6. Les avatars du mariage
p. 217-247
Texte intégral
1Oui, dans le temps, les noces duraient trois jours. Dès mon arrivée, puisque celle-ci coïncidait avec un mariage, on me l’a répété, presque en guise d’excuses. Ce que je voyais n’était qu’un pâle reflet de ce que devait être un vrai mariage vendéen. Avant, on invitait tout le monde. Maintenant ce n’est plus possible, il faut faire un choix dans la famille et parmi les amis et voisins. C’est trop de travail et ça reviendrait trop cher. La plupart des gens ayant quitté la ferme, le mariage a lieu à l’hôtel ou au restaurant, même pour ceux qui sont encore à la terre. Bien que les premiers mariages au restaurant qu’on m’ait signalés datent de la fin de F avant-guerre (1939), la coutume s’est établie et généralisée avec la modernisation. Le premier mariage auquel j’ai participé a eu lieu le 17 août 1974, le dernier en juin 1990. Entre temps, non seulement les noces ont évolué, mais ma position d’observateur-participant a changé. Il y a eu aussi tous les mariages présents ou passés auxquels, invitée ou non, je n’ai pu assister et que l’on m’a racontés en détail en prenant comme points de repère de précieuses et rares photos, des menus spectaculaires, des couronnes mises sous verre et tombant en poussière, des bribes de souvenirs accrochées à un mariage. Au cours des années, être invitée aux noces m’a fait pénétrer par degrés au sein même du système récent, à la fois codifié et mouvant qui me fit passer par les différentes catégories d’invités et le jeu subtil de règles tacites, entremêlées au protocole.
2De fait, comme on me l’a dit maintes fois, ce protocole s’est imposé de lui-même, au cours des années qui ont suivi la révolution verte, pour faire face aux conditions nouvelles. Le nouveau mariage n’exclut pas l’ancien rituel. Au contraire, certains aspects dont mes informateurs déploraient la disparition dans les années soixante-dix, y ont retrouvé leur place, dix ans plus tard. Mais l’intensification de l’ancien rituel des noces ne peut masquer pour autant les transformations radicales de l’organisation sociale et économique de cette célébration. On va y retrouver l’esprit inventif et l’ingéniosité avec laquelle les Bocains réussissent à renouveler les coutumes des noces vendéennes, signes d’identité bocaine, pour faire face à des problèmes à la fois diplomatiques et économiques sans précédent : comment financer l’établissement du jeune couple dans une maison indépendante ? qui inviter et de quelle manière ? Pour les résoudre, de nouveaux codes, de nouveaux rites se sont créés, cachés parfois derrière les anciens.
Comment ça se faisait
3Il faut commencer par les préliminaires dont les trois jours de noces n’étaient que l’aboutissement. Comme nous l’avons vu, avant la modernisation, les chances étaient grandes qu’après le mariage, le jeune couple emménage et travaille en communauté dans la maisonnée de l’un ou de l’autre. S’ils étaient au contraire domestiques chez des maîtres assez riches pour continuer de les employer et loger une fois mariés, il fallait leur accord et cela ne se produisait que dans les châteaux ou les maisons bourgeoises. Si le jeune couple émigrait pour prendre un emploi ailleurs, les familles se sentaient peu de responsabilité d’établir le jeune ménage dans son nouveau logement et, de toute façon, n’en avaient pas les moyens.
4Parmi les travailleurs en effet, non seulement les filles n’avaient pas de dots, mais les invités faisaient rarement des cadeaux au moment du mariage. Les jeunes mariés, homme et femme, apportaient chacun leur trousseau en linge de corps et vêtements de travail auxquels la femme ajoutait le linge de maison. Dans les fermes les plus aisées, ils pouvaient à la rigueur recevoir ou déjà posséder quelques pièces de vaisselle, un meuble ou des chaises données ou dont ils héritaient à titre personnel d’un parrain ou d’une marraine. Agir autrement, serait aller à l’encontre des deux principes qui gouvernaient la maisonnée d’antan : d’une part, préserver la viabilité du groupe domestique exploitant la ferme en commun, en gardant indivis les biens meubles et immobiliers sous le contrôle d’un couple dominant, les « patrons », et d’autre part respecter, du moins en apparence, l’égalité du partage entre tous les enfants, au moment de l’héritage, après le décès des patrons, sous forme de soultes, s’il en était besoin, avec ceux qui ne résidaient plus en communauté. Donner, en nature ou en espèce, à celui ou celle qui se mariait ailleurs, de quoi s’établir indépendamment, aurait été considéré comme une avance ou un emprunt sur l’héritage par rapport aux frères et sœurs. Cette solution était parfois adoptée pour ceux qui pouvaient se le permettre, ce qui était rare, mais elle devenait souvent une source de friction entre frères et sœurs au moment de l’héritage, dans la mesure où la transaction était souvent orale et, en l’absence de mention dans le testament, le doute planait sur la valeur de l’emprunt de même qu’on ne pouvait savoir s’il avait été ou non remboursé. Seuls les parrains et marraines faisaient de véritables cadeaux de mariage à leurs filleuls et, d’après ceux qui ont vécu la période précédant la modernisation, ces cadeaux étaient beaucoup plus « conséquents » ou « énormes », estimés en francs actuels, que ceux que les parrains peuvent offrir de nos jours. C’était le plus souvent des meubles – une pendule ancienne, une armoire, une table en chêne massif faite sur mesure par le menuisier du bourg, un cadre de lit en ormeau avec son matelas fait main, une demi-douzaine de chaises –, ou bien de la vaisselle en faïence, tous objets qui de nos jours se vendent chez les antiquaires à des prix inabordables1 :
Quand ma filleule s’est mariée (juste après la guerre), je lui ai offert six belles chaises. On n’était pourtant pas riches dans le moment, mais maintenant qu’on a davantage nos aises, on pourrait pas lui offrir ça.
5Les buts des rites du mariage étaient donc sensiblement différents de ceux de l’époque moderne. Depuis les préliminaires jusqu’à la clôture des trois jours de noces, ces rites convergeaient pour célébrer l’alliance entre deux maisonnées (plutôt que deux familles), et pour consolider les liens du coublage. Les chants, les danses, l’aspect théâtral orchestraient de façon spectaculaire les leçons morales et surtout sociales à tirer du mariage de deux individus. Tout tendait à montrer qu’il s’agissait d’une affaire non pas personnelle, mais collective engageant la communauté entière.
6La décision même de se marier n’incombait pas aux jeunes gens. C’était les parents du jeune homme ou parfois même les « patrons » de sa maison, frère aîné, oncle, grand-père, qui faisaient les premières ouvertures à la famille de la future mariée. Si ces ouvertures étaient acceptées favorablement, on fixait un jour appelé au xixe siècle « l’entrée de la maison » ou « la fourbissure de la marmite » (Deniau, 1878 : 70). Les parents des deux maisonnées s’assemblaient pour un repas chez la future mariée. C’est là que se discutaient les conditions du mariage et que l’on fixait le jour des noces. Cette coutume s’est transformée dès avant la Deuxième Guerre mondiale en repas de fiançailles, chez la jeune fille, suivi du « retour de fiançailles », dans la maison du garçon.
7Dès que les deux maisonnées s’étaient ainsi entendues sur la date du mariage et l’arrangement des futurs époux, il fallait prévenir les invités, la famille d’abord et les voisins, non seulement du hameau ou du bourg où l’on vivait, mais souvent aussi ceux des hameaux voisins qui participaient aux battages et autres travaux en couble avec la maison de la mariée2. On n’envoyait pas de faire-part, mais les parents des futurs époux allaient chacun de leur côté prévenir les uns après les autres les invités, à pied ou en voiture à cheval. Même si la nouvelle s’était déjà répandue, ne pas venir en personne l’annoncer officiellement chez chacun des invités aurait manqué de savoir-vivre et risqué d’être interprété comme le signe qu’on ne « se regardait » plus ou mal. On écrivait seulement aux parents qui habitaient au loin. Encore fallait-il le faire deux fois, la première lettre préparant le terrain, comme une sorte de préavis, avant l’annonce officielle de la date, de peur de les heurter en les plaçant soudain devant un fait accompli.
8A la différence d’aujourd’hui, il y avait alors peu de sélection à faire. Dans la famille, étaient invités tous ceux avec qui « on se regardait » (comme de la famille, s’entend), parents et enfants. Aucune règle ne déterminait à quel degré de parenté s’arrêter. Avec certaines branches de la famille, on se regardait de très loin, même entre cousins « remués, remués de germains3 » ; avec d’autres au contraire, le lien était tombé en désuétude (« la branche est cassée », disait-on), surtout si la distance géographique s’ajoutait à la distance généalogique, ou s’il était tout simplement dénié par désaccord. Par contre, oncles et tantes et leurs enfants, parrains et marraines, devaient être invités, quelle que soit la distance géographique. Tout le monde, parents et voisins, était invité aux trois jours de noces, mais non sur un pied d’égalité. Les voisins et les cousins lointains faisaient le service. Ils étaient les « travailleurs », les autres les « noceurs » :
F – Quand t’avais cent, cent cinquante personnes, fallait tout de même plus de service qu’aujourd’hui. Les voisins venaient pour aider, servir à table, sortir à boire, s’occuper de la barrique. Y avait beaucoup plus de travail à la campagne que maintenant. T’avais le four qu’il fallait chauffer. C’est qu’il en fallait du bois pour chauffer le four. Fallait quérir l’eau au puits. Quand t’avais à laver la vaisselle pour 150 bonhommes, tu sais, aut’fois, y avait 7, 8 plats (le mari : Oh oui, au bas mot), maintenant t’en as plus que quatre ou cinq... Alors, dis, l’en fallait du monde pour faire cuire tout ça. Alors, t’avais des bonhommes qui allaient chercher l’eau, qui portaient le bois. T’avais tout ça. C’était des gens invités exprès pour le faire. Mais ils profitaient de la noce comme tout le monde après.
