7. Métamorphoses de la chasse à courre
p. 249-271
Texte intégral
1Plus qu’aucune tradition, la chasse à courre1 peut apparaître comme une survivance, voire un anachronisme au milieu des mutations technologiques, économiques et sociales qu’a connues la région depuis trente ans. Avec son cérémonial et ses règles élaborées sous des formes multiples (houraillement*, petite et grande vénerie) de l’époque gallo-romaine jusqu’aux Valois, codifiée sous sa forme plus restreinte et raffinée en de savants traités du xive au xviiie siècle2, la chasse à courre évoque les privilèges de la noblesse et, comme en témoignent les Cahiers de doléances, y compris ceux de l’Ouest « chouan » (Vialay 1911 : 245-251 ; Bois 1976 : 176), un des droits féodaux les plus honnis de l’Ancien Régime ; en tout cas et surtout, un plaisir de riches. De fait, chasser à courre nécessite un déploiement en grand nombre d’hommes, de chevaux et de chiens sur un vaste territoire comprenant forêts, champs cultivés et étangs, donc tout un capital foncier et financier pour entretenir à longueur d’année écuries, chenil et les hommes chargés de s’en occuper. On voit donc mal, à première vue, comment ce plaisir pourrait ne pas être l’apanage d’une élite fortunée et une activité marginale, vestige d’un passé révolu. Plus récemment, le mouvement écologique et la spa ont dénoncé la technique même de la chasse à courre comme étant particulièrement « barbare », destructrice de la nature et cruelle envers le gibier traqué.
2C’est quelque peu nantie de ces idées préconçues que je me suis laissé entraîner, d’abord dans la forêt de la Pelissionnière à Saint-Prouant, puis au Parc Soubise à Mouchamps, par un de ces salariés à mi-viage, ouvrier chez Fleury-Michon, dont je suivais les activités. Contrairement à mon attente, j’y trouvai ce dont je croyais m’éloigner : non pas une activité périphérique, réservée aux nobles et aux riches, mais un microcosme de la société ambiante avec ses catégories sociales nouvelles voisinant avec les anciennes, du balayeur de nuit et des ouvriers d’usine à leur pdg, du petit fermier au gros agriculteur, des camionneurs et employés aux petits commerçants des bourgs et chefs d’entreprises, à côté des notables traditionnels (notaires, avocats, médecins) et des nobles, hommes et femmes, enfants et adultes. Venus les uns des environs immédiats, les autres des quatre coins de la Vendée ou même des départements limitrophes, tous convergent ici pour participer à titres divers à ce vaste rituel. Occupant une partie de leurs loisirs plusieurs mois par an, le dimanche et souvent un jour de la semaine, ces chasses à courre créent entre les participants des liens plus durables pendant sa préparation, son organisation et ses festivités, tout au long de l’année.
3Cette extraordinaire participation populaire à la chasse à courre réserve encore d’autres surprises. Si cette pratique garde, sans aucun doute, les marques de la tradition historique, à la fois d’Ancien Régime et d’époque gallo-romaine dont elle est issue, par contre, son organisation sociale, économique et l’on pourrait dire politique, sous sa forme présente, est de création très récente. De fait, l’un des équipages dont je parlerai surtout n’avait pas deux ans d’existence, quand j’en suivais pour la première fois les chasses au cours de l’hiver 1974-75 ; il s’est largement développé depuis. Composé alors de « petits camarades », comme ils se nommaient, d’une meute de chiens encore succincte réunie par le boulanger de Saint-Prouant, l’équipage qui devait devenir le Rallye-Chouan poursuivait alors le gibier (renard, sanglier, chevreuil) à pied, genre de petite vénerie, avant de se développer en un équipage complet, avec ses cavaliers montés, ses boutons* (les veneurs que le maître d’équipage a trouvés dignes d’être acceptés et de porter la tenue ornée de boutons portant un insigne distinctif), ses camions pour transporter les chevaux, et sa musique propre.
4Comme les rites du mariage, la nouvelle chasse est une véritable création endogène qui, se jouant des difficultés financières et logistiques, utilise tout l’arsenal des valeurs bocaines – diplomatie (être malin), simplicité (ne pas faire le fier), et surtout les grands chevaux de bataille : la vaillance, toujours la vaillance, et l’entraide (le coublage, encore et toujours à l’œuvre), pour se payer le luxe de célébrer la nouvelle communauté rurale. Mais à la différence du mariage, il ne s’agit pas d’unir deux familles, mais de mobiliser le nombre le plus impressionnant de personnes de toutes les classes de la nouvelle société, et au-delà, atteindre « le grand public », sur la scène nationale et même européenne.
Ruses de veneurs et nouvelle société
Jadis et naguère : les règles de l’art
5Du rituel, la chasse à courre présente d’abord les caractères extérieurs. Ils découlent des buts visés et des techniques employées. Sous sa forme actuelle et restreinte, la vénerie désigne un certain genre de chasse à chiens courants qui représente, comme le remarque P.-L. Duchartre (1973 : 544) « une sorte de sublimation de tous les genres de chasse antérieurs ». A la différence de ces derniers, tels que houraillement, chasse royale, chasse à la lasse ou aux toiles3, souvent brutales et en tout cas vivandières, ou même des battues et de la chasse à tir actuelles, son but n’est pas d’attraper le maximum de gibier. Le veneur ne rentre jamais « bredouille ». La chasse sonne simplement la « retraite manquée ». S’il y a « prise », la récompense du veneur sera tout au plus honorifique : un trophée, le pied d’honneur, un quartier de l’animal qui ne peut être consommé tout de suite, car la viande d’une bête courue est toxique. Pour les veneurs, la vraie récompense est la satisfaction d’avoir joué loyalement la partie avec un animal, selon les règles de la vénerie qui impliquent savoir et expertise.
6Il s’agit donc avant tout d’un art désintéressé qui ne peut être assimilé aux techniques, même raffinées, de subsistance. Il multiplie au contraire les règles qui limitent les chances du veneur au profit de celles du gibier. Sont exclus d’abord tout piège, toute arme (à la différence des chasses à courre anciennes), sauf le couteau avec lequel, une fois la bête prise par les chiens, on donne le coup de grâce, ce qu’on appelle courtoisement « servir » l’animal. On y interdit aussi le « change ». Une fois la meute lancée sur un animal dont une musique de trompe codée a déjà signalé la nature (brocart ou chèvre, par exemple, pour le chevreuil), si les chiens perdent sa voie (c’est-à-dire sa trace olfactive et non sa vue), et empaument celle d’un autre, la chasse est arrêtée à coups de trompe et de claquements de fouet. On déclare alors le « défaut » et un long travail commence pour requêter* l’animal, c’est-à-dire retrouver sa voie4.
