement transmis à la descendance masculine : « Tu ne toucheras point un ballon rond, mais ovale. Tu ne seras point footeux. » Une rectification de parcours peut même être imposée aux récalcitrants. Un jeune joueur me faisait part d’une telle expérience :
– Moi je voulais faire du foot ; mon grand-père est parti m’acheter la licence, mais il m’a ramené une licence de rugby... Voilà comment ça a commencé.
27On pourrait donc croire que l’apparition du rugby, puis sa transmission, se sont faites sur le mode de l’opposition8. Le rapport négatif au football, en particulier, apparaît comme un opérateur essentiel de l’identité « rugby ». De tels processus sont en vérité tout à fait communs dans la vie des groupes. Le cas du rugby est néanmoins intéressant, dans la mesure où il a développé, outre le discours des origines évoqué plus haut, un vaste ensemble de mythes qui visent tous à ancrer dans une nécessité plus ou moins transcendante la pratique de ce sport : ce qui revient à lui reconnaître bien plus que le statut de simple divertissement et à l’ériger en composante majeure de son identité.
Le rugby en France
28Théâtre des origines, Rugby est évidemment devenue la capitale de l’Ovalie, son collège un véritable lieu de pèlerinage où on peut lire, gravés sur une plaque de marbre rose, ces mots :
Cette pierre commémore l’exploit de William Webb Ellis qui, avec un joli mépris pour les règles du football telles qu’elles étaient pratiquées à son époque, prit le premier la balle dans ses bras et courut avec, donnant sa principale caractéristique distinctive au jeu de rugby.
29En Grande-Bretagne encore, le stade de Twickenham, où se déroulent de grandes rencontres internationales, est devenu le « temple du rugby » et le fouler est un réel privilège. Est-ce à dire que la pratique du rugby doit rester marquée par cette référence britannique ? Certains joueurs rencontrés ont souligné en effet la valeur particulière qu’avait à leurs yeux le rugby anglais. Mais l’anglophilie aristocratique, qui a joué son rôle dans l’adhésion des élites au modèle moderne du sport, ne semble pas être essentielle dans les motivations des rugbymen français d’aujourd’hui. Leur souci semble plutôt être de doter leur pratique d’un autre enracinement territorial plus pertinent à leurs yeux. Certes, le territoire français possède lui aussi son lieu de culte lié à la légende originelle, puisque Ellis est venu mourir à Menton. L’entretien de sa sépulture, qui porte une plaque semblable à celle du collège de Rugby, est même assuré par la ffr. Mais il est des moyens plus significatifs de faire de la France une « terre de rugby ».
30A vrai dire, le problème concerne moins la France que certaines de ses régions. Il est en effet une énigme dans l’histoire du rugby français, celle de son implantation rapide et massive dans le grand Sud-Ouest, alors que les premiers clubs avaient été créés au Havre (1872) et à Paris (1877). Parmi les hypothèses avancées – des mieux étayées aux plus extravagantes – pour rendre compte de cette localisation, il en est une fréquemment évoquée dans le milieu des joueurs. Sans ignorer le rôle décisif des Britanniques dans l’élaboration du rugby, nombre d’entre eux citent la soule comme son ancêtre lointain et en situent la pratique dans la partie méridionale de la France. Simple ignorance ou désir inconscient, ils attribuent ainsi au rugby des origines ensoleillées et des accents chantants. En fait, la soule se pratiquait surtout en Bretagne et en Normandie, deux régions dans lesquelles le rugby s’est peu implanté. Il paraît donc illogique de considérer la première comme la matrice du second.
31L’historien Jean-Pierre Bodis propose une voie de recherche beaucoup plus sérieuse, en superposant à la cartographie du rugby celles du radicalisme et du catholicisme. Selon l’auteur, la forte opposition de la hiérarchie catholique au contact physique dans la pratique sportive fit qu’elle privilégia la diffusion du football. Puisque le rugby impose justement le contact physique comme règle fondamentale, ce sera donc le football qui prévaudra dans les zones où le catholicisme marque le plus la vie quotidienne de son empreinte. Encore une fois, le rugby s’érige en opposition au football... Quant au radicalisme, son épanouissement géographique ne recoupe pas exactement celui du rugby, « toutefois les deux zones d’expansion se ressemblent fort. Il n’est pas interdit de penser que le passage au jeu s’effectue dans le même temps de la montée de l’idée républicaine et de sa conquête du pays » (Bodis 1987 : 150-151).
32La « théorie des climats » est parfois également appelée à la rescousse pour proposer une explication de l’engouement des gens du Sud pour le rugby. L’hypothèse prend pour point de départ le jeu et ses activités connexes : la troisième mi-temps, la fête, la galéjade. Les Méridionaux aimant vivre dehors et se retrouver pour des épisodes festifs, il est naturel qu’un sport qui ne condamne pas l’embonpoint et la joie de vivre connaisse dans le Sud une adhésion importante. On souligne aussi la fougue, l’exubérance, la munificence :
On peut se demander comment ce sport a fait la conquête de notre ville ; on peut y voir le goût des jeunes d’avant 14 de pratiquer une activité nouvelle ; ou le moyen pour quelques collégiens d’occuper agréablement leur sortie du jeudi, ou bien la conséquence sympathique du premier succès international de la France (9 janvier 1911) ; pourquoi pas le désir de se mesurer dans un jeu viril s’accordant parfaitement avec le tempérament fougueux du Gascon d’alors. Peut-être bien tout cela à la fois (extrait du fascicule sur le rugby à Gimont).
33Avec Antoine Blondin, l’accent est mis sur l’idée de tradition :
Le rugby est essentiellement traditionnel, chevaleresque et généreux. Il était normal qu’il répondît aux aspirations de populations où les folklores sont demeurés particulièrement vivaces, où les tempéraments inclinent volontiers au lyrisme et où l’exubérance ouvre la porte à la prodigalité (cité par Prouteau 1972 : 117).
34A propos de la pertinence explicative de l’influence de ces différents traits de caractère sur la diffusion du rugby dans le Sud, on peut bien sûr émettre quelques réserves. Il ne faut pas assimiler les effets observables aujourd’hui aux causes qui leur sont antérieures. Mais cela n’empêche pas une certaine congruence de ces tentatives d’explication avec la réalité.
La rencontre du rugby : un destin
35Par-delà toutes ces recherches, bon nombre de rugbymen se contentent de leur version sentimentale des faits : le rugby dans le Sud-Ouest, c’est une tradition presque incontournable ; pour les garçons, c’est un « atavisme ». Particulièrement pour les Basques qui voient un lien de filiation entre les jeux de force basques (tir à la corde, porter de barrique, lancer de fût, etc.) et le rugby. Cela rejaillit sur l’interprétation donnée de la vocation pour celui-ci :
– Je suis basque. C’était inscrit dans les gènes. Il fallait jouer au rugby et à la pelote. Gamin, je le sentais comme une obligation. Quand j’étais petiot, c’était des monstres pour moi, mais il fallait que j’aille voir ce que c’était. Et puis ça m’a beaucoup plu.
– Mes frères sont aussi rugbymen. Sinon mon père n’est pas du tout sportif, mais ma mère est basque, j’ai donc été amené au rugby. Il y a de l’atavisme. J’ai toujours entendu parler de rugby dans ma famille, du côté de ma mère.