M – T’avais les noceurs d’un côté et les travailleurs de l’autre.
F – Alors les travailleurs commençaient par manger entre eux pendant qu’les autres allaient à la messe. Après, l’s’en allaient danser avec tout le monde.
9Avant les jours de noces, il fallait aussi nettoyer la grange, la tendre de draps blancs pour cacher les murs ou les bottes de foin, faire les roses et les guirlandes en papier pour la décorer, installer les tables sur des tréteaux qu’on allait souvent emprunter au bourg chez les commerçants, fendre le bois pour cuire les repas de noces. Ces tâches incombaient aux jeunes. Plus d’un mois à l’avance, les soirs à la veillée et dimanche après dimanche, garçons et filles, apparentés aux deux fiancés, ou simples voisins, se réunissaient chez la demoiselle d’honneur et parfois chez la future mariée, à chanter, danser, se « chiner » (plaisanter), tout en faisant les roses, jusqu’à la nuit tombée, occasion de nouer des amourettes dont certaines se terminaient par un mariage. Les préparatifs des noces et les noces elles-mêmes étaient une des occasions les plus fréquentes de trouver son futur conjoint et d’élargir le champ des choix matrimoniaux. Comme dans bien d’autres régions rurales, les mariages entre cousins « remués de germains » ou « remués remués de germains », ainsi que le mariage entre beaux-frères et belles-sœurs n’en étaient pas moins fréquents. Ces préliminaires et les trois jours des noces permettaient souvent aux membres des deux familles nouvellement alliées de faire vraiment connaissance :
Autrefois, au moment du mariage, on connaissait à peine la famille de l’autre, tout juste sa belle-mère. Avant de se marier, t’aurais pas osé aller chez ton futur mari. C’était un principe... Si la fiancée allait manger chez son fiancé, était un scandale... Tant et si bien que c’était dans les trois jours de noces que les deux familles faisaient vraiment connaissance et puis les trois ou quatre dimanches avant les noces entre jeunes.
10Parmi les « noceurs » se trouvaient souvent aussi les « maîtres » des métayers et fermiers. Le châtelain menait alors la mariée à l’autel et pouvait offrir un cadeau. Inversement les châtelains invitaient leurs fermiers aux noces de leurs enfants. Ainsi la comtesse de Chabot, venue en Vendée de Belgique après son mariage me racontait :
Quand je suis arrivée ici (au Parc Soubise), il était d’usage que, quand le métayer mariait une fille, c’était le « maître », comme on l’appelait, qui conduisait la fille à l’autel et quand c’était le garçon, c’était la maîtresse. Tout le monde trouvait ça très bien. Tout le monde se retrouvait au mariage, simplement, sans complexe, ni d’un côté ni de l’autre. Chacun très à sa place, mais avec une grande simplicité. On dansait ensemble, on ouvrait le bal avec le marié ou la mariée et quand mes filles ont été en âge d’aller au mariage, elles étaient invitées. Il s’est trouvé des faits vraiment charmants que je peux vous citer. Les garçons sont venus me demander : « Mme la Comtesse, est-ce qu’on peut faire danser ces demoiselles et surtout les embrasser après la danse ? » Et moi je leur répondais toujours : « Profitez-en, faites-les danser et embrassez-les. Vous ne les embrasserez jamais plus jeunes4. »
11Si la présence des « maîtres » aux noces paysannes et vice versa renforçait les liens de patronage entre les deux classes, tous mangeant et dansant ensemble, mais chacun restant « à sa place », la participation des voisins invités en tant que « travailleurs » réitérait les rapports de coublage. L’inégalité entre « travailleurs » et « noceurs » était seulement temporaire et compensée par la réciprocité. On s’échangeait en effet ce travail, puisque tour à tour les noceurs des uns devenaient travailleurs des autres, tout en profitant des mêmes réjouissances : les mets, les rires, les chants, le bal. En fait, les divertissements et rites qui accompagnaient ou suivaient les repas, soulignaient le caractère réciproque des rapports entre ceux qui servaient et ceux qui se faisaient servir. De nos jours où ces rites n’ont en rien perdu de leur vigueur, nous verrons que les invités-serveurs, le plus souvent des jeunes, jouent un rôle d’acteurs, de meneurs de jeu et parfois même d’officiants qui compense largement la position subalterne où l’on pourrait a priori les placer, de par leur fonction.
12Le coût des trois jours de noces pour cette quantité de monde, qui pouvait s’élever jusqu’à deux cents personnes, serait de nos jours astronomique. Ces familles de paysans ou d’artisans aux moyens financiers très limités pouvaient pourtant se le permettre pour plusieurs raisons. Les deux maisonnées, comme maintenant les deux familles, partageaient les frais encourus au prorata du nombre de personnes que chacune invitait, les couverts des « travailleurs » étant partagés en deux. Mais il y avait peu à débourser. La plus grande partie de la nourriture était fournie en nature, donc tirée du surplus de production de la ferme. Seuls se payaient en argent liquide, les fruits de mer, confiseries, le café et autres produits d’épicerie ainsi que les services et le prêt de matériel de la cuisinière-traiteur. Le service gratuit des voisins et les produits de la ferme, y compris le vin, achevaient d’amortir les frais.
13Les menus d’avant-guerre que j’ai récoltés tiennent pour la quantité, du roman pantagruélique et, pour le langage, de la gastronomie de Brillat-Savarin. Dans une ferme moyenne de métayers, entre 1932 et 1939, le déjeuner de noces seul comprenait de dix à quinze plats, un potage ou consommé, des hors-d’œuvre, trois « entrées » ou « relevés » de viandes et poissons (exemple : « Homard à l’espérance », « Filet aux croquettes » et « Veau roulé à la reine » ou bien : « Crabes mimosa », « Canard au Champagne » et « Paupiettes aux champignons »), puis viennent les « rôts » avec leur accompagnement : « Baron d’agneau rôti » avec « Soissons au beurre », « Poulet à la bonne fermière » et « Salade à la Maintenon », côte de veau avec sa jardinière, ensuite un plat de légumes séparé (asperges en branches, petits pois parisiens), suivi de deux ou trois entremets (Duchesse vanillée, crème jaune, gâteau de riz) et trois ou quatre desserts, dont la traditionnelle brioche vendéenne, une génoise, des tartes et corbeilles de fruits. La fine, après le café, clôt tous les repas. Le soir, avant le bal, on se remet à table. Le lendemain, on mange les restes.
14Comme pour les battages, ces agapes contrastaient avec la sobriété de la nourriture quotidienne, à base de légumes frais et secs (mojettes, lentilles, pois chiches), de céréales (pain de froment et de seigle, graines de millet cuites), d’œufs, de laitages (caillebotes*), crèmes aux œufs sucrées, fromages frais de lait de vache, de chèvre ou de brebis) et de salaisons de porc. La viande était une source de revenu – la « grosse caisse » (vente des bœufs, veaux et moutons) –, non un produit de subsistance. Alors que les bêtes abattues pendant les battages pour nourrir les coubleurs faisaient partie du prix de revient de la récolte, non du produit brut sur lequel on payait ses dus en métayage, le maître était en droit de percevoir la moitié de la valeur des bêtes tuées pour un mariage. En fait, elles étaient rarement comptées, soit avec l’accord du maître invité aux noces, soit à son insu, en ajoutant des décès accidentels de cheptel, pour compenser.
15Quoi qu’il en soit, l’abondance des mets, accompagnée des réjouissances bruyantes et hautes en couleur, faisait de ces trois jours de noces une période d’intense interaction communautaire non seulement entre les deux maisonnées alliées par le mariage, mais avec le ban et l’arrière-ban des parents, voisins et amis. Comme à l’occasion des battages, mais avec plus d’ampleur, le mariage permettait de mesurer la valeur des maisonnées selon trois critères : l’étendue de leur parentèle et donc la fécondité des hommes et des femmes ; leur vaillance, par l’abondance des biens dépensés ; et finalement la générosité et l’entraide entre voisins, donc la force des liens du coublage.
16Les rites qui précédaient, accompagnaient et suivaient les repas, depuis le cortège à pied vers l’église, musiciens en tête, jusqu’à la soupe à l’oignon au petit matin, donc au troisième jour, font partie du vieux fonds de culture populaire poitevine dont on retrouve des échos dans l’œuvre de Rabelais5. L’important est de voir comment et pourquoi ce folklore lié au mariage, a pu de nos jours, non seulement se reproduire, mais s’enrichir dans un contexte économique et une organisation sociale si dissemblables.