7L’art du veneur, qu’il soit à pied ou à cheval, consiste donc à déjouer les ruses d’un animal particulier avec qui la partie s’engage et à le traquer jusqu’à épuisement, moment suprême du hallali où les chiens le cernent et le saisissent. Ainsi la chasse se déroule-t-elle selon différentes étapes bien distinctes, du rapport et du lancé5* à la curée et à la retraite. Chaque étape est sanctionnée par un vocabulaire, une musique, des gestes, des déploiements stratégiques appropriés. Elle comporte ainsi un code musical (sonneries de trompe qui annoncent la vue, le bien aller...) et vocal (art de huer les chiens ou de leur « adresser la parole », comme le disait Gaston Phœbus), des codes de conduite à l’égard des hommes et des bêtes. Mais surtout, la sélection et l’entraînement de chiens extrêmement spécialisés, choisis pour l’acuité de leur odorat, leur rapidité à la course, leur art de « donner de la voix », l’habileté des veneurs à les guider, à interpréter les signes de la meute et du gibier, à transmettre les informations aux différents participants de la chasse, imposent une organisation stratégique hiérarchisée. Celle-ci répartit et coordonne les tâches et les savoirs, ceux du valet de limier qui, le chien en laisse, va localiser le gibier avant le départ de la chasse (ce qu’on appelle le détourner*), ceux des valets de chiens courants ou piqueux, ceux de tous les veneurs à pied ou à cheval et enfin ceux du maître d’équipage, véritable général de cet art qui tient encore beaucoup de la chevalerie.
8Si l’organisation elle-même est et doit rester quasiment inchangée pour chasser dans les règles, l’économie, la politique et la réglementation juridique qu’elle implique ont subi des transformations et fluctuations multiples au cours de l’histoire écologique et politique du Bocage. Sans la suivre par le menu, on peut en voir les grandes lignes comme la chaîne sur laquelle s’est tramée la création récente qui nous intéresse.
9« De tout temps, la chasse à courre a été démocratique en Vendée », me répétèrent bien des veneurs. L’un d’entre eux, issu de vieille noblesse m’assura : « On a toujours chassé avec les paysans, même sous l’Ancien Régime », ajoutant : « C’est peut-être ce qui a sauvé la tête de mes ancêtres. » A l’appui de ces dires, on peut citer les mémoires des voyageurs des xviiie et xixe siècles, frappés par la simplicité des nobles du bas Poitou, province dont la Vendée actuelle faisait alors partie. Vivant à longueur d’année sur leurs terres, ils passent, d’après ces auteurs, le plus clair de leur temps à chasser « avec » leurs paysans. Pourtant une mise au point s’impose. En lisant de près ces textes, on s’aperçoit qu’en réalité il s’agit de grandes battues, non de chasse à courre telle que nous l’avons décrite. Ces battues avaient lieu périodiquement avec le concours des paysans pour approvisionner les châteaux en gibier et pour éviter les dégâts causés par celui-ci dans les champs :
Quand on chassait le loup, le sanglier, le cerf, le curé avertissait les paysans au prône, chacun prenait son fusil et se rendait avec joie au lieu assigné. Les chasseurs postaient les tireurs qui se conformaient strictement à tout ce que l’on ordonnait. Dans la suite, on les menait de la même manière et avec la même docilité (La Rochejaquelein 1815 : 42).
10La stratégie et les buts de ces chasses au rabat n’étaient guère différents lors des chasses auxquelles, encore avant la dernière guerre mondiale, les propriétaires de châteaux conviaient leurs fermiers :
Il (le propriétaire du château) invitait tous les gens du même nom, de la même souche, à une grande chasse au rabat. Y avait pas de chiens. Tous les fermiers étaient invités et c’était eux qui rabattaient le gibier. Ils plaçaient les invités, tous les noms à charnière, les de C, les de B. de-ci de-là. Ils étaient placés avec leurs fusils ; ils entouraient les enceintes, puis ils mettaient les fermiers à l’intérieur qui rabattaient, qui faisaient du bruit, et quand l’animal sortait, ben ils tiraient. Puis y avait la charrette de la ferme qui passait derrière avec un cheval. Alors le soir, ils avaient par exemple, quinze chevreuils, dix sangliers, trente lièvres. Ils faisaient ça cinq fois l’année.
11Par contre, la chasse à courre restreinte (sans arme ni piège) restait l’apanage des propriétaires de châteaux, nombreux dans la région, après avoir été celui des nobles. En abolissant les droits féodaux, dont celui de la chasse, réservé en principe à la noblesse6, la Révolution n’a fait que transformer ce privilège personnel, réservé à un ordre, en droit de propriété (Dufrenoy 1896 : 44). Les paysans, métayers ou fermiers, en étaient encore exclus dans la mesure où ils ne possédaient pas les terres qu’ils cultivaient. Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale – au moment même où la mécanisation de l’agriculture et l’industrialisation s’ébauchent – que ce droit est reconnu dans les baux7. Or, tous les témoignages oraux que j’ai recueillis sur cette époque auprès des agriculteurs, confirment que ceux qui jouissaient de ce privilège tenaient à le faire respecter. Jusqu’à la Dernière Guerre mondiale, la chasse à courre est restée l’apanage des gros propriétaires terriens, bourgeois ou nobles, ayant château. Il n’y en avait guère qui n’aient un équipage. C’était la marque distinctive du châtelain au point que même si, personnellement, l’un d’entre eux avait horreur de tuer les animaux (l’un pleurait, m’a-t-on dit, de voir une grive blessée), cela ne l’empêchait pas d’entretenir, comme les autres, un chenil d’une trentaine de chiens, une écurie avec plusieurs chevaux, deux piqueux et un valet d’écurie et d’interdire formellement à ses fermiers de tuer eux-mêmes les lapins, biches, sangliers ou renards qui ravageaient les cultures, les élevages de petit bétail et les basses-cours :
La chasse à courre, pensez donc, o l’était que les messieurs qui y alliont et puis l’avait do gibier, do lapins, pouvez pas vous imaginer, asture, le dévoriont tout. L’était abouminable. Ben o fallait pas o tuer. Dites, l’était chasse gardée ! On braconnait bé un p’tit. On mettait do collets. Mais o fallait pas que le maître o voye. Cestui qu’le se faisait prendre, le risquait gros.
12Il est donc évident qu’en réalité, en Vendée comme ailleurs, jadis et naguère, le droit de chasse et l’exercice de la chasse à courre ont pesé fortement sur la paysannerie qui en était exclue et ne pouvait que braconner. Comme dans le reste de la France, la lutte et les conflits entre exploitants du sol et privilégiés de ce droit sont étroitement liés à la lutte entre forêt et espace agricole. Mais ici le Bocage, avec son écologie et son histoire politique propres, a sans doute donné à cette lutte et aux conflits sociaux qui en résultèrent une coloration particulière.
