Convergences et divergences avec l’Institut für Sozialforschung dans La propagande totalitaire de Siegfried Kracauer (1937-1938)
p. 57-73
Texte intégral
1Totalitäre Propaganda, le premier grand travail de Siegfried Kracauer sur la propagande, a vu le jour entre 1936 et 1938 et est une commande de l’Institut de recherches sociales. L’idée d’une contribution sur le thème de la propagande semble être issue d’une rencontre entre Theodor W. Adorno et Kracauer à Paris, en octobre 1936. La relation de Kracauer avec Adorno et tout le cercle de Max Horkheimer est à l’époque très tendue, pour des raisons à la fois personnelles et plus profondes. Il y a à ce sujet une lettre très claire du 2 mai 1936 adressée par Kracauer à l’historien de l’art Richard Krautheimer. Il y explique qu’il est fâché avec Horkheimer et exprime clairement sa déception qu’on ne l’ait pas sollicité davantage, malgré ses demandes et malgré des intérêts sociologiques communs1. Kracauer, dont la situation matérielle à Paris était très difficile, avait besoin du soutien de l’Institut für Sozialforschung (IfS). C’est pourquoi il finit par accepter la proposition d’Adorno, dans l’espoir que ce travail puisse déboucher sur une collaboration plus étroite et une bourse de recherche. En décembre 1936, il envoie un premier exposé intitulé « Masse et propagande – une recherche sur la propagande fasciste » (Masse und Propaganda – eine Untersuchung über die fascistische Propaganda). Horkheimer et Adorno ne sont pas enthousiasmés par cet exposé, et attendent la suite avec une certaine méfiance. Dans l’intervalle paraît l’ouvrage de Kracauer sur Offenbach2 qu’Adorno juge très mauvais, comme il s’en ouvre dans une lettre à Kracauer3. Lorsque le travail sur la propagande est enfin achevé, en avril 1938, l’IfS refuse sa publication en l’état. Adorno réduit et réécrit le texte4, et Kracauer s’oppose alors à la publication de cette version tronquée. Pendant longtemps, seuls cette version et quelques exposés permettaient de se faire une idée du texte de Kracauer, dans la mesure où les tapuscrits existants doivent être considérés comme perdus : il n’existait à Marbach qu’un manuscrit très difficilement déchiffrable. Toutefois, grâce à Bernd Stiegler, on dispose aujourd’hui d’une version reconstruite dont on peut penser qu’elle est proche du texte définitif de Kracauer.
2Tout cet épisode pose la question de la relation de Kracauer à la Théorie critique, et la tentation est toujours grande de défendre l’un ou l’autre camp, tant cette relation est complexe et conflictuelle, et tant elle a pesé sur la réception de Kracauer. Si on laisse de côté les aspects biographiques, il me semble que l’on peut dire que le texte de Kracauer n’est pas sans défauts, qu’il est étroitement inscrit dans son époque, mais qu’il apparaît rétrospectivement plus intéressant que ne le laissait penser la critique d’Adorno. Je me propose ici d’analyser les divergences et les convergences entre Kracauer et l’Institut, en les replaçant dans le contexte très particulier de cette période qui va de 1936 à 1938.
Convergences initiales
3L’intention initiale du travail sur la propagande paraît à certains égards proche des questionnements et des méthodes de l’IfS, et cette proximité ne date pas de la période de l’exil. Initialement, le projet interdisciplinaire et matérialiste de l’Institut s’était concentré sur les mécanismes psychologiques de la domination : il s’agissait notamment de comprendre pourquoi les dominés acceptent cette domination et l’encouragent, en ne votant pas pour les partis révolutionnaires et en ne suivant pas leurs supposés intérêts de classe. En reconnaissant l’existence d’un décalage attribuable à la dimension des mentalités, l’Institut prenait donc ses distances avec les formes mécanistes, déterministes, ou encore économistes du marxisme. L’approche freudo-marxiste, qui combinait dimension empirique et théorie philosophique dans un projet interdisciplinaire, était notamment portée par Erich Fromm. Dans Les employés (1929-1930)5, Kracauer ne recourait pas à la psychanalyse, mais il y avait des similitudes, car il explorait lui aussi une sorte de « fausse conscience » : l’ouvrage est aussi, à sa manière, une étude psychosociale sur la mentalité d’un groupe dominé, même si sa sociologie emprunte sans doute davantage à Georg Simmel qu’à Sigmund Freud.
4Comme chez les penseurs qui entourent Horkheimer, cette approche psychosociale est, d’une certaine façon, adossée chez Kracauer à une philosophie de l’histoire émancipatrice empruntant des traits au matérialisme historique de Karl Marx. Dans beaucoup de ses feuilletons des années 1920 et du début des années 1930, Kracauer considère la société de son époque comme une société aliénée, et la regarde à l’aune de ce que serait un ordre conforme à la raison, considéré comme un but du processus historique, ainsi que l’on peut le lire dans l’essai programmatique « L’ornement de la masse6 ». Comme chez Horkheimer, ce marxisme avait un aspect hétérodoxe et se greffait sur une forme de Kulturkritik, de critique du processus de rationalisation (ni Horkheimer ni Kracauer ne viennent à l’origine de la culture marxiste). On pourrait rajouter que les travaux de Kracauer, qui accordent une grande importance à la catégorie de la culture, anticipent sur toute une dimension des travaux des auteurs de la Théorie critique dans les années 1930, en particulier ceux d’Adorno, de Herbert Marcuse ou de Leo Löwenthal. Dans les années 1920, Kracauer partage toutefois avec le jeune Adorno une certaine réticence envers des usages trop dogmatiques du marxisme conduisant à une approche totalisante de la société. Et de ce point de vue, il y a au départ une certaine tension avec le cercle de l’IfS, comme on peut le voir dans la correspondance entre Adorno et Kracauer7. Par ailleurs, on trouve aussi chez Kracauer une certaine confiance dans la dynamique de l’espace public et dans la démocratie, qui le distingue du cercle de Horkheimer, mais aussi d’Adorno. Kracauer, en tant que journaliste à la Frankfurter Zeitung, qui est alors le grand « quotidien de référence », est un acteur de cet espace public.
