Chapitre III. Physis – Le corps en disgrâce
p. 129-155
Texte intégral
1Au cœur de l’humain, dans la séparation que les « Schémas sur le problème psychophysique » instaurent entre Körper et Leib, se dit la nécessité de distinguer le divin du profane, le théologique du politique, le rapport à la transcendance de la présence au monde historique. Car ce n’est qu’une fois émancipés l’un de l’autre que ces deux « ordres » de l’humain peuvent se déployer. Dans le « Fragment théologico-politique », l’attaque est frontale : parce que, pour Benjamin, l’espace du politique naît du bornage de la sphère d’intervention divine, parce que l’avènement du royaume de Dieu ne peut pas être une préoccupation politique, alors la théocratie ne peut se présenter comme une option politique valable. Mais si le « Fragment théologico-politique » réfute en premier lieu la substitution de l’eschaton au telos qui s’opère dans la théocratie judaïque, c’est contre le temps sans telos ni eschaton d’une théocratie sans Dieu que se prononce un ensemble de textes rédigés à la fin des années 1910 et au début des années 1920. La « théocratie » que dénonce Benjamin dans ces textes précoces est celle qu’il désigne par le nom de « théocratie terrestre1 ». La définition exacte de ce concept a été perdue2, mais ces fragments portent témoignage de l’attention qu’accorde Benjamin à une forme de pouvoir qui annonce à bien des égards ce que Carl Schmitt désignera en 1922 comme la « théologie politique ». Dans l’ouvrage du même nom qu’il consacre à cette notion, Schmitt énonce sa fameuse thèse : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés. » Pour Schmitt, le souverain apparaît ainsi comme le pendant, dans le domaine du politique, de Dieu : « C’est seulement en prenant conscience de cette position analogue qu’on peut percevoir l’évolution qu’ont connue les idées concernant la philosophie de l’État au cours des derniers siècles3. » Là où la théocratie ne reconnaît de souveraineté politique que divine, la « théologie politique » fonde l’autorité du souverain humain sur cette analogie, c’est-à-dire sur le transfert de la transcendance au sein du politique, qui fait de la souveraineté humaine le double de la souveraineté divine.
2Si Benjamin adhère à certains égards au diagnostic schmittien – le processus de sécularisation n’a pas pris la forme d’un affranchissement vis-à-vis du théologique, mais bien plutôt celle d’une transposition –, il en réinterprète les conséquences et révèle le caractère éminemment problématique de l’identification qui s’opère. Pour Schmitt, l’identification entre les ordres politique et théologique est analogique, pour Benjamin, en revanche, elle est effective : elle procède de l’incorporation de la transcendance par l’immanence. Dieu aurait cédé le « pouvoir absolu4 », abandonné l’usage de la violence suprême à une instance terrestre et ainsi légitimé la domination de l’humain par l’humain. La « théocratie terrestre » désigne un pouvoir temporel qui a prétention à se fonder sur la référence théologique en même temps que sur l’impuissance de Dieu. Cette confusion des registres politique et théologique institue un pouvoir à même de transformer les corps en physis – en parcelles de nature – et, de là, le temps de l’existence en destin. À l’occasion d’une critique du droit formulée dans l’essai « Critique de la violence » (1921) et du capitalisme dans le fragment « Le capitalisme comme religion » (1921), Benjamin s’interroge sur les fondements d’un pouvoir temporel qui est parvenu à nier son caractère historique en s’ancrant dans les corps, pour dominer sans partage la vie humaine.
La « théocratie terrestre » – Hybridations néfastes
3La tâche que le « Fragment théologico-politique » assigne à la philosophie de l’histoire – comprendre la « relation de l’ordre [du profane] avec le messianique5 » pour maintenir l’écart entre le politique et le théologique – prend tout son sens lorsque cet écrit capital est mis en regard avec un ensemble de fragments légèrement antérieurs (rédigés entre 1920 et 1921), dans lesquels Benjamin analyse les mécanismes du pouvoir hégémonique qu’il voit s’exercer dans les sociétés dites « sécularisées ». À travers la critique de la « théocratie terrestre », tout juste esquissée et pourtant incisive, c’est au principe de souveraineté que Benjamin se confronte sans le nommer6. Le pouvoir étatique, parce qu’il n’est pas causa sui, doit se donner une raison d’être. Se pose alors la question de la légitimité du pouvoir souverain : c’est cet angle d’attaque que choisit implicitement Benjamin. Le droit « profane », en se substituant au droit divin, devient la matrice de légitimité du pouvoir « sécularisé ». À ce titre, c’est la critique du droit qui doit constituer le fer de lance de la charge benjaminienne contre la « théocratie terrestre ». Mais l’entreprise est plus vaste : en témoigne un fragment important rédigé peu après « Critique de la violence » : « Le capitalisme comme religion ». Si ce texte ne semble pas relever, au premier abord, de la même problématique que l’essai, il expose avec force l’idée d’une captation de l’autorité divine par le pouvoir profane au sein des sociétés modernes et offre un accès privilégié à la critique de cette « théocratie » sans transcendance que Benjamin voit procéder de la « théocratie terrestre ».
4Du fragment sur le capitalisme à l’essai sur le droit, l’enjeu et la méthode sont les mêmes. L’enjeu d’abord : mettre au jour « la contradiction de principe entre l’éthique et l’État7 » ; en d’autres termes : exposer les ressorts idéologiques8 de l’État souverain contemporain – l’État de droit – pour saper sa légitimité. La méthode ensuite : Benjamin ne propose pas d’étude sociologique, historique ou économique, c’est en philosophe de l’histoire – à partir d’une interrogation sur la conception du temps – qu’il révèle l’ascendance archaïque, pré-éthique, de cette idéologie. Les questions qui l’occupent sont les suivantes : Qu’en est-il de la relation entre éthique et économie dans le capitalisme ? Plus exactement : sur quelle anthropologie se fonde « l’éthos capitaliste » (Weber) ? Cette première critique du capitalisme, où s’interpénètrent philosophie de l’histoire et réflexion éthique, offre un point d’accès privilégié à la déconstruction singulière des valeurs chères à l’idéologie libérale – autonomie, progrès, droit –, proposée par Benjamin à l’aube des années 1920.
Schuld : L’éthos capitaliste
5Radicalisant l’analyse proposée par Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), Benjamin affirme que le capitalisme ne s’appuie pas sur la religion, mais qu’il est lui-même devenu religion, d’un genre particulier toutefois : une religion sans Dieu. Le capitalisme, précise Benjamin, est un phénomène cultuel : il repose sur un ensemble de pratiques concrètes qui, sans être adressées à un être transcendant ni se soumettre aux lois divines, sont investies d’une dimension sacrale. Il apparaît de la sorte comme un phénomène profondément ambigu : il ne concerne pas l’« ordre messianique », puisqu’il ne se constitue pas dans la relation à la transcendance. Il n’assume pas non plus son caractère profane, puisque les pratiques sociales et économiques qu’il informe et le pouvoir politique qu’il fonde sont chargés d’une valeur qui leur permet d’excéder l’« ordre profane » et de ne pas se mesurer à son telos : le bonheur de l’humanité qu’évoqueront le « Fragment théologico-politique » et les « Schémas sur le problème psychophysique ». Le capitalisme est un phénomène historique qui est parvenu à se soumettre la « dunamis9 » de l’histoire elle-même en s’arrogeant l’autorité morale du religieux. Car le capitalisme se légitime en générant une pseudo-éthique, dont le concept central est celui de « faute ». Il s’agit, pour Benjamin, de démontrer que cette « faute » n’a du concept éthique que l’apparence et qu’elle a pour unique fonction de pérenniser le système capitaliste. La « faute », en effet, n’est pas une catégorie morale, mais une catégorie historico-philosophique : l’originalité – et la difficulté – de la démonstration benjaminienne réside en ce point. Dévoiler l’amoralité du capitalisme – et plus encore son immoralité –, c’est lui retirer la légitimité indispensable à son maintien au sein de l’État libéral.
6Comme Nietzsche dans Généalogie de la morale10 (1887), Benjamin joue dans ce texte sur la polysémie du mot allemand Schuld : faute morale et dette financière. Le capitalisme vit en effet de la confusion entre l’éthique et l’économique : si le gain est récompense du mérite ou signe d’élection, son absence est une condamnation tant matérielle que morale. Dans l’espoir de réaliser un gain, l’être humain accumule les dettes et s’enfonce dans un « sentiment de culpabilité monstrueux11 », sans qu’aucun recours ne lui soit possible. L’assimilation de l’économique au moral – de l’endettement à la faute – révèle avec force l’essence de l’« éthique » capitaliste : elle déresponsabilise ceux-là mêmes qu’elle déclare coupables. La culpabilité ne qualifie pas une action préjudiciable mise en œuvre par un sujet responsable : l’endettement est encouragé dans le capitalisme, il en est même l’un des mécanismes essentiels, et la dette est transmissible à un sujet auquel elle n’est pas imputable. La « faute » ne s’attache à rien d’autre qu’à la misère matérielle – une misère qui ne peut faire naître de revendication de justice, puisqu’elle se donne dès l’abord comme culpabilité morale. L’histoire du capitalisme que raconte Benjamin dans ce bref fragment n’est pas celle de l’accumulation du gain, mais de l’accumulation du manque. Comme la dette, la culpabilité se transmet de génération en génération, dans une histoire sans origine ni fin qui voit dette et faute se reproduire et s’alourdir « sans [t]rêve et sans merci12 ».