Établir le nouveau ménage
17D’entrée de jeu, la modernisation a changé les données du mariage. La famille nucléaire néolocale devient la règle, nous l’avons vu, aussi bien chez les nouveaux salariés que chez les agriculteurs. Les liens économiques et affectifs nouvellement créés entre le jeune ménage et leurs deux souches respectives prennent déjà racine avant même le mariage. L’établissement du nouveau couple dans un logement indépendant est devenu en effet une affaire à responsabilités partagées pour des raisons dont il faut voir les sources et les transformations.
Catholiques et/ou Bocains ? Sexualité et préparation au mariage
18Les rites de passage entre les différentes classes d’âge continuent d’aider les adolescents à se préparer à la vie adulte. Avant d’être mariables, d’accéder au rang même de fiancés, les jeunes gens ayant déjà subi l’épreuve de la cave et les rites du sous-conscrit, passent par une période d’apprentissage de la vie sexuelle ainsi que des réalités matérielles. Comme il a toujours été admis que les conscrits « courent les préveils », c’est-à-dire les fêtes organisées dans les paroisses, sortes de foires aux célibataires contrôlées jadis par l’Église, à quoi s’ajoutait la pratique ancienne du migaillage6, la transition avec ce qu’en ville on a appelé « libération sexuelle », s’est faite sans conflits entre générations, malgré les normes religieuses. Cet aspect de la modernisation peut servir de test pour juger les rapports entre culture populaire et pouvoirs de l’Église dans une région réputée particulièrement cléricale.
19Une fois passée la période de « courir » entre « copains, copines », vient le stade des fréquentations suivies avec le ou la petit(e) ami(e). A ce stade, vu la plurilocalité des jeunes, il n’échappe à personne que leurs relations ne sont pas virginales. Dès les premières années de mon séjour, on me l’a fait discrètement savoir, pour le cas où je serais assez naïve pour croire le contraire. Puis vient un jour où, sans être encore mariés, les deux jeunes gens vivent ensemble, partiellement ou totalement, sans faire sourciller les familles les plus traditionnellement catholiques. Les moyens contraceptifs modernes, surtout la pilule, sont entrés dans les mœurs sans tambour ni trompette. Certaines mères de famille nombreuse m’ont avoué que si leur mari et elles avaient su de leur temps, elles n’auraient pas eu tant d’enfants. « A l’époque, on ne parlait pas de ces choses-là, on ne savait pas. On se faisait prendre comme un rien. Il y avait donc qu’à bien se tenir. » Le tabou était si fort que ceux qui avaient la chance de connaître la méthode Ogino7 n’osaient pas le dire à leurs propres frères et sœurs. De nos jours, la seule objection aux contraceptifs que j’aie entendue concernait l’âge des utilisateurs. Trop jeunes, les gamins et gamines ne sont pas assez mûrs pour les responsabilités de la sexualité. Leur faute et le danger qu’elle présente consiste donc surtout à ne pas respecter les classes d’âge. Personne n’a jamais fait allusion au fait que c’est contraire aux règles de l’Église. Plus récemment, alertés par les médias des dangers du sida et autres maladies vénériennes, bien des parents acceptent l’idée de recommander l’usage des préservatifs même aux adolescents.
20En tout cas, l’opinion générale est que les jeunes gens ne doivent s’engager dans le mariage qu’une fois prêts matériellement et psychologiquement à fonder une famille selon leur libre choix. Ceux qui vivent ensemble avant de prendre cette décision font preuve de réflexion et de maturité. Quelques-uns refusent même de se marier après avoir décidé d’avoir un enfant. Les raisons avancées n’ont rien de révolutionnaire. En l’absence d’enthousiasme à passer par un rituel compliqué et coûteux, l’union de droit commun présente des compensations matérielles (impôts et allocations familiales) pour les couples à deux salaires : « Si t’es pas marié avec deux gosses, l’un en déclare un, l’autre le second : leur font quatre parts. » Dans la plupart des cas, les jeunes couples ont finalement régularisé leur situation à la mairie avec ou sans bénédiction religieuse au bout d’un certain temps.
21Pour ces descendants de Chouans, toutes ces entorses aux règles de l’Église ne semblent pas plus incompatibles avec le catholicisme8 que les rites païens qui, nous le verrons plus loin, parodient la liturgie du mariage. Cette observation ethnographique récente ajoute rétrospectivement vraisemblance, sinon confirmation, à l’argument selon lequel, pendant les guerres de Vendée, les prêtres ont été plus suiveurs que meneurs9. La facilité avec laquelle certaines formes de libération sexuelle, telles que la contraception et la cohabitation prémaritales, sont passées dans les mœurs des travailleurs (alors qu’elles sont encore officiellement rejetées par bien des membres de l’ancienne classe des châtelains), éclaire la logique des transformations sociales modernes à la lumière d’une tradition ancienne et vice versa. Malgré les efforts intermittents de l’Église pour supprimer le migaillage, la sexualité prémaritale des fiancés, excepté la pénétration, a été admise dans les faits et les grossesses prémaritales qui en résultaient parfois, épongées dans la mesure où le mariage était accepté par les deux maisonnées. Ces noces hâtives n’étaient jugées honteuses que par peur des « maîtres » qui contrôlaient les « bonnes mœurs » de leurs métayers10, ou lorsque les « patrons » de maisonnées se trouvaient forcés de consentir à un mariage intempestif. En ce cas la punition pouvait être de laisser le couple se débrouiller tout seul, forme d’ostracisme qui menait à l’émigration ou au sort précaire de journaliers et « creux de maison ». Une fois cette double autorité tombée, il découlait presque de soi que les jeunes devaient prendre la responsabilité de leur propre sexualité et de leur mariage. La pilule supprimait les conséquences néfastes d’un migaillage sans contrainte, tout en gardant son caractère d’apprentissage à la vie d’adulte. Loin d’être un danger pour la famille, la contraception moderne a contribué à renforcer la stabilité de la nouvelle famille nucléaire néolocale et les liens avec les ascendants et collatéraux11.
22D’autres données ethnographiques corroborent la prépondérance des habitudes culturelles sur l’influence de la religion officielle. Celle-ci montre au contraire une certaine adaptation aux mœurs locales. Au cours de mes séjours répétés en Vendée, j’ai enregistré ou résumé systématiquement les sermons de prêtres aux messes du dimanche ou lors des mariages et communions, dans plusieurs paroisses de la région12. Les thèmes moraux développés, quelles que soient les circonstances du calendrier religieux, concordaient de façon frappante avec la morale bocaine telle que je l’ai décrite. L’accent est mis sur l’amour du prochain interprété comme entraide, échange, accueil et respect de l’autre, la vertu du travail, l’éducation des enfants pour en faire des êtres responsables, l’idéal humanitaire avec mise en garde réitérée contre l’orgueil, l’égoïsme et l’injustice qui accompagnent parfois la réussite matérielle et les richesses. Cette critique des inégalités sociales ne manque pas de choquer certains des anciens « messieurs » qui voient dans l’Église une influence néfaste sur la mentalité des « travailleurs13 », alors qu’on peut aussi bien y déceler l’influence inverse des paroissiens sur les prêtres, encore souvent issus de la région et porte-parole de la culture populaire et de ses valeurs14.
Coûts et profits : le mariage comme transaction économique
23La préparation matérielle au mariage relève, plus que jamais, de la responsabilité du jeune couple. Jadis chacun préparait son trousseau, travail partagé entre hommes et femmes de la maisonnée dans la production textile, soit végétale, pour la culture du lin et du chanvre, soit animale, avec l’élevage des ovins pour la laine. La préparation des fibres, le broyage et le filage étaient des tâches plus particulièrement féminines, mais le tissage était confié à un artisan que l’on payait en surplus de textile brut. Nous avons vu l’importance de cette production comme signe de la vaillance des femmes et des maisonnées. Cette production collective ayant disparu, d’autres formes d’acquêts avant le mariage remplacent le trousseau des jeunes. Il ne s’agit plus de textiles, mais de deux formes de biens personnels : d’une part, surtout chez les garçons, des économies placées au Crédit agricole sur un compte épargne-logement qui permettra aux jeunes mariés de verser le premier acompte sur une maison et d’emprunter pour le reste à un taux préférentiel ; d’autre part, des biens mobiliers, voitures (généralement d’occasion), matériel électronique (radios, stéréo, tourne-disques et maintenant lecteurs de disques compacts, appareils photos, caméra de vidéo, micro-ordinateurs), enfin, lorsque les jeunes commencent à vivre ensemble, le mobilier (chambre à coucher), meubles de cuisine et salle à manger.
24Comme nous l’avons vu, ce ne sont pas les maigres salaires des jeunes qui leur permettraient seuls d’accumuler ces biens avant le mariage, mais l’aide indirecte des parents qui continuent de loger et nourrir les enfants non mariés pendant un certain temps. Même si ces derniers contribuent aux dépenses de la maison, cela leur coûte beaucoup moins cher qu’un logement indépendant. C’est en cela que la transition entre le vieux système de la maison, dont les membres collaboraient à la constitution du trousseau des jeunes, et la nouvelle famille nucléaire néolocale, s’est faite « naturellement ». L’âge au mariage, sauf s’il est hâté par une grossesse prémaritale, dépend donc en grande partie des moyens financiers acquis par le futur couple. Ces moyens dépendent eux-mêmes de trois facteurs interdépendants : le temps pendant lequel les deux jeunes gens ont gagné leur vie, le niveau de leurs salaires (ces deux facteurs dépendent dans une certaine mesure du niveau et donc de la longueur des études), et finalement les moyens financiers des parents. La cohabitation des jeunes dans un logis indépendant est une nouvelle étape dans l’établissement du nouveau ménage avant le mariage, étape que j’ai vu s’affirmer au cours des quinze années d’observation.