13Une des conséquences de la configuration du paysage bocager est que bois et cultures y étaient étroitement imbriqués. Le seigneur ne pouvait être tenu pour seul responsable d’entretenir des garennes (réserves de gibier) uniquement pour son plaisir. Chaque taillis, buisson, haie ou champ d’ajoncs y formait comme une forêt miniature à laquelle métayers, fermiers, petits bordiers et laboureurs tenaient pour les multiples avantages qu’elle leur procurait8 : protection des terres contre les vents et les eaux de pluie, et la vaine pâture* ; clôture naturelle pour le bétail ; source d’approvisionnement en bois de chauffage et de construction, en baies sauvages et...en gibier. Ce gibier, le paysan a, au cours des siècles, revendiqué le droit de le tuer librement au fusil ou avec des pièges. Mais, du fait que par rapport aux bourgs et aux villes le château se trouvait dans la même position géographique que les fermes paysannes, enserré dans un réseau de chemins creux, son domaine enclavé dans ce parcellaire touffu, et que le seigneur du lieu, bourgeois ou noble, résidait sur place au milieu de ses paysans, les litiges à propos de la chasse semblent s’être résolus grâce à certains compromis. Outre le braconnage endémique sur lequel les « messieurs » pouvaient fermer les yeux, la pratique, jusqu’avant la révolution verte, de deux modes de chasse – battues et chasse à courre « sublimée » (sans piège ni arme) – représentait, à mon avis, un de ces compromis : d’une part, un mode utilitaire et communautaire auquel châtelains et paysans participaient et ce, de façon assez fréquente, pour apaiser ces derniers, remplir le saloir des maîtres et au besoin, partager le gibier ; de l’autre, une chasse désintéressée, chevaleresque et courtoise, mais exclusive, qui fut la marque distinctive du seigneur et, après la Révolution, du châtelain, gros propriétaire terrien.
14Cette distinction correspond très bien à la dualité des rapports qui, nous l’avons vu, existaient jadis entre « messieurs » et « travailleurs ». D’une part, la chasse à courre, véritable rite de séparation, accentuait les démarcations sociales entre les deux classes ; de l’autre, les battues célébraient au contraire leur union, dans un rite de cohésion. Paradoxalement, dans la Vendée contemporaine, c’est la chasse à courre qui a repris ce rôle des anciennes battues. Même si, de l’extérieur, on y retrouve la même organisation hiérarchique, du maître d’équipage au valet de chien, et le même rituel codifié que dans la chasse « sublimée » traditionnelle, la marche de ces nouvelles chasses épouse et intègre, comme guidée par la subtilité et la maîtrise des plus fins stratèges, les transformations des relations sociales et économiques de la société ambiante.
A pied, à cheval ou en voiture : les nouveaux équipages
15Avec le remembrement, les haies, anciens repères quasi inépuisables de gibier, ont disparu devant les machines, fléau des nids. Jadis, tout châtelain pouvait lancer son équipage, du moins pour la petite vénerie, à travers cette forêt « linéaire », composée de haies, de champs d’ajoncs, de bosquets de quelques hectares qui enserraient ses propres terres arables. Après la révolution verte, non seulement ce veneur d’antan se retrouve sans attaques* (lieux propices à la chasse à courre) où courir le gibier, mais serait-il encore un des rares possesseurs de forêt, qu’il n’aurait plus les moyens d’entretenir à longueur d’année un équipage personnel sur son domaine. C’était voir s’écrouler un des derniers signes distinctifs qui démarquaient les anciens châtelains, les « messieurs », des travailleurs.
16Ces derniers, au contraire, qu’ils soient en ferme ou à l’usine, ont acquis après la guerre un droit réel de chasse qui leur était dénié. Il suffit d’un fusil et d’un permis pour chasser dans les sociétés de chasse communales. Celles-ci prolifèrent, le nombre des tireurs grossit. Par un étrange et double renversement, maintenant que les travailleurs sont libres de chasser, la forêt « linéaire » du Bocage et le gibier s’amenuisent. De même, les intérêts des anciens « travailleurs » et des « messieurs », jadis opposés concernant la chasse, maintenant convergent.
17Les regards se tournent alors vers les rares « forêts-blocs » de plusieurs centaines d’hectares, seules réserves de gibier, grâce en particulier aux plans de chasse, certaines domaniales, comme Mervent où se court encore le cerf, d’autres privées, appartenant à des nobles comme La Chaize-le-Vicomte, le Parc Soubise, pour citer les plus grandes. Elles constituent seules, dorénavant, ce qu’on appelle en termes de vénerie des « attaques ».
18La partie se joue donc entre trois groupes de chasseurs en compétition les uns avec les autres pour les quelques forêts capables de servir d’ « attaques » de vénerie : pour la chasse à courre, deux types d’équipage distincts constitués sur une base sociale différente ; enfin le groupe de chasseurs à tir assez fortunés pour louer ces mêmes forêts convoitées par les deux autres groupes de veneurs. Tous trois sont organisés en sociétés par actions, chacun sur un mode particulier. On y trouve représentées toutes les couches professionnelles et économiques de la société ambiante, mais réparties de façon différente. Pour la vénerie, deux types d’équipages se sont créés après la guerre. L’un est le fait de l’ancienne clientèle de chasses à courre, les messieurs châtelains, qui, leurs équipages démantelés, se sont mis en sociétés par actions pour pouvoir reprendre leur activité favorite. Issus des départements limitrophes (Maine-et-Loire, Loire-Atlantique, Deux-Sèvres), ils viennent chasser en Vendée, invités par les propriétaires ou locataires de forêts. L’élargissement territorial de ces équipages traditionnels, devenus extrêmement mobiles, s’est vite accompagné d’une diversité sociale plus grande dans leur recrutement. La parenté et l’alliance des familles nobles de l’Ouest continue, certes, de jouer son rôle, mais, pressés par les réalités économiques, les maîtres d’équipage nobles ont dû ouvrir leurs rangs à d’autres – hommes d’affaires, professions libérales, cadres –, solliciter la participation d’agriculteurs et de salariés, et accepter un public populaire qui suit la chasse en spectateurs, à pied et en voiture, le dimanche. Les frais de l’équipage sont répartis équitablement entre les actionnaires, ou « boutons ». Une partie des piqueux et de ceux qui s’occupent des chevaux et du chenil sont payés par les boutons-actionnaires. La sélection de l’argent n’a pas remplacé totalement celle du nom. N’est pas veneur qui veut et qui est prêt à payer sa quote-part. D’autres critères entrent en jeu : la compétence et le « bon ton ».
19La participation financière est du reste à la portée de bourses moyennes, par rapport à d’autres sports tels que le ski ou la navigation de plaisance. Les frais doivent être partagés entre tous, et les nobles qui gardent le contrôle et tiennent à la réputation de leurs équipages ne peuvent l’augmenter au-delà de ce qu’ils sont eux-mêmes prêts à payer. Ce type d’équipage n’en reste pas moins un avatar des équipages traditionnels, réorganisés pour permettre à ceux qui considèrent la chasse à courre comme le symbole d’un statut passé, de pratiquer ce sport, en s’adaptant aux conditions économiques nouvelles.