5Dans les années 1930, le projet initial de l’IfS, celui d’un matérialisme interdisciplinaire, connaît certaines inflexions : les travaux se concentrent de plus en plus sur la notion d’autorité. Toutefois, les études sur l’autorité et la famille se situent à bien des égards dans la continuité de l’enquête sur les ouvriers (qui à l’époque n’a d’ailleurs pas été encore publiée, et à laquelle l’Institut continue de travailler). Horkheimer pouvait légitimement estimer que Kracauer, avec ses travaux sur les employés et sur la culture de masse, était bien placé pour étudier la propagande. Cette étude de la propagande pouvait par ailleurs s’inscrire dans le tournant politique qu’était en train d’opérer l’Institut et sur lequel Katia Genel a attiré l’attention8.
6Ce que ne pouvaient alors pas voir Horkheimer et Adorno, c’est que cette étude sur la propagande n’était pas seulement le prolongement des feuilletons des années 1920, mais aussi celui de l’ouvrage sur Jacques Offenbach qui met déjà en place l’interprétation du national-socialisme comme phénomène politique, même s’il s’agit aussi d’un ouvrage « grand-public ». Tout en racontant la vie d’Offenbach, Kracauer construit en effet un parallèle entre le Second Empire et le national-socialisme, en s’appuyant sur une lecture des analyses faites par Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Il brosse le portrait de Louis-Napoléon Bonaparte sous les traits d’un dictateur qui n’est pas un simple instrument de la classe dominante, mais plutôt un manipulateur qui a su exploiter la constellation politique de l’époque pour établir son pouvoir, en mobilisant notamment le Lumpenprolétariat et les paysans apolitiques. La bourgeoisie lui a apporté son soutien, mais il s’agit là d’une alliance de circonstance visant à maintenir un statu quo et à empêcher l’installation d’une république. Il importe alors à Kracauer de montrer que Napoléon III met en place une sorte de pseudo-réalité fantasmagorique, en jouant de l’aura napoléonienne et des fastes de la cour dont il s’entoure. Cette idée d’une pseudo-réalité, Kracauer l’emprunte au moins en partie à sa lecture de Marx. Dans une note qui se trouve dans les brouillons du Jacques Offenbach, Kracauer reproduit la célébrissime phrase de l’introduction du 18 Brumaire : « Hegel bemerkte irgendwo, dass alle großen weltgeschichtlichen Tatsachen und Personen sich sozusagen zweimal ereignen. Er hat vergessen, hinzuzufügen: das eine Mal als Tragödie, das andere Mal als Farce9. » À côté de cette citation, Kracauer a écrit au crayon rouge Operettengesellschaft (« société d’opérette »). Pour établir son pouvoir et pour se maintenir au pouvoir, Louis-Napoléon Bonaparte doit produire l’illusion d’une réconciliation des classes sociales, et il promeut à cette fin une culture festive d’« éclat et de joie » (Glanz und Freude). Offenbach, lointain précurseur de la culture de masse moderne, s’est donc coulé d’une façon ambiguë dans ce projet politique. Il est évident que Kracauer, dans cette caractérisation du Second Empire, avait le nazisme en tête. Il pensait certainement aussi au fascisme, car on oublie trop souvent que les analyses du nazisme des années 1930 s’inscrivent dans la continuité de celles du fascisme, qui avait déjà suscité dans les années 1920 toute une série de réflexions en Allemagne (le thème de la farce, central dans Jacques Offenbach, apparaît aussi dans Propagande totalitaire).
7Adorno a très mal réagi au livre de Kracauer sur Offenbach, qu’il considère alors comme dénué d’ambition théorique et qui ne lui paraît pas à la hauteur de ses feuilletons de la république de Weimar. Il formule de nombreuses critiques envers l’ouvrage en privé, mais aussi – de façon plus modérée – en public, dans une recension de la Zeitschrift für Sozialforschung10. Ce livre ne pouvait que renforcer certaines préventions qui semblent dater chez Adorno de la fin de la république de Weimar, si on se fie au texte ultérieur « Der wunderliche Realist11 » : Kracauer lui apparaissait comme le représentant d’un « individualisme chaplinien » (Chaplinischer Individualismus12) tournant le dos à la radicalité de la critique. Il est vrai qu’en dépit de sa grille d’analyse marxiste, ce livre témoigne d’une sympathie pour les boulevardiers apolitiques et mélancoliques, qui regardent l’histoire avec distance. Kracauer confiera à Panofsky qu’il aurait aimé être un de ces boulevardiers13.
La propagande totalitaire
8C’est à nouveau cette lecture bonapartiste qui domine dans la Propagande totalitaire. Kracauer conteste très nettement la thèse selon laquelle il y aurait derrière le fascisme la bourgeoisie capitaliste (même s’il y a une alliance des dictatures avec le « capitalisme de monopole »). Certes, Kracauer semble veiller à se situer dans l’horizon théorique de l’Institut, mais les allusions à Fromm et à Horkheimer sont assez ambivalentes, tandis que les autres membres de l’Institut ne sont pas cités. Kracauer se réclame dès le départ de Horkheimer pour réfuter une critique de l’idéologie trop mécanique : « De fait, on ne parvient qu’à une faible connaissance des conditions réelles, quand on part de l’hypothèse que les idéaux qui se trouvent du côté du pouvoir n’ont d’autre signification que celle d’idéologies14. » Kracauer renvoie à cet endroit à la préface théorique de Horkheimer aux Études sur l’autorité et la famille15 : « Selon l’argument de Horkheimer, le fait que ces idées soient initialement le produit d’intérêts de caste ou de classe ne permet pas encore de conclure qu’ils restent toujours directement dépendants de ces intérêts16. » Toutefois, il apparaît plus tard dans le texte que cette critique concerne aussi les travaux de Horkheimer, puisque Kracauer s’en prend explicitement à Heinrich Regius, c’est-à-dire en fait à Horkheimer, qui avait écrit sous ce pseudonyme dans Dämmerung : « Aujourd’hui, le concept de nation, qui englobait à l’origine le sens de la vie de la collectivité, est ravalé au rang d’un instrument de puissance idéologique entre les mains des barons de l’industrie alliés aux junkers, et de leur suite17. » Kracauer fait alors le commentaire suivant :
« Cette phrase relève des courts-circuits, qui, du fait qu’un concept fait l’objet d’une exploitation capitaliste, en déduisent aussitôt que celui-ci est un dérivé du capitalisme et le rejettent d’emblée, sans se soucier des diverses significations qu’il est susceptible de receler par ailleurs. Silone procède ici d’une façon plus prudente que Regius18. »
Ce renvoi à Ignazio Silone, humaniste modéré et ancien fonctionnaire communiste repenti, dont le rôle reste très controversé, n’a pas dû être du goût d’Adorno et de Horkheimer, pas plus que les nombreux renvois à Ortega y Gasset, qui dans la Révolte des masses (1929) critiquait le règne moderne des masses au nom d’un certain idéal libéral. Fromm est après Horkheimer l’auteur de l’IfS le plus cité, et Kracauer reprend à son compte l’analyse du sadomasochisme comme composante de la personnalité autoritaire. Mais l’usage des catégories de Fromm reste localisé : il est surtout cantonné à l’analyse du mécanisme de la terreur. On ne peut pas dire que le texte de Kracauer aille, de façon globale, dans le sens d’une théorie générale de la personnalité autoritaire.