25Les noces mêmes demandent une avance de fonds qui peut encore faire retarder la date du mariage. Selon les moyens des parents, cette avance qui sera récupérée par les jeunes mariés sous forme de cadeaux, nécessite là encore la coopération des parents. Selon leurs moyens, ils paieront une partie plus ou moins grande des frais encourus au prorata du nombre d’invités de chaque famille. La coutume veut que, même si les parents assument la plus grande partie des dépenses, les mariés paient au moins les couverts des amis. Dans les familles nombreuses d’ouvriers où les parents n’ont pas les moyens de débourser de grosses sommes pour les noces de chaque enfant, les fiancés contribuent davantage et parfois entièrement aux leurs, grâce à l’argent économisé sur leur salaire ou parfois emprunté pour la circonstance. Sous l’angle économique, la transaction n’en reste pas moins un système d’échange généralisé entre trois types de partenaires : A) les avanceurs de fonds : parents des deux côtés et/ou fiancés qui paient les noces ; B) les invités de la noce, offreurs de cadeaux ; C) les nouveaux mariés, qui, avanceurs de fonds ou non, deviennent les seuls bénéficaires, receveurs de cadeaux. On peut schématiser ainsi ce circuit :

26A première vue, le système peut apparaître comme une simple variation locale du modèle d’un mariage urbain catholique français à famille nucléaire néolocale. En ce sens, l’abandon du mariage à la ferme et l’apparence de cadeaux indiqueraient l’adoption rapide d’un modèle étranger à la région, issu de la société urbaine. En réalité, l’échange est beaucoup plus complexe, dès qu’on examine la sélection des invités et les liens qui les relient aux mariés. La transaction matrimoniale n’est qu’une partie d’un réseau d’échanges plus vaste parmi les participants, leur vie durant. La coutume ancienne des « travailleurs », invités pour servir à table, contribue aussi doublement à réduire le prix des noces en fournissant au restaurant le service gratuit et permettant d’inviter ceux dont on ne pourrait payer les couverts. Comme jadis, les « travailleurs » préparent la décoration des tables, y disposent les cartons indiquant la place des convives d’après un plan de table fait d’avance, servent la nourriture et la boisson et aident à laver la vaisselle. Perpétuant ainsi au restaurant ou à l’hôtel une coutume de l’ancien coublage, cette pratique pose quelques problèmes avec l’administration publique, dans la mesure où elle contourne la réglementation du travail. Les inspecteurs du travail peuvent facilement constater la disproportion entre le chiffre d’affaires de bien des petites auberges de campagne et le nombre de leurs employés, déterminé par les besoins des couverts servis en semaine. La salle de banquet qui accueille les mariages et autres fêtes de famille (baptêmes, communions), ainsi que des fêtes d’associations libres, fonctionne surtout pendant les week-ends et de façon irrégulière. Selon la coutume ancestrale, la demande épisodique de main-d’œuvre supplémentaire est fournie par les usagers eux-mêmes. Généralement les choses s’arrangent à l’amiable avec les inspecteurs. Si la législation nationale était appliquée à la lettre, bon nombre de ces restaurants ne pourraient survivre.
27D’autres stratégies maintiennent le prix des noces à un niveau raisonnable. Les restaurants acceptent que les familles des mariés se chargent des vins. Ici, le réseau de relations fonctionne pour acheter le vin en gros directement à la propriété, soit dans les vignobles de la région nantaise, soit dans le Bordelais. Des membres de la famille proche, souvent les parents des futurs mariés, y vont eux-mêmes en voiture avec leurs bonbonnes et cubiténaires et mettent ensuite chez eux le vin en bouteilles avec les étiquettes fournies par le propriétaire, tout du moins pour les vins « supérieurs » servis à table. L’ordinaire se tire au robinet des bonbonnes ou des barils placés dans ce qui sert de cave, pièce attenante ou coin du restaurant ou de la salle de bal.
28Ce passage des noces anciennes de trois jours au nouveau mariage a, de plus, entraîné dans son sillage la création d’un protocole tout à fait nouveau.
Les nouvelles noces
29Les noces au restaurant, en offrant une solution facile à des problèmes pratiques, essentiellement logistiques, en a créé une foule d’autres, d’ordre diplomatique, qui n’existaient pas avant. A la ferme, « on invitait tout le monde » pour toute la durée des noces, donc pas de jaloux. Vu le coût des repas à l’hôtel, il a fallu faire des choix embarrassants parmi les voisins, les amis nouvellement acquis au travail ou dans les activités de loisirs, donc couper dans les réseaux du nouveau coublage, aussi bien qu’au sein même de la famille étendue. Où tracer les lignes de démarcation ? Sur quels critères établir les préséances sans offenser personne ? Il n’y avait là aucun modèle tout fait à imiter qui ne renie, soit l’idéal du modèle ancien, soit les réalités modernes. Dans le détail et l’organisation des noces, il fallait donc innover. Cette innovation s’est faite par étapes, chaque famille à pied d’œuvre ayant dû donner sa propre version de ce qui est devenu le modèle moderne, en interprétant certains principes directeurs jugés « normaux », « naturels », comme « allant de soi » dans le contexte culturel ambiant, face aux conditions nouvelles.
Problèmes diplomatiques : Qui inviter ? A quoi et comment ?
30Jadis, tous ceux qui étaient invités l’étaient automatiquement pour les trois jours de noces. Maintenant qu’elles sont réduites à un, on a d’abord manipulé cette journée pour qu’elle s’étire jusqu’au lendemain, en gardant la cérémonie de la soupe à l’oignon au petit matin de la nuit de noces, puis en découpant la journée elle-même en différents moments rituels dont voici les grandes lignes :
- Le mariage civil à la mairie. Théoriquement quiconque est invité à la messe peut y assister. En réalité, vu l’exiguïté de la salle municipale, à part la famille immédiate, les parrains et marraines et les témoins, y entre qui peut. Les autres attendent dehors sur la place. Le discours du maire, assisté parfois d’un adjoint est généralement bref et souvent émaillé d’allusions dues à sa connaissance personnelle de la famille d’au moins un des mariés, tandis que les photographes amateurs de la famille bombardent l’assistance de flashes.
- Le cortège nuptial se forme à la sortie de la mairie pour mener à l’église les mariés civils. On les traite pourtant comme s’ils ne l’étaient pas encore vraiment, chacun étant conduit par son père ou sa mère, soulignant que le mariage n’est pas encore valide sans la cérémonie religieuse. L’ordre du cortège reflète déjà un certain protocole. Les petits pages, jeunes cousins, neveux ou petits frères et sœurs des mariés, portant bouquets et corbeilles précèdent et suivent la mariée au bras de son père ou, s’il n’est plus en vie, de l’homme qui le remplace (frère aîné, oncle). Puis viennent le garçon et la fille d’honneur qui tient le voile de la mariée. Le reste du cortège, dont la demoiselle d’honneur a fait la liste, mêle les deux familles selon un ordre d’importance croissante, l’âge primant sur la parenté, les plus jeunes devant, les plus âgés derrière, suivis par les amis. Le marié et sa mère ferment le cortège. « Il faut toujours traîner le marié à l’autel », m’a-t-on dit en guise d’explication.
- La messe de mariage, à la suite de quoi se forme un nouveau cortège, les mariés cette fois en tête, se tenant par le bras, entre deux haies de jeunes, camarades des mariés, brandissant quelque insigne de leurs mérites ou de leur profession (ballon de football, fusil de chasse, baguette de pain). Le cortège mène les nouveaux mariés au vin d’honneur.
- Le vin d’honneur peut avoir lieu dans la salle paroissiale ou communale, dans la cour de l’école, privée ou publique, ou dans un parc. Y sont invités tous les gens de la messe, voisins, amis et « noceurs ».
- Le repas de noces à l’hôtel ou au restaurant peut avoir lieu dans une autre commune que celle de la messe. Chacun s’y rend en voiture, non sans former une sorte de file bruyante et enrubannée de banderoles, roses en papier (rappel des roses des granges d’antan), morceaux de voile de la mariée et force coups de klaxon. Ce repas s’étale au milieu de la journée depuis environ deux heures de l’après-midi jusqu’à six ou sept heures du soir. C’est un repas-spectacle dont les invités deviennent, de gré ou de force, les acteurs, d’autres les meneurs de jeu. Nous en verrons le détail. Pour le moment, la division la plus importante est celle qui distingue entre le repas de noces lui-même et :
- le dessert et café où apparaissent de nouveaux invités.
- Vers les 8 ou 9 heures du soir, une collation plus ou moins importante – buffet campagnard ou « lunch » – est servie dans la salle où va se tenir le bal, parfois différente de celle du repas de noces.