20La création d’un second type d’équipage, initiée en Vendée même, à partir des années 1970, par ceux qui en étaient naguère exclus, est beaucoup plus originale. Elle est, en fait, sans précédent. Partis d’une base populaire très large – commerçants des bourgs, ouvriers, camionneurs, fermiers, employés – ces équipages ont intégré peu à peu dans leurs rangs les classes traditionnelles des notables de la région, bourgeois ou nobles. La démocratisation, pour reprendre un terme cher à ces nouveaux veneurs, s’est donc faite ici de bas en haut, à l’inverse de l’élargissement sociologique du type d’équipage traditionnel, extérieur à la Vendée, qui s’est opéré de haut en bas.
21Pour commencer, les maîtres des nouveaux équipages appartiennent à une tout autre catégorie sociale. Aucun ancien notable n’y figure, mais, dans les années soixante-dix, un armurier qui est en même temps lieutenant de louveterie, un « rebouteux » et sa femme (dont on dit que c’est elle le vrai « patron »)9 et un boulanger propriétaire de deux boulangeries, d’une pompe à essence et d’une petite ferme. Il s’agit dans tous les cas d’une catégorie sociale montante, celle qui, par sa « vaillance » et grâce au développement du commerce dans certains bourgs, a pu accumuler un surplus d’argent permettant d’acquérir un certain confort et d’autres signes d’ascension sociale. Le fait que quelques-uns de ces membres préfèrent dépenser une partie de ce surplus dans la chasse à courre implique un choix délibérément tourné vers les valeurs anti-urbaines traditionnelles qu’on a vues à l’œuvre dans les grands mouvements de révolte du passé. Outre le plaisir qu’elle procure et le goût de la nature, la chasse à courre – et surtout la fonction honorée de maître d’équipage – est devenue le symbole de l’accès à un statut réservé jadis à la classe des châtelains. Mais la manière dont se sont formés ces équipages et leur composition révèlent de façon encore plus profonde la dynamique de ces valeurs et codes culturels, issus de l’ancienne communauté rurale, cherchant à se reformer sur des bases nouvelles.
22La création de ce type d’équipage s’est échelonnée souvent sur des dizaines d’années. Elle a commencé en général par un groupe de chasseurs à tir, amateurs de vénerie pour l’avoir vu pratiquer par les équipages traditionnels (en avoir suivi les chasses à pied) et qui décident un jour de « se monter en chiens courants » (français, griffon vendéen ou billy). Dans l’exemple que nous prenons, celui du Rallye-Chouan, c’est le père du maître d’équipage actuel, boulanger lui-même, qui a monté la meute et loué une petite forêt pour y chasser le renard dans les années soixante. Puis le fils, avec « un copain à la terre » (ayant une ferme), se met à la chasse au lièvre dans la forêt louée par le père. Se joint alors à eux une troupe de « petits camarades », parents et amis, travaillant tous dans des entreprises locales (ouvriers, employés, contremaîtres, camionneurs), en qui l’on reconnaît nos salariés à mi-viage. La troupe grossit à la mesure des besoins et des possibilités. Comme me l’expliquait le maître d’équipage :
On a fait ça dans la mesure de nos moyens. On n’avait pas de quoi se payer un cheval. On allait à pied. La petite vénerie ça peut se faire à pied. On fait ça dans la sympathie, la gentillesse, la décontraction. On ne demande de participation d’argent à personne. On demande la participation de cœur, de travail, de gentillesse.
23C’est là réitérer le principe de réciprocité du coublage que nous avons vu à l’œuvre dans d’autres formes d’associations libres. L’échange y est conçu comme vital et « naturel ». On donne ce qu’on a dans « la mesure de ses moyens », son temps, son travail, son talent, des biens, pour réussir à faire marcher quelque chose qui profite à tous et qu’aucun n’aurait pu obtenir individuellement. C’est en vertu de ce principe que s’est formé l’équipage à ses débuts. Le boulanger et son père fournissent la meute et le chenil, la forêt de La Pelissonnière qu’ils louent à un châtelain noble résidant à Paris. Le temps, le travail nécessaire à l’entretien et à l’apprentissage des chiens est réparti entre les membres de l’équipe. Celle-ci n’est pas encore un équipage. A mesure qu’elle le devient, les tâches et les besoins se diversifient et demandent une plus grande variété de contributions. C’est là que la « démocratie à la chouanne », c’est-à-dire une façon de percevoir les rapports sociaux et économiques d’après certaines valeurs humaines, joue sur deux plans, l’un intérieur, l’autre extérieur aux groupes. La formation interne de ces équipages est indissociable en effet des rapports qu’ils entretiennent à l’extérieur avec les deux autres groupes de chasseurs mentionnés, les équipages traditionnels et les chasseurs à tir, organisés aussi en sociétés par actions et capables, grâce à des moyens financiers supérieurs, de louer à l’année une de ces grandes forêts de plus de cinq cents hectares qui sont la convoitise des veneurs. Mais si les principes du coublage réglaient dans une certaine mesure l’organisation interne de l’équipe, les liens externes épousent plus nettement des rapports de patronage.
24Les actionnaires de chasse à tir appartiennent à une catégorie sociale différente des veneurs. Ce sont des industriels de la région qui, outre le plaisir qu’ils prennent à chasser, utilisent ces parties de chasse comme rendez-vous d’affaires, la location de la forêt pouvant entrer dans les frais généraux. De ce fait, des trois groupes considérés, ce sont eux qui possèdent le plus de moyens financiers. Par un curieux renversement, la chasse à tir a repris le caractère exclusif de la chasse à courre du passé, tandis que celle-ci, sous sa forme nouvelle, s’est ouverte au grand public, qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre type d’équipage décrit. Tout le monde peut venir assister à une chasse à courre. C’est une des distractions du dimanche d’aller en famille, hommes, femmes et enfants, suivre ces grandes chasses à pied et en voiture, à Mer-vent, au Parc Soubise ou à la forêt de l’Oie. Par contre, il ne viendrait à l’idée de personne de venir avec son chien et son fusil s’inviter à une chasse à tir privée, qui reste l’apanage de ceux qui l’ont louée et de leurs invités, unis par des relations d’affaires ou de famille.
25Ce groupe que tout, a priori, pose en rival des veneurs des deux types, agit pourtant selon les codes de conduite attendus d’eux par la communauté. De même que nobles ou châtelains d’autrefois peuvent affirmer qu’ils ont toujours chassé « avec » leurs paysans, même du temps où la chasse à courre était exclusive, les nouveaux industriels de la région qui pratiquent ces chasses à tir, elles aussi exclusives, peuvent dire qu’ils chassent « avec » leurs ouvriers et employés. De fait, le système d’échange de biens et de services qui permet la formation d’équipages de vénerie à bon marché, ne pourrait opérer si ce dernier groupe n’entrait lui aussi dans le circuit. En fin de compte, il subventionne à sa façon les veneurs, en entrant à son tour dans le réseau d’échange généralisé qui relie, non seulement les membres de chaque groupe, mais les trois groupes entre eux.