Dieu déchu
7« Sans [t]rêve et sans merci », c’est-à-dire sans espoir d’une intervention extérieure, u-topique, qui viendrait rompre le cercle de l’endettement et interrompre la temporalité de la faute : qui viendrait, enfin, révéler le caractère entièrement profane, c’est-à-dire nul d’un point de vue moral, de l’endettement. C’est en cet endroit que l’idée d’un culte religieux sans théologie s’éclaire : la ruse du capitalisme, explique Benjamin, est de s’être nourri de la religion chrétienne tel un « parasite13 », au point de la phagocyter. L’économie du Salut n’est plus extérieure à l’économie capitaliste, elle n’en présente pas l’alternative et ne se donne même plus comme son modèle : elle a été engloutie et digérée par celle-ci. « La transcendance de Dieu a chu. Mais il n’est pas mort, il participe du destin de l’être humain14 », note Benjamin. Ce Dieu inféodé est lui-même débiteur, à l’égard des humains, d’un Salut qui ne vient jamais – c’est un Dieu en défaut de paiement. La « théocratie terrestre », qui révèle dans le capitalisme l’un de ses visages, procède de cette « chute » de la transcendance dans l’histoire, de cette incorporation du divin par le profane. Elle usurpe la structure du théologique et en dévoie les valeurs : en « théocratie terrestre », le politique prend la forme exclusive d’un pouvoir souverain qui se présente insidieusement comme l’instance morale suprême, appelée à condamner sans jamais pouvoir elle-même être accusée. Se met ainsi en place l’idéologie qui permettra à un pouvoir total, de nature économique mais bientôt tout à la fois politique et moral, de s’exercer indéfiniment au sein de l’histoire.
8Pour qui est pris au piège de cette sécularisation fallacieuse et enfermé dans ce monde sans extériorité, le seul espoir semble devoir se fonder sur la transformation de l’accumulation en excès, qui permettrait l’accomplissement, à partir du trop-plein quantitatif, d’un « saut » qualitatif. Benjamin ajoute à cet égard que le marxisme lui-même se fonde sur la croyance en une crise interne au capitalisme, à même d’ouvrir sur son contraire : le socialisme. La révolution semble ne pouvoir naître qu’au summum de l’exploitation. Mais cette rupture par « augmentation »15 n’est, du point de vue de la philosophie de l’histoire adopté ici par Benjamin, qu’illusoire. Car le socialisme ne serait que le remboursement « avec intérêts et intérêts composés » de la dette du capital à l’égard de ceux et de celles qu’il a exploités pour accumuler – à l’égard d’un prolétariat qui n’en apparaîtrait plus comme le débiteur mais comme le créancier. Le socialisme, à la fois remboursement et expiation, se révélerait incapable de rompre avec l’ambiguïté du concept éthico-économique de dette et avec la temporalité qu’il instaure. Il resterait dans cette mesure, malgré lui, « théocratie terrestre », tributaire de l’idéologie capitaliste, dont il ne représenterait pas la sortie, mais seulement le renversement provisoire : un retour de balancier. Le capitalisme, affirme Benjamin dans ce fragment de jeunesse, ne mourra pas de ses excès. Le pari sur l’emballement de ses mécanismes ne peut être gagné tant que n’est pas mis un terme à la confusion des registres sur laquelle repose l’« éthos capitaliste » : celle du profane et du transcendant, de l’économique et de l’éthique. Car la temporalité que cette confusion instaure est totale – sans issue, sans à-venir. La force du capitalisme, la résilience de ses structures, tient au fait qu’il est parvenu à imposer à l’histoire une double clôture en la coupant de son telos propre, un bonheur partagé par tous, tout en niant sa fin, la rédemption de chacun. Lorsque la transcendance est de la sorte incorporée à l’histoire, l’humain est enfermé dans une temporalité où l’agir, soit-il politique ou éthique, est condamné d’avance à l’impuissance, puisque rien ne peut être inauguré qui ne soit automatiquement en dette, inéluctablement redevable de ce qui conditionne son existence.
9La critique du capitalisme que formule Benjamin en 1921, et donc avant son « virage vers la pensée politique »16 qu’il situe au milieu des années 1920, ne mise pas sur l’exacerbation des tensions socio-économiques internes au système qui entraînerait son effondrement, mais sur le dynamitage de ses fondations théocratiques qui en conditionnent l’idéologie. Parce que l’édifice capitaliste repose sur une pseudo-morale née de l’hybridation des registres économique et éthique, seul le divorce du profane et du religieux peut autoriser la formulation d’une exigence de justice à même d’abroger la domination. Exigence d’autant plus difficile à formuler que le divorce est difficile à prononcer, puisque c’est précisément à l’endroit où le lien de la vie humaine à la transcendance est défait, où « l’intensité messianique immédiate du cœur »17 est niée – et donc où la séparation semble être consommée –, que s’ancre la « théocratie terrestre ». La « théocratie terrestre », il faut le rappeler, ne désigne pas un régime politique spécifique. Benjamin identifie par ce terme un pouvoir hégémonique qui s’établit comme seul pouvoir légitime en s’appropriant l’autorité morale de Dieu et en ne reconnaissant de la sorte aucun pouvoir au-dessus du sien. La « théocratie terrestre » ne s’ancre ni dans l’histoire, ni dans le temps messianique, mais dans la temporalité bâtarde de la « faute » où ces deux ordres s’indéterminent au point de s’annuler : la vie s’y voit soumise à un pouvoir temporel atemporel, qui condamne sans jamais sauver. Dans ce petit texte, Benjamin formule l’idée essentielle de sa première critique politique : la domination puise sa force dans la « faute », une catégorie historico-philosophique qui, maquillée en catégorie éthique, donne au pouvoir souverain moderne sa légitimité.
La « simple vie » – Généalogie d’un mythe
10Dégager la « faute » de l’éthique pour y discerner une conception spécifique du temps, telle est la première étape de la critique benjaminienne du pouvoir souverain. Dès 1919, dans l’essai « Destin et caractère », Benjamin s’attache à sonder les profondeurs de ce temps sans commencement ni fin qui pérennise la domination en abolissant l’histoire. Le texte de 1919 reprend le fil d’un ensemble d’écrits antérieurs consacrés à la Grèce antique : la réflexion sur la temporalité du destin constitue la charnière autour de laquelle s’articulent l’analyse des hiérarchies propres au monde hellénique et la critique de la domination moderne. Elle permet à Benjamin de mettre au jour le concept central de sa critique de la « théocratie terrestre » : celui d’une « faute naturelle » qui n’évalue pas l’action de l’individu responsable mais s’attache à la vulnérabilité organique de l’humain. C’est en cet endroit que la problématique historico-philosophique s’allie la réflexion anthropologique : la temporalité de la « faute » dépend en effet d’une conception caractéristique de la vie humaine – la « simple vie » (bloßes Leben)18 – reposant elle-même sur une évaluation singulière de la corporéité.
Destin : la vie coupable
11Dans le petit texte « Trauerspiel et tragédie », rédigé en 1916, Benjamin dresse une typologie des temporalités dans laquelle il distingue déjà, plusieurs années avant le « Fragment théologico-politique », le « temps historique » du « temps messianique ». Le premier est un temps « infini dans toutes les directions et inaccompli en chaque instant. Ce qui veut dire que l’on ne peut envisager qu’un événement empirique ait un rapport nécessaire au moment déterminé où il se produit19 ». Le temps historique est un temps fondamentalement ouvert et non-déterminé, insoumis aux lois de la nécessité. Le « temps messianique », quant à lui, est un « temps accompli » : un temps qui ne passe plus, mais repose dans sa plénitude. Il n’a pas de réalité historique, mais n’existe, pour l’être humain dans l’histoire, que comme « idée20 ». S’ajoute à ces deux temporalités une troisième, dont le « Fragment théologico-politique » ne porte pas trace : le « temps tragique ». Comme le « temps messianique », le « temps tragique » est un « temps accompli » : ce n’est toutefois pas l’achèvement par Dieu du temps historique, mais l’accomplissement du temps individuel – la vie – par le « destin21 ». Que faut-il comprendre ? La vie du héros tragique est entièrement orientée par sa fin, la mort, qui n’interrompt pas la vie, mais l’achève. Dans la tragédie, la mort n’est pas l’instant où la vie cesse, mais l’instant où elle s’accomplit : le moment où la vérité de cette vie se révèle. Toutes les actions du héros – y compris les plus anodines, et son inaction, sa « passivité » mêmes – prennent sens par rapport à cette fin inéluctable. Dans la tragédie antique, la mort avère la vie comme l’expiation d’une faute : si le héros doit mourir, c’est qu’il est coupable.