36Depuis sa naissance, le rugby voit grandir des générations de rugbymen qui se transmettent le ballon de père en fils. La mère peut à l’occasion, s’il n’y a pas de père rugbyman, avoir sa part de responsabilité : « Le père de ma mère jouait au rugby. » Pour les joueurs qui n’ont pas d’ascendant direct pouvant attester leur appartenance effective au rugby par l’hérédité, « orphelins » en général natifs de régions où le rugby tient peu de place dans la culture locale, remonter l’arbre généalogique suffit parfois à découvrir un ancêtre lointain qui, par bonheur, avait manié le ballon ovale. Dans le cas extrême de ceux qui n’ont aucune justification familiale ou géographique à faire valoir, c’est le phénomène de la « génération spontanée » qui est évoqué. Le joueur se réfère alors à un trait de sa personnalité, « j’ai commencé par le foot, mais j’étais trop viril ! J’étais souvent suspendu. Je mettais des coups interdits en foot qui ne le sont pas au rugby », ou à une caractéristique physique, « j’étais gros... »
37A l’antihéros qu’était William Webb Ellis ont succédé des antisportifs. C’est du moins ce qu’un premier regard porté sur les hommes du rugby, qui se définissent eux-mêmes, rappelons-le, comme « à part », laisse voir. Cette autodéfinition en opposition aux autres est finalement un indice révélateur d’une représentation idéale de leur milieu. Et, dans les faits, le monde du rugby se constitue réellement comme un monde clos, refermé sur ses « histoires de famille ». La prégnance de cette vie de groupe et la nature des comportements attendus des joueurs contribuent, elles aussi, à expliquer la distance qui se creuse entre les sexes sur les marges de la pratique sportive.
La « famille rugby »
38Même s’il existe des situations conflictuelles entre gens du rugby, il semble que ceux-ci continuent à favoriser un discours idéalisant ou, du moins, à taire tout ce qui pourrait ternir leur image. Un thème central et récurrent donne une unité à ce discours : la famille. Une formule revient très souvent dans la bouche des gens du rugby : « On est une grande famille. » Les liens de cette famille ne sont pas constitués de façon traditionnelle, par l’alliance et la filiation, mais par un réseau de relations qui, de façon symbolique, présentent avec elles des similitudes. La notion de « famille rugby » peut notamment trouver sa définition dans le discours que celle-ci tient sur elle-même. Ce « family discourse » étudié par les ethnométhodologues, et dont Pierre Bourdieu rappelle dans son article sur l’esprit de famille la fonction de clôture du groupe sur lui-même, est particulièrement présent dans le rugby :
Si l’on admet que la famille n’est qu’un mot, une simple construction verbale, il s’agit d’analyser les représentations que les gens ont de ce qu’ils désignent par famille, de cette sorte de « famille de paroles » ou, mieux, de papier (au singulier ou au pluriel). (...) Les définitions de la famille auraient en commun de supposer qu’elle existe comme un univers social séparé, engagé dans un travail de perpétuation des frontières et orienté vers l’idéalisation de l’intérieur comme sacré, sanctum (par opposition à l’extérieur). Cet univers sacré, secret, aux portes closes sur son intimité, séparé de l’extérieur par la barrière symbolique du seuil, se perpétue et perpétue sa propre séparation, sa privacy comme obstacle à la connaissance, secret d’affaires privées, sauvegarde de l’arrière-boutique (backtade), du domaine privé (Bourdieu 1994 : 136).
39Comme on va le voir, les différents traits de ce type de discours, de même que ses fonctions, se retrouvent tous dans la manière dont le rugby construit sa « vie de famille ».
Parentés « rugby »
40Une première base des parentés imaginaires instituées dans le monde du rugby est la famille, au sens commun du terme. On l’a déjà noté, le rugby suppose idéalement un savoir-faire transmis à la descendance masculine selon une trajectoire familiale. « Quand on voit les petits jouer ensemble, on devine qui est le fils de qui », m’ont affirmé plusieurs anciens joueurs. Un même style de jeu peut également être développé sur un plan horizontal, concernant la même génération, quand des frères jouent ensemble. Il existe ainsi plusieurs fratries de joueurs (les Spanghero, les Boniface, les Watson, etc.) qui ont marqué les esprits, parce qu’ils étaient de bons joueurs, mais aussi parce qu’ils avaient quelque chose de plus, dans un contexte où l’on valorise sans cesse l’esprit de famille : les liens de sang. André Boniface exprime clairement à un journaliste ce privilège d’avoir eu un frère coéquipier :
Vivre le rugby à ses côtés était quelque chose d’inespéré. On ne peut pas toucher plus beau. On ne pouvait pas être plus complémentaires. C’était le vertige du sang, de la compréhension instantanée (Rugbyrama 1993/94 : 228).
41L’importance de la parenté de sang se manifeste également dans les commentaires des matchs télévisés : on ne cesse de rappeler que X est le fils, le neveu ou le petit-fils de Y, et cela suffit, semble-t- il, à expliquer la qualité de son jeu ou à justifier sa présence dans une équipe. Mais ces lignées biologiques doivent aussi s’inscrire dans la famille « élargie » du rugby. La relation entre les joueurs (les « petits ») et les dirigeants se calque déjà sur le mode de l’autorité parentale. Les vétérans, les anciens du rugby, deviennent des « papis » pour tous les joueurs (et leurs femmes, des « mamies »), divulgant des conseils, respectueusement écoutés mais pas obligatoirement suivis, recevant des confidences, et surtout garantissant la mémoire du club.
42Quand j’ai intégré le groupe masculin du rugby, on m’a attribué un parrain pour rendre la situation plus « normale ». Ce « parrain » aurait même voulu que cette parenté me crée des obligations envers lui, notamment celle de lui faire lire mes écrits avant la soutenance de ma thèse. De façon très logique eu égard à l’esprit de famille, me faire une place parmi eux en me donnant un parrain et en m’accordant une certaine liberté de vue et d’écoute, parce qu’ils m’avaient finalement définie comme « chercheuse », correspondait à un intérêt de leur part, la fierté d’être un sujet d’étude universitaire, mais aussi à un besoin, celui de me classer dans une de leurs catégories d’identification des personnes extérieures au groupe. C’est ainsi qu’ils me conseillaient certaines lectures ou des rencontres avec certaines personnes ayant déjà réalisé un travail intellectuel sur le rugby : j’étais associée aux autres chercheurs. Cette impression m’a été confirmée par une femme de joueur qui avait finement analysé la situation :
– Ils ont un besoin systématique de cataloguer les gens. Ils ont plein de petits casiers dans la tête, et ils vous mettent obligatoirement dans un des tiroirs.
43Pour les mêmes raisons, les jeunes joueurs peuvent choisir parmi leurs aînés des figures de référence et leur vouer une véritable admiration filiale. A tel point que le sujet élu peut répondre à des obligations d’ordre paternel. Ce fut par exemple le cas pour ce joueur qui s’était senti obligé de prendre en charge un jeune garçon, à la fin de son match, parce qu’il s’était blessé sur un terrain annexe : « J’étais obligé, c’est mon fils spirituel. C’était à moi de l’emmener à l’hôpital, pas à quelqu’un d’autre. »
44C’est ainsi également que le jeune joueur peut se voir attribuer par le groupe le même surnom que son « père spirituel » ; la transmission du terme d’adresse créant alors une parenté fictive.
