3. Codes de conduite et valeurs-charnières
p. 107-134
Texte intégral
1Ici la collecte et l’analyse des données ethnographiques du présent est encore la meilleure manière de connaître les systèmes de valeurs qui sous-tendent l’identité de la communauté bocaine. Ils servent de normes d’après lesquelles on juge encore aujourd’hui les écarts et les bouleversements sociaux entraînés par la technologie, la modernisation. Ces valeurs jouent ainsi le rôle de charnières entre l’avant et l’après de la révolution verte.
La vaillance et l’honneur
2Les différences de statut et d’argent parmi les travailleurs, provenaient, d’après eux, de deux facteurs : d’une part la place occupée par l’individu dans la maison, en particulier l’ordre de la naissance et, d’autre part, les qualités personnelles de travail et d’habileté. En cela, elles relevaient d’une valeur restée primordiale parmi les Bocains d’aujourd’hui, la vaillance. Mélange de courage, d’adaptation et de ténacité à la tâche et devant l’adversité, la vaillance s’applique aux hommes comme aux femmes. Etre vaillant ou vaillante implique aussi la compétence (être capable), et s’allie à une autre vertu, être malin ou être « ficelle », c’est-à-dire avoir plus d’un tour dans son sac, savoir déjouer les éléments comme les hommes, les maîtres en particulier. Le contraire de la vaillance prend deux formes : être fainiant, ou bon à rien par paresse, et inserviable, ou bon à rien parce qu’incapable.
3A la vaillance s’ajoutent deux autres principes dominant ces valeurs traditionnelles. Le premier, être de service, souligne l’importance de l’entraide, dans l’esprit de coublage, intimement lié à la vaillance quand elle se déploie dans les rapports de l’individu avec les autres, soit à l’intérieur de la maison, soit en dehors, avec les voisins. Le second principe s’exprime sous plusieurs formes négatives : ne pas être fier (antonyme : avoir de la grandeur), ne pas être sauvage et ne pas se mettre à part (contraire : être sauvage, être à part). En outre, si être malin est une valeur positive alliée à la vaillance, faire le malin dénonce au contraire une attitude antisociale à l’égard de ses pairs et se rapproche de l’être fier qui vous met « à part » et ne peut mener tôt ou tard qu’à une chute ou quelque déboire (« il a voulu faire le malin, mais total, il s’est cassé le nez »). Ces différentes injonctions relèvent toutes d’un principe directeur de l’éthique des travailleurs : l’individu ne doit pas se croire ou se montrer supérieur aux autres, avec « ceux de même ». Les règles doivent être égales pour tout le monde. Les querelles d’amour-propre ou d’honneur doivent céder le pas à la cohésion de la communauté. Ce principe correspond à une qualité prisée dans les deux « camps », messieurs comme travailleurs : la simplicité, vertu qui implique un certain conformisme avec les règles générales. « Chaque pays, chaque coutume », m’a-t-on répété bien des fois et gare à celui ou celle qui ne respecte pas cette sagesse et du même coup se met « à part ».
4A ces trois principes majeurs s’ajoutent des conduites recom-mandables concernant l’économie et la vie domestiques : ménager, c’est-à-dire être économe, savoir gérer ses affaires, conduite appropriée pour les travailleurs, à laquelle s’oppose buffer la grenouille, tout manger, dilapider son bien, et faire la java qui peut mener ou non à « buffer la grenouille », mais suggère, entre autres, des conduites sexuelles quelque peu dissolues, traits attribués plus volontiers à la classe des messieurs.
5Telles sont les grandes lignes qui délimitaient l’idéal d’un être sociable en Bocage vendéen avant la révolution verte. Nous verrons plus tard ce qu’il advient de cet idéal dans la vie contemporaine, au milieu de conditions sociales et économiques entièrement transformées. Avant d’en suivre les avatars, il importe de comprendre la raison d’être de ce système de valeurs au sein des conditions où il s’est développé, avant la modernisation. Ces normes reflètent en effet très clairement l’ancienne éthique des travailleurs, qui s’oppose à celle des messieurs, ce qui confirmait ainsi les limites sociales assignant aux individus des conduites appropriées à leurs sphères respectives, donc au maintien du statu quo. Le trait distinctif le plus flagrant des messieurs n’était pas en effet de posséder la terre (n’était-ce pas l’ambition de chacun d’être propriétaire ?), mais, nous l’avons vu, d’en tirer des rentes sans y travailler. De ce fait, les messieurs ne pouvaient être dits « vaillants ». Ne rien faire, se faire servir, valeur négative dans la communauté des travailleurs, faisait partie intégrante de la définition même des bourgeois et des nobles. Par contre, ces derniers pouvaient être « capables », s’ils savaient gérer leurs biens, faire avancer l’agriculture (comme ceux qui les premiers ont introduit des bœufs charolais dans la région). Ils pouvaient aussi « ne pas être fiers », façon de se racheter aux yeux des travailleurs en se mêlant à eux pour la chasse, au café pour faire une partie de coinchée* (jeu de manille) avec les hommes ou, à l’occasion des fêtes, dans les fermes ou même au château. Mais qu’un des travailleurs soit fier, « montre de la grandeur », c’est-à-dire se comporte comme s’il était au-dessus de « ceux de même », comme s’il était un « monsieur », en fait un être « à part », au même titre que celui qui est « sauvage », refuse de coopérer avec les voisins ou de s’arrêter à la cave d’un voisin, quand il passe par là ou y est invité.