12Dans « Destin et caractère », Benjamin examine plus avant la nature de cette faute que seule la mort peut expier. Son verdict est sans appel : « Le destin apparaît donc lorsqu’une vie est considérée comme condamnée, au fond comme une vie qui a d’abord été condamnée, et qui est ensuite devenue coupable22. » Parce que ce n’est pas la culpabilité qui appelle la condamnation, mais la condamnation – la mort – qui prouve la faute, ce n’est pas une action qui est déclarée fautive, mais la vie elle-même. La faute que la mort atteste n’a rien du manquement moral, car le monde grec ne connaît pas l’éthique. La preuve en est qu’il ignore l’absence de faute, l’innocence : le bonheur n’est jamais la récompense de l’innocence, mais est lui-même une tentation qui confirme la culpabilité du héros en le livrant à l’hybris. Benjamin y insiste : la faute n’est pas une transgression qu’il s’agirait d’éviter ou de réparer, parce qu’elle troublerait l’ordre établi. C’est une « faute naturelle23 » : dans la « nature dans l’humain24 » – dans sa vulnérabilité organique, sa mortalité – s’expose l’essence de la vie humaine. La « faute » est le principe même sur lequel se fonde l’ordre grec, qui veut voir l’être humain, le mortel, soumis aux immortels de l’Olympe. La Grèce antique ne reconnaît pas d’autre écart entre les hommes et les dieux que celui que creuse la mort : que celui, donc, qui s’exprime dans les corps. La « faute » de l’être humain, c’est de n’être que simple mortel, de vivre d’une vie fragile et provisoire, et si cette faute peut être dite « naturelle », c’est parce qu’elle s’inscrit dans l’ordre immuable du vivant. Élucidée du point de vue de cette mort qui met d’emblée l’humain en défaut à l’égard des dieux, la vie humaine apparaît grevée d’un manque structurel que seule l’accession à l’immortalité pourrait combler. Lorsque l’humain n’est compris que comme physis – parcelle de nature –, la vie est condamnée à mort dès sa naissance et l’histoire destinée à s’abolir dans l’éternel retour du même.
13Dans l’analyse du temps du destin livrée par le jeune Benjamin, l’influence qu’exerce l’interprétation du « mythe » présentée par Hermann Cohen dans Éthique de la volonté pure (1904) est considérable. Le « mythe » désigne pour Cohen la conception de la vie humaine propre à la Grèce antique – celle d’une vie absolument hétéronome, soumise à une « domination, […] à laquelle rien ni personne ne pourrait opposer de résistance25 ». C’est également Cohen qui place au centre de la conception antique du destin la notion amorale de « faute ». Le destin ne s’exerce pas, selon lui, contre un individu responsable, mais contre le membre d’une « lignée ». Cohen établit l’existence d’un lien direct entre la filiation, la transmission de la « faute » et le temps du destin, et fait ainsi du « mythe » l’expression d’un « ordre naturel » imposant à l’humain ses lois et ses hiérarchies. La vulnérabilité organique devient le témoin à charge dans ce procès contre la vie : elle fournit la preuve d’une culpabilité essentielle, d’une « faute naturelle inhérente à la vie humaine26 » qui se transmet, avec la vie elle-même, de génération en génération. La transmission héréditaire de la faute – transmission de la mortalité – institue l’interchangeabilité des êtres, qui donne au principe du sacrifice son fondement. Le sacrifice mythique repose sur l’idée qu’un être peut porter et expier la faute d’un autre. Cohen expose le caractère largement amoral du sacrifice, soit-il « librement » consenti, dans une charge discrète mais décisive contre le christianisme : « On ne peut pas non plus reconnaître comme purification éthique le fait d’obtenir la rédemption de la faute par la foi en un dieu qui se serait sacrifié pour mes péchés27 ». Le christianisme ne rattache pas la faute à la « responsabilité individuelle28 », qui pour Cohen ouvre la voie à l’éthique, mais fonctionne, à l’instar du « mythe », sur la base du principe de substituabilité des corps.
14Pour Benjamin également, le christianisme est à bien des égards tributaire du « mythe ». Le dogme chrétien de l’hérédité du péché originel est largement déterminé par la notion pré-éthique de la faute : celle-ci y est « toujours […] péché originel [Erbsünde, littéralement péché héréditaire –L.B.] –, et non la faute morale du sujet agissant […]29 ». L’idée d’une hérédité délétère donne sa structure au temps païen comme au temps chrétien. Pour le premier, c’est l’« ordre du temps » décrit dans le fragment d’Anaximandre traduit par Nietzsche, où toute genèse est présentée comme une injustice devant être expiée par la dégradation et la mort30. Pour le second, c’est le fléau d’un péché originel (Ursünde) devenu péché héréditaire (Erbsünde), qui charge toute naissance, parce qu’issue de l’acte sexuel, d’une faute à expier. Parce que la faute, comme la vie elle-même, constitue un héritage que l’héritière n’est pas en mesure de refuser, cette économie du temps contraint tout être qui naît à se charger d’une faute qu’il n’a pas commise et tout moment qui éclot à rester dans l’orbite du moment dont il procède. Benjamin parle ainsi d’un temps « qui peut à tout instant être rendu simultané (non présent) à un autre31 ». L’idée de l’actualisation – la prise en charge, par le présent, d’un événement passé – suppose une discontinuité du temps, la présence d’un intervalle où des alternatives, et donc une décision, se font jour. La « faute naturelle » est une temporalité de la simultanéité, non de l’actualisation, parce qu’elle n’autorise aucun décalage entre le passé, le présent et l’avenir : tout commencement y est nécessairement reprise. Tout don de vie est de la sorte une condamnation à mort : parents et enfants sont pris dans les rets d’une faute qui les affecte mutuellement et ne pourrait s’abolir que dans le renoncement à la vie. Nul doute qu’à cet égard le christianisme appartient, pour Benjamin, aux religions païennes. Il écrit dans un fragment de 1918 : « Autant de religions païennes, autant de concepts de faute naturelle. Coupable est toujours, d’une façon ou d’une autre, la vie, la punition à son encontre, la mort. Une forme de la faute naturelle est la sexualité, coupable du plaisir et de la création de la vie32. » Le christianisme aussi interprète le temps humain – temps individuel de l’existence et temps partagé de l’histoire – depuis cette « nature dans l’humain » qui s’expose dans la reproduction perpétuelle des corps mortels.
Le mythe, histoire sensée
15Malgré son ascendance hellénique, le « mythe » ne désigne pas tant la représentation du temps propre à une certaine époque, le monde de la Grèce polythéiste, que l’idée même du temps rendu représentable. Le « mythe » semble bien naître du désir persistant, pour ainsi dire immémorial, de saisir le temps, d’en déterminer le sens – son origine et sa destination – en le projetant dans l’espace. La cyclicité organique, éminemment prévisible, offre un modèle prégnant et fiable à quiconque cherche à donner du temps une image. Dans le « mythe », qui s’enracine dans le monde grec mais déploie ses ramifications dans le dogme chrétien et plus loin encore dans les sociétés sécularisées, le temps est entièrement ressaisi dans le cycle implacable de la génération, de la dégénérescence et de la génération renouvelée des corps. Car la physis offre à l’humain en quête de sens le modèle d’un déploiement temporel commandé par la nécessité, et dès lors absolument stable – donc figurable. Au fil des textes rédigés du milieu des années 1910 au début des années 1920, le « mythe » se manifeste dans les textes benjaminiens comme une image d’une cohérence totale, car dépourvue de cette extériorité qui autoriserait un point de vue sur elle. L’évaluation du « mythe » est d’abord positive : l’essai « Deux poèmes de Friedrich Hölderlin », rédigé entre 1914 et 1915, désigne comme « mythe » le principe de l’« unité interne » de l’œuvre d’art, le fondement de sa « cohérence ». Le mythe se déploie sous la « domination d’ἀνάγκη33 », la nécessité, et Benjamin lui rattache pour partie le poème d’Hölderlin Timidité (Blödigkeit), seconde version accomplie du poème Courage de poète (Dichtermut), qui est pour sa part jugé inabouti en raison de la « conception de la vie étrangère au mythe et au destin34 » s’y exprimant. Le « mythe » ne désigne donc pas en premier lieu un contenu – Benjamin l’oppose en cela à la « mythologie » –, mais le principe même de la figuration : est « mythique » toute forme disposant d’un principe de cohérence interne absolument rigoureux qui en empêche la désagrégation.
16Il faut attendre 1916 pour voir le « mythe » prendre une connotation négative. « Sur le langage en général et sur le langage humain » rattache le « mythe » au péché originel, soit au jugement : dès que l’être humain renonce à son rôle de traducteur pour se faire juge du bien et du mal, il s’arrache à l’Éden et pénètre dans la sphère spécieuse de l’abstraction, que Benjamin nomme « mythique35 ». Sans que Benjamin explore plus avant le concept, le « mythe » perce déjà comme l’opposé de la vérité : il est le jugement qui se surimpose au « langage » des choses et le masque. Le « mythe » est donc le produit d’une donation de sens, d’une « mise en intrigue » (Ricœur) qui se substitue à la vérité telle qu’elle s’offrait à Adam dans le langage des noms. Mais pour que cette substitution soit efficace, pour qu’elle puisse engendrer un « phantasme d’objectivité36 », il faut que l’être humain oublie qu’il en est à l’origine : le « mythe » doit se donner comme une vérité qui s’impose à l’humain depuis la nature avec autant de force que s’imposait à Adam l’« essence langagière » de la Création. Il n’est dès lors pas surprenant que ce soit dans le rythme de la nature déchue, dans l’alternance imperturbable de l’épanouissement et de la dégradation, que l’être humain privé de transcendance, incapable de se mettre à l’écoute de la Création, croie reconnaître la figure de l’éternité et la vérité de toute chose. Dans ces textes précoces, le « mythe » affleure comme la figuration du temps caractéristique d’un monde où l’immanence et la transcendance se confondent, et où donc la nature, « l’unique puissance dans le domaine de l’étant37 », est devenue la demeure du numineux. L’inertie « mythique » s’oppose en cela à la dynamique messianique : le « mythe » défait toute tension vers l’altérité, car chaque disparition s’y donne comme la garantie d’une réapparition sans altération. Il transforme ainsi la vie humaine en récit indéfiniment réitérable, en histoire où la différence entre les individus et les générations se résorbe sans reste dans l’identité des processus organiques.