45On mesure sans peine en quoi le recours systématique à ces modèles familiaux parvient à produire un groupe conscient de son unité et de tous les engagements mutuels qu’il requiert. Mais cette construction interne des liens a une inévitable contrepartie : une fermeture par rapport à l’extérieur.
La clôture sur soi du groupe
46Après le match, quand débute la troisième mi-temps, une sélection se fait au sein des participants à la fête. Au départ, joueurs et supporters sont joyeusement mélangés ; on boit, on chante, on commente le match. Petit à petit ne va rester qu’un noyau de joueurs et la fête va prendre une tournure plus scabreuse. Cette partie de la troisième mi-temps n’est pas interdite, de fait, à quiconque aimerait s’y immiscer. Pourtant, le comportement des joueurs dissuade la plupart du temps les éventuels trouble-fêtes. Leur façon d’être ensemble provoque une réaction de réticence, de peur ou d’aversion chez ceux qui sont extérieurs au groupe (ou à l’inverse une forte attraction qui peut motiver le témoin à se diriger vers la pratique, en vue d’intégrer la bande) :
– Quand je rentrais dans un bar où il y avait des rugbymen, je me sentais mal à l’aise à cause de leurs regards, de leur propos... Je préférais repartir (propos d’une jeune femme n’appartenant pas, soit par alliance soit par passion, au milieu du rugby).
– Quand je servais dans un restaurant, on avait parfois des équipes de rugbymen qui venaient manger. Ils se soûlaient, jetaient la viande par terre, pissaient dans les pichets, j’étais dégoûté, ils font vraiment n’importe quoi ! (propos d’un jeune homme étranger lui aussi à la sphère rugbystique).
47En dépit de l’image négative qu’ils donnent parfois d’eux-mêmes, les rugbymen ne semblent pas chercher à la modifier. Entretenir une barrière d’ignorance, ou de simple doute, préserve une certaine distance par rapport aux autres et une intimité « entre soi ». C’est ainsi qu’un joueur m’a adressé ces paroles quand j’ai commencé le terrain ethnographique :
– Une thèse sur le rugby ? Quelle idée ! Tu sais bien qu’on est des gros bourrins, il n’y aura rien à dire. Tu devrais plutôt choisir un sujet sur la littérature.
48L’attitude de fermeture sur l’extérieur est le pendant d’un processus d’idéalisation de l’intérieur. On se protège contre toute intrusion qui pourrait bouleverser l’équilibre de la structure à laquelle on appartient. Cette protection ne se résume pas à une attitude, une façon d’être : elle s’applique aussi à des faits concrets, et s’accompagne d’un discours d’autopersuasion. Le rugby a par exemple toujours défendu son amateurisme, prouvant ainsi qu’il n’était pas corrompu par l’argent, contrairement à d’autres sports depuis longtemps professionnels.
49Affichage d’une pureté, quelque peu altérée en pratique, puisque les transactions d’argent entre les clubs et les joueurs ont toujours existé, sous les noms de « manque à gagner », « dédommagement », « intéressement au spectacle », « prime de match »... Mais cette circulation monétaire reste confidentielle. Comme les questions d’argent sont de l’ordre du tabou, une déformation de la réalité finit par s’imposer. Les rugbymen continuent ainsi de tenir le discours idéalisant d’une pratique sportive où seule la passion commande les actes de chacun. Un même accord tacite maintient hors des conversations tous les domaines qui menaceraient la cohésion du groupe : l’argent donc, mais aussi le racisme, la politique, l’homosexualité ou la vie privée. Chacun cherche à réduire le « gradient d’anxiété » (Mucchielli 1986) qui serait dû à une plus ou moins grande dysharmonie relationnelle.
50Inversement, la solidarité, la générosité, la fraternité, l’honnêteté et l’humilité sont des valeurs morales revendiquées. Le rugby s’est ainsi doté d’une équipe internationale, les « Barbarians », qui figure de manière exemplaire ce que doit être le jeu idéal. Les joueurs qui la composent sont de nationalités diverses, reconnus pour leur correction, c’est-à-dire leur fair-play, et leur sens du beau jeu. Organisée en dehors des diverses instances rugbystiques institutionnelles, elle apparaît régulièrement dans le calendrier officiel des rencontres sportives pour disputer des matchs avec les équipes nationales qui acceptent la rencontre. Elle semble jouer le rôle d’une équipe « étalon », garante des valeurs du rugby à travers le temps et au-delà des frontières, et être invité à la rejoindre est un véritable honneur pour un joueur. Elle manifeste sa pureté par une totale transparence : c’est la seule équipe dans le monde du rugby à ouvrir son vestiaire à qui veut y pénétrer.
51On s’arrange aussi pour que la Justice n’intervienne pas au sein du rugby. Quand un joueur est blessé par un autre joueur lors d’un match, il peut porter plainte, mais il le fait rarement car il existe une justice interne, aussi bien officielle qu’officieuse. Des arrangements se font rapidement entre les clubs : dédommagement pour l’un, par exemple, et retrait de licence pendant quelque temps pour l’autre en guise de punition. Quelques exemples de joueurs blessés par des adversaires au cours de parties montrent combien le fonctionnement de cette justice s’est imposé aux hommes du rugby :
Victime d’un coup de poing de Jean-Pierre Genet dimanche lors de Racing-Bayonne, Jean-Michel Gonzalès souffre de fractures du plancher orbital et du sinus gauche. (...) Pour l’instant sous antibiotiques, le Bayonnais devra rester quatre ou cinq jours hospitalisé (...). Son club ne souhaite pas porter plainte et lui-même ne semble pas vouloir aller jusqu’à cette extrémité. (...) En attendant le quinze de France cherche un talonneur. Le nom de Jean- Pierre Genet, son agresseur, peut sans doute être rayé de la liste, alors qu’en d’autres temps il aurait été un candidat potentiel (L’Equipe, 10 décembre 1992).
Thomas Castaignède [qui a eu la mâchoire fracturée par un coup de poing] a eu le réflexe superbe et généreux de remettre à la Fondation [Albert Ferrasse] le chèque [d’un montant de 50 000 F] que lui avait adressé le Castres-Olympique – club de son agresseur – en guise d’indemnisation du préjudice subi et pour éviter toute action éventuelle en justice, avec le commentaire suivant : « Ce qui m’arrive est bien dommageable à bien des égards mais cet argent sera plus profitable à des garçons9 qui sont autrement éprouvés dans leur chair. » (...) Voilà un geste et des déclarations qui honorent grandement leur auteur (Rugby Magazine, mars 1997 : 43).
52Cette autogestion des conflits manifeste une certaine indépendance par rapport à la société globale. Mais elle n’est possible que par l’acceptation d’une autre soumission tout aussi contraignante, même si elle ne prend pas la forme du droit : la soumission aux « patres familias », représentants de l’institution officielle du rugby, qui, on va le voir, sont à la fois les agents de sa régulation interne et les propagandistes du discours idéalisant.