9Par ailleurs, la lecture bonapartiste proposée par Kracauer tranchait avec l’approche qui dominait dans le cercle de la Théorie critique. En effet, si l’interprétation bonapartiste était considérée comme une variante de l’analyse marxiste du fascisme, elle remettait en cause, comme on l’a dit, la thèse d’une sorte de continuité nécessaire entre libéralisme et fascisme. Elle allait souvent de pair avec l’idée d’un front populaire rassemblant aussi la gauche modérée19. Beaucoup d’historiens cités par Kracauer appartiennent à une nébuleuse marxiste non conformiste : Angelika Balabanoff20, Konrad Heiden21, Gaetano Salvemini22, Arthur Rosenberg, que l’on a pu qualifier de « marginal de gauche23 », ou encore Ignazio Silone.
10De leur côté, Horkheimer et Adorno ne croient pas à ce marxisme « humaniste24 ». Adorno se méfiait du « pseudo-humanisme de la Frankfurter Zeitung » qu’il pensait percevoir chez Kracauer. L’idée d’un front populaire antifasciste était à leurs yeux chimérique et naïve, et masquait l’existence bien réelle d’un front antisoviétique des démocraties et des dictatures, basé sur l’affinité profonde qui à leurs yeux existait entre libéralisme et autoritarisme. Adorno et Horkheimer estiment – sans toutefois se faire beaucoup d’illusions – qu’il ne faut rien publier qui puisse nuire à l’URSS25. Horkheimer insistait clairement sur le fait que le fascisme était le point d’aboutissement d’une sorte de décomposition du libéralisme, l’autoritarisme étant la pente naturelle de la société bourgeoise. De ce point de vue, et selon des modalités très différentes de la doxa marxiste, Horkheimer rejoignait quand même la thèse selon laquelle le fascisme était bien un produit du capitalisme26. Au sein de l’Institut, Marcuse était celui qui analysait cette continuité en se plaçant sur le terrain de l’idéologie. Dans l’article de 1934 intitulé « Der Kampf gegen den Liberalismus in der totalitären Staatsauffassung », les idéologies dites bourgeoises que seraient le naturalisme, l’universalisme ou l’existentialisme sont ainsi démasquées comme autoritaires :
« Le passage de l’État libéral à l’État autoritaire total s’effectue dans le cadre du même système social. On peut dire à propos de cette unicité de la base économique que c’est le libéralisme lui-même qui engendre l’État autoritaire total, lequel apparaît comme du libéralisme à un stade de développement plus avancé. L’État autoritaire total apporte au stade monopoliste du capitalisme une organisation et une théorie de la société adéquates27. »
11Horkheimer, même s’il admettait que la période classique du libéralisme, le xixe siècle des entrepreneurs et de la concurrence, avait aussi eu des vertus et avait un caractère relativement rationnel, considérait que dans sa phase tardive le capitalisme menait au fascisme. Pour le démontrer, il se plaçait principalement du point de vue de l’anthropologie et de l’éthique bourgeoises, en particulier dans sa grande étude « Egoismus und Freiheitsbewegung28 ». En 1936, il écrit à Benjamin : « Je pense qu’il est maintenant temps de mettre résolument l’accent sur l’identité des contraires, face à la dissimulation systématique de tout ce qui relie les États totalitaires avec le reste de notre présent et l’ensemble du passé29. »
12Adorno situait lui cette continuité entre capitalisme et fascisme au niveau de la forme marchandise, qui se manifeste déjà dans la culture de masse moderne et dans l’industrie culturelle. Dans son article sur le fétichisme dans la musique, il écrivait par exemple :
« Le principe des stars est devenu totalitaire. Les réactions de l’auditeur semblent faire abstraction de tout rapport à l’exécution même de la musique pour ne plus répondre immédiatement qu’au succès précédemment accumulé. Expliquer ce succès par les écoutes spontanées qui l’ont précédé n’est pas suffisant, il faut plutôt considérer qu’il a été programmé à l’avance par la volonté des éditeurs, des magnats du cinéma parlant et des seigneurs de la radio30. »
Cette conception finit par s’imposer également à Horkheimer, qui écrit en 1939, dans une lettre à Hans Mayer :
« En ce qui concerne la problématique marxiste, nous souhaitons simplement faire remarquer que nous pensons, en effet, que l’analyse de la forme marchandise chez Marx n’est pas un motif parmi d’autres de même importance […], mais que la catégorie de la marchandise est celle qui éclaire l’ensemble de la société comme un projecteur31. »
Horkheimer et Adorno avaient ainsi de leur point de vue quelque raison d’être déçus par le texte de Kracauer, qui refuse assez nettement cette assimilation de la propagande et de la réclame, et ne fait pas de la marchandise une clé d’explication du nazisme. Ce point a particulièrement exaspéré Adorno, qui s’en est ouvert à Benjamin : « Kracauer, du fait de ses savoirs sociopsychologiques, est passé totalement à côté du grand sujet de la réclame, largement présent dans le matériau des citations32. » Adorno était sans doute d’autant plus irrité qu’on trouvait dans les textes de Kracauer des années 1920 des éléments pouvant aller dans le sens qu’il souhaitait. De fait, il y a chez Kracauer de nombreux éléments de continuité entre les analyses de la culture de masse des années 1920 et les analyses de la propagande totalitaire. Selon Kracauer, comme c’est le cas pour la culture du divertissement de l’époque de Weimar et pour le Second Empire, le national-socialisme met en œuvre les médias de masse modernes, qui ont la possibilité technique de créer une pseudo-réalité. Dans sa biographie de Jacques Offenbach, Kracauer décrit l’émergence de ces nouveaux médias, comme la presse moderne ou les précurseurs du film, tels le nocturnorama ou le panorama. Dans beaucoup de feuilletons des années 1920, et en particulier dans Les employés, Kracauer évoque le séduisant éclat du divertissement destiné à recouvrir les antagonismes sociaux. Cet éclat règne dans les palais du divertissement, ces établissements de loisirs qui sont comme des « asiles » pour les employés qui n’ont plus de toit « transcendantal », politique et spirituel :