17L’humain en proie au « mythe » est donc sa propre victime – victime d’un discours qu’il a lui-même produit pour apaiser l’angoisse que suscite le temps historique in-sensé, ouvert « dans toutes les directions » et « à chaque instant38 ». L’hérédité, interprétée comme la transmission d’une « faute », verrouille le temps historique et personnel en donnant sens à l’enchaînement des événements : « La catégorie suprême de l’histoire universelle, à même de garantir l’univocité des événements, est celle de la faute39 », note Benjamin dans un brouillon de 1918. L’histoire ne peut devenir « histoire universelle » – c’est-à-dire histoire figurable dans sa totalité – que ressaisie comme le processus d’un inéluctable endettement du présent au passé, et du passé au présent : le présent est redevable au passé de son existence, et le passé est coupable à l’égard du présent de l’avoir d’emblée condamné à la dépendance. Là où la loi de la causalité éclaire l’enchaînement sans le justifier, le principe de la « faute » donne une nécessité au déroulement du temps et exclut radicalement l’arbitraire de l’histoire. Le mouvement que décrit l’« histoire universelle » n’est dès lors pas celui de l’Aufhebung hégélienne, mais celui de la répétition, pas la « marche graduelle par laquelle l’Esprit connaît et réalise sa vérité40 », mais le sur-place des corps où se révèle l’impuissance de l’agir. Pour qui se met en quête du sens « univoque », c’est-à-dire nécessaire, de l’histoire, la loi inflexible de la gestation et du dépérissement des corps vient contredire le récit du progrès de l’Esprit en s’offrant comme le seul moteur absolument fiable du déploiement temporel. Dans l’« histoire universelle » que raconte le « mythe », l’omniprésence de la dette-faute n’est pas le symptôme d’une histoire en mal d’accomplissement : elle est bien plutôt le garant de l’inaltérable connexion des instants qui permet de saisir d’emblée le temps comme totalité. Dans un monde où immanence et transcendance sont indiscernables, la déchéance physique et la mort sont ainsi interprétées comme l’expiation d’une faute contractée par l’être humain au jour de sa conception, et qui sera transmise à ses descendants : tissant des liens indéfectibles entre les générations, elle bloque toute dynamique de dépassement et transforme l’histoire en épopée de l’impuissance humaine. C’est à cette évaluation de la vie organique, qui arrache celle-ci à la facticité pour lui faire porter le sens de l’existence comme de l’histoire, que Benjamin se confronte dans sa critique de la « théocratie terrestre ». Mettre un terme à l’intrication de la « faute » et de l’éthique pour montrer que le rythme organique ne saurait donner sens au temps humain, c’est déconstruire le « mythe » pour peut-être inaugurer une authentique philosophie de l’histoire. Car la génération et la dégradation des corps impriment au temps un mouvement de balancier qui n’est implacable que tant qu’il est considéré comme sensé, donc légitime.
Le corps du droit – Apories de l’« anarchisme théocratique »
18Montrer que persévère dans les sociétés sécularisées une conception archaïque, amorale de la faute, qui scelle la soumission de la vie humaine au temps de la fatalité, c’est mettre radicalement en cause la légitimité du pouvoir souverain moderne et, par là même, la pérennité de sa structure. Le droit, qui se substitue à Dieu comme instance de légitimation du pouvoir souverain, se révèle être l’organe vital de la « théocratie terrestre » contemporaine. Mais d’où le droit tient-il sa propre légitimité ? De « Destin et caractère » (1919) à « Critique de la violence » (1921), Benjamin cherche à mettre un terme au parasitage de l’éthique par le droit, qui instaure durablement la « confusion » entre l’« ordre du droit » et le « royaume de la justice41 ». Il s’agit d’abord de montrer que le droit engendre ce qu’il prétend combattre : l’injustice. Pour ce faire, il lui faut parvenir à pointer la façon dont le droit s’adresse à l’individu et, par là même, le constitue en « sujet du droit ». Premier constat : le droit s’adresse à l’humain non dans ce qu’il a de singulier, mais dans ce qu’il a d’universel. Le principe même du droit moderne est qu’il concerne tous les citoyens et citoyennes d’un même État, sans exception. Prétendant défendre ainsi l’« intérêt de l’humanité42 », faire régner la justice en garantissant l’égalité, il s’adresse au plus petit dénominateur commun en l’être humain. L’élément que le droit désigne comme le noyau de l’humain, c’est ce corps compris comme la « vie naturelle dans l’homme43 », soit le « simple fait de vivre », inéluctablement lié au « simple fait de mourir ». Sont soumis au droit tous ceux et toutes celles qui vivent sur un même territoire et souhaitent y survivre, c’est-à-dire se garantir d’une mort violente. Le droit donne à l’État sa raison d’être : le pouvoir souverain est responsable de la « préservation de l’existence physique44 » de ses membres. Agamben récapitule bien, en ses propres termes, l’analyse engagée par Benjamin : « S’il est vrai que, pour être appliquée, la loi a besoin d’un corps […], la démocratie répond à son désir en obligeant la loi à prendre soin de ce corps […]. Corpus est un être ambivalent, porteur aussi bien de l’assujettissement au pouvoir souverain que des libertés individuelles45. » Le « sujet du droit » est donc ce corps que le droit protège et châtie : ce corps qui doit se soumettre au droit pour en jouir.
Administration de la violence
19En préservant le corps, le pouvoir souverain prétend en garantir la liberté. Prétention légitime ?, s’interroge Benjamin. Aucunement, répond-il, car le droit minorise l’humain sur le plan éthique comme politique : la réduction de la personne au corps vivant est la pierre de touche de l’hétéronomie. Le droit, tout en donnant l’illusion de s’appliquer à des sujets responsables, interpelle en fait des corps dont l’unique aspiration est de persévérer dans leur être. Droit et éthique sont en ce sens incompatibles : qui se soumet à l’« ordre du droit » accepte de se voir réduit à « sa personne physique46 » – à ce corps incapable de répondre de lui-même. En effet, en édictant interdits et recommandations valables pour toutes et tous, le droit déleste l’être humain de la responsabilité de ses actes. Pour Benjamin, seul l’acte procédant d’une décision prise « dans [la] solitude » peut être qualifié de bon ou de mauvais, parce que seul un tel acte implique pour celui ou celle qui l’accomplit d’en « assumer la responsabilité47 ». Se soumettre au droit, c’est donc déléguer la décision au pouvoir souverain qui énonce et applique les lois, et renoncer dès lors à agir en individu responsable pour ne plus se comporter qu’en corps obéissant. En ne reconnaissant à l’humain que cette « vie physique, susceptible d’être blessée par d’autres hommes48 », l’État affermit son emprise sur ses sujets. Dans « Critique de la violence », Benjamin éclaire, depuis une analyse de la « naturalisation » de la vie humaine, la façon dont le droit et, finalement, l’« institution juridique suprême49 » qu’est l’État, dépouillent l’humain de sa puissance d’action. Si le droit et le pouvoir souverain qui en dépend naissent d’un acte de violence insurrectionnelle qui détruit le droit antérieur pour fonder un droit nouveau, le nouvel ordre juridique ne peut durablement prendre corps que s’il s’approprie la violence dont il émane. La mutation de la violence « fondatrice du droit50 » en violence « conservatrice du droit51 » permet au principe de la domination de perdurer au-delà des changements de régimes. Le droit s’attache donc à administrer la violence qui l’a généré et qui pourrait le détruire en instituant des enclaves de violence – la police, l’armée – au sein même de la société qu’il prétend apaiser. Dans le but apparent de sauvegarder la vie de ses sujets, l’État monopolise, par l’entremise du droit, la violence : il déclare la violence individuelle illégale, mais il ne supprime pas pour autant la violence – il s’en réserve bien plutôt l’usage. Il laisse ainsi planer, sur celui ou celle qui ferait violence à un concitoyen, la menace d’une violence plus grande encore – d’une violence totale, parce que légale et prétendument légitime. Benjamin opère dans son essai un renversement déroutant : le monopole de la violence par l’État ne préserve pas tant la vie des citoyens et citoyennes que l’existence du pouvoir souverain lui-même. Parce que le Léviathan vit du monopole de la violence, donc de l’impuissance de ses sujets, il s’attache non à apaiser, mais à attiser la peur viscérale qu’a chaque être humain de sa propre vulnérabilité. Cette « vie naturelle » – vie hantée par la mort – que le droit dit protéger est celle-là même qu’il crée en monopolisant la violence. Ce qui fonde la légitimité de l’État, c’est donc la vulnérabilité de cette vie organique à laquelle citoyens et citoyennes se réduisent dès qu’ils délèguent l’usage de la violence aux autorités censées les protéger.