Paternalisme et autoritarisme
53Derrière un sport qui favorise les récits et les commentaires les plus fantasques, derrière des hommes aux allures d’antisportifs et des moments de grande permissivité, existe une organisation extrêmement rigide. La liberté d’être et de penser a certaines limites. Dès que l’équilibre de la structure globale est menacé, c’est la partie institutionnelle de celle-ci qui se manifeste, de façon plus ou moins autoritaire et selon une logique hiérarchique. L’organigramme des instances dirigeantes du rugby ne diffère pas de celui des autres sports : au sommet il y a l’organisme fédérateur, décideur et censeur, la ffr ; à la base, au plus près de la pratique, on trouve les clubs recruteurs et formateurs ; et entre les deux, au niveau intermédiaire, les comités regroupant plusieurs clubs selon leur position géographique. A ces trois niveaux, les postes de responsabilité (présidence, secrétariat, trésorerie, etc.) sont tenus, dans la très grande majorité des cas, par d’anciens joueurs de rugby. L’« entre-soi » fonctionne à merveille, le rugby puise en son sein ceux-là mêmes qui vont le diriger, il engendre sa propre autorité.
54Ce fait ne témoigne pas simplement d’une volonté protectionniste, mais aussi d’un réel désir de continuité dans l’appartenance à la sphère du rugby. L’arrêt de la pratique ne signifie pas obligatoirement pour le joueur son exclusion du groupe. La possibilité lui est offerte de réintégrer le milieu du rugby, après un temps plus ou moins long dépendant de sa volonté ou des possibilités, en s’y investissant autrement que par le jeu : il s’agit désormais de permettre que celui-ci continue à se jouer en contribuant à son organisation matérielle, à la gestion des clubs, à la formation des jeunes, etc. De joueur, l’individu devient dépositaire d’un savoir sur une pratique qu’il transmet à son tour. D’après un dirigeant sportif c’est même « une saine tradition qu’un ancien joueur s’investisse dans un club. On lui laisse un ou deux ans pour récupérer, quand même. Tout club qui n’arrive pas à garder en son sein ses anciens est un club foutu ».
55L’effet du temps de marge (se sentir en dehors du groupe) peut être réduit par un investissement symbolique (aller assister simplement à des matchs, discuter à la sortie du stade) qui n’est pas moins structurant à certains égards que celui d’un dirigeant de club par exemple, car il permet l’entretien d’un lien social. En revanche, celui qui intègre la partie institutionnelle du rugby doit adopter et respecter ses règles, calquer son comportement sur un modèle beaucoup plus strict et contraignant que celui du joueur : l’aîné doit désormais assumer le poids de la référence. Car ayant été lui-même joueur, il devient de ce fait pour les jeunes générations un exemple possible. Sa tâche, au sein du groupe, est donc de ne pas modifier l’image que le rugby veut donner de ses propres valeurs. A l’occasion, le recours au mensonge ou à l’hypocrisie peut être utile, l’essentiel étant dans la permanence du discours moralisateur et son pouvoir persuasif (et donc dans la négation, explicite ou non, des contradictions qui remettraient en cause les fondements du discours originel). Ce discours est d’autant plus efficace que chacun est prédisposé à croire son contenu : on ne met pas en doute la parole des « grands », des « anciens ». Un président de club prit conscience qu’il avait changé de statut par rapport à celui de joueur, quand il remarqua que les jeunes l’écoutaient cérémonieusement :
– Je suis très proche des joueurs, je suis souvent avec eux. J’ai aussi été joueur et entraîneur, le passage s’est donc fait naturellement. Mais il y a quand même une petite distance. Parce que j’ai une certaine forme de décision. Quand je parle, le silence se fait.
56La séparation au niveau du comportement, ou de la représentation sociale, entre les joueurs et les anciens pratiquants n’est cependant pas absolue. On peut voir des dirigeants participer aux troisièmes mi-temps et lever plusieurs fois leur verre avec les acteurs des deux premières ; ils seront néanmoins plus sages dans leurs exploits festifs.
57Un joueur me disait ne plus se sentir obligé de participer de la même façon aux troisièmes mi-temps parce qu’il était le plus âgé de l’équipe : « Je suis un peu exclu, je fais presque partie des dirigeants. » Même dans les moments de désordre apparent, les anciens sont garants d’un certain ordre. Ils peuvent conseiller à un jeune jouant le lendemain et participant à la troisième mi-temps d’un match du jour, de ne pas trop boire et de se coucher tôt. « L’entraîneur est venu me voir et m’a dit qu’il ne voulait plus que je sois là bientôt, je suis surveillé ! » me dit ainsi un joueur au cours d’une soirée. Les dirigeants, à ce que l’on dit, peuvent aller encore plus loin dans leur contrôle :
– Il y avait un joueur qui ne pouvait pas s’empêcher de faire la fête les derniers jours de la semaine. Il finissait toujours par se bagarrer et arrivait le dimanche avec des coquarts. Un jour, l’entraîneur en a eu marre. Il avait un copain flic et s’est mis d’accord avec lui pour qu’il fasse des descentes là où le joueur faisait la fête. Il l’embarquait et le mettait au frais pendant vingt-quatre heures. Il le ramenait pour le match, en pleine forme !
58On a du mal à croire à l’anecdote, mais l’important est que, loin de susciter la réprobation – il s’agit tout de même d’un abus de pouvoir caractérisé –, elle soit racontée avec grand plaisir. Elle fait penser à des souvenirs de gamins pris en flagrant délit par leurs aînés. Car finalement, c’est sur ce registre que se joue la relation entre les joueurs et les divers responsables, celui de l’autorité parentale. C’est ce que suggèrent encore nombre d’histoires selon lesquelles les dirigeants doivent réparer les bêtises de leurs joueurs emportés par l’excès d’alcool, surtout quand ceux-ci ont mis en péril la réputation du rugby vis-à-vis des regards extérieurs :
– On avait fait une troisième mi-temps dans un restaurant qui avait plein d’objets de décoration au mur. On s’est tous amusés à les décrocher discrètement et à les emporter sous le manteau chez nous. A deux heures du matin, le patron du restaurant a téléphoné à notre entraîneur. Il nous a tous appelés en pleine nuit avec l’ordre de tout ramener. On l’a fait.
– Avec toutes les conneries qu’on a faites, je me demande comment on est encore là. Il devait y avoir un Dieu pour nous. Dieu, c’était Le Grand10, il repassait toujours derrière nous pour réparer ce qu’on faisait. Et on le savait...
59Un exemple récent de cette protection est celui de l’avion mis à sac par l’équipe de Brive, à son retour en France après sa victoire en Coupe d’Europe en 1997 : « 300 000 F de dégâts, le plancher d’une soute défoncé, des lampes arrachées, des extincteurs vidés sur le sol », précise Le Canard enchaîné du 26 février 1997. L’exploit « festif » a d’abord été tu à l’arrivée pour ne pas gâcher la réception prévue en présence de diverses personnalités rugbystiques et politiques. Cependant, le mensonge par omission ne pouvait durer longtemps. Trois semaines plus tard, la presse tout entière s’était emparée de l’événement, mais l’impact médiatique ne fut pas celui escompté, l’information une fois divulguée n’ayant pas provoqué un grand scandale. Face à la mauvaise publicité que l’écart de ces joueurs faisait au rugby, les dirigeants de la ffr ont certainement fait appel à leur réseau d’alliances et de connaissances pour que le fait divers ne devienne pas « l’affaire de Brive ».
60La force de la loi du silence n’est qu’un exemple du fait qu’au rugby « tout se règle en famille ». Cette forme de justice officieuse intervient également si les joueurs sont victimes d’agression de la part de personnes extérieures à leur groupe, ainsi que me le raconta ce joueur :
– Il y avait une boîte où on allait très souvent. Un soir, on était attendus par une bande qui nous est tombée dessus. Il y a eu de la bagarre, beaucoup ont terminé à l’hosto. Le dirigeant du club a téléphoné à qui il fallait, la boîte a été fermée.