« Les flots de lumière vantés dans le dépliant publicitaire du grand magasin contribuent à parfaire l’ensemble […]. Mais le vrai pouvoir de la lumière, c’est sa présence. Elle dépouille la masse de sa chair habituelle, elle la revêt d’un costume qui la transforme. Par sa mystérieuse puissance, l’éclat se fait contenu, la distraction ivresse33. »
De fait, le capitalisme et la culture de masse se caractérisaient déjà pour Kracauer par une sorte de déréalisation fantasmagorique. Kracauer parlait dans les années 1920 de UHU-réalité (UHU étant un célèbre magazine illustré) ou de UFA-réalité. Le « monde du calicot » des studios de Babelsberg et l’univers miniature recomposé des expositions universelles du Second Empire sont autant de villages Potemkine. Mais dans Propagande totalitaire, face au fascisme, Kracauer maintient l’idée d’une différence de nature entre réclame démocratique et propagande (différence qu’Adorno tend à effacer). Kracauer s’en ouvrira sans ambiguïté à Paul Lazarsfeld quelques années plus tard :
« Whereas the democracies utilize at a certain extent staged effects, the maintenance of the Nazi system depends upon their exploitation. It is possible to imagine a democracy renouncing any such effects: the Nazi realm could not exist without these maneuvers of totalitarian propaganda34. »
13Si entre 1937 et 1940 Horkheimer et Adorno mettent en avant la catégorie de la marchandise, ils radicaliseront encore leur point de vue par la suite, en situant la continuité libéralisme-totalitarisme non plus seulement dans la forme marchandise, mais dans les structures mêmes de la constitution de la subjectivité. La critique du capitalisme devient alors, dans Dialektik der Aufklärung, une critique fondamentale de la rationalisation qui conduit à une dialectique de la raison : la volonté de maîtrise de la nature conduit en réalité à une soumission à une nature aveugle. Kracauer avait identifié ce phénomène en 1927 dans son texte « L’ornement de la masse », mais sa critique de la dérive du processus de rationalisation était moins radicale que celle de Horkheimer et d’Adorno. Il pensait alors que cette dialectique n’était pas fatale, mais qu’elle pouvait être compensée par la mise en œuvre d’une raison authentiquement émancipatrice qui humaniserait la rationalité capitaliste.
14Loin de procéder comme Adorno et Horkheimer à une archéologie de la subjectivité, et de la même façon que Marx privilégiait dans Le 18 Brumaire une approche historique et sociologique attentive à la situation sociale de la France, Kracauer accorde en effet une grande attention au contexte historique, aussi bien dans Jacques Offenbach que dans Totalitäre Propaganda. Il insiste par exemple sur le fait que c’est dans les pays dépourvus de tradition démocratique solide qu’a pu s’installer la propagande. Il revendique une proximité avec l’objet et affirme construire la théorie dans le matériau même. On trouve ainsi, au début de Totalitäre Propaganda, de longs développements sur l’origine sociale des activistes fascistes ou nazis (soldats démobilisés, « bohème » en marge de la société, etc.). C’est fondamentalement sur ce point de méthode, qui implique aussi un tout autre rapport à l’utopie, que tourne alors la controverse entre Adorno et Kracauer, laquelle se poursuivra dans leur correspondance jusque dans les années 1960. En forçant le trait, on peut dire qu’Adorno, pour Kracauer, ne parvient pas à atteindre une réalité. Pour Adorno, Kracauer s’est réconcilié avec l’ordre des choses, et son réalisme est donc une démission de la théorie35.
La propagande contre l’idéologie
15Il y a pourtant bien un cœur théorique dans la lecture que fait Kracauer du fascisme et qui n’est pas sans rappeler celle de Benjamin : Kracauer voit lui aussi le fascisme comme une esthétisation du politique, et cette esthétisation passe pour lui par la propagande, celle-ci étant l’essence même du régime. Une thèse très forte et très provocante du texte déclare en effet que ce n’est pas l’idéologie qui définit le régime et lui donne sa cohérence. Il est frappant de voir que Kracauer ne s’intéresse pratiquement pas à l’idéologie national-socialiste en tant que telle. Il évoque à peine les concepts de race, de Volksgemeinschaft, de Führer, se contentant d’expliquer que cette idéologie est régressive, antilibérale et antidémocratique (la propagande se dirige d’emblée contre le système des partis). Kracauer évoque ainsi très peu l’antisémitisme, qu’il semble considérer – au moins dans ce texte – comme un phénomène dérivé. Cette idée n’est toutefois pas totalement nouvelle, puisque beaucoup de commentateurs allemands du fascisme italien, dans les années 1920, considéraient que celui-ci n’avait pas vraiment d’idéologie et qu’il n’était qu’une machine à mobiliser les masses36.