20Le droit n’est pas l’instance de contrôle du pouvoir politique, il ne décide pas de sa légitimité ou de son illégitimité : il est le pouvoir. Benjamin le rappelle : le droit est toujours « privilège52 », et c’est précisément en s’adressant à tous de la même manière qu’il perpétue les inégalités qu’il semble combattre. Benjamin met au jour la discrépance entre l’universalité du droit et la réalité des hiérarchies socio-économiques en déconstruisant la fiction juridique du corps « sans qualité » par le biais de laquelle le droit s’adresse à ses « sujets ». En interpellant en chaque être humain ce corps universel, le droit fragilise de facto certains corps pour mieux en armer d’autres. Car si, comme le rappelle Anatole France, il est interdit à tous et toutes de coucher sous les ponts, seuls les plus démunis subissent la violence de cet interdit. Il serait donc erroné de faire du droit un simple ensemble de normes, car le droit est inséparable du pouvoir exécutif53, de cette « force de loi » qui est, comme l’a rappelé Jacques Derrida, tout à la fois « violence » et « pouvoir légitime, autorité, force publique54 ». Benjamin y revient à plusieurs reprises : la violence est la nature même du droit, car le droit a été un jour fondé et il est exercé. Sans la violence, le droit ne s’appliquerait plus et ne donnerait plus lieu au « jugement », mais serait, à l’instar des commandements mosaïques, « fil conducteur de l’action55 » : non pas menace, mais recommandation. La vocation essentiellement prohibitive et répressive du droit – celui-ci ne s’adresse et ne s’applique en dernière instance qu’aux « coupables » – interdit de le confondre avec la justice. En prétendant donc légitimer son existence par l’existence de ses sujets, le pouvoir souverain ne fait que se préserver lui-même. Lorsqu’il incarcère ou met à mort, le droit ne sauve ni ne punit personne, souligne Benjamin, il « manifeste56 » qu’il dispose de la violence suprême et donc de la vie humaine – il se manifeste comme pouvoir. La monopolisation de la violence, qui s’appuie sur l’identification de la vie humaine à la vie organique, n’est pas la prise en charge adéquate de la vulnérabilité du vivant, mais une stratégie d’assujettissement remarquablement efficace, qui permet à la domination de se perpétuer au-delà des bouleversements politiques.
Impuissance de la non-violence
21Tout ordre qui veut garantir sa permanence en dépit des mutations doit s’ancrer dans cette vie inextricablement liée à la mort que Benjamin désigne comme la « nature dans l’humain ». Par la cession de la violence à l’État, l’être humain, réduit par le nomos à n’être que physis, signe son impuissance politique et éthique. Ce n’est donc pas à partir d’une autre évaluation de la physis qu’une critique du pouvoir peut être formulée. Benjamin commence ainsi par corriger le tir des penseurs et activistes pacifistes qui interdisent toute forme de violence, tant personnelle qu’étatique, au nom du « caractère sacré de la vie57 ». Qu’elle soit déclarée coupable ou sainte, c’est toujours de cette même « vie naturelle », de la « vie corporelle », qu’il s’agit. Seule une autre anthropologie peut saper les fondements du pouvoir souverain. Signaler que l’être humain ne « doit être confondu à aucun prix avec cette simple vie », qu’il est irréductible à « sa personne physique », ce serait émanciper l’histoire du joug de l’atemporel. Benjamin doit dès lors s’interroger sur la ressource qui permettrait à l’humain de s’extirper de son corps, de s’arracher à sa « nature », pour renouer avec « un ordre supérieur de la liberté58 ». Afin de contrer l’anthropologie « mythique » qui pérennise la « théocratie terrestre » en la légitimant, Benjamin se tourne vers la théologie pour y découvrir une autre idée de l’humain. Recours audacieux dont il faudra évaluer les risques.
22Benjamin se met donc en quête de ces domaines de l’humain que le droit oblitère parce qu’ils offriraient les moyens de sa destitution. Il explore deux pistes : d’abord, la non-violence, qu’il analyse sous deux auspices : le dialogue et l’interruption de l’action ; ensuite, la « violence divine59 ». Premier cas de figure : il est possible de régler un conflit d’une façon non-violente – c’est-à-dire sans recours à la contrainte physique. On en trouve constamment l’exemple dans les « rapports entre personnes privées », où seuls règnent « la courtoisie cordiale, la sympathie, l’amour de la paix [et] la confiance ». Pour donner à ces rapports affectifs interindividuels une portée politique, Benjamin en cherche la condition de possibilité dans une sphère « objective », qu’il nomme « technique » : le « dialogue, considéré comme technique d’accord civil » en fournit « le meilleur exemple60 ». Le langage offre aux êtres humains un espace commun balisé où ils peuvent se retrouver pour prévenir et régler leurs désaccords d’une façon entièrement non-violente. Benjamin voit sa thèse illustrée par les succès de la diplomatie, qui œuvre à la paix sans recours aux traités et donc sans recours au droit. Le débat parlementaire reste quant à lui mâtiné de son rapport à la violence, et ce à deux égards : de par son allégeance au droit et au principe du compromis, qui n’est que la stabilisation, provisoire car rarement satisfaisante, d’un bras de fer politique. Voilà donc la première option qu’envisage Benjamin : permettre à l’humain de renouer avec un langage qui n’édicte aucune loi, pour fonder la politique sur « le domaine propre à l’“entente”61 », domaine qui rassemble les parties adverses et où ne s’exprime, en conséquence, aucun rapport de forces. La proposition reste éminemment fragile : l’exemple de la diplomatie peine à convaincre. Comment, en effet, penser une diplomatie délivrée des rapports de forces entre États ? N’est-ce pas toujours le pouvoir souverain que le diplomate représente ? La « culture du cœur62 », prégnante dans les relations affectives qui lient une personne à une autre, livre un modèle difficilement transposable à l’échelle politique, et Benjamin semble lui-même pressentir que le langage ne peut être affranchi de la violence lorsqu’il est mis en jeu sur ce terrain.
23Le deuxième modèle d’une action politique non-violente abordé dans l’essai est plus solide : c’est la « grève générale prolétarienne » décrite par Georges Sorel dans Réflexions sur la violence (1908). Cette grève « anarchiste » qui, à la différence de la « grève générale politique », ne vise pas à l’obtention de nouveaux droits mais rompt radicalement avec le dispositif étatique, est une forme limite où l’insurrection s’enracine dans la non-violence63 : la grève générale repose bien sur la cessation de l’activité salariée et non sur la lutte armée. Elle ne prévoit pas, en outre, de renversement des hiérarchies, elle n’aspire pas à la destitution d’un gouvernement au profit d’un autre : elle exige bien plutôt la pure et simple annihilation de la structure de domination qu’est l’État. Parce qu’elle est « pur moyen », autrement dit parce qu’elle n’est pas destinée à se résorber dans le but atteint – un nouveau droit, un nouveau gouvernement, un nouveau régime politique –, elle arrête le mécanisme présidant à la transformation de la violence destructrice du droit antérieur en violence fondatrice, puis conservatrice du droit nouveau. L’interruption collective du travail, lorsqu’elle ne fait pas le jeu du droit qui la cantonne à n’être qu’un moyen de pression, offre l’exemple d’une pratique politique et sociale partagée sans recours à la légalité, et laisse ainsi entrevoir la possibilité d’un « ordre » sans domination. Cependant – peut-être parce qu’une telle grève resterait tributaire du droit de grève qui en empêcherait la casse immédiate –, Benjamin abandonne l’idée de l’efficacité politique de la résistance non-violente à la violence souveraine et déclare que « toute représentation d’un accomplissement des tâches humaines, de quelque façon qu’on l’envisage […], reste irréalisable si l’on écarte totalement et par principe toute violence64 ».
Ambivalence de la violence divine
24La rupture définitive du « cercle magique des formes mythiques du droit65 » semble donc devoir être violente. Comment s’assurer qu’une telle violence n’aboutisse pas, au final, à la fondation d’un nouveau droit et à la consécration d’un nouveau pouvoir, c’est-à-dire à la perpétuation de la domination ? Benjamin oppose deux formes de violence : d’une part, la violence « fondatrice [et] conservatrice du droit », qu’il fait remonter à la « violence mythique » puisqu’elle se donne comme l’instauration et la manifestation d’un pouvoir sur la vie du mortel ; d’autre part, une violence qu’il désigne comme « pure et immédiate », qui rappellerait l’être humain à ce qui en lui excède la physis et lui rendrait par là même sa puissance. Plus que sur la non-violence, c’est donc sur la « violence divine » que Benjamin fonde sa critique de la violence étatique : la « destitution du droit66 » ne peut procéder que de cette violence absolument hétérogène à son ordre. La « violence divine » se distingue de la « violence mythique » en cela qu’elle frappe toutes et tous sans menacer, non pour assigner une culpabilité, mais pour « lave[r] de la faute »67. Elle n’est l’instrument ni de la prise, ni de la conservation du pouvoir, mais le moyen de son abrogation. N’épargnant personne pour sauver tout le monde, elle est la justice authentique. Cette violence supérieure, pour ne pas devenir matrice d’une nouvelle forme de domination, doit venir d’ailleurs : de ce Dieu que les instances de la « théocratie terrestre » semblaient avoir détrôné, de cette transcendance qu’elle semblait avoir incorporée. La « violence divine » se présente comme la seule alternative irrécusable à la « violence mythique » : quittant le terrain du politique dans lequel l’ancrait la référence à Sorel, Benjamin s’installe sur le terrain théologique. Si les gouvernants modernes se révèlent être les héritiers de ces dieux païens qui, trop proches des mortels, devaient constamment manifester leur pouvoir pour réaffirmer les « frontières »68 entre dominants et dominés, le Dieu rédempteur, authentiquement transcendant, fait violence pour sauver et non pour écraser. Avec la « violence divine », Benjamin propose donc un modèle de violence éthique : est juste la violence qui s’exerce contre le pouvoir sans récupération possible, jamais celle qui l’instaure ou le conserve.