61Les débordements des troisièmes mi-temps sont des moments normalement intégrés au temps de la pratique du rugby. Ils sont donc encadrés dans une certaine mesure par les personnalités dirigeantes. Comme l’étaient, ou le demeurent, ces fêtes traditionnelles « à l’envers », durant lesquelles ce qui était interdit au quotidien était permis lors de moments précis, le charivari, le carnaval ou encore la fête des conscrits dont les farces et turbulences étaient redoutées, même si elles étaient tolérées (Bozon 1981).
62Les dirigeants du rugby vont même prévoir, lors de journées sportives à l’extérieur du club d’origine (qui a son propre club-house, ses bars et restaurants réservés aux troisièmes mi-temps), des lieux de rencontre pour leurs joueurs. Encore plus étonnante dans ce système de « paternage » est l’organisation des troisièmes mi-temps lors des tournées internationales : des hôtesses d’accueil locales (choisies parmi les plus belles, raconte-t-on, encore un sujet de fabulation collective...) sont sollicitées pour tenir compagnie aux joueurs. Et si des affinités se nouent, tout est prévu dans les moindres détails, comme me l’a révélé un dirigeant de comité : « Nous prévoyons dans nos bagages des préservatifs à l’usage des joueurs. » On constate ainsi à quel point les joueurs sont maintenus par les dirigeants dans une position d’assistés ou d’enfants irresponsables. Assurer aux joueurs un environnement favorable à l’expression de la pratique mais aussi du divertissement plus ou moins avouable revient en fait à s’assurer de leur fidélité à l’autorité. C’est notamment pour cela qu’on retrouve dans le discours de presque tous les dirigeants l’adage : « Le rugby est une grande famille », avec le sous-entendu : « Nous en sommes les parents », des parents qui s’imposent dès lors que les joueurs cautionnent leur position d’autorité et acceptent la relation d’inégalité.
63Néanmoins, il est un groupe d’individus, présents de façon ponctuelle et régulière dans la sphère rugbystique, envers lequel les joueurs, avec parfois l’assentiment des dirigeants, manifestent librement leur hostilité, et leur éventuelle mauvaise humeur. Le corps arbitral, autorité établie par le rugby, semble être doté d’une fonction particulière, outre celui de permettre à un match de se dérouler dans les règles : celle d’exutoire...
La place des arbitres
64Seuls les arbitres sont difficilement intégrés à cette famille, bien qu’ils soient indispensables au jeu. Leur autorité, parallèle à celle des dirigeants, s’impose à tous de façon impérative. Appelé par un célèbre homme du rugby, André Moga, « le mal nécessaire du rugby », le personnage de l’arbitre est réduit à sa seule fonction d’autorité, puisqu’il n’intervient dans ce milieu que pour faire régner la règle et l’ordre le temps d’un match. Il est assez souvent malmené par les joueurs (et les supporters) directement soumis à son pouvoir de décision. Après le temps officiel du match, en dehors des éventuels témoins ou avec l’accord des spectateurs en colère, il arrive qu’une équipe attende sur le pied de guerre l’arbitre à la sortie des vestiaires. On peut se venger sur sa voiture, ou même sur sa personne :
Un joueur a été condamné, mercredi 14 février, à trois mois de prison ferme par le tribunal de grande instance de Perpignan et écroué pour avoir frappé au visage un arbitre, resté inconscient environ une demi-heure (Le Monde, 16 février 1996).
65De tels débordements n’ont en vérité rien de spécifique au rugby. Celui-ci, comme en témoigne l’anecdote qui suit, sait exprimer de façon ludique la distance structurelle qui sépare l’esprit de groupe, par nécessité partial, de l’exigence évidente d’une instance porteuse d’objectivité :
Le vestiaire arbitral n’était qu’une modeste cabane où il était conduit par l’entraîneur local (...). En ouvrant la porte, il découvrait un squelette pendu au plafond, un sifflet coincé entre les maxillaires. Surprise du malheureux missionnaire de l’ovale :
« Mais qu’est-ce que c’est, monsieur Sébédio ? (...)
– Ça ? Ce n’est rien, c’est le dernier arbitre qui a sifflé un coup franc contre Lézignan » (Austry 1986 : 24).
66A supposer que cet improbable récit renvoie à une réalité, il faut surtout retenir qu’il s’inscrit dans une mythologie qui, précisément, ne trouve son sens que dans l’absence de tout passage à l’acte. Dans les faits, la violence envers les arbitres, qui se limite à des agressions verbales, est plus souvent le fait des supporters que celui des joueurs. La différence d’attitude de ceux-ci envers les deux autorités auxquelles ils sont soumis – celle des arbitres et celle des dirigeants – manifeste la différence de statut de leurs représentants : d’un côté il y a ceux qui appartiennent à la famille du rugby (et qui en sont les aînés de par leur position hiérarchique et de par leur âge), et de l’autre il y a ceux qui n’en font pas partie, ou de façon trop ponctuelle pour y être inconditionnellement admis. Un fait révélateur confirme cette dissemblance : les arbitres participent très rarement aux troisièmes mi-temps. Des consignes officielles leur enjoignent de ne pas y rester trop longtemps, pour ne pas prendre le risque de se laisser entraîner dans l’euphorie éthylique, et d’offrir alors l’image d’une autorité dérisoire : « Tu comprends, quand les gars ils te revoient après sur un terrain, ils ne te prennent plus au sérieux. »
67Cette mise à l’écart, me faisait remarquer un autre arbitre international, bien que volontaire, peut être mal vécue :
– C’est une conception différente du rugby. On passe d’un sport collectif à un sport individuel. (...) Je prends du plaisir à arbitrer. Ce qui est dur parfois, c’est de rentrer tout seul, surtout quand on n’est pas très content. Avant, les anciens organisaient des rencontres, des voyages entre arbitres. On avait un bar où on se retrouvait. Maintenant, ça ne se fait plus trop.
68Il est en revanche intéressant de remarquer que lorsque les arbitres s’attardent un moment après une rencontre, ils sont invités à rejoindre l’équipe dirigeante. Ce n’est pas un hasard si les deux autorités s’assemblent pour un échange verbal auquel les joueurs ne participent pas, ou peu. La parole « officielle » ou « sérieuse » est l’apanage des anciens.
Le droit à la parole
69Pour ne pas créer de dissension dans le groupe, certains sujets de discussion et de réflexion sont évités par les joueurs, comme on l’a déjà constaté. Mais surtout, ces sujets relèvent plutôt des discussions des « anciens », des dirigeants, des tenants officiels de la structure : eux ont le pouvoir de manier l’interdit sans mettre en danger la cohésion du groupe. Pour reprendre l’exemple de l’argent, le montant des sommes allouées à tel ou tel joueur ne doit pas être connu des autres membres de l’équipe, car les indemnités perçues sont différentes : le savoir pourrait créer des jalousies et des tensions entre les rugbymen, ou entraver les accords conclus entre dirigeants. Quand le secret est éventé, ces derniers accusent très fréquemment les épouses de « monter » leurs maris les uns contre les autres, en leur prêtant des propos tels que : « Pourquoi lui il touche tant et pas toi ? » On leur reproche d’être la source des discordes et de ne pas respecter le tabou de l’argent. La femme est d’une façon générale perçue comme un élément perturbateur dans le monde masculin du rugby, notamment parce qu’« elle parle trop ». Néanmoins les dirigeants ne peuvent pas aller jusqu’à ignorer la vie conjugale ou familiale des joueurs. Ce serait nier un aspect essentiel de leur personne. Ils organisent donc à des moments précis des rencontres entre rugbymen, épouses et enfants, qui sont alors intégrés dans la sphère rugbystique : par exemple, arbres de Noël dans le club, anniversaires. Mais encore une fois, ce sont eux qui décident du moment et du lieu.