La forêt médiatrice
26Ces trois groupes se rencontrent en effet sur le terrain médiateur de la grande forêt du Parc Soubise (sept cents hectares environ), située à quelques kilomètres de celle de La Pelissonnière, beaucoup plus modeste, louée par notre petite équipe. Le grand domaine appartient à une famille de nobles titrés (celle du comte de Chabot) dont certains membres résident toute l’année au château et qui, depuis des générations, participent activement au pouvoir local, sur le plan communal, départemental et même national10. Cette famille loue sa forêt et les étangs qui la bordent à un groupe d’actionnaires dont le principal est le pdg de l’entreprise Fleury-Michon, un des plus gros employeurs privés de la région, comme nous l’avons vu. La location de la forêt est utilisée pour la chasse à tir, surtout pour le gibier d’eau autour des étangs, les lièvres et les lapins, les faisans mi-domestiqués, lancés dans la nature par le garde-chasse des actionnaires. La forêt recèle aussi du gros gibier, renards et sangliers, considérés comme vermines et surtout, le rêve des veneurs, des chevreuils en abondance. Le plan de chasse départemental détermine combien de bêtes par an peuvent être tuées dans chaque forêt. Le bail de location précise donc le nombre que les locataires peuvent tirer et le propriétaire peut ainsi se réserver le reste. Étant noble, il aime la chasse à courre, mais, comme tous les autres, il n’a pas d’équipage personnel. Il invite donc gracieusement les équipages nobles d’autres départements, tel l’équipage de Brissac (avec qui il a des rapports de parenté, du moins en ce qui concerne les maîtres d’équipage) à venir, à dates fixes, courir le chevreuil.
27La situation pourrait être délicate. Entre chasseurs à tir, louant chèrement la forêt et veneurs invités gracieusement, de grandes sources de conflit pourraient naître. D’une part, les chasseurs des deux groupes pourraient se gêner mutuellement sur le même terrain, vu la mobilité de la chasse à courre et le danger du tir. D’autre part, ancienne noblesse et nouveaux industriels ne se reçoivent guère ou pas du tout dans la vie courante. Seuls les hommes se rencontrent pour traiter de la chasse. Encore ont-ils besoin d’intermédiaires, tels que notaires et gardes-chasse. C’est là que notre groupe de veneurs, les petits équipages qui se montent « à la mesure de leurs moyens », ont été amenés à jouer un rôle important.
28Revenons donc à notre Rallye-Chouan vers 1975, au moment où ce n’était pas encore vraiment un équipage, mais tout au plus une équipe de petite vénerie s’entraînant à la grande. Cette petite troupe et leur chef, le boulanger de Saint-Prouant, avaient déjà, dès ce moment, des rapports avec les forces en présence : famille du comte (propriétaires de la grande forêt), grands équipages traditionnels et actionnaires de la chasse à tir. Ces derniers viennent de ces industries endogènes au département, créées et implantées en Vendée par de vieilles familles de la région à partir soit d’un commerce (commerce de bestiaux, puis abattoirs pour Fleury-Michon), soit d’un artisanat (comme les bateaux Jeanneau). Trois générations de la même famille se sont succédé depuis la guerre à la tête de la première de ces entreprises. Parmi les agriculteurs producteurs de bestiaux et les commerçants des bourgs, les « anciens » ont eu des rapports courants avec le grand-père fondateur de Fleury-Michon, M. Fleury, à l’occasion des ventes de bestiaux, de parties de chasse à tir ou de « coinchées » (jeu de manille) au café. Dès le début, la viande utilisée pour nourrir la meute de notre petite équipe, venait ainsi gratuitement des déchets de l’usine. En 1975, lorsque les équipages « nobles », invités par le propriétaire de la grande forêt, y tenaient une chasse à courre, le pdg de l’usine, locataire de la forêt pour le tir, suivait à pied avec le public et la petite équipe du boulanger. Celui-ci s’y faisait inviter par le comte et participait activement avec ses hommes et sa meute à la courre du sanglier, du renard ou du chevreuil. Ces petits veneurs recevaient ainsi à la fois du pdg locataire et du comte propriétaire, le privilège de pratiquer leur sport favori et de s’entraîner en prenant des leçons de ces équipages « nobles », réputés pour leur compétence. Cette compétence est un atout que ces derniers apportent, somme toute, en échange des invitations reçues ici et là.
29Dans ce cercle d’échanges, que gagnait le pdg de l’usine à partager de bonne grâce la forêt avec les veneurs qu’il aurait pu considérer comme des intrus ? Au cours de l’hiver 1975, lors de mon enquête, le pdg d’alors, M. Chartier, gendre du fondateur, n’avait aucun désir de monter à cheval, encore moins celui de partager le symbole d’un statut social passé dont il n’avait cure. Il suivait pourtant ces chasses avec plaisir, heureux d’être à pied avec les veneurs du petit équipage et le public du dimanche, en majeure partie ouvriers et employés de sa propre usine ou d’autres entreprises locales, et agriculteurs producteurs de viande (bœufs et porcs), donc fournisseurs potentiels de Fleury-Michon. Le comte, et parfois la jeune génération de sa famille, propriétaires indivis de la forêt, se mêlaient à cette troupe hétéroclite, rompant ainsi la dichotomie trop nette qui aurait pu s’instaurer entre les équipages traditionnels, à maître d’équipage noble, et la nouvelle communauté stratifiée (patrons et petite-bourgeoisie d’un côté, salariés et agriculteurs de l’autre), jouant ainsi un rôle d’intermédiaire.
30Cette interaction entre les différents groupes sociaux et types de chasseurs se poursuivait après la chasse sur des terrains divers, certains dehors, pour une partie de palets, d’autres au café ou dans les caves du bourg voisin pour y trinquer et jouer aux cartes, si la chasse se terminait tôt avant le repas. Les premières années, celui-ci avait lieu dans une métairie désaffectée ou dans une tour qui font partie l’une et l’autre de la location de chasse, pour la première, celle des chasseurs à tir sur la grande forêt du comte, pour la seconde, celle des veneurs à pied sur leur petite forêt. Lorsqu’un équipage traditionnel venait du Maine-et-Loire ou de Loire-Atlantique pour une chasse, ses « boutons » prenaient leurs repas au château ou dans la sellerie attenante, invités à une collation par les maîtres du lieu. Le patron de Fleury-Michon, locataire de la forêt, invitait alors parfois les « petits veneurs » à venir après la chasse dans la métairie partager le repas de mojettes et de charcuterie avec son garde-chasse, ses ouvriers, le boulanger et ses amis. Parfois le comte y faisait une brève visite diplomatique.