25Le recours au théologique pose toutefois un problème majeur : celui de l’articulation de la transcendance à l’immanence, du divin à l’humain, du théologique au politique. Est-il envisageable de fonder une théorie et une pratique politiques sur le principe de l’intervention divine ? Dans un fragment préparatoire, Benjamin évoquait la possibilité d’une violence éthique qui serait « don de la puissance divine »69 à l’humain : un don ponctuel sur lequel il serait strictement impossible d’établir un monopole. Il faudrait donc pister dans l’histoire les occurrences d’une telle violence, qui feraient signe vers un domaine entièrement extérieur au droit et donc vers la transcendance que la « théocratie terrestre » semble avoir abolie. Benjamin affirme déceler la présence de la « violence divine » au cœur de l’agir humain dans le « pouvoir éducateur70 » libéré du droit, dans la « violence révolutionnaire71 », dans « la véritable guerre [et] dans le jugement de Dieu porté par la foule sur le criminel72 ». Il ne s’aventure toutefois pas plus avant dans l’analyse de ces formes disparates – et, pour les deux derniers exemples, hautement problématiques – de délégation de la « violence divine », mais s’intéresse, comme pour clarifier son modèle, à un exemple de « violence divine » relaté dans la Bible : l’épisode de la rébellion de Coré. La substitution, dans l’économie de la démonstration, de la référence biblique au modèle sorélien de la grève générale prolétarienne est symptomatique de ce glissement problématique du politique au théologique, et mérite que l’on s’y arrête plus longtemps que Benjamin ne le fait lui-même. Coré, membre de la tribu de Lévi, accompagné de deux princes de la tribu de Ruben, met en accusation l’autorité exclusive de Moïse et Aaron, et ce au nom du peuple hébreu que Dieu a déclaré « saint » dans sa totalité. Coré met donc en cause la médiation de la souveraineté divine par les chefs humains que sont Moïse et son frère. Dieu prend le parti des deux frères en châtiant les rebelles – incendie et tremblement de terre engloutissent les corps de Coré et de ses complices –, mais épargne leurs enfants. Benjamin oppose le récit biblique au mythe de Niobé, dans lequel il voit à l’œuvre la « violence mythique » : la mortelle Niobé, pour s’être rengorgée de sa beauté et de sa fertilité au détriment de la déesse Léto, voit ses enfants assassinés par Diane et Apollon. Les divinités courroucées abattent les innocents et maintiennent en vie la « coupable », qui est par la suite transformée en roc d’où coule un inépuisable ruisseau de larmes. Parce que, dans l’épisode biblique, les insurgés ne sont pas punis mais tout bonnement éliminés, ils ne sont pas soumis à la faute, mais en sont pour ainsi dire délivrés par la mort, là où la préservation de Niobé garantit au contraire la persistance de la culpabilité et donc de la domination. L’exposition des corps mortels par les dieux grecs – dépouilles ensanglantées des enfants, corps pétrifié de leur mère en pleurs – fait pendant à la disparition littérale des cadavres dans la Bible. Par ailleurs – et c’est ici que réside la force de la comparaison, qui ne s’était déployée jusqu’à présent que sur le terrain de la métaphore (la disparition des corps illustrant la disparition de la faute) –, la survie des enfants du clan de Coré porte témoignage du caractère personnel, non héréditaire, de la culpabilité : la faute des pères ne retombe pas sur la génération suivante, qui se voit ainsi en mesure d’inaugurer un temps nouveau.
26Au-delà de cette divergence de taille, la référence à l’épisode de Coré paraît ambivalente à bien des égards, comme l’ont souligné Burkhardt Lindner et Brian Britt73. Il reste difficile, d’une part, d’établir les critères de la faute commise par Coré, et donc la légitimité de la violence divine qui s’exerce contre les révoltés. Coré, certes, défend une conception héréditaire de la sainteté, mais il ne fait que prendre Dieu au mot. De plus, ne donne-t-il pas voix à une aspiration démocratique en contestant le monopole de l’interprétation des injonctions divines dont jouissent Moïse et Aaron ? D’autre part, la « violence divine », dans la façon dont elle s’exerce, se distingue bien moins clairement de la « violence mythique » que ne le laisse entendre Benjamin. Dieu ne manifeste-t-il pas son pouvoir absolu sur la vie humaine en laissant la terre et le feu engloutir les corps vulnérables des révoltés ? N’est-ce pas le gouffre entre le mortel et l’immortel qui baille ici ? N’est-ce pas la théocratie – d’ailleurs en passe de devenir « terrestre », comme l’aurait remarqué Spinoza74 – que ce massacre vient justifier ?
Surveiller et punir
27« La violence divine est violence pure exercée en faveur du vivant contre toute vie », car elle ne détruit que « la vie […], jamais […] l’âme du vivant75 », note Benjamin. Si, en effet, la « violence mythique » interpelle la physis – la vie organique, périssable –, la « violence divine » s’adresse à « cette vie en [l’humain] qui reste identique dans la vie sur terre, dans la mort et dans la vie après la mort76 ». C’est donc au nom de l’« âme » – de cette entité immatérielle et immortelle qui confère à chaque être humain sa singularité – que le « simple fait de vivre » peut être réduit à néant. Pour arracher l’humain à la « violence mythique » du pouvoir souverain, Benjamin ne semble pas préconiser, en dernière instance, d’autre solution que l’élimination de ces corps assujettis au droit. Benjamin se démarque en cet endroit, sans l’affirmer, de l’interprétation de la « faute » proposée par Cohen, qui avait jusque-là fait figure de guide dans l’évaluation du « mythe77 ». Dans le septième chapitre d’Éthique de la volonté pure Cohen postule en effet l’interdépendance du droit et de l’éthique : c’est dans la « sanction » juridique que Cohen voit cette corrélation fondée. En condamnant le criminel à une peine, la juge donne à celui-ci l’occasion de reconnaître la faute commise et d’en prendre la responsabilité. Non toutefois pour la porter comme un fardeau, mais pour l’expier : une fois la faute reconnue et la peine purgée, l’être humain renaît en innocent. Parce que le juge n’assigne pas de faute morale, mais diagnostique la violation du contrat établi par chaque citoyen avec l’État, la faute, inscrite dans la perspective éthique d’une responsabilité individuelle, « est la reconnaissance du sujet, pas celle du juge78 ». Dans la mesure où le droit donne à l’être humain l’occasion d’une prise de conscience qu’il ne peut toutefois pas forcer, puisqu’elle n’est pas de son ressort, la législation juridique ne concurrence pas l’auto-législation, mais l’accompagne. Pour Cohen, il est dès lors indispensable que le « sujet du droit » mette son corps à disposition de la violence qui s’exerce dans la sanction, car c’est précisément la corrélation des temporalités de la peine physique et de la responsabilisation éthique qui permettra au principe du « Soi » de s’esquisser. Le postulat anthropologique d’une unité psychophysique de l’individu permet à Cohen de combler l’écart creusé par Kant entre le droit et l’éthique, entre la contrainte extérieure, exercée sur les corps, et la loi que le sujet autonome s’impose à lui-même : « En correspondance avec le métabolisme physiologique, le Soi du criminel peut à présent se métamorphoser. Et cette métamorphose se déroule […] depuis l’application de la sanction79. » Car si le « mythe » fonctionne sur le principe de substituabilité des corps, le droit opère le raccord, selon Cohen émancipateur, du corps à l’individu. Il est en conséquence tout aussi indispensable que l’État préserve le corps qu’il châtie, précisément pour pouvoir permettre au processus de responsabilisation de s’initier. Cohen fonde ainsi la possibilité de la « conscience éthique de soi » sur la « préservation de soi80 », garantie par le monopole étatique de la violence – violence étatique qui doit donc être disciplinaire, jamais létale. Dans une charge contre la peine de mort, il rappelle : « La préservation de soi, tout comme le Soi, a toutefois pour condition sine qua non l’existence de l’individu naturel. On ne peut pas travailler, d’un point de vue juridique, avec l’âme de l’être humain, ni rien mettre en œuvre si cette âme est celle de l’homme exécuté81. » C’est en définitive la capacité du droit à punir et sauvegarder les corps qui donne, aux yeux de Cohen, sa légitimité à l’État. La sanction met en branle le processus d’individuation qui, s’amorçant dans la corporéité, permettra l’émergence d’un « Soi » irréductible à la « lignée », donc imperméable à l’assignation mythique de la faute. Si c’est donc la sanction qui pour Cohen permet à l’individu de se débarrasser de la « faute naturelle » et de s’émanciper du « mythe », le châtiment ne fait pour Benjamin que confirmer la vulnérabilité fondamentale de l’humain et affermir la sujétion des corps82.