70On devine, à travers cette organisation de la vie rugbystique extrêmement rigoureuse, placée sous l’égide d’une autorité reconnue, que les initiatives personnelles sont mal perçues, ou du moins exigent d’avoir, avant toute réalisation, l’assentiment de la hiérarchie. L’équipe de Bègles de 1991 avait ainsi atteint le titre de championne de France avec certains joueurs qui avaient su développer une tactique de jeu déroutant leurs adversaires, la « tortue ». Ce noyau d’individus, transformés en héros au sein de leur club, fut peu à peu perçu comme un danger menaçant l’entente de l’ensemble des joueurs. Ces hommes devenaient décidément trop originaux, trop indépendants et trop ambitieux ; ils prenaient un certain ascendant sur leurs coéquipiers et voulaient user d’une autorité qui n’entre pas normalement dans leurs attributions. Par souci de préserver l’ordre préexistant, les dirigeants les invitèrent à quitter le club. La raison invoquée pour expliquer leur départ, propagée sous forme de rumeur dans le milieu du rugby (et sans doute partiellement fondée) est exemplaire : « Ils ne se sentaient plus d’être champions, ils ont voulu plus d’argent, ils ont été trop ambitieux. » Le tabou de l’argent a trouvé ici sa justification. C’est précisément parce qu’il a été violé que le groupe a été menacé de déséquilibre.
71Avec une telle structure dont l’architecture semble inébranlable et des individus cantonnés dans leurs rôle et fonction, le rugby n’apparaît pas comme une simple pratique sportive. Ses enjeux, pour ceux qui le côtoient directement ou indirectement, sont à la fois plus complexes et plus importants qu’une victoire sur un terrain. Parce que finalement le rugby se définit comme une microsociété, l’appartenance à son monde demeure un enjeu social. En faire partie, c’est être intégré à un réseau de camaraderie, de solidarité, d’entraide. L’individu « rugby » sait qu’une reconnaissance dans son milieu lui est acquise, et vouloir y rester témoigne certainement d’un bien-être et d’un confort qui concernent très directement tous les aspects de la vie quotidienne, car comme on va l’observer, le monde du rugby fonctionne sur la base de réseaux innervant tous les secteurs de la société globale (économique, politique, culturel, etc.).
Microsociété et échange généralisé
72L’intégration des rugbymen dans la société, par leur participation active au monde du travail et la persistance des liens de solidarité entretenus entre eux en dehors de la sphère sportive, crée des réseaux d’échange – d’informations, de biens et de services – en même temps que des obligations et une interdépendance entre les bénéficiaires. La connaissance de ces réseaux et de leur fonctionnement permet de comprendre le système de relations « totales11 » existant dans le rugby, qui donnent à ce fameux « esprit rugby » sa signification sociale. Le don du maillot peut de ce point de vue s’analyser comme un élément d’un système d’échange plus général, et même généralisé, dont la valeur symbolique est directement liée aux références internes du groupe. Mais il existe d’autres types de biens échangés dont la possession et la circulation sont un facteur d’intégration à la société globale.
– Je suis allé en Camargue dans un restaurant. Le patron est venu s’asseoir à côté de moi et m’a dit : « On s’est vus quelque part. » On a cherché et on a fini par déduire que c’était au rugby : il était l’entraîneur de Graulhet. On a discuté de rugby, et en partant, on s’est fait la bise. C’est une gestuelle tout à fait originale (médecin, ancien rugbyman).
73Un coup d’œil sur la morphologie de l’interlocuteur, le vague souvenir de l’avoir rencontré sur un terrain, et débute un échange verbal dont la spontanéité révèle la force du sentiment identitaire. Le sujet de discussion est préétabli, on parle de rugby, de matchs vus et joués, et on finit presque immanquablement par se trouver des connaissances communes. En cheminant chacun sur son arbre généalogique « rugby », les protagonistes réussissent à déceler entre eux des liens de parenté12. Le baiser fraternel ponctue alors la rencontre. Cette manifestation autorisée par une reconnaissance mutuelle est, remarquons-le, de l’ordre du contact physique. Une fois reconnus les signes et gestes, ensemble représentatif d’un habitus commun, le mécanisme du réseau de solidarité peut être enclenché. Car la communauté du rugby s’organise en une microsociété dont les membres sont présents dans tous les secteurs de la vie civile et professionnelle. Le réservoir de biens et de services disponibles est donc très varié, le système d’échange se mettant en place au gré des circonstances et des occasions. Chacun peut normalement en bénéficier, autant dans sa vie privée que dans sa vie publique, il lui suffit de faire appel à son réseau de connaissances pour remonter jusqu’aux personnes détentrices du savoir-faire, du bien matériel ou de l’influence désirés. L’échange est généralisé, le contre-don direct n’est pas obligatoire, ni immédiatement consécutif au don, ce qui est rendu « n’est tenu à aucune condition de temps, de quantité ou de qualité », ainsi que l’écrit Marshall Sahlins au sujet du don à l’intérieur des réseaux primaires composés de proches (Sahlins 1976). Donneur et récepteur ne sont pas nécessairement les mêmes lors de la contre-prestation, celui qui a donné recevra d’un autre et ainsi de suite. Celui qui a reçu un objet, un service ou une faveur d’un individu est en fait redevable envers toute la communauté du rugby. Il sera peut-être lui aussi un jour sollicité en tant que membre du réseau d’entraide. Et puisqu’il appartient à la famille « rugby », on fera appel à son « esprit de famille ». Citons à nouveau Pierre Bourdieu : « La famille est le lieu de la confiance (trusting) et du don (giving) – par opposition au marché et au donnant donnant –, ou, pour parler comme Aristote, de la philia, mot qu’on traduit souvent par amitié et qui désigne en fait le refus de l’esprit de calcul ; le lieu où l’on met en suspens l’intérêt au sens étroit du terme, c’est-à-dire la recherche de l’équivalence dans les échanges » (Bourdieu 1994 : 136-137).
74La microsociété du rugby transforme les biens et les services de la société marchande en objets d’un système de don et de contre-don à l’intérieur duquel, comme ailleurs, l’intérêt ne réside pas tant dans la gratuité et la liberté du geste que dans l’entretien du lien social. L’exemple de cet ancien joueur devenu paria de la grande famille du rugby illustre a contrario ce phénomène. Parce qu’il n’en acceptait pas toutes les règles de sociabilité (il avait manifesté sa résistance envers l’autorité, refusé de participer aux troisièmes mi-temps après son mariage...), vint le temps de l’amère déception :
– Du jour au lendemain, tu es perdu. Tu ne peux plus aller chercher ton entrecôte du dimanche chez ton copain boucher, tu ne peux plus faire sauter tes PV, tu ne peux plus avoir de places de concert gratuites, etc. Tu dois apprendre à te débrouiller tout seul. C’est là que tu te rends compte que tu dois tout au rugby... même ta première copine !