- Le bal commence, entremêlant la danse à de nouveaux rites-spectacles. On y sert du vin, du café et de la brioche auxquels s’ajoute parfois un bar payant pour des consommations supplémentaires.
- Vers deux ou trois heures du matin, les uns rentrent chez eux, d’autres vont avec les proches des nouveaux mariés, préparer la soupe à l’oignon qu’ils iront leur servir au petit matin, les surprenant dans le lit conjugal lors de leur première nuit de noces.
31Le découpage de la journée en différentes étapes élargit ainsi le champ sur lequel projeter la grille des nouvelles catégories d’invités. Seuls sont vraiment « de noces » ceux qui sont conviés au repas de l’après-midi et donc à tout le reste. Comme jadis, on peut « être de noces » en tant que « noceurs » ou « travailleurs ». Parmi les noceurs se trouvent d’office tous les ascendants des mariés (parents, grands-parents, aïeuls survivants), les parrains et marraines, oncles et tantes, frères et sœurs, avec leurs conjoints s’ils en ont et les filleuls des mariés. Cette première liste peut compter, à elle seule, entre trente et soixante-dix personnes. Les problèmes diplomatiques commencent avec les enfants de ces invités : cousins germains et neveux. Selon les situations, la fécondité respective des deux familles, et leurs moyens financiers, on retiendra divers critères. Ou bien on décidera d’inviter l’aîné ou les deux plus jeunes, ou bien on laissera les parents choisir lequel de leurs enfants envoyer. Autre solution : n’inviter que les neveux, mais non les cousins. Certains d’entre eux sont déjà invités d’office, en tant que filleuls des mariés, garçons ou demoiselles d’honneur.
32Parmi les « travailleurs », on trouve des cousins et neveux et les amis les plus proches des mariés. Ce sont surtout des jeunes, mais certains peuvent être de la génération des parents des mariés, si des différences de génération séparent les cousins des mariés. En outre, la séparation du dessert permet de faire partager une partie des réjouissances à une troisième catégorie d’invités : le surplus de cousins ou neveux qui ne sont pas « travailleurs » et des amis des parents ou camarades des mariés15. Le soir, avant le bal, on retrouve ceux qui « sont de noces », mais non nécessairement ceux du dessert. Enfin au bal, toutes les catégories précédentes se mêlent à une partie de ceux qui étaient seulement invités à la messe et au vin d’honneur, parents plus éloignés, voisins et amis.
33Ainsi les familles des mariés ont un certain champ d’action pour jouer avec une véritable combinatoire invitant les uns et les autres à diverses parties des noces : (a.b.c.) + f (dessert) ; (a.b.c.) + h (le bal) ; (a.b.c) +/et h ; (a.b.c.) + g et h, ou bien toute la série. Il n’y a pas d’invitation spéciale pour la soupe à l’oignon. Elle est entourée d’une sorte de mystère. On en parle vers la fin du bal en catimini et on décide qui y viendra avec les jeunes les plus proches des mariés. Il s’y retrouve au plus une trentaine de personnes.
34Une fois décidé qui on invite et à quelles parties des noces, il reste à annoncer l’invitation. Il faut alors faire preuve d’une extrême prudence. Que d’amertume et de ressentiment, si les préséances et les formes ne sont pas respectées ! On doit prévenir les parrains et marraines d’abord, puis les oncles et tantes, ensuite les parents plus lointains. Comme jadis, une visite en personne est de rigueur, sauf si l’éloignement est trop grand, auquel cas on envoie un faire-part, précédé d’une lettre annonciatrice. Le problème est de savoir quelle distance kilométrique justifie cet envoi, sans risquer d’offenser personne. Bien qu’on m’en ait décrit les principes et la théorie maintes fois depuis, je n’ai jamais mieux saisi l’importance de ces visites rituelles et des précautions qui les entourent qu’en observant les propriétaires d’un de mes premiers logements sur le point de marier leur fille. Pendant plusieurs semaines, presque tous les soirs, M. X, rentrant de l’usine prenait sa douche, endossait un costume approprié pour la circonstance et prenait la route en voiture avec sa femme pour s’acquitter de leur tournée de visites aux parents et amis. Pour chacun, deux sortes de visites s’imposent. L’une prépare le terrain de l’autre. On passe d’abord, sans être annoncé, comme si de rien n’était, pour parler de choses et d’autres, chacun sachant le véritable motif qui n’est mentionné qu’incidemment. On annonce alors qu’on viendra porter officiellement la nouvelle et l’invitation à une date ultérieure qu’on fixe. Inviter de but en blanc quelqu’un aux noces révélerait un manque de savoir-vivre offensant. Avant de pouvoir fixer la date à laquelle on transmettra l’invitation, il faut parfois tenter sa chance plusieurs fois avant de trouver chez eux les destinataires.
35A ma logeuse épuisée par ces allées et venues, j’osais demander pourquoi elle ne téléphonait pas pour prendre rendez-vous. L’énormité de ma question m’a sauté aux yeux à retardement, lorsque quelques années plus tard, j’appris qu’à un autre mariage, le frère du marié avait refusé de venir aux noces, à cause d’un tel coup de téléphone expéditif de ses propres parents. N’était-ce pas un véritable reniement, une façon de rejeter un fils au rang de parent éloigné ? Si les parents ne pouvaient venir en personne, un des frères et sœurs n’aurait-il pu venir à leur place en voiture ?
36L’invitation, dûment transmise et acceptée, ne marque pas la fin des incidents diplomatiques. Le plan de table en produit encore davantage. Préparé longtemps à l’avance après force pourparlers, il doit tenir compte de plusieurs variables : le degré de parenté, l’âge, les préférences de chacun, la disparité numérique des deux familles. Un des problèmes les plus épineux est de savoir où placer leurs membres respectifs : faut-il les séparer, chaque famille restant ensemble, ou bien les mélanger, alternant des membres de rang égal de chacune ? Quelle que soit la solution adoptée, il y a toujours des mécontents. Furieux d’être assis entre des membres de la famille opposée, qu’il ne connaissait pas, un beau-frère du marié menaça, par exemple, de quitter la noce, si on ne le plaçait pas avec les autres beaux-frères et belles-sœurs, ce qu’il fit du reste avant les hors-d’œuvre, faute de résultat.
37La disposition des tables varie à l’intérieur de certaines constantes. La table d’honneur domine la scène, avec au centre, les mariés, flanqués de leurs parents et grands-parents, puis de leurs parrains et marraines, soit de part et d’autre, soit un homme d’une famille à côté d’une femme de l’autre. Dans les mariages d’agriculteurs, lorsque les châtelains sont invités, ils sont placés à côté des parrains. Deux ou trois autres tables sont placées en fer à cheval ou en H par rapport à la table d’honneur. La partie la plus proche de celle-ci est le « haut » hiérarchique, les oncles et tantes d’abord, puis les frères et sœurs. Les plus jeunes occupent souvent une table séparée. Contre les murs, d’autres tables attendent les invités du dessert. On y sert aussi le repas des « travailleurs », en particulier ceux et celles qui s’occupent de la vaisselle, les autres servant à table.
38La valeur des cadeaux varie en fonction du nombre de personnes invitées par ménage et de la place où l’on est situé. Les cadeaux des parrains et marraines viennent en tête, suivis de ceux des oncles et tantes. Les cadeaux des frères et sœurs dépendent de leur âge et de leur statut marital. Les parents des filleuls se sentent une obligation spéciale, quelle que soit leur place personnelle. Quant aux autres invités, l’importance de leurs cadeaux varie avec le type d’invitation qu’ils ont reçue (vin d’honneur, dessert, bal), leur âge et les obligations morales qu’ils se sentent dans le système d’échange les reliant à la famille des mariés ou à certains de leurs membres. La coutume urbaine des listes de mariage dans un magasin spécialisé commence à se répandre parmi certains salariés et agriculteurs, mais le plus souvent, les invités s’entendent à l’avance avec les mariés sur ce qu’ils vont offrir et font leurs achats là où bon leur semble. D’autres, surtout les jeunes ou ceux qui ne sont invités qu’au vin d’honneur et au bal, achètent à plusieurs un cadeau plus important que ce qu’ils auraient pu offrir séparément. On peut aussi mettre une certaine somme d’argent dans une enveloppe et la remettre aux mariés avec un cadeau et les jeunes font une collecte qu’ils mettent dans une chaussette géante, tricotée pour l’occasion, et offerte le plus souvent pendant le repas de noces.
39Les cadeaux sont exposés dans la maison de la mariée et tous les invités, y compris ceux de la messe, amis, voisins, peuvent venir les contempler, le jour et le lendemain du mariage. Cette visite donne lieu à force commentaires. Tout en défilant devant les objets, on les évalue, critique, admire, non sans s’assurer de l’identité des donneurs. Avec la valeur relative du cadeau par rapport au système de coordonnées assez subtil des invitations, on juge la valeur morale des donneurs et le statut des deux familles. Tel cadeau, trop maigre, ou de mauvais goût, « ridicule », fait preuve de mesquinerie, de manque de savoir-vivre ; tel autre, au contraire, qui dépasse celui des parrains et marraines, fait preuve de « grandeur » (manque de simplicité). Pour qui se prennent-ils ? La valeur du cadeau reflète non seulement les liens du donneur avec la famille des mariés, mais aussi son caractère. L’identification du donneur suscite un rappel de conduites passées, d’événements auxquels on peut rattacher ou opposer des traits psychologiques déduits du don.