28Dans l’essai sur Kafka, rédigé treize ans plus tard, Benjamin s’arrête sur la mise en scène macabre de l’exécution décrite dans « La colonie pénitentiaire » :
« Dans la “Colonie pénitentiaire”, les autorités se servent d’une vieille machine qui grave des lettres ornées sur le dos des coupables et multiplie les coups d’aiguille et les fioritures jusqu’à ce que le dos des coupables devienne clairvoyant, parvienne à déchiffrer lui-même l’écriture, dont les lettres lui apprennent le nom de sa faute inconnue83. »
29Celle-ci offre l’image distordue de l’idéal cohénien d’une concordance de la sanction pénale et de la maturation éthique : dans la colonie pénitentiaire, le corps du condamné – lieu d’inscription, au sens littéral du terme, du jugement – est maintenu en vie sous la herse jusqu’à ce que ce corps ait été éclairé sur la faute commise. L’appareil punitif réduit sans reste l’individu à son corps : c’est au dos lui-même qu’il revient de comprendre les raisons de la souffrance infligée. Si la sanction pourrait sembler « morale », puisqu’elle permet la prise de conscience et la reconnaissance de la faute, elle est en fait la pure manifestation du pouvoir des gouvernants sur les corps qu’ils administrent. Au contraire de Cohen, Benjamin cherche à mettre un terme à l’intrication de la violence et de la protection qui s’exprime dans le traitement réservé aux corps par le pouvoir. Pour dégager le droit de l’éthique, il n’a pas d’autre ressource que d’inverser la proposition de Cohen : puisque le pouvoir souverain repose sur l’échine courbée, « pèse […] sur le dos84 » des corps qui le soutiennent, et maintient de la sorte citoyens et citoyennes dans un état de minorité permanent, l’éthique ne peut concerner que les âmes libérées par la « violence divine » de la violence du pouvoir, c’est-à-dire affranchies de cette vulnérabilité physique qui semble légitimer leur domination. Il faudrait donc discerner dans ce texte une ligne de partage entre la violence étatique, qui préserve les corps pour mieux les maintenir sous son joug, et une violence létale, tout à la fois authentiquement théocratique et anarchique, qui, en annihilant les corps, libérerait l’humain de son assujettissement au pouvoir.
30L’analyse benjaminienne préfigure la méthode foucaldienne qui se propose elle aussi, implicitement, de « saisir l’instance matérielle de l’assujettissement » non depuis l’étude, dans la tradition de Hobbes, de la constitution de cette « âme qui serait la souveraineté », mais depuis la mise en lumière de « ces corps constitués, par les effets du pouvoir, comme sujets85 ». Il faut se garder toutefois d’assimiler trop hâtivement la domination de la « simple vie » décrite par Benjamin au « biopouvoir » analysé par Foucault. La distinction établie dans la théorie foucaldienne, d’une part entre le droit et la norme, d’autre part entre la visée disciplinaire et régulatrice du biopouvoir moderne et le pouvoir souverain qui se donne comme pouvoir d’exécution, ne se retrouve pas chez Benjamin. Celui-ci, en conséquence, n’élabore pas la distinction chère à Foucault entre le corps supplicié par le souverain et le corps transformé par le biopouvoir en faisceau de forces maniables. Chez Benjamin, la violence du droit peut être létale : la peine de mort est l’exemple paroxystique de la violence étatique. Pour autant, si, dans l’exercice de la « violence sur la vie et la mort, le droit se fortifie lui-même plus que par n’importe quel autre processus judiciaire », « en même temps, dans cette violence s’annonce justement quelque chose de corrompu au cœur du droit86 ». La condamnation à la peine capitale est donc périlleuse pour le droit, parce que l’État de droit faillit à sa mission de « préservation de l’existence physique » et révèle sa complicité avec le pouvoir absolu qu’il prétend avoir fait capituler. Renoncer dans ce contexte à la « préservation de soi », ce serait rompre le contrat avec le pouvoir souverain qui assimile la personne morale à la personne physique, refuser du même coup la protection et la violence étatique, et donc se défaire de l’emprise du « mythe » pour accéder à l’« ordre supérieur de la liberté ».
31« Anarchisme théocratique87 » contre « théocratie terrestre » : la souveraineté divine, soutenue par les âmes immortelles, se présente comme l’alternative radicale à la souveraineté humaine appuyée sur les corps mortels. La frontière tracée par Benjamin entre la « violence divine » et la « violence mythique » suit en définitive les hiérarchies théologico-idéalistes entre l’âme et le corps, la liberté et la nature, l’éternel et le corruptible, le singulier et le commun. La référence à Dieu – deus ex machina qui assurerait l’émancipation politique et la rédemption en supprimant, d’un même coup, la faute et le corps qui la porte – vient combler artificiellement les lacunes de cette critique précoce de la domination. L’affirmation qu’« il n’est pour les hommes ni également possible, ni également urgent, de décider quand une violence pure fut effective en un cas déterminé » et le constat que « la force de la violence, celle de pouvoir laver la faute, ne saute pas aux yeux pour les hommes88 » signalent les apories d’une critique trop largement tributaire du référent théologique. Malgré la tentative d’établir des critères de distinction entre la « violence divine » et la « violence mythique », l’essai se conclut sur le fossé entre l’humain et le divin que seule la foi permettrait de surmonter. S’il est illusoire de prétendre déterminer sans erreur possible le caractère éthique ou immoral de la violence qui pulvérise les corps, il faut donc s’en remettre à Dieu pour sauver les âmes. Benjamin semble à cet égard bien être pris au piège de l’évaluation mythique de la physis, qu’il s’attache pourtant à critiquer : le corps est condamné parce qu’il porte cette « faute » qui permet à la domination de s’enraciner dans l’histoire. Cette contradiction interne révèle les insuffisances de ce que Scholem nomme l’« anarchisme théocratique » du jeune Benjamin. L’articulation inaboutie entre l’humain et le divin, le politique et le messianique, l’histoire et la rédemption, interroge le principe même de la critique mise en œuvre par le jeune Benjamin. Il lui faut faire appel à une extériorité radicale pour briser le cercle « mythique » de la domination. La critique du « mythe » semble donc bien ne pouvoir se faire qu’à partir d’un postulat invérifiable, lui-même d’emblée soustrait à la critique. Et parce qu’il est impossible de pointer l’occurrence, dans et depuis l’histoire, d’une violence radicalement émancipatrice, il faut croire en l’existence d’une sphère authentiquement transcendante où les âmes pourraient jouir de la liberté déniée aux corps.
Notes de bas de page
1 Walter Benjamin, « Welt und Zeit » et « Das Recht zur Gewaltanwendung », in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, respectivement p. 99 et p. 105.
2 Lorsqu’il aborde la question de la « théocratie terrestre », Benjamin renvoie, dans le fragment « Welt und Zeit », à un texte intitulé « Notes sur la critique de la théocratie » (« Notizen zur Kritik der Theokratie »), aujourd’hui perdu.
3 Carl Schmitt, Théologie politique, traduit par Jean-Louis Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 46.
4 Walter Benjamin, « Das Recht zur Gewaltanwendung », in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 105.
5 Walter Benjamin, « Fragment théologico-politique », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 264 (traduction modifiée).
6 Le fragment « Das Recht zur Gewaltanwendung » (in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 105) associe directement le pouvoir étatique à celui de la « théocratie terrestre » : dans l’un comme dans l’autre, le pouvoir est « pouvoir absolu » (Machtvollkommenheit). L’État souverain se donne bien ainsi comme la forme sécularisée de la « théocratie terrestre ».
7 Walter Benjamin, « Das Recht zur Gewaltanwendung », in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 106 (je traduis).
8 Je m’autorise l’emploi anachronique, dans ce contexte, du concept d’« idéologie ». Benjamin ne fait pas usage de ce terme dans l’analyse non-marxiste du capitalisme qu’il propose dans le fragment de 1921. Il n’y est pas question de classes, d’exploitation, ni d’idéologie. Mais le concept d’« idéologie » – défini, pour l’heure en citant Ricœur, « comme distorsion d’une part, comme légitimation d’un système d’ordre et de pouvoir d’autre part » (Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 340, cité in : Nestor Capdevila, Le concept d’idéologie, Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 21) – permet de pointer deux des caractéristiques essentielles de ce que Benjamin désigne par le terme de « mythe » dans les textes de la fin des années 1910 et du début des années 1920, auxquels est consacré ce chapitre.
9 Walter Benjamin, « Fragment théologico-politique », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 263.
10 « A-t-il jamais tant soit peu effleuré jusqu’ici l’esprit de ces généalogistes de la morale que, par exemple, la notion fondamentale de “faute” a tiré son origine de la notion très matérielle de “dette” ? » (Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, traduit par Éric Blondel, Ole Hansen-Løve, Théo Leydenbach et Pierre Pénisson, Paris, Flammarion, 2010, p. 89).
11 Walter Benjamin, « Kapitalismus als Religion », in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 100 (je traduis).
12 Walter Benjamin, « Kapitalismus als Religion », in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 101 (en français dans le texte original). La retranscription étant fautive (on peut y lire « sans rêve et sans merci »), nous rétablissons ici le texte conforme ; je remercie Antonio Somaini d’avoir attiré mon attention sur ce point.
13 Walter Benjamin, « Kapitalismus als Religion », in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 102.
14 Walter Benjamin, « Kapitalismus als Religion », in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 101.
15 Walter Benjamin, « Kapitalismus als Religion », in : Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 101.
16 L’expression est employée par Benjamin dans une lettre à Scholem du 21 juillet 1925, in : Walter Benjamin, Correspondance 1910-1928, traduit par Guy Petitdemange, Paris, Aubier, 1979, p. 359.
17 Walter Benjamin, « Fragment théologico-politique », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 264.
18 Walter Benjamin, « Destin et caractère », traduit par Maurice de Gandillac, in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 204.
19 Walter Benjamin, « Trauerspiel et tragédie », traduit par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, in : Origine du drame baroque allemand, traduit par Sybille Muller, Paris, Flammarion, 2002, p. 255 sq. (traduction modifiée).
20 Walter Benjamin, « Trauerspiel et tragédie », traduit par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, in : Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 2002, p. 256.
21 Walter Benjamin, « Trauerspiel et tragédie », traduit par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, in : Origine du drame baroque allemand, traduit par Sybille Muller, Paris, Flammarion, 2002, p. 256.