75Innombrables, en effet, sont les expressions de la solidarité du groupe. Ainsi, qui a besoin d’un camion pour déménager fait appel à une connaissance qui travaille dans une entreprise de transport, qui désire fabriquer une terrasse fait appel au savoir-faire d’un copain maçon, etc. Un joueur peut même faire profiter ponctuellement de son accès au réseau des personnes qui sont extérieures à celui-ci :
– J’aimais bien un groupe de rock qui avait besoin d’un coup de pouce pour être lancé. Je connaissais un ancien du rugby qui avait un studio d’enregistrement, il a suffi que je le contacte.
– L’autre fois, dans la rue, j’ai reconnu un mec avec qui je jouais... il faisait la manche ! ça m’a troublé. J’en ai parlé à un copain joueur qui travaille dans l’immobilier, il m’a dit qu’il pourrait lui trouver un logement (cet ancien joueur, alors en dehors du réseau, allait y être réintégré par les bons soins d’un ancien coéquipier).
76Une fonction un peu différente du réseau est de permettre la mobilisation de ses membres afin qu’ils forment des groupes de donneurs :
– Un jeune de l’école de rugby s’est cassé les dents de devant. Tous les soins n’étaient pas remboursés par la Sécurité sociale. Les joueurs se sont cotisés et ont rassemblé la somme nécessaire pour lui offrir de nouvelles dents (femme d’un joueur qui a participé au don collectif).
77Le don n’est pas toujours aussi généreux et, en apparence au moins, désintéressé, il peut avoir valeur de récompense ou de reconnaissance. Un club qui, par exemple, accueille un joueur de l’extérieur va s’arranger pour lui trouver un emploi (ainsi qu’à sa femme), une voiture, un logement... Plus les années passent et plus l’individu est connu dans le réseau, plus les occasions se multiplient.
– Il y a vraiment une mafia du rugby, sur le plan affaires, politique... j’ai obtenu des trucs grâce à mon passé rugbystique (président de club).
Mon succès, déclare J. Chaban-Delmas au début des années 1970, je le dois aussi au rugby (...) cent mille personnes au sud de la Loire me tutoient et m’appellent Jacques à cause de lui (Dubosq 1992 : 109).
78Ces solidarités vont parfois jusqu’à susciter des comportements a priori peu conformes aux nobles valeurs toujours revendiquées. Un ancien rugbyman universitaire me racontait par exemple que le président de son club connaissait les sujets d’examen avant la date de leur divulgation officielle et les lui transmettait, ainsi qu’à ses coéquipiers, pour lui permettre d’alléger son emploi du temps consacré aux révisions et être ainsi plus disponible sur le terrain. Un grand lycée du Sud-Ouest est aussi réputé dans le monde du rugby pour être dirigé par un ancien rugbyman qui favorise l’inscription de jeunes joueurs.
79Ce qui est à noter dans ces deux derniers exemples, c’est que le seul fait de jouer au rugby permet aux rugbymen d’obtenir des faveurs de la part des détenteurs d’un pouvoir. Ils n’ont pas eu à se recommander de relations appartenant au réseau, ils n’ont pas eu besoin de passer par des intermédiaires, ils sont entrés d’emblée dans un système qui, à l’ordinaire, est assimilable au népotisme. En effet, si tous les gens du rugby peuvent librement échanger des services et des biens de consommation courante, lorsque ce sont les sphères du pouvoir politique ou économique qui sont en jeu, une hiérarchie se rétablit et fait resurgir la place prépondérante des dirigeants de la structure officielle du rugby. Ces « pères de familles » disposent d’un pouvoir certain et usent de leur influence pour aider les membres de leur filiation. En contrepartie, ces derniers leur sont redevables personnellement (en étant fidèles au club par exemple). La relation est alors redevenue inégalitaire : le pouvoir ne peut être intégré, au même titre que les autres biens et services, dans un système d’échange généralisé. Seuls quelques individus le possèdent et imposent des règles strictes à son usage. Le don et le contre-don changent de registre car ils font apparaître dans la relation d’échange une relation de domination.
80La sociabilité du rugby, sans cesse activée par ce système d’échange généralisé, doublé d’un temps de pratique collective, sportive et festive, se pérennise également grâce à une mémoire partagée. L’histoire individuelle de chacun est inscrite dans une histoire collective, le souvenir de chacun appartient à la mémoire de tous. Le souvenir de la personne est alors associé à un événement particulier, un exploit de troisième mi-temps (celui qui boit sa bière tout en faisant le poirier, celui qui met son poing entièrement dans la bouche, etc.), ou encore à une façon de jouer (celui qui tire les pénalités en se plaçant d’abord dos aux poteaux, celui qui court si vite et qui pourtant a des petites foulées...). Comme ce joueur qui a quitté son club et abandonné le rugby depuis plus de dix ans et qui m’a parfois accompagnée lors de mes enquêtes de terrain (avec un plaisir peu dissimulé de retrouver le milieu du rugby) : un soir, alors que nous nous étions rendus dans un restaurant fréquenté par des joueurs, il a été reconnu par l’un d’eux qui lui a décliné son identité et a évoqué des souvenirs bien précis : « Tu jouais les chaussettes en bas, tu avais des jambes d’athlète... Tu vois, je t’ai reconnu, tu reviens quand tu veux. »
81La mémoire des individus est aussi régulièrement mise en scène lors de rencontres, de tournois qui portent leur nom : coupe André Moga, challenge Yves du Manoir, etc. Soit le personnage commémoré par le jeu (puisqu’il s’agit de matchs joués en son nom) est un ancien qui s’est particulièrement engagé dans et pour le rugby, soit il s’agit d’un joueur mort trop jeune, qu’on continue symboliquement à faire jouer auprès de ses coéquipiers. Ces matchs « à la mémoire de » réaffirment périodiquement les rapports du défunt à la famille du rugby. Les liens de parenté persistent après la mort des acteurs. Il est aussi fréquent, avant un match, alors que tous les joueurs sont sur le terrain, que soit demandée une minute de silence en mémoire d’une personne récemment décédée. J’ai assisté à un de ces moments, il fut impressionnant, alors que les tribunes étaient combles, de constater à quel point le silence fut respecté.
82Mais il n’y pas que la mort qui incite à une mise en scène de la mémoire. Le jubilé d’un joueur13 est aussi un moment de réaffirmation du lien social et des liens de parenté : le joueur invite, pour un match amical célébrant la fin de sa carrière, tous ceux qui ont accompagné et marqué sa vie de joueur. Une troisième mi-temps suit évidemment la rencontre.