16Kracauer caractérise donc le national-socialisme comme un système de pouvoir autonome ayant pour but sa propre perpétuation, ce qui suppose l’effacement systématique de la réalité sociale, parce qu’il ne peut subsister qu’en niant les antagonismes sociaux. Le moteur profond du national-socialisme n’est pour Kracauer ni un intérêt de classe ni une vision du monde cohérente, mais une volonté de pouvoir s’appuyant sur la production d’une pseudo-réalité. La pseudo-réalité qui est mise en scène est celle de la communauté du peuple en tant que dépassement de la conflictualité sociale. Or cette communauté du peuple est une pure fiction. Comme le souligne Kracauer, on met au premier plan les concepts de nation et de peuple pour simuler une unité ; on contraint la masse à se contempler elle-même. La masse n’est donc pas seulement un moyen de propagande, elle est elle-même propagande. Il s’agit de la rendre fluide pour l’empêcher de se constituer en acteur politique, et cela suppose de modifier la structure psychophysique des individus pour les détourner de leurs intérêts de classe (car l’émancipation du prolétariat, selon Kracauer, serait son abolition en tant que masse). La masse fasciste est donc une masse indistincte sans cohérence immanente. Kracauer parle d’une « pseudo-intégration des masses artistiquement préparées par la propagande37 ». En effet, en l’absence d’un véritable discours substantiel, la propagande cultive l’art pour l’art, la belle apparence, le simulacre. C’est notamment dans ce contexte que Kracauer introduit la catégorie – qui peut prêter à confusion – de « nihilisme » :
« Une volonté nihiliste de pouvoir est […] l’impulsion décisive, à laquelle obéissent les cliques fascistes et nazies : il est par ailleurs clair que cette impulsion ne peut pas être considérée simplement comme une idéologie ou comme produit dérivé de forces sociales et qu’elle doit être appréhendée dans sa cohérence38. »
17Il ne s’agit pas du nihilisme dans l’acception que lui donnent à l’époque beaucoup de conservateurs, comme Hermann Rauschning, qui considère que les valeurs traditionnelles auraient été le meilleur rempart contre le nazisme39. Avec la catégorie du nihilisme, Kracauer souligne pour sa part le caractère esthétique de la propagande, qui ne vise qu’à créer une agitation de surface :
« Le même nihilisme qui conditionne le comportement cynique de la propagande donne aussi le jour à l’esthétisme de ses auteurs. Ce sont les représentants modernes du principe de l’art pour l’art, et l’entêtement avec lequel ils jouent avec les sentiments de l’âme est le retournement du désespoir, qui a poussé les artistes de la fin du xixe siècle à chercher refuge […] dans le bateau ivre de l’art, comme dans une arche […]. L’esthétisme des virtuoses de la propagande a un impact sur leur œuvre. Beaucoup de mesures prises par la propagande totalitaire ont pour seul et unique objectif d’exercer une fascination esthétique […]. L’esthétisation de la propagande provoque l’anesthésie des masses. Le déluge des images les rend insensibles envers la signification réelle des événements que la propagande déforme, de telle façon que la volonté de prendre ces images d’assaut est étouffée en eux. Autrement dit : en transformant des phénomènes qui pourraient être l’objet d’une analyse en objets d’une contemplation esthétique, la propagande totalitaire fait en sorte que ces phénomènes se consolident et restent à l’abri de l’analyse. Les masses arrangées sont des figures face auxquelles on ne parvient pas à détourner le regard40. »
18Derrière cette figure d’un art pour l’art nihiliste, on peut voir la figure de Nietzsche, telle que la comprend Kracauer. Mais si Kracauer évoque cette transformation de la réalité en œuvre d’art, il en donne peu d’exemples concrets. À la différence de ce qu’il faisait dans ses feuilletons des années 1920, il ne part pas de phénomènes de surface qui lui seraient familiers : il se base sur des témoignages et sur les écrits des nazis eux-mêmes. Le texte peut pourtant se lire comme le commentaire d’un film que Kracauer ne cite pas explicitement, mais qu’il ne pouvait pas ne pas connaître, au moins indirectement : Le triomphe de la volonté, de Leni Riefenstahl. Ce film a en effet été projeté à Paris en 1937, dans le cadre de l’exposition universelle, et il était apprécié du cercle de Henri Langlois avec lequel Kracauer était en contact. Le but unique de ce film semblait être la figuration de cette communauté du peuple fictive, représentée comme puissante, revitalisée, sous l’aspect d’une masse géométriquement ordonnée, le Führer apparaissant alors comme l’incarnation organique de la communauté du peuple qu’il ramène à la vie. Le film de Riefenstahl confirme également l’intuition de Kracauer dans le texte « L’ornement de la masse » (1927), où il expliquait que le retour de l’ornement sous la forme d’une ornementalisation des corps et des masses témoignait d’un retour du mythe et d’une crise de la rationalisation. L’ouvrage combine cette théorie de l’esthétisation avec une analyse historique et sociologique précise (mais parfois redondante) du contexte d’émergence du nazisme et du fascisme, ainsi que de celle de certains mécanismes du fonctionnement de la propagande. Il recourt pour la propagande de la terreur, on l’a dit, aux catégories de Fromm. Un passage qui reste intéressant d’un point de vue contemporain est celui que Kracauer consacre à ce qu’il appelle un « effet de miroir » (Spiegelreflex), et qui contribue à cette déréalisation opérée par la propagande : il ne s’agit pas pour la propagande de remplacer la vérité par du mensonge, mais de créer une confusion telle qu’on ne sait plus ce qui est vrai et factuel et ce qui ne l’est pas. La meilleure méthode pour cela est d’attribuer à l’ennemi ses propres turpitudes. Le public est alors pris dans un jeu de miroir et finit par douter de l’existence même d’une vérité factuelle. Ce mécanisme rejoint aujourd’hui celui des fake news et des alternative facts, qui finissent par dissoudre la différence entre fait et interprétation, rendant impossible un consensus sur les faits.
19Si Kracauer parvient à rendre compte, sur la base de la littérature secondaire, de la démarche de la propagande, le texte souffre d’une absence de connaissance directe de ce qui se passe en Allemagne. Il n’en ressort pas une vision très claire de la façon dont les choses peuvent évoluer. Kracauer laisse toutefois entendre que la guerre est probable, dans la mesure où la propagande, perdant de son efficacité, est obligée de s’étendre à la situation internationale. De ce fait, il y a dans le nazisme une dynamique d’expansion. Il n’est pas facile de dire jusqu’à quel point Kracauer suit la logique de l’interprétation bonapartiste, pour laquelle le fascisme n’est qu’un intermède et ne peut qu’échouer à brider le dynamisme social. En effet, Kracauer suggère que la propagande ne peut que s’empêtrer dans toute une série de contradictions (c’est précisément pour cela qu’elle a besoin de la politique internationale). Il y a une sorte de tension entre ces contradictions, et une sorte de radicalisation ou de dynamisation de la propagande, sans que l’on puisse vraiment entrevoir comment ce conflit va se résoudre pour Kracauer. Le texte se termine toutefois sur l’image de la « tête de mort » (Totenkopf) qui n’annonce rien de bon41. On quitte là le scénario « bonapartiste » tel qu’il est décrit dans le Jacques Offenbach, où il débouche sur une normalisation et une stabilisation du régime. Cette fin relativement ouverte est en concordance avec l’approche plutôt historienne de Kracauer, attentive au contexte singulier des sociétés étudiées. Mais le problème est manifestement que Kracauer n’a pas une réelle connaissance de ce qui est en train de se passer dans la société allemande.