40On peut s’étonner que les Bocains, dont les valeurs tendent à minimiser les conflits et à rechercher la simplicité, aient nouvellement élaboré un protocole aussi subtil, source de tensions et de querelles d’amour-propre. Sur la dizaine de mariages auxquels j’ai assisté et les nombreux récits recueillis sur d’autres, il est rare qu’il ne s’y soit pas passé quelque incident, voire un petit drame. Pourtant, la mobilisation du ban et de l’arrière-ban de la parenté et des relations de travail, d’associations libres et de voisinage, dans l’atmosphère communautaire de l’ancien coublage, reproduite à des fins nouvelles, et dans des conditions souvent précaires, représente un tour de force. Les incidents de parcours qui s’y produisent sont minimes, et sans doute inévitables. Le plus étonnant est qu’il y en ait si peu, vu la complexité des relations et les différents modes de vie des participants. Grand rite rassembleur, les nouvelles noces vendéennes réussissent l’impossible. Elles célèbrent l’unité des disparates, consacrent l’indépendance résidentielle du nouveau ménage, en y imprimant le sceau de la communauté, dans une grande fête carnavalesque.
Fêtes rabelaisiennes : le sceau de la communauté
41Depuis la sortie de l’église, il est clair que les véritables noces ne font que commencer. Tout ce qui suit tend à prouver que la mairie, puis la messe sont des formalités préliminaires, indispensables, certes, mais incomplètes. Après l’État et l’Église, c’est la communauté tout entière qui se joint non pas seulement pour se réjouir d’un fait accompli, mais pour participer à sa réalisation.
42Le « vin d’honneur » réunit, comme dans l’ancien temps, « tout le monde », voisins, amis des parents comme des mariés eux-mêmes. Malgré le lieu public, le même où se déroulent souvent fêtes communales et kermesses, on y retrouve l’atmosphère familière de la maison. On y offre les deux boissons de l’hospitalité quotidienne : le vin de la cave, servi dans de petits verres à moutarde, et le café, dans des tasses en pyrex. Comme chez soi à la cuisine, on aligne celles-ci au milieu de la table, en posant le creux de la petite cuillère debout, en triangle, contre le haut de la tasse. Ainsi, chaque convive prend la tasse la plus proche, sans préséance. La brioche vendéenne, pâtisserie traditionnelle des jours de fêtes, accompagne les boissons. Elle réapparaît sous des formes variées au cours des différents stades de la journée. Jadis cuite au fournil, le jour où l’on faisait le pain, elle s’achète maintenant en boulangerie. Celles des noces, vu leur taille, sont commandées à l’avance. Bon marché et de texture légère, la brioche est chargée de valeurs symboliques attachées à la communalité des anciennes maisonnées. A la différence du pain que l’on mangeait toute la semaine plus ou moins rassis, la brioche fraîche, sortant du four, se partageait dans la simplicité des fêtes domestiques ou des jours de « boulange ». Les brioches du vin d’honneur sont généralement longues et volumineuses. Souvent le dessus est tressé en forme de grosse natte, ce qui lui donne un caractère féminin. On la coupe en tranches sur des plateaux de bois que les « travailleurs » de la noce passent à la ronde.
43Pendant le banquet, il ne s’agit pas seulement de faire bombance. Au cours des agapes, on commence vraiment à marier le nouveau couple une troisième fois, en bonne et due forme, par étapes, parodiant les rites légaux, civils et religieux, dans l’esprit du carnaval populaire. Les convives, jouant tour à tour le rôle de spectateurs et d’acteurs, participent à ces rites d’intronisation sous la conduite d’un maître et/ou maîtresse de cérémonie (souvent frère et sœur des mariés, ou garçon et fille d’honneur), assistés des « travailleurs » et « travailleuses », en guise d’officiants. Chacun sait à quoi s’attendre. Il faudra chanter, raconter une histoire, jouer de la musique ou faire un véritable numéro. Certains conteurs ou chanteurs sont particulièrement réputés. L’art de conteur est surtout masculin. Il se développe dans les caves et les banquets de chasse et autres réunions. Quelquefois une famille, parents et jeunes enfants, ont préparé ensemble un numéro. D’autres se font prier. Le maître de cérémonie ou un groupe de l’assistance entonne le chant d’invitation, sur un air connu, rythmé par le bruit des couverts frappés sur la table, en désignant le prochain candidat : « Chantera Jean-Louis, Chantera Jean-Louis chantera » (ter). Celui-ci, s’il refuse, se fera huer. S’il perd le fil de sa chanson, il doit, en guise de punition, recevoir projectiles et quolibets ou faire le tour de la salle à quatre pattes, torse nu. A toute chanson bien chantée, ou histoire bien racontée, font écho un chant collectif de compliments et une récompense qui consiste généralement à être « bisé » (en réalité trois ou quatre fois) par une catégorie de convives du sexe opposé : « Quand une chanteuse a bien chanté, tous les pères (ou tous les célibataires, ou tous les hommes) vont l’embrasser. » A la moindre occasion, un toast est levé et, après une chanson à boire, tout le monde avale en même temps une bonne rasade, à la santé des mariés ou de certains convives. Pour mieux faire connaître les invités des deux familles entre eux, les maîtres de cérémonie dressent, sous forme de chanson ou de poème préparé à l’avance, inscrit parfois sur un rouleau de papier en forme de papyrus, déployé au fur et à mesure de la noce, un portrait psychologique des personnages principaux, émaillé d’allusions burlesques à leur vie privée ou professionnelle. Il en est de même pour les mariés, à qui l’on fait aussi toutes sortes de recommandations cocasses pour la bonne conduite du ménage. Pleines de double entente, mi-patois, mi-français, elles soulèvent des protestations ou des encouragements dans l’assistance et parfois des batailles verbales ou gestuelles entre hommes et femmes.
44Au moment du dessert, lorsque l’assistance s’est accrue de nouveaux arrivés, on célèbre les vêpres de la mariée, à moins que ce rite ne soit retardé jusqu’au moment du bal, là où il y a le plus de monde. Certains des « travailleurs », accompagnés de quelques convives complices, s’éclipsent pour se déguiser en faux prêtres ou évêques avec des draps blancs leur donnant plutôt l’allure de fantômes, le visage enfariné et balafré de peinture rouge ou verte. Seuls les insignes du sacerdoce marquent leur caractère d’officiants : mître, barrette, crosse parfois ornée de décorations phalliques. Les enfants de chœur les suivent avec encensoirs improvisés et houlette à laquelle on suspend des objets hétéroclites, vieux pots et casseroles désémaillés, outils rouillés, pour rappeler aux mariés les dures réalités de la vie quotidienne. La procession fait le tour de la salle en chantant sur des airs de cantiques religieux (« Je suis chrétien, voilà ma gloire » ou « Chez nous, soyez reine ») des chansons grivoises ou cocasses fabriquées pour la circonstance en latin de cuisine patoisant. L’un des acolytes bénit l’assistance au passage en l’aspergeant avec une brosse de wc en guise de goupillon, plongée dans un seau en plastique ou un pot de chambre. Les officiants s’arrêtent alors en face des mariés pour célébrer les vêpres. D’un air très solennel, le faux prêtre débite quelques patenôtres lues dans un bréviaire de fantaisie, puis ses servants exhibent toutes sortes d’objets incongrus, tels que des dessous féminins (soutien-gorge, slip, collants), de préférence de couleur douteuse, ou des instruments à fonction ambiguë, chaque objet étant accompagné d’une chanson : « A la mariée que li faut-i ? (bis). Le faudré bé un soutin-gorge. Aussi l’ira chez l’marchand de soutin-gorge qui la soutingorgera et la désoutingorgera, ahah, ahah », et ainsi de suite. Puis les mariés doivent s’engager mutuellement à des promesses souvent intenables, suivies de vœux non moins incongrus et hyperboliques qui n’auraient pas étonné Rabelais : faire un enfant tous les quinze mois (il faut prendre son temps pour bien les réussir), et ne pas se tromper de sortie (les accouchements par l’oreille ou les narines sont plus douloureux). Il s’ensuit souvent un débat avec l’assistance, approuvant ou désapprouvant la liste de recommandations. C’est l’occasion de mettre en cause les rôles assignés respectivement aux deux sexes. Les mariages auxquels j’ai assisté révèlent des variantes d’autant plus intéressantes à ce sujet qu’elles sont l’œuvre des jeunes (la femme doit-elle être soumise ou égale à son mari ? qui porte la culotte ? etc.).