Un symbole actif de l’unité : la troisième mi-temps
83Traditionnellement, on l’a dit, les deux équipes qui ont disputé un match de rugby se retrouvent à l’issue de celui-ci pour boire quelques verres et parfois partager un repas. Ce moment de rencontre est plus ou moins long, l’équipe invitée repartant souvent assez vite avec l’autocar qui la transporte. Mais il reste toujours la possibilité de faire un détour, si bref soit-il, par le club-house. Là se côtoient des joueurs qui, quelques minutes auparavant, entretenaient une relation de face-à- face, conflictuelle, agressive, et qui désormais se divisent en gagnants et perdants (au rugby, un match nul est exceptionnel). La situation favorise a priori des rapports empreints de sentiments opposés, joie et fierté pour les uns, tristesse et regret pour les autres, et inégaux car est sous-jacente la domination désormais symbolique, après avoir été physique, des vainqueurs. Or justement un des objectifs de la troisième mi-temps est d’éliminer les aspérités pouvant altérer un climat d’entente cordiale. Et c’est en buvant ensemble que les joueurs favorisent une relation amicale. L’alcool est en effet un moyen très efficace de rapprocher les individus : il désinhibe généralement et égaie, tout en valorisant la générosité de celui qui offre sa tournée. L’alcool devient l’élément d’un système de don et de contredon où l’enjeu n’est pas l’étalage d’une richesse personnelle mais la manifestation d’un sentiment de fraternité. La soirée avançant et les tournées se succédant, ce potlatch amical se termine pour quelques uns en une vraie beuverie. L’intérêt du geste du don ne réside pas seulement dans ses qualités intrinsèques (générosité du donneur, appel à relation amicale, bienveillance) mais également dans le fait qu’il permet d’accompagner la parole. Le partage du liquide « miracle » est l’occasion de régler des conflits latents. Les joueurs s’expliquent sur les mauvais gestes qu’ils ont pu commettre, les mauvaises actions de jeu qui ont terni la qualité du match, les propos malveillants, etc. Les supporters vont aussi pouvoir poser des questions aux joueurs, complimenter leur favori ou au contraire lui faire remarquer qu’il n’est pas en forme en ce moment... Bref, tous refont le match en le détaillant et en essayant de trouver verbalement des solutions aux anomalies relevées. Même si la discussion est vive, l’entente est cordiale. Le rugby est d’ailleurs le principal sujet qui nourrit les conversations, puisqu’on évite les thèmes qui pourraient susciter la discorde. Par un accord tacite, le dire et le faire se mettent au service de l’union du groupe. Car il ne faut pas oublier non plus que les joueurs sont amenés à se revoir un jour sur le terrain... La discussion doit donc neutraliser toute animosité et empêcher que s’installe dans la relation un sentiment de rancune. Témoin cet échange entre deux joueurs, tout à fait illustratif dans sa concision :
– Dis donc, tu te souviens du coup que tu m’as mis tout à l’heure ?
– Et toi de celui que tu m’as mis avant ?
– Oui, t’as raison... Allez, viens boire un coup.
84La situation conflictuelle a véritablement existé pendant le match en raison de la spécificité du jeu, un sport de contact et de combat. Mais elle ne peut se poursuivre ensuite. Continuer la relation sur ce registre serait oublier la différence entre le jeu sportif et le quotidien, entre le statut de joueur et celui de sujet social vivant dans une société où les règles ne sont pas celles du rugby. Or l’opposition entre les individus sur le terrain a été si intense, si physique, les joueurs ont tellement été liés l’un à l’autre, tous contre tous, qu’un rappel à la normalité est nécessaire : « On est entre adultes et ce n’est qu’un sport. » Se retrouver dans un contexte « rugby », dans un microcosme qui défend un certain nombre de valeurs morales comme la solidarité et la fraternité, par le moyen festif qui est une façon plutôt agréable de revenir à la norme, permet de résoudre une contradiction majeure entre « soi », entre gens du rugby : celui à qui je m’opposais violemment tout à l’heure est un allié partageant la même passion que moi.
85Cette capacité de faire passer quelqu’un d’une catégorie à l’autre est flagrante dans les clubs de petite série, et ce même pendant le match. Au lieu d’annuler une rencontre parce que le jour du match l’effectif d’une des deux équipes est incomplet, l’autre équipe peut choisir de « prêter » quelques-uns de ses joueurs remplaçants. Le principal est de jouer au rugby, « adversaire » et « partenaire » n’étant alors qu’un détail de nature lexicale, et le problème d’ordre arithmétique. A un niveau de compétition plus élevé, cette situation n’existe pas, d’une part parce que le nombre de joueurs est toujours suffisant, d’autre part parce que l’enjeu de la partie est trop important. Plus le niveau monte et plus le score importe, un joueur ne pourrait faire preuve d’une telle abnégation pour aider les adversaires de son club à gagner. Ce sera donc en troisième mi-temps qu’il considérera ceux-ci comme ses pairs et non comme ses rivaux.
86On comprend désormais, d’une première manière, l’importance du contexte de la troisième mi-temps sans laquelle cette démonstration ostentatoire d’un sentiment de fraternité ne serait pas possible.
87Chacun y trouve un exutoire pour résoudre collectivement des contradictions vécues de façon individuelle, chacun participe à la reformation du groupe « rugby ». On abandonne pendant la troisième mi-temps tout sentiment d’animosité et de culpabilité comme on a quitté son maillot au vestiaire. On crée, dans un contexte utopique, le lieu de validation d’un lien social idéal, qu’on pourra exprimer, sous une forme codée, en dehors du groupe restreint. C’est ainsi qu’on « sera rugby » dans le civil. Pour certains, le moment de désagrégation est plus tardif que pour d’autres, c’est alors que seuls quelques individus, inlassables forcenés, poursuivent la troisième mi-temps pour la transmuter en ce qu’on appelle parfois la quatrième mi-temps. C’est cette dernière qu’évoquent les récits anecdotiques les plus scabreux. Il nous faut maintenant essayer de comprendre la raison d’être de cette face obscure du rugby.
Notes de bas de page
1 Propos tenus par André Garrigue, ancien joueur international, lors d’une table ronde dans le cadre des journées « Terres de rugby, terre de culture », mai 1992, Montauban.
2 Même si certains joueurs le font pour que dans la mêlée le joueur adverse ne s’y accroche pas, ils ne le font néanmoins pas tous, la raison technique n’est pas exclusive d’un désir de personnalisation.
3 Peut-être était-ce ce fameux abbé Pistre qui prêchait une application rugbystique du précepte évangélique : « Mieux vaut donner que recevoir. »
4 L’origine de ce terme m’est inconnue, la doit-on à l’inspiration d’un journaliste sportif ?
5 Le football américain et le rugby à XIII utilisent également un ballon ovale, mais rien d’étonnant à cela puisqu’ils sont dérivés du rugby.
6 Les auteurs britanniques d’un ouvrage historique et sociologique sur le rugby, Eric Dunning et Kenneth Sheard (1979 : 60), ont, quant à eux, eu pour souci de démystifier le personnage: « It is necessary to conclude this chapter – “ Football in the Early Nineteenth-Century Public Schools ” – with a brief discussion of the reasons why we find the traditional ideology unacceptable. » (« Il faut conclure ce chapitre – “ Le football dans les écoles publiques au début du xixe siècle ” – par un bref exposé des raisons pour lesquelles nous considérons la croyance traditionnelle inacceptable. »)
7 Alors qu’il avait quitté l’école en 1820... Cf. Dunning & Sheard 1979.
8 Ainsi le dictionnaire Larousse de 1977 propose cette définition du rugby : « Sorte de football ».
9 Souligné par moi-même.
10 C’est ainsi qu’était surnommé l’ancien dirigeant du club de Bègles.
11 Au sens du fait social total de Marcel Mauss.
12 Le magazine Midol Mag, dans sa rubrique « L’invité de Midol Mag », propose d’ailleurs un arbre « généa-rugbystique », dessiné sous la forme de poteaux de rugby dotés de racines, où figurent tous les noms de personnes qui ont eu une grande importance, pour l’invité en question, dans sa vie rugbystique (le père souvent, un entraîneur, etc.).
13 Mais l’arrêt de la pratique est peut-être une « petite mort ».
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