Les limites de la grille d’analyse de Kracauer
20Avec le recul, les limites de l’approche de Kracauer apparaissent clairement. Un problème majeur de cette position est qu’elle conduit parfois à négliger les contenus idéologiques, comme s’ils étaient indifférents, alors que les plus grands crimes du national-socialisme, comme l’extermination des juifs européens et la guerre contre l’URSS, sont indiscutablement les conséquences d’une idéologie bien définie. Johann Chapoutot et d’autres ont montré qu’il fallait absolument prendre en compte les convictions idéologiques bien réelles des acteurs, et que l’on a trop souvent négligé ce facteur42. Chapoutot explique que le national-socialisme n’est pas seulement une esthétique, mais aussi une éthique, et il est clair que l’explication uniquement en termes d’esthétique laisse de côté des dimensions essentielles du problème. En mettant exclusivement l’accent sur la propagande, Kracauer, qui présente à plusieurs reprises la propagande comme une entreprise de manipulation psychologique agissant comme une drogue, donne l’impression que la population est manipulée et passive, et il ne pose pas la question de son consentement – qu’il soit motivé par des raisons idéologiques ou par d’autres motifs. Mais il faut ici prendre en considération que Kracauer n’avait qu’une connaissance indirecte de la société allemande sous le nazisme, et qu’il ne lui était par ailleurs pas possible d’anticiper la suite des événements, ceux-ci relevant largement de l’inimaginable. En outre, la propagande dont parle Kracauer est celle qui s’adresse au plus grand nombre, et non celle qui s’adresse aux intellectuels, sans doute plus explicitement idéologique. Dans Le triomphe de la volonté, l’idéologie en tant que construction intellectuelle élaborée n’est pas au premier plan : il y a très peu de discours dans le film. Il n’en reste pas moins que Kracauer a, avec Benjamin, posé les bases d’une grille de lecture reprise par certains historiens, comme Peter Reichel, qui dans son livre sur la séduction du national-socialisme souligne lui aussi le lien organique entre le pouvoir national-socialiste et la propagande esthétisante :
« L’esthétisation avait donc une fonction politique ; elle était aussi indispensable à l’intégration sociale sous le Troisième Reich qu’à l’image de marque du régime et aux crimes d’État exercés en son nom et à sa demande […]. L’idée que se faisait Hitler de l’esthétisation était sans doute superficielle. Elle n’en était pas moins concrète : il s’agissait d’“enjoliver l’existence”, de produire une réalité apparente pour modifier la perception et l’image que des millions de personnes se faisaient de la réalité effective. Il s’agissait aussi de leur accorder visuellement et symboliquement ce qui leur était refusé dans les faits. Les maîtres d’œuvre de ce trompe-l’œil voulaient faire adopter aux masses une vision des choses qui divergeait, par l’idéologie et la vision du monde, de la réalité empirique ; ils y sont d’autant mieux parvenus qu’ils vivaient eux-mêmes dans un monde fait de mythes et de fictions43. »
L’historien français spécialiste du totalitarisme Didier Musiedlak écrit pour sa part en 1995 : « Ainsi, si on doit rechercher les éléments d’une cohérence dans la vision du monde nazie, celle-ci relève de l’esthétique, et non de l’idéologie […]. Plus qu’une politisation de l’art, le nazisme tente de réaliser la production du politique comme une œuvre d’art totale44. »
21Par la suite, Kracauer restera fidèle à ce cadre explicatif, mais il le reliera dans une série de textes à une analyse concrète de matériaux de propagande (une dimension qui manque cruellement dans Totalitäre Propaganda). Il se penchera notamment sur les actualités cinématographiques et sur les films montés à partir de ces actualités. Il prendra aussi de nombreux exemples dans Le triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl.
22Une idée marquante dans ces analyses de Kracauer est alors que, dans l’image de propagande, cette pseudo-réalité touche à ses limites, et qu’il y a dans le cinéma quelque chose de fondamentalement démocratique. L’analyse des images de la visite de Hitler à Paris en juin 1940 est à cet égard très révélatrice. Kracauer attire l’attention sur le fait que Hitler évolue dans une ville vide, et que ces images supposées symboliser le contrôle total de la réalité donnent en réalité à voir le nihilisme de la volonté de pouvoir nazi :
« Le Führer visite la capitale européenne conquise – mais en est-il réellement l’hôte ? Paris est aussi tranquille que grave. À part quelques agents de police, un ouvrier et un prêtre solitaire qui se hâte hors du champ de vision, il n’y pas une âme au Trocadéro, à l’Étoile, sur la vaste Concorde, à l’Opéra et à la Madeleine, pas une âme pour saluer le dictateur si accoutumé aux foules applaudissantes. Tandis qu’il inspecte Paris, Paris lui-même ferme les yeux et s’éloigne. La vision touchante de cette cité fantôme désertée qui autrefois vibrait de vie fiévreuse reflète le vide du propre noyau du système nazi. La propagande nazie avait construit une pseudo-réalité rayonnante de mille couleurs, mais en même temps, elle vidait Paris, le sanctuaire de la civilisation. Ces couleurs pouvaient difficilement masquer son propre vide45. »
23Selon Kracauer, il y a dans l’image quelque chose qui résiste à l’intention propagandiste, car on ne peut empêcher tout à fait le cinéma de donner accès à quelque chose qui est de l’ordre de la réalité, même si pour Kracauer cette réalité n’a rien d’une présence immédiate, mais nécessite la médiation d’un dispositif technique et un travail du sujet. C’est dans cette réalité matérielle partagée que Kracauer met par la suite sa confiance (dans ses ouvrages ultérieurs, Theory of Film et History), car elle est pour lui le point de départ de l’édification d’un monde commun et un moyen de sortir du totalitarisme ainsi que du conflit stérile des visions du monde. Cette conception heurtait frontalement Adorno, pour qui la réalité ne pouvait être que le point d’horizon d’une dialectique sans fin. Par ailleurs, le cinéma était pour lui plutôt du côté du Verblendungszusammenhang (« contexte d’aveuglement total ») que de celui d’une expérience de la réalité. C’est notamment autour de cette question que tourne le texte sur l’« étrange réaliste », déjà évoqué. En effet, un des enjeux des textes de Kracauer sur la propagande était aussi de définir a contrario les conditions de possibilité d’une expérience de la réalité par le sujet, en dépit des horreurs de l’histoire. Et c’est sur cet aspect-là – déjà perceptible dans le manuscrit sur le cinéma rédigé à Marseille en 194046 – que porte son œuvre tardive.
Notes de bas de page
1 Lettre de Siegfried Kracauer à Richard Krautheimer du 15 mai 1936 (Fonds Kracauer, Deutsches Literaturarchiv Marbach). La plus grande partie de cette lettre est transcrite dans le commentaire par Bernd Stiegler de Totalitäre Propaganda (Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2013, p. 312 sq.).
2 Siegfried Kracauer, Jacques Offenbach und das Paris seiner Zeit, Amsterdam, Allert de Lange, 1937. Traduction française par Lucienne Astruc sous le titre Jacques Offenbach ou Le secret du Second Empire, Paris, Gallimard, 1994 (d’abord publié chez Grasset en 1937).