45Suit une livraison de paquets volumineux figurant les cadeaux de mariage. Les mariés les déballent à grand mal. Chaque objet est à l’intérieur de deux ou trois boîtes de proportions démesurées, encombrées de papiers, de banderoles, de confetti, de paille ou de foin dont il est difficile de se dépêtrer. Il en sort, soit des objets parfaitement inutiles ou particulièrement laids, suivis d’exclamations de fausse admiration ou de compliments outrageux, soit des cadeaux utiles mais drôles, qui donnent lieu à force commentaires, dans l’assistance comme aux tribunes ; enfin des objets-attrapes, comme on en garde dans les caves, le plus souvent à symboles phalliques. Tout converge donc pour célébrer la sexualité et la fécondité du couple, tout en rappelant les responsabilités matérielles qui l’attend. Le banquet, commencé dans l’ordre, s’achève dans un paroxysme de désordre et de cacophonie carnavalesques. Les convives se lancent des confetti et des boules de papier en charpie, les débris de paquets jonchent les tables et le sol, les enfants courent dans tous les sens, le reste des convives, isolément ou en groupes font ce que bon leur semble.
46Le déroulement du spectacle est devenu très médiatique et marqué par l’influence des variétés de télévision, frisant parfois la parodie : microphones, caméras de vidéo, enregistreurs, qui, nous l’avons vu, font partie de l’arsenal des jeunes, célibataires ou mariés. Le film est projeté souvent le soir après le repas et le lendemain, ce qui donne lieu à de nouvelles visites. Les réjouissances continuent par des jeux organisés souvent à l’extérieur, sur l’aire. Ils miment pour la plupart des rôles sexuels. Par exemple, des maris montent en caleçon chacun sur une chaise. Leurs femmes, les yeux bandés, tâtent les jambes nues et les pieds de chacun jusqu’à ce qu’elles reconnaissent leur époux, ou bien une femme doit coudre les yeux bandés la couture du pantalon d’un homme à genoux, le derrière en l’air. Parfois16 la belle-mère de la mariée, les yeux également bandés, doit réussir à casser un pot de terre suspendu à une corde tendue entre deux murs. Pendant le bal qui réunit jeunes et vieux, tout le monde s’amuse et danse. Qu’il y ait une « sono » ou un orchestre, on alterne les danses modernes et traditionnelles. Les jeux collectifs se poursuivent et s’achèvent en farandoles. Le clou de la soirée est la danse de la brioche. La pièce de résistance du bal s’accompagne d’un tour de force, qui consiste à « danser » la brioche. Il faut pour cela une brioche énorme de près d’un mètre de diamètre, posée sur un immense plateau de bois massif, apporté sur un brancard, le tout pesant parfois plus de dix kilos. Dans l’ancien temps, on n’aurait jamais entamé et servi une brioche de noces sans l’avoir auparavant « dansée ». Pourtant, les premières années de mon séjour, cela se faisait peu, sauf dans les mariages plus « huppés » des châtelains ou des patrons d’usine. Puis la mode est revenue dans les années quatre-vingt. L’un après l’autre, des volontaires se proposent pour soulever, avec l’aide d’un autre, le précieux fardeau et, l’ayant placé sur leur tête, dansent chacun leur tour pendant un moment, sous les applaudissements de la foule.
47Mais l’empreinte de la communauté pour consacrer le mariage n’est pas achevée sans la cérémonie, jamais omise, de la soupe à l’oignon17. Avant la fin du bal, le jeune couple s’éclipse et va passer sa première nuit dans une maison prêtée par des parents ou amis et restée secrète. Le bal fini, vers les deux heures du matin, les participants de ce rite vont préparer la fameuse soupe dans la maison des parents d’un des jeunes mariés. Pendant que la soupe cuit, on choisit une carotte de belle taille et, une fois épluchée, on lui donne avec grand soin, une forme phallique. L’artiste-sculpteur est souvent une femme, la mère de l’un ou l’autre des mariés ou sa sœur aînée. Tout le monde observe, commente et participe à la création du chef-d’œuvre, y compris les enfants présents, tout du moins ceux qui ne dorment pas dans un coin ou sur les genoux de leur mère. La carotte-phallus est ensuite attachée à une louche ainsi que deux gros oignons, figurant sans ambages les testicules, et du persil, les poils pubiens. Pendant que la soupe cuit, les jeunes garçons et filles, tout en buvant dans la cuisine ou à la cave, chantent un répertoire impressionnant de chansons de « corps de garde ». La soupe prête, on la place dans une soupière spéciale, ayant la forme d’un pot de chambre, décorée d’un œil dans le fond (l’œil de la conscience, l’œil du voyeur, selon les interprétations données, en tout cas, signe que les jeunes mariés ne sont pas seuls, mais qu’on les a « à l’œil »).
48La troupe des plus zélés (car certains restent derrière, en particulier la mère) se met alors en route à la recherche des fugitifs. En principe personne ne doit savoir à l’avance où ils se cachent, mais maintenant que le champ de possibilités est plus vaste, grâce aux voitures, une demoiselle d’honneur ou un frère ou une sœur est dans le secret. On n’en fait pas moins des détours inutiles, même si la maison n’est pas loin. L’arrivée des assaillants simule une conspiration. Ils cernent la maison en silence. Les plus hardis cherchent une entrée, une porte mal fermée, un volet qu’on peut décrocher. Il est permis d’entrer par le toit ou de casser un carreau, si besoin est. Aussi les mariés laissent-ils souvent la clef sur la porte, pour éviter toute effraction. A pas de loup, les intrus les surprennent dans le premier sommeil de la courte nuit de noces. La chambre nuptiale est envahie. Avant de pouvoir goûter à la soupe qui leur est offerte, de pouvoir même toucher au manche de la louche décorée de légumes symboliques qui leur est tendue, les mariés doivent subir tout un rituel de sarcasmes, d’insultes, de sermons parodiques qui finalement se résout en libations purificatrices (lavage des mains et de la bouche dans une bassine). Parfois un faux prêtre menace d’entrer dans le lit de la mariée et d’en éjecter l’époux. La mariée doit contempler de force ce qui est attaché à la louche et mordre dans la carotte. Finalement tout le monde partage la soupe à l’oignon et autres victuailles (pain et charcuterie) dans la cuisine du lieu, puis rentre chez soi dans la matinée.
49L’union entre les jeunes mariés est donc enfin dûment entérinée. Pourtant, alors qu’en ville, les jeunes mariés disparaissent généralement en voyage de noces, rite moderne de séparation marquant symboliquement une rupture avec la famille, ils vont ici continuer d’être entourés par leurs proches et les amis, pendant les jours qui suivent. Il y a tant de choses à faire les lendemains de noces : ouvrir et ranger les cadeaux18 – appareils ménagers électroniques de toute espèce, services de table, couverts, linge de maison –, recevoir ceux qui sont en retard, régler les notes, comment pourrait-il en être autrement19 ?
50L’exubérance et la vitalité de ces rites nous confrontent à un monde à la fois familier et nouveau. L’originalité et la force des nouvelles noces tiennent peut-être justement au fait que, tel un nœud gordien, elles entrelacent des fils du passé avec ceux de la vie présente avec une telle habileté qu’on ne peut séparer le char du timon. Bien souvent les acteurs de ces rites croient en toute bonne foi suivre, soit une logique naturelle ayant la force d’une évidence, avec les moyens du bord, soit une tradition toute faite, lors même qu’ils la transforment à ne plus s’y reconnaître.
51Placés devant une sorte de quadrature du cercle – conserver au mariage son caractère communautaire, non exclusif, test de la force et la vaillance des maisons, aider à l’établissement du nouveau ménage, grâce aux cadeaux des invités, et pouvoir s’offrir les noces – les Bocains ont dû peser les tenants et aboutissants des rites du mariage en fonction de leur coût, évaluer et parfois inventer des critères d’hospitalité et d’obligations avec autrui, voisins, compagnons de travail ou parents et, par la même occasion, scruter les liens de parenté sous un nouvel angle. Ainsi, du jour où il a fallu décider qui sera invité aux noces, la généalogie a pris une importance inconnue jusque-là.
52J’ai souligné la difficulté avec laquelle, pour le passé, les Bocains démêlaient les fils de la parenté la plus simple, au point qu’au début, les prenant en flagrant délit d’erreurs les plus grossières sur les termes de parenté (belle-sœur donnée comme tante, neveu pour cousin) ou les liens généalogiques imaginaires, déniés ou fautifs, je croyais qu’ils le faisaient exprès pour tester ma crédulité ou ma compétence. La raison était plus innocente. Jadis, nous l’avons vu, la parenté s’effaçait devant la place de chacun dans l’espace social de la « maison » ou les liens créés par le coublage entre maisonnées20. Maintenant au contraire, la place généalogique des individus détermine l’ampleur du cadeau qu’ils feront pour aider les nouveaux mariés à fonder une famille indépendante. Cette place les relie aux réseaux d’échange essentiels au système de mi-viage. Les subtilités du protocole et les blessures d’amour-propre qui en résultent parfois sont largement compensées par la réussite d’un grand rite communautaire où chaque participant joue un rôle actif dans un décor familier et selon un canevas sur lequel, comme dans la commedia dell’arte, tout l’art tient à l’exécution et l’invention de variantes.
53Du début jusqu’à la fin, le rituel des noces orchestre, sur une plus grande échelle et en réunissant tous les instruments, des rituels d’hospitalité et de commensalité de la vie quotidienne. On y retrouve ceux de la cave, de la cuisine et de l’aire ; les jeux, plaisanteries et chants des banquets de toute occasion. Il n’est pas jusqu’à la soupe à l’oignon qui ne soit réitérée dans d’autres contextes. On va la servir de manière impromptue à ceux qui emménagent dans un nouveau logement, quel que soit leur âge21. C’est cette familiarité qui donne aux noces, en dépit des calculs et des plans si laborieusement préparés, leur caractère spontané où chacun peut se sentir à l’aise.