22 Walter Benjamin, « Destin et caractère », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 203.
23 Walter Benjamin, « Destin et caractère », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 208.
24 Walter Benjamin, « Destin et caractère », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 205.
25 Hermann Cohen, Ethik des reinen Willens, in : Werke, t. VII, Hildesheim, Georg Olms, 1981, p. 363 (je traduis). Benjamin cite un passage de ce chapitre du livre de Cohen dans « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 237.
26 Walter Benjamin, « Destin et caractère », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 208.
27 Hermann Cohen, Ethik des reinen Willens, in : Werke, t. VII, Hildesheim, Georg Olms, 1981, p. 371.
28 Hermann Cohen, Ethik des reinen Willens, in : Werke, t. VII, Hildesheim, Georg Olms, 1981, p. 371.
29 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, traduit par Sybille Muller, Paris, Flammarion, 2002, p. 138.
30 Nietzsche traduit ainsi le fragment d’Anaximandre dans La Philosophie à l’époque tragique des Grecs : « D’où les choses prennent naissance, c’est aussi là qu’elles doivent périr, selon la nécessité ; car elles doivent expier et être jugées pour leurs injustices, selon l’ordre du temps » (traduit par Jean-Louis Backes, Michel Haar et Marc de Launay, Gallimard, Paris 1975, p. 24 sq., traduction modifiée). Werner Hamacher propose une analyse de ce fragment dans « Schuldgeschichte. Benjamins Skizze „Kapitalismus als Religion“ », in : Dirk Baecker (dir.), Kapitalismus als Religion, Berlin, Kadmos, 2003, p. 77-119 ; ici p. 77.
31 Walter Benjamin, « Destin et caractère », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 205 (traduction modifiée).
32 Walter Benjamin, « So viel heidnische Religionen », in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 56 (je traduis).
33 Walter Benjamin, « Deux poèmes de Friedrich Hölderlin », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 100.
34 Walter Benjamin, « Deux poèmes de Friedrich Hölderlin », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 103.
35 Walter Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage humain », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 161.
36 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, traduit par Sybille Muller, Paris, Flammarion, 2002, p. 251.
37 Walter Benjamin, « Les Affinités électives de Goethe », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 313.
38 Walter Benjamin, « Trauerspiel et tragédie », in : Origine du drame baroque allemand, traduit par Sybille Muller, Paris, Flammarion, 2002, p. 255 sq.
39 Walter Benjamin, « Die Ethik, auf die Geschichte angewendet », in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 92 (je traduis).
40 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La raison dans l’Histoire, traduit par Kostas Papaioannou, Paris, 10/18, 1965, p. 97.
41 Walter Benjamin, « Destin et caractère », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 202.
42 Walter Benjamin, « Critique de la violence », traduit par Maurice de Gandillac, in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 221.
43 Walter Benjamin, « Destin et caractère », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 204.
44 Walter Benjamin, « Das Recht zur Gewaltanwendung », in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 105.
45 Giorgio Agamben, Homo Sacer, I. Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit par Marilène Raiola, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 134 sq. Ce que désigne ici Agamben comme « corpus », en s’appuyant sur la tradition de l’Habeas corpus, et qu’il nomme dans le reste de l’ouvrage « vie nue », correspond au « simple fait de vivre » (bloßes Leben), à cette vie exclusivement organique pointée par Benjamin.
46 Walter Benjamin, « Destin et caractère », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 205.
47 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 240.
48 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 241 (traduction modifiée).
49 Walter Benjamin, « Das Recht zur Gewaltanwendung », in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 105.
50 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 219.
51 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 220.
52 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 236.
53 Cette idée est rendue par le terme difficilement traduisible de « Rechtsexekutive » (« Zur Kritik der Gewalt », in : Gesammelte Schriften, II-1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 183).
54 Derrida souligne la polysémie du terme allemand Gewalt dans « Force de loi. Le “fondement mystique de l’autorité” / Force of Law: The “Mystical Foundation of Authority” », Cardozo Law Review, 11/1990, p. 920-1045 ; ici p. 926.
55 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 240. Benjamin insiste sur le fait que les commandements ne sont pas au jugement divin ce que le droit est au jugement prononcé au tribunal.
56 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 223.
57 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 241.
58 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 221.
59 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 238.
60 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 227.
61 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 227.
62 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 227.
63 Sur ce point, Benjamin s’écarte, sans le dire, de la théorie de Sorel. Là où pour Benjamin, la « grève générale prolétarienne », « comme pur moyen, est non violente » (Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 230), pour Sorel, la « grève générale prolétarienne » est violence. Sorel distingue en effet entre « force » et « violence » : « nous dirons donc que la force a pour objet d’imposer l’organisation d’un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne, tandis que la violence tend à la destruction de cet ordre. La bourgeoisie a employé la force depuis le début des temps modernes, tandis que le prolétariat réagit maintenant contre elle et contre l’État par la violence » (Réflexions sur la violence, Paris, France Loisirs, 1990, p. 193).
64 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 233 (traduction modifiée).
65 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 242.
66 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 242.
67 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 238.
68 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 236.
69 Walter Benjamin, « Das Recht zur Gewaltanwendung », in : Gesammelte Schriften, VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, p. 107.
70 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 239.
71 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 242.
72 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 243.
73 Cf. Brian Britt, « Göttliche Gewalt bei Benjamin und in der biblischen Erzählung », in : Daniel Weidner (dir.), Profanes Leben. Walter Benjamins Dialektik der Säkularisierung, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2010, p. 263-286 ; et, plus succinctement, Burkhardt Lindner, « Benjamin. Derrida. Holocaust. Zur Dekonstruktion der „Kritik der Gewalt“ », in : Klaus Garber (dir.), Global Benjamin, t. III, Munich, Wilhelm Fink, 1999, p. 1691-1723.
74 Pour Spinoza, la forme spécifiquement judaïque de la théocratie – cette théocratie sans intermédiaire humain, qui correspond à ce que Buber qualifiera dans Königtum Gottes de « théocratie immédiate » – prend fin au moment où les Hébreux transfèrent leur droit d’entendre et d’interpréter la parole divine à Moïse : « […] les Hébreux transférèrent sans réserve à Moïse leur droit, tant de consulter que d’interpréter ses décrets […]. [Moïse] régnait sur les Hébreux à la place de Dieu, revêtu personnellement de la majesté suprême » (Baruch Spinoza, Traité des autorités théologique et politique, in : Œuvres complètes, Paris Gallimard, 1954, p. 850). Pour Buber, le terme en vient plus tard, au moment de l’instauration de la royauté dynastique.
75 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 238 sq.
76 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 241 (traduction modifiée).
77 Une lettre à Scholem de janvier 1921 porte témoignage de cette divergence théorique : « Pour ce faire [c’est-à-dire pour mettre « Critique de la violence » au propre – L.B.], j’ai repris quelque peu l’Ethik des reinen Willens. Mais ce que j’y ai lu m’a vraiment affligé. Il est évident que le pressentiment du vrai était devenu si fort chez Cohen qu’il lui a fallu le bond le plus incroyable pour lui tourner franchement le dos » (Walter Benjamin, Correspondance 1910-1928, traduit par Guy Petitdemange, Paris, Aubier, 1979, p. 233).
78 Hermann Cohen, Ethik des reinen Willens, in : Werke, t. VII, Hildesheim, Georg Olms, 1981, p. 376.
79 Hermann Cohen, Ethik des reinen Willens, in : Werke, t. VII, Hildesheim, Georg Olms, 1981, p. 383.
80 Hermann Cohen, Ethik des reinen Willens, in : Werke, t. VII, Hildesheim, Georg Olms, 1981, p. 385.
81 Hermann Cohen, Ethik des reinen Willens, in : Werke, t. VII, Hildesheim, Georg Olms, 1981, p. 382.
82 Benjamin prend ainsi le contre-pied de Cohen lorsqu’il affirme : « Le droit ne condamne pas au châtiment, il condamne à la faute » (« Destin et caractère », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 204).
83 Walter Benjamin, « Franz Kafka », traduit par Christophe David et Alexandra Richter, in : Sur Kafka, Caen, Nous, 2015, p. 65 (traduction modifiée).
84 Walter Benjamin, « Franz Kafka », traduit par Christophe David et Alexandra Richter, in : Sur Kafka, Caen, Nous, 2015, p. 65.
85 Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, EHESS / Gallimard / Éditions du Seuil, 1997, p. 26.
86 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 223.
87 Gershom Scholem écrit à propos de discussions menées avec Benjamin en 1919 : « Nous parlâmes également beaucoup de politique et notamment du socialisme, ainsi que de la situation de l’homme dans une éventuelle société socialiste ; nous avions tous deux de grandes craintes à ce sujet. En fait, l’anarchisme théocratique nous paraissait toujours la réponse la plus pertinente aux problèmes politiques » (Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, traduit par Paul Kessler, Paris, Hachette, 2001, p. 103). Peu convaincu par la proposition socialiste, Benjamin se serait ainsi tourné, à la fin des années 1910, vers une solution radicale à la « théocratie terrestre » : une théocratie « immédiate » qui garantirait l’absence de domination de l’humain par l’humain. Gabriele Guerra relève l’« idéalité radicale » de cet anarchisme singulier, dont les motivations sont d’ordre éthique, et qu’il qualifie en conséquence, à juste titre, de « pré-politique » (Judentum zwischen Anarchie und Theokratie, Bielefeld, Aisthesis Verlag, 2007, p. 151. Je traduis).
88 Walter Benjamin, « Critique de la violence », in : Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 242 sq.
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