3 Lettre d’Adorno à Kracauer du 13 mai 1937, in : Theodor W. Adorno, Briefe und Briefwechsel, t. VII : Theodor W. Adorno / Siegfried Kracauer, Briefwechsel 1923-1966, édité par Wolfgang Schopf, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2008, p. 352-362.
4 Ce rewriting se trouve dans Siegfried Kracauer, Totalitäre Propaganda, édité par Bernd Stiegler, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2013, p. 266-296.
5 Siegfried Kracauer, Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929), édité par Nia Perivolaropoulou, traduit par Claude Orsini, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004.
6 Siegfried Kracauer, « L’ornement de la masse » [1927], in : L’ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne, traduit par Sabine Cornille, Paris, La Découverte, 2008, p. 60-71.
7 À ce sujet, cf. Olivier Agard, « Affinitäten und Antagonismen. Der Briefwechsel zwischen Theodor W. Adorno und Siegfried Kracauer », in : Sabina Becker et Sonia Goldblum (dir.), Deutschsprachige Briefdiskurse zwischen den Weltkriegen. Texte – Kontexte – Netzwerke, Münich, Text+Kritik, 2018, p. 140-161.
8 Katia Genel, Autorité et émancipation. Horkheimer et la Théorie critique, Paris, Payot, 2013, p. 228-257.
9 « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce » (Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 15).
10 Theodor W. Adorno, « Rez. von Siegfried Kracauer: „Jacques Offenbach und das Paris seiner Zeit“ » [1937], in : Gesammelte Schriften, t. XIX : Musikalische Schriften VI, édité par Rolf Tiedemann, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1984, p. 363 sqq.
11 Theodor W. Adorno, « Der wunderliche Realist » [1964], in : Gesammelte Schriften, t. XI : Noten zur Literatur, édité Rolf Tiedemann, Francfort-sur-le-Main, 1974, p. 388-408.
12 Cf. les lettres d’Adorno à Horkheimer du 23 mars 1937 et du 23 avril 1937, in : Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, t. XVI : Briefwechsel 1937-1940, édité par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 1995, respectivement p. 100 et 127.
13 Lettre de Kracauer à Panofsky du 8 novembre 1944, in : Siegfried Kracauer et Erwin Panofsky, Briefwechsel 1941-1966, édité par Volker Breidecker, Berlin, Akademie Verlag, 1996, p. 38.
14 « Man erfährt in der Tat […] wenig von den realen Zusammenhängen, wenn man von der Annahme ausgeht, die an der Herrschaft befindlichen Ideale erschöpften ihre Bedeutung darin, Ideologien zu sein » (Siegfried Kracauer, Totalitäre Propaganda, édité par Bernd Stiegler, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2013, p. 11).
15 Max Horkheimer, « Autorité et famille » [1936], in : Théorie traditionnelle et Théorie critique, traduit par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1974, p. 229-320.
16 « Der Umstand, dass sich diese Gebilde ursprünglich aus Standes- oder Klasseninteressen ableiten, so argumentiert Horkheimer, erlaubt noch nicht darauf zu schließen, dass sie im Laufe der historischen Entwicklung immer von den betreffenden Interessen direkt abhängig bleiben » (Siegfried Kracauer, Totalitäre Propaganda, édité par Bernd Stiegler, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2013, p. 12).
17 Heinrich Regius (Max Horkheimer), Crépuscule. Notes en Allemagne, 1926-1931, traduit et préfacé par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot, 1994, p. 73.
18 « Dieser Satz gehört zu den Kurzschlüssen, die daraus, dass ein Begriff kapitalistisch ausgebeutet wird, sofort folgern, er sei ein Derivat des Kapitalismus und ihn dann hurtig wegwerfen, ohne sich um die verschiedenen Bedeutungen zu kümmern, die vielleicht noch außerdem in ihm stecken. Behutsamer als Regius verfährt Silone » (Siegfried Kracauer, Totalitäre Propaganda, édité par Bernd Stiegler, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2013, p. 45).
19 À ce sujet, cf. Wolfgang Wippermann, Die Bonapartismustheorie von Marx und Engels, Stuttgart, Klett-Cotta, 1983 (en particulier le chapitre 8. 2 : « Bonapartismustheoretische Momente in der Auseinandersetzung mit den Problemen des Faschismus, Totalitarismus und Populismus », p. 201-216).
20 Angelika Balabanoff (Balabanova, 1878-1965) est une militante dans le mouvement communiste italien et rédactrice à Avanti, où elle est proche de Mussolini. En 1919-1920, elle est la première secrétaire de l’internationale communiste à Moscou. Elle émigre à Paris (1926-1935) puis à New York.
21 Konrad Heiden (1901-1966) a collaboré à la Frankfurter Zeitung (1929) et à la Vossische Zeitung avant d’émigrer en Suisse puis en France. Il y sera un des membres dirigeants du Bund Freier Presse und Literatur, fondé à Paris à la mi-juillet 1937.
22 Gaetano Salvemini (1873-1957) est un historien antifasciste, professeur d’histoire médiévale et moderne à l’université de Messine. Marxiste dans sa jeunesse et engagé à gauche, exilé à Londres, Paris, puis aux États-Unis, où il occupa la chaire de civilisation italienne à Harvard.
23 Selon l’expression de Pierre Ayçoberry, La question nazie. Essai sur les interprétations du national-socialisme, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 109.
24 Cf. Max Horkheimer, « La philosophie de la concentration absolue » [1938], in : Théorie critique. Essais, traduit par le Groupe de traduction du collège de philosophie et al., Paris, Payot, 1978, p. 313-326.
25 Lettre d’Adorno à Horkheimer du 28 novembre 1936, in : Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, t. XV : Briefwechsel 1913-1936, édité par Gunzelin Schmid Noerr, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 1995, p. 756.
26 À ce sujet, cf. Stefan Breuer, « Die Wahrheit der modernen Gesellschaft? Die kritische Theorie und der Faschismus », in : Kritische Theorie. Schlüsselbegriffe, Kontroversen, Grenzen, Tubingue, Mohr Siebeck, 2016, p. 129-156.
27 Herbert Marcuse, « La lutte contre le libéralisme dans la conception autoritaire de l’État » [1934], in : Culture et société, traduit par Gérard Billy, Daniel Bresson et Jean-Baptiste Grasset, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 78.