31Pour reprendre le circuit de l’échange entre les trois groupes, on voit que chacun y trouve son compte. Sur ce terrain médiateur, le pdg d’usine, locataire de la forêt, cultive des rapports de patron à clients avec le reste de la communauté, en particulier avec ses propres ouvriers, dans la bonne entente et la coopération, en montrant qu’il « n’est pas fier » et pratique lui aussi les valeurs simples des travailleurs11. Inversement, les nouveaux venus de la chasse à courre, nos salariés à mi-viage qui forment la majorité des participants, y trouvent un terrain d’élection pour y pratiquer en plein air, sur un terrain qui leur était traditionnellement fermé, les qualités qui leur sont chères : astuce, habileté à déjouer les obstacles, ténacité, travail, coopération. C’est là où les ouvriers ou autres salariés peuvent aussi prouver leur vaillance et où le mythe chouan, version « travailleurs », reprend de sa force. Citons par exemple les propos du maître d’équipage du Rallye-Chouan, récapitulant, au cours d’un banquet annuel de mai 77, les progrès accomplis et les difficultés qui restent à surmonter : « La ténacité des Chouans que nous sommes tous, en ajoutant un peu de discipline, devrait nous conduire vers des résultats plus étoffés l’an prochain. »
32Les entours de la chasse, en particulier les repas et jeux qui la suivent et les banquets qui la commémorent, renforcent ce caractère de célébration à la fois communautaire (entre les membres de l’équipe) et hiérarchique (avec les notables et les forces extérieures à l’équipage) que nous avons décrit dans la société ancienne. Nous en verrons plus loin la richesse. L’essentiel est de voir comment, après ce premier stade d’interactions et d’échanges, la petite équipe est devenue un équipage complet en attirant peu à peu dans ses rangs les couches traditionnelles, notables, bourgeois et nobles. Ce faisant, on verra le circuit d’échanges entre les trois groupes s’élargir au-delà de la Vendée, sur une scène beaucoup plus vaste, à la fois nationale et européenne.
Politique de la chasse et identité bocaine Scène nationale et européenne
Art des finances et nouveaux gestionnaires
33Après la période de formation (1970-80), l’équipage Rallye-Chouan ainsi que les autres rallyes de Vendée ont continué de se développer en se transformant. Au Rallye-Chouan, un premier tournant s’est produit lorsque le boulanger de Saint-Prouant, puis un de ses cousins, contremaître dans une entreprise de camionnage et sa femme, ont décidé de s’acheter un cheval et de prendre des leçons d’équitation. S’ouvre alors à eux tout un réseau de notables, commerçants, cadres, employés des nouvelles petites entreprises, jeunes agriculteurs qui aiment la chasse et le cheval.
34Le boulanger les enrôle sans mal dans son équipe qu’il organise bientôt en société par actions pour financer les nouvelles dépenses, telles que l’achat et l’entretien des camions servant au transport des chevaux et des chiens. Que vont devenir alors les veneurs à moyens plus modestes et restant à pied ? On crée d’abord un système d’actions à deux étages, chacun y contribuant selon ses moyens : les « petits boutons », restant à pied, paient une part d’actions plus faible que les « grands boutons », à cheval. Ce système a été vite remplacé au début des années quatre-vingt par une cotisation de base annuelle, égale pour tout le monde. Libre à chacun de donner davantage selon ses moyens ou son cœur. Pour n’embarrasser personne, seule la secrétaire, elle-même « bouton » à cheval et cousine par alliance du maître d’équipage, sait quels sont les plus généreux. Le prix de base reste modique, six cents francs par an en 1983, huit cent cinquante francs trois ans plus tard, neuf cents en 1989. Le nombre des boutons augmente, passe d’une cinquantaine en 1983 à soixante-quatorze en 1986, puis à quatre-vingt-dix en 1989. Les ouvriers et autres salariés dominent, les agriculteurs sont en minorité. Le reste est constitué de commerçants, professions libérales, chefs et propriétaires de petites entreprises. Seulement deux nobles : le comte de Chabot et son cousin. Cette configuration trouve sa réplique, sur une plus grande échelle, dans le public des chasses à courre qui vient les suivre en famille le dimanche. Microcosme de la société ambiante, la composition sociale de l’équipage reflète ainsi celle de la société bocaine contemporaine. Le plus remarquable est qu’à la différence des équipages traditionnels, la gestion de l’équipage ainsi que la main-d’œuvre (pour l’entretien du matériel et de la meute) sont assumées entièrement par les boutons et leur maître d’équipage, chacun mettant la main à la pâte et personne n’étant payé, pas même les piqueux, eux-mêmes « boutons ».
35A cela s’ajoutent les services et les biens fournis gratuitement ou au prix de gros par les boutons, dans l’esprit du coublage, selon leur avoir, leur compétence ou leur métier. Il faut s’occuper du chenil, des chevaux et des camions pour les transporter, tenir les comptes et la correspondance, nourrir les bêtes, faire la cuisine le soir à la tour ou les jours de réunion ou de banquet de fête, s’approvisionner en matériel, procurer la publicité. Tout le monde y participe bénévolement, ouvriers de Fleury-Michon, camionneurs des Transports Blanchard ainsi que leur chef d’entreprise et une secrétaire, un charcutier de Saint-Fulgent, un gérant de supermarché, un notaire. Finalement le comte, devenu lui aussi « grand bouton », après force manœuvres diplomatiques de part et d’autre, offre sa forêt et son nom.
36Ni les cotisations ni les contributions, en travail comme en nature, ne suffisent pourtant à entretenir l’équipage. Depuis 1981, le Rallye-Chouan, comme bien d’autres associations libres, organise chaque année une fête pour remplir ses caisses. Cette « grande fête de la chasse et de la vénerie » a lieu tous les étés, un dimanche de juillet, sur les quelque huit cents hectares du Parc Soubise. Elle attire une foule grandissante venant de plus en plus loin, au-delà de la Vendée, des quatre coins de France et même de l’étranger. Son succès est un coup de maître sur le plan à la fois financier, diplomatique et politique et n’a sans doute d’autre égal en Vendée que le spectacle son et lumière du Puy-du-Fou qui, créé à l’initiative du conseiller général et député de la Vendée, Philippe de Villiers, draine des foules d’aussi loin, mais pendant tout l’été. Le pouvoir d’attraction de ces superspectacles régionaux tient en partie à la force d’un symbolisme rituel qui sait capter des énergies diffuses, transformées au rythme de la vie moderne, après avoir traversé les strates d’un passé riche et tumultueux. Derrière ces déploiements spectaculaires, dans les coulisses où ils se préparent, se cachent d’autres rites familiers de la vie bocaine, savamment orchestrés par les stratégies des veneurs sur l’échiquier mouvant du nouveau jeu social.