54L’image du folklore comme « survivance » pâlit ici devant une vitalité dont la preuve la plus flagrante est sans doute la participation active des jeunes. Loin d’être des suiveurs, ils mènent souvent le jeu. Ce sont les mariés avec leurs amis, leurs frères et sœurs qui organisent les rites et en introduisent de nouveaux. En 1984, j’ai assisté à un mariage fait à la ferme de la mariée, à l’ancienne : le repas, au lieu de se tenir dans une grange, était abrité sous une tente louée à un traiteur. Or, c’était la mariée, non ses parents, qui en avait eu l’idée. Les parents, agriculteurs aisés n’ont que deux enfants, dont le second, un garçon, s’est marié au restaurant. Engendrées par les transformations profondes de leurs assises sociales, les nouvelles noces tirent leur dynamisme de l’interaction des générations et de celle des divers groupes sociaux auxquels appartiennent les membres de la famille scindée et dispersée. Les rites du mariage tiennent ainsi une place centrale dans la production et la reproduction de significations culturelles attachées à la nouvelle famille. Ce rite de cohésion trouve sa contrepartie dans un domaine situé aux antipodes de la maison et de la famille, ouvert sur l’extérieur, ayant pour décor la nature la moins cultivée, celle de la forêt, et, à l’origine, socialement fermée au monde des travailleurs : la chasse. Ce sont ces travailleurs pourtant qu’on va voir s’approprier d’anciens rituels qui les excluaient jadis, et mobiliser sur une échelle encore plus vaste, une collaboration entre les couches stratifiées de la société nouvelle.
Notes de bas de page
1 Cela explique en partie la vogue du formica et du plastique dans la première phase de la révolution verte. Les meubles anciens pouvaient aider à financer la modernisation de l’équipement ménager, plus fonctionnel. Dans un second mouvement, les gens se sont rendu compte des bénéfices énormes que les antiquaires réalisaient en revendant ces meubles payés ou simplement échangés avec du formica et ont commencé à garder les pièces qui leur restaient. Ces meubles sont maintenant transmis en héritage, ce qui a fait monter encore davantage leur valeur marchande au moment où la demande d’antiquités dans la classe moyenne urbaine s’accroissait.
2 Le mariage avait lieu en principe à la maison de la mariée, mais les circonstances imposaient parfois l’inverse. Parmi les raisons de tenir le mariage dans la maison du marié, on m’a cité les mariages doubles : la sœur du marié se marie en même temps que lui, une des deux mariées se mariera forcément chez son fiancé. Il se peut aussi que la ferme de la mariée soit beaucoup trop petite, mal adaptée pour accueillir des noces avec un fiancé d’une grande ferme.
3 « Remué de germain » signifie cousin au second degré, « remué, remué de germain » ou « deux fois remué de germain » est cousin au troisième degré et ainsi de suite.
4 Interview du 26 mars 1975. D’anciens fermiers m’ont rappelé cette coutume à l’occasion d’exemples modernes où elle se continue, comme nous le verrons plus loin.
5 Sur cet aspect de l’œuvre de Rabelais, voir le livre de Bakhtine (1970). Plus récemment, celui de Michel Gautier et Dominique Gauvrit, Une autre Vendée, décrit certains de ces rites du mariage, parmi d’autres exemples de folklore du bas Poitou que les auteurs appellent en sous-titre une « culture opprimée ». L’exubérance et la liberté avec laquelle les Vendéens reproduisent ce folklore me paraît peu justifier un tel qualificatif. « Mal connue » serait peut-être plus juste.
6 Cf. supra, chap. 3.
7 Quelques hommes avaient rapporté parfois de leur service militaire une brochure décrivant cette méthode pourtant peu sûre.
8 Par contre, le tabou contre le divorce et l’avortement reste très fort, ces deux interdits renforçant la stabilité de la nouvelle famille.
9 Cf. supra, chap. 2.
10 M. Gautier et D. Gauvrit rapportent le témoignage de ce pouvoir des maîtres par une mariée « à la sauvette », bonne chez des métayers, en 1942 : « Me vlà-t-i-pas mariée là-dedans. Avec un déshonneur comme y avait pas pire, parce que c’était la dernière chose à faire. Mariée à six heures du matin parce que c’était une honte. J’étais dans une famille plus hypocrite que dévote. Fallait aller à la messe parce que tout ça, ça découle que t’aurais pas eu une ferme s’il y avait pas eu un semblant de dévotion » (1980 : 100).
11 Susan Rogers fait des observations semblables dans sa comparaison de deux communautés rurales, l’une en Aveyron, l’autre en Lorraine (1991 : 93-94), concernant le tabou du mariage entre cousins.
12 Paroisses de Mouilleron-en-Pareds, Chavagnes-les-Redoux, Le Tallud-Sainte-Gemme, Saint-Sulpice-en-Pareds, La Tardière, La Châtaigneraie, Pouzauges, Chantonnay, Saint-Prouant, Mouchamps.
13 Ces accusations des anciens « maîtres » contre le « gauchisme » de l’Église a encouragé l’établissement d’une église inspirée par les principes de Monseigneur Lefèvre : messe en latin, importance des processions religieuses telle la Fête-Dieu. Construite dans une grange rénovée et financée par des notables nobles, cette église réunissait une congrégation d’agriculteurs mêlée à des notables.
14 Lors des fêtes religieuses où le culte de la Vierge est à l’honneur, les sermons ou les chants insistent sur la maternité, l’humanité, la miséricorde, le pouvoir d’intercession, non sur la virginité et la chasteté ou « vertu » féminine, thèmes si fréquents de la rhétorique pastorale catholique. S’appuyant sur les textes de l’Évangile : « l’homme quittera son père et sa mère. Il s’attachera à sa femme » et « ce que Dieu a uni, l’homme ne le sépare pas », les sermons et les chants de mariage prêchent l’indépendance de la famille nucléaire et le caractère indissoluble du sacrement (contre le divorce). Tous les sermons affirment sous des formes diverses que l’union entre les deux époux doit être fondée sur l’amour, le respect mutuel, le partage des joies et des peines. Certaines formules reprennent curieusement l’idéal bocain des rapports humains : « que l’entente dans le ménage soit pleine de sympathie, d’amour fraternel, de tendresse, de simplicité. » Pourtant, en quinze ans, l’interprétation des rapports entre mari et femme et du rôle de celle-ci est ce qui a sans doute le plus évolué, sous l’influence des mariés eux-mêmes ou de ce que le prêtre connaît d’eux et de leur famille. Les thèmes des premiers sermons insistaient sur les vertus de l’épouse en termes caractéristiques des valeurs bocaines : son courage, sa valeur dans les tâches accomplies contribuent au bonheur du ménage, et procurent le bien-être de la maison. Parlant peu, travaillant beaucoup : « Une femme qui sait se taire est un don de Dieu. Rien ne vaut une femme préparée à sa tâche. » A cela ont commencé à se mêler des thèmes parfois contradictoires, donnant l’image cliché de la femme fragile, peut-être pour les protéger d’être battues par leur mari : « Sachez comprendre que dans la vie commune les femmes sont des êtres plus délicats. Traitez-les avec respect, puisqu’elles héritent au même titre que vous de la grâce qui donne la vie. » A partir de 1984, les textes recueillis, souvent choisis par les mariés eux-mêmes font ressortir l’égalité et la complémentarité entre les deux sexes et l’indépendance de chacun en tant que personne.
15 Ainsi, aux premiers mariages, nous étions invités, mon mari et moi, pour le vin d’honneur, le dessert et le bal. Ce n’est que plus tard, à partir de 1982, que devenue en quelque sorte comme une cousine à la mode de Bretagne des parents, je fis partie des « noceurs », placée parmi les oncles et tantes des mariés.
16 Je ne l’ai vu faire qu’une fois à des noces célébrées à la ferme des parents de la mariée, comme dans l’ancien temps, sur trois jours.
17 Cette coutume, répandue anciennement dans tout le Poitou, est une variante de la « rôtie », d’extension encore plus large (cf. Van Gennep 1976, 1.1, vol II : 560-562).
18 Même s’il est situé hors de la Vendée, le déménagement ne se fera pas avant plusieurs jours qui correspondent parfois à des jours de congés payés, pris pour la circonstance.
19 C’est du moins la question qu’on me renvoyait lorsque je demandais naïvement si les nouveaux mariés n’avaient pas envie d’être seuls, de partir ensemble en voyage de noces.
20 Ainsi, des cousins germains et leurs parents vivant au loin étaient vite considérés comme « lointains », donc souvent donnés comme « remués, remués de germains* » ou même non parents, alors que les neveux ou cousins généalogiquement lointains mais qui, du même sexe et appartenant à la même classe d’âge, couchaient dans le même lit, étaient considérés « cousins-frères ».
21 Lorsque mon mari est venu me rejoindre pendant un mois en 1977 dans mon nouveau logis, il y eut quelque projet de venir nous servir la soupe à l’oignon, projet qui a échoué car nous avons déménagé avant son exécution.
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