28 Max Horkheimer, « Égoïsme et émancipation. Contribution à une anthropologie de l’âge bourgeois » [1936], in : Théorie traditionnelle et Théorie critique, traduit par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1974, p. 139-227.
29 « Ich glaube, es ist an der Zeit, dass wir angesichts der systematischen Verschleierung alles dessen, was die totalitären Staaten mit der übrigen Gegenwart und der ganzen Vergangenheit verbindet, die Identität der Gegensätze nachdrücklich geltend machen » (lettre de Horkheimer à Benjamin du 27 octobre 1936, in : Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, t. XV : Briefwechsel 1913-1936, édité par Gunzelin Schmid Noerr, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 1995, p. 696).
30 Theodor W. Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, traduit par Christophe David, Paris, Éditions Allia, 2001, p. 23.
31 « Wir möchten dazu, was die marxistische Fragestellung anlangt, hier nur anmerken, dass wir in der Tat glauben, dass die Analyse der Warenform bei Marx nicht eines unter so und so viel gleichberechtigten Motiven ist […], sondern dass die Warenkategorie die ist, die wie ein Scheinwerfer die gesamte Gesellschaft erhellt » (lettre de Horkheimer à Hans Mayer du 23 mars 1939, in : Max Horkheimer, Gesammelte Schriften, t. XVI : Briefwechsel 1937-1940, édité par Alfred Schmidt et Gunzelin Schmid Noerr, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 1995, p. 576).
32 Lettre d’Adorno à Benjamin du 7 mars 1938, in : Theodor W. Adorno et Walter Benjamin, Correspondance 1928-1940, édité par Enzo Traverso, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2002, p. 313.
33 Siegfried Kracauer, Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929), édité par Nia Perivolaropoulou, traduit par Claude Orsoni, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004, p. 106 sq.
34 Lettre de Kracauer à Paul Lazarsfeld du 23 novembre 1942, citée dans Johannes von Moltke, The Curious Humanist: Siegfried Kracauer in America, Oakland, University of California Press, 2016, p. 77.
35 Sur cette discussion, cf. Olivier Agard, « Affinitäten und Antagonismen. Der Briefwechsel zwischen Theodor W. Adorno und Siegfried Kracauer », in : Sabina Becker et Sonia Goldblum (dir.), Deutschsprachige Briefdiskurse zwischen den Weltkriegen. Texte – Kontexte – Netzwerke, Münich, Text+Kritik, 2018, p. 140-161.
36 Cf. par exemple l’analyse du fascisme faite par un penseur libéral comme Fritz Schotthöfer, telle que la présente Jens Hacke dans Existenzkrise der Demokratie: zur politischen Theorie des Liberalismus in der Zwischenkriegszeit (Berlin, Suhrkamp, 2018, p. 140-152).
37 « Pseudointegrierung der von ihr kunstgerecht präparierten Massen » (Siegfried Kracauer, « Exposé. Masse und Propaganda » [1936], in : Totalitäre Propaganda, édité par Bernd Stiegler, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2013, p. 235).
38 « Nihilistischer Machtwille, so zeigt sich also, ist der entscheidende Impuls, dem die faschistischen und nationalsozialistischen Cliquen gehorchen; dieser Impuls, das steht ferner fest, lässt sich nicht ohne weiteres als Ideologie überhaupt oder Derivat gesellschaftlicher Kräfte begreifen und muss daher einstweilen in seiner Verschlossenheit hingenommen werden » (Siegfried Kracauer, Totalitäre Propaganda, édité par Bernd Stiegler, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2013, p. 29).
39 Hermann Rauschning, Die Revolution des Nihilismus. Kulisse und Wirklichkeit im Dritten Reich, Zürich, Europa Verlag, 1938.
40 « Derselbe Nihilismus, der das zynische Verhalten der Propaganda bedingt, erzeugt auch den Ästhetizismus ihrer Urheber. Sie sind die modernen Vertreter des l’Art-pour-l’art-Prinzips und die Verstocktheit, mit der sie auf der Seele spielen, ist der Umschlag der Verzweiflung, aus der heraus die Fin-de-siècle-Künstler sich und das Ihre ins trunkene Schiff der Kunst wie in eine Arche retteten […]. Das Ästhetentum der Propaganda-Virtuosen wirkt sich in ihren Schöpfungen aus. Viele Maßnahmen der totalitären Propaganda sind einzig und allein darauf berechnet, ästhetisch zu faszinieren […]. Das Ästhetisieren der Propaganda bezweckt die Anästhetisierung der Massen. Der Sturm der Bilder macht sie unempfindlich gegen die eigentliche Bedeutung des von den Bildern verstellten Geschehens, so dass in ihnen der Drang erlischt, diese Bilder zu stürmen. Anders ausgedrückt: indem die totalitäre Propaganda gewisse, der Analyse zugängliche Phänomene in Gegenstände der ästhetischen Betrachtung überführt, sorgt sie dafür, dass sich die betreffenden Phänomene verfestigen und vor der Analyse bewahrt bleiben. Faschistische oder nationalsozialistische Massenaufgebote sind Gestaltungen, von denen man den Blick nicht wenden kann » (Siegfried Kracauer, Totalitäre Propaganda, édité par Bernd Stiegler, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2013, p. 64).
41 Siegfried Kracauer, Totalitäre Propaganda, édité par Bernd Stiegler, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2013, p. 156.
42 Johann Chapoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2014.
43 Peter Reichel, La fascination du nazisme, traduit par Olivier Mannoni, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 398.
44 Didier Musiedlak, « L’espace totalitaire d’Adolf Hitler », in : Marie-Bénédicte Vincent (dir), Le nazisme. Régime criminel, Paris, Perrin, 2015, p. 83.
45 Siegfried Kracauer, « La propagande et le film de guerre nazi » [1942], in : De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, traduit par Claude B. Levenson, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973 p. 351 sq.
46 Siegfried Kracauer, « Marseiller Entwurf » [1940-1941], in : Werke, t. III : Theorie des Films. Die Errettung der äußeren Wirklichkeit: mit einem Anhang „Marseiller Entwurf“ zu einer Theorie des Films, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005, p. 521-803.
Auteur
Olivier Agard, professeur à Sorbonne Université. Publications sur Siegfried Kracauer, Elias Canetti, Max Scheler, l’anthropologie politique et l’histoire des idées. Récent ouvrage : Krieg für die Kultur? Une guerre pour la civilisation? Intellektuelle Legitimationsversuche des Ersten Weltkriegs in Deutschland und Frankreich (1914-1918), dirigé avec Barbara Beßlich (Peter Lang, 2018).
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