Les coulisses et le nouvel échiquier de la chasse à courre
37En s’élargissant, tant du point de vue quantitatif que du point de vue social, l’équipage a dû faire face à des problèmes diplomatiques et politiques à la fois internes et externes. A l’intérieur, l’entrée d’anciens ou de nouveaux notables dans l’équipe a exigé beaucoup de souplesse et de diplomatie mutuelles pour éviter que les rapports hiérarchiques de patronage entraînés par la nouvelle composition de l’équipage ne supplantent l’esprit égalitaire, communautaire des « petits camarades ». A l’extérieur, à mesure que l’équipage affermit sa présence, il a fallu apaiser ceux qu’il gêne, concilier les bonnes volontés et éviter les affrontements avec les membres de la communauté locale, les voisins, les autorités communales, d’autres sociétés de chasse, des non-chasseurs parfois hostiles, en particulier les écologistes, et répondre à la pression que ces derniers exercent sur le plan départemental, national et même européen. De ce fait, pour survivre, les veneurs de Vendée ont dû eux aussi se constituer en groupe de pression. Relations extérieures et cohésion interne sont donc intimement liées, ce qui ressort aisément des transformations des entours de la chasse – repas, préparation des fêtes, jeu de coulisses – dans leur organisation et leur symbolisme. Les premières années, les repas de chasse se tenaient à la tour du château de La Pelissonnière. Le repas était préparé et servi par un des chasseurs, cuisinier chez Fleury-Michon, la table mise et la vaisselle faite à la main par tous les convives. Il y régnait une atmosphère à la fois de cave, par la truculence des plaisanteries et l’art rabelaisien des conteurs, et d’équipe sportive dirigée par son entraîneur, le maître d’équipage faisant un rapport critique de la chasse du jour. Chacune de ses étapes était revue en détail, les mouvements des hommes et de la meute étaient examinés, toute erreur débusquée, puis discutée, le comportement individuel des chiens évalué (« Nausica a bien donné de la voix »), pour savoir mieux utiliser leurs talents respectifs ou améliorer leurs performances.
38Bien que cet entraînement soit un processus continu, l’équipage ayant maintenant acquis une plus grande compétence (son tableau de chasse ne cessant de s’accroître au cours des dernières années), l’entraînement technique est passé au second plan, les problèmes logistiques et diplomatiques – organisation, gestion financière de l’équipage, hors de la chasse proprement dite -prenant la relève. Avec l’augmentation du nombre des convives et leur plus grande variété sociale, il a fallu ajouter des tables dans les nouveaux locaux, une ancienne borderie située en lisière de forêt. Un certain ordre hiérarchique s’est vite établi entre la table d’honneur, avec, autour du maître d’équipage, les « officiels » – membres du bureau, gros commerçants, chefs d’entreprise, aux côtés du comte et de quelques notables – et le reste des participants. Certains de ces derniers, regrettant l’esprit égalitaire des débuts, ont mal pris la nouvelle hiérarchie et sont partis. Mais d’autres salariés à mi-viage les ont très vite remplacés, de sorte que ces premières défections n’ont pas affecté la composition du Rallye-Chouan. La transition s’est faite d’autant plus facilement que le nouvel arrangement des tables s’est moulé sur celui des repas de noces, avec son jeu de variantes, selon les circonstances. Les banquets de travail restent sensiblement plus démocratiques que ceux de célébration.
39En juin 1983, par exemple, invitée par le maître d’équipage Robert Rochais, j’assistai à un dîner de travail organisé pour préparer la fête annuelle. Parmi les trente-quatre convives, la plupart était des « boutons », le reste des « amis des boutons », dont quelques épouses et moi-même. Quatre tables étaient disposées en équerre, formant un rectangle, les deux tables du bout étant plus courtes. Les membres du « bureau » (maître d’équipage, cousin adjoint et cousine secrétaire, maître piqueux) et moi-même, en tant qu’invitée « spéciale », étions assis les uns près des autres le long de deux bouts de table en coin, sans qu’il y ait donc à proprement parler de « table d’honneur ». Outre des ouvriers de Fleury-Michon, on dénombrait sept agriculteurs, deux ouvriers mécaniciens, un technicien agricole (insémination articifielle), un gérant de supermarché, un propriétaire de club hippique, deux voyageurs de commerce de Cholet, un clerc de notaire, un pharmacien. Parmi les « invités » non-boutons, se trouvaient deux chasseurs à tir de Sigournais avec le président de leur société de chasse communale. En échange de la permission accordée au Rallye-Chouan de faire passer la chasse sur leur territoire, ils recevaient celle d’avoir un stand gratuit à la grande fête de la vénerie et de garder le bénéfice pour leur société. Assis à la table de gauche, face à d’autres invités de la commune de Saint-Michel-Mont-Mercure, les officiels du bureau se référaient à eux dans la suite du banquet, comme « ceux de Sigournais » ou « les Sigournais », et « les Saint-Michel », comme dans les tables de mariage, il y a les Bléteau d’un côté, les Poupin de l’autre. De même, la fête annuelle réunit deux catégories de participants, les « travailleurs » et les autres qui sont « de fête », comme aux mariages, on trouve les « travailleurs » et les « noceurs ».
40Ainsi le symbolisme rituel des bouleversements hiérarchiques de la nouvelle société se retrouve ici dans le même esprit que dans d’autres aspects de la vie bocaine, aussi bien quotidienne que plus solennelle, comme le mariage. On reconnaît aussi l’art du compromis qui, pour respecter les deux tendances parfois contradictoires, l’une égalitaire, l’autre hiérarchique de la culture bocaine, crée deux systèmes complémentaires, boutons à deux étages d’abord, puis contributions égales avec supplément volontaire secret, et deux types de repas de chasse. Les sessions de travail retiennent le caractère d’équipe sportive, la hiérarchie, si elle existe, étant fondée sur la compétence, souvent associée à l’âge : l’entraîneur (maître d’équipage), ses assistants, piqueux et les néophytes, mais avec une organisation essentiellement démocratique, dans les débats et discussions. Les banquets de célébration au contraire, observent une hiérarchie révélatrice des rapports de patronage. A la table d’honneur siègent ceux qui apportent le plus à l’équipage sur le plan financier ou surtout politique et diplomatique, non pas nécessairement d’après leurs qualités de chasseurs, certains même ne chassant pas. Cet ordre hiérarchique reflète en même temps les renversements de l’ordre ancien. La nouvelle grille tente d’estomper la cassure entre « messieurs » et « travailleurs ». Elle substitue une sélection entre les « gestionnaires » de la chasse, quel que soit leur statut dans la vie civile (boulanger, contremaître d’usine, charcutier), et les personnes influentes à des degrés divers, un comte, un notaire ou un conseiller municipal côtoyant des personnalités extérieures à la région. Ainsi, au cours d’une des fêtes annuelles de la vénerie, le « bureau » avait réussi à faire venir de Paris pour les compétitions, la baronne Rothschild en tant que membre du jury et le frère du président Mitterrand comme participant au concours d’équipages venus des quatre coins de France.
41Le circuit d’échange créé par ce rite ancien est ainsi ouvert au monde extérieur dans un rayon à la fois géographique et sociologique de plus en plus large. Si jadis, les échanges entre équipages (soit qu’ils « découplent », c’est-à-dire chassent ensemble dans la même forêt, soit qu’ils invitent des personnes à participer à la courre) pouvaient s’étendre à l’Europe, sociologiquement, le cercle était très étroit, réduit essentiellement à la catégorie des châtelains et nobles qui se recevaient entre eux et profitaient des chasses pour se rencontrer et échanger des filles à marier. Maintenant au contraire, ce sont les couches montantes de nos salariés à mi-viage, petits commerçants et entrepreneurs qui, réitérant l’alliance postrévolutionnaire de la Chouannerie avec l’ancienne aristocratie, ont pris l’initiative de défendre leur sport non seulement en France mais aussi en Europe, devenue théâtre de vénerie12.
42Si l’on peut parler ici de véritable rite d’adaptation (et non pas seulement d’un rite qui s’adapte et par là survit), c’est que derrière les stratégies ancestrales des veneurs à l’égard du gibier, se joue finalement un rite social et politique actuel qui, grâce à la subtilité des stratégies déployées, conduit à célébrer non le passé, plus contredit qu’observé, mais la nouvelle société et avec elle, l’adaptation elle-même, celle qui permet de se renouveler sans se perdre. La présence d’un public qui, sans faire partie de l’équipage, suit assidûment la chasse, ajoute au caractère spectaculaire, quasi théâtral, de cette célébration orchestrée par la musique de trompe et les bruits de la forêt. Mais il serait faux de n’y voir qu’un jeu gratuit d’une société qui se donne un spectacle à elle-même, car, ce faisant, elle agit sur ses membres et sur l’extérieur. Les liens tissés dans la forêt, comme ceux qui se révèlent dans d’autres activités, orientent et façonnent son nouveau visage.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre reprend et développe une partie de mon article « Rites et stratégies d’adaptation : La chasse à courre en bocage vendéen », Études rurales, juil.-déc. 1982 (87-88) : 269-286.
2 Un des plus célèbres traités cynégétiques est sans doute Le Livre de la Chasse du comte de Foix, dit Gaston Phœbus qui date du xive siècle. Mais ce n’est vraiment qu’à la fin du xvie siècle, avec le non moins célèbre ouvrage de Jacques du Fouilloux (1561) qu’on trouve codifiées les règles de la chasse à courre « sublimée ».
3 Ces quatre types de chasse à chiens étaient en même temps de grandes chasses au rabat, très meurtrières, où l’on conduisait le gibier jusqu’à une embuscade, avec l’aide de pièges (chasse aux toiles, sorte de filets) ou d’armes (houraillement, chasses royales) ou les deux à la fois (Duchartre 1973 : 135-136).
4 Ces deux règles assurent effectivement de grandes chances de survie au gibier. Même les grands équipages qui « prennent » bien n’arrivent pas à tuer le nombre de chevreuils permis par le plan de chasse dans une grande forêt comme le Parc Soubise. D’ailleurs si le gibier n’est pas tué en assez grand nombre, il peut y avoir surpopulation ; les chevreuils risquent de mourir de faim ou de venir ravager les cultures (ce qui se produit aux États-Unis dans certaines régions où l’on doit organiser périodiquement des mercy killing hunts, des chasses coup-de-grâce, pour enrayer la surpopulation).
Il faudrait reconsidérer les attaques de la spa et des groupes écologiques dans cette perspective. Du point de vue ethnologique, on ne peut pas manquer de voir ici deux modes culturels de percevoir la façon de tuer les animaux : la mort mécanisée et concentrationnaire des abattoirs paraît acceptable, « humaine », celle qui simule les rites de la nature (bête traquée par un autre animal) est jugée « cruelle » et « barbare ».
5 Le « rapport » est le compte rendu que fait au maître d’équipage, et à lui seul, le valet de limier ou le piqueux qui a « fait le bois » (Duchartre 1973 : 448), c’est-à-dire qui est allé repérer l’animal avec le chien tenu en laisse. Le « lancé » est le moment où le gibier qu’on a « détourné » (repéré) est forcé de repartir de sa reposée (ibid. : 318).
6 En fait, il serait faux de croire que la chasse à courre ait été de façon homogène l’apanage des nobles pendant l’Ancien Régime. D’abord ce n’est qu’à la fin du xvie siècle, par l’ordonnance de 1581, que les roturiers sont privés du droit de chasse. Ensuite, certaines ordonnances sont revenues entre temps sur cette interdiction. Il a fallu une nouvelle ordonnance en 1669 pour interdire formellement la chasse à tout roturier non seigneur, « même s’il est bourgeois vivant de ses possessions ou rentes » (Dufrenoy 1896 : 42). Malgré cela, en Poitou, ce n’est qu’en 1773 que le baron de Montmorency trouve le besoin d’annuler les anciens privilèges de chasse et de les réserver aux « seuls seigneurs de la terre » et à ceux qui ont « une autorisation signée de nous » (Dehergne 1963 : 99).
7 Le « preneur a le droit de chasser sur le fonds loué », ordonnance du 17 octobre 1945, article 42 bis, complétée par le décret du 14 janvier 1947 (Appendice XV des baux ruraux, Code rural : 995).
8 Comme l’a fait remarquer Gaston Roupnel, « autour du champ individuel de l’Ouest, la haie était, dès l’origine, une manière de petit bois privé et de propriété individuelle » (1974 : 259).
9 Le nouveau maître d’équipage du Rallye Saint-Louis (chassant le cerf à Vouvant) est maintenant un minotier d’Antigny.
10 Parmi les trois dernières générations, on compte un député, une conseillère générale, une conseillère municipale.
11 Cette attitude a sans doute contribué, dans une certaine mesure, au calme social caractéristique de la gestion du personnel de l’usine et la faible incidence de grèves, comme nous l’avons vu au chapitre 6.
12 Il semble que les écologistes européens, dans leur lutte bien intentionnée de combattre à la fois la cruauté envers les animaux et les destructions massives de l’environnement pour des plaisirs de riches, devront tenir compte de ces réalités nouvelles à la fois sociales et cynégétiques de la chasse, avant de se lancer dans une politique d’interdiction pure et simple ne faisant qu’aliéner ceux-là mêmes qui pourraient être leurs meilleurs alliés dans la défense de la nature. Ce phénomène que j’ai décrit n’est certes pas unique en Europe, pas plus que le type de vie des salariés à mi-viage.
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