6Comme je l’ai montré ailleurs (Bucher 1980), ce système de valeurs est aux antipodes des codes « d’honneur et de honte » en vigueur dans certaines sociétés méditerranéennes. D’après les études ethnologiques de ces régions1, l’honneur de l’individu y tient à un fil plus ténu. Toute la valeur personnelle d’un individu acquise par son courage, son travail, ses vertus civiles ou militaires, son prestige et celui de sa famille, peut être ruinée en un jour par une simple attaque verbale contre la vertu d’une femme de son groupe, quels que soient les mérites de celle-ci par ailleurs. L’homme ainsi blessé dans son honneur n’a d’autre recours que la vengeance, qui peut l’entraîner à des conduites criminelles, condamnées par le code légal et religieux. Ici la hiérarchie des valeurs est subordonnée au contrôle de la sexualité féminine selon des règles très strictes (virginité des filles, fidélité des épouses, chasteté des veuves), sanctionnées avec rigueur, violence même, allant jusqu’au crime. En cas d’offense, le point d’honneur déclenche une série d’attaques et de contre-attaques, meurtres et contre-meurtres, non pas seulement entre les deux individus en cause, mais entre deux ou plusieurs groupes qui leur sont apparentés, luttes pouvant s’étendre sur plusieurs générations. Le sentiment de l’honneur individuel prime alors sur le sens de la communauté et maintient un état d’antagonisme et de rivalité quasi permanent entre les groupes de parenté.
7En Vendée, la hiérarchie des valeurs est inverse et s’applique aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Les manquements aux règles, quant aux conduites sexuelles des femmes, et l’amour-propre, quant au point d’honneur des hommes, se mesurent aux valeurs reliées à la vaillance et cèdent le pas au « ne pas être fier », « ne pas se mettre à part », antithèses du point d’honneur méditerranéen. Ce n’est pas dire pour autant que les mœurs des Bocains soient dissolues et qu’on y fasse fi de la vertu féminine. Nous avons vu que « faire la java », qui implique ce type de conduite, présage un mauvais sort pouvant mener à la ruine et est un travers attribué plus volontiers à la classe* des messieurs. Les statistiques démographiques témoignent du reste que, par-delà les idéologies, les Vendéens ont été et restent encore d’authentiques champions des valeurs familiales, par le taux élevé des mariages et le faible taux des naissances illégitimes et du divorce2. La structure de la maison, les conditions du mariage qu’elle imposait, le pouvoir du couple dominant et surtout de la matrone sur les autres membres, mariés ou non, qui y cohabitaient imposaient des limites aux écarts de conduite sexuelle.
8Pourtant, même si l’idéal pour les filles était, dans le passé, d’arriver vierges au mariage, le nombre assez important des conceptions prénuptiales indique que, malgré les interdits religieux et sociaux, les relations sexuelles prémaritales se produisaient assez souvent. Elles étaient favorisées par le migaillage*, forme boquine du maraîchinage*3. Une fois qu’un jeune homme était accepté comme « fréquentation » d’une jeune fille, il pouvait venir dans la maison avec elle. A l’intérieur de règles de pudeur qui régnaient même entre gens mariés, vu la promiscuité des lits, des caresses et jeux sexuels assez hardis étaient tolérés à l’exclusion de la défloration. Ces jeux pouvaient se pratiquer tout habillés grâce aux fentes des jupes appelées migaillères, d’où le nom de migaillage donné à ces licences prémaritales. L’adultère et même les relations sexuelles maritales avaient lieu bien souvent dans les champs, les prés ou les granges.
9Malgré la terreur que pouvait inspirer l’autorité des « anciens », en particulier la matrone, qui contrôlaient la sexualité des membres de la maison, si cette autorité se trouvait bafouée et qu’un « accident » se produisait, c’était une affaire interne à la maison. Les choses se terminaient du reste le plus souvent par un mariage hâtif, mais qui n’en était pas moins solide et durable4. Dans la mesure où le mariage faisait et fait encore rentrer dans l’ordre des écarts de conduite reconnus comme naturels, aucune honte ou discrédit social ne restent attachés ni à la famille ni à l’enfant. La femme, une fois mariée, a d’autres moyens de prouver sa valeur et la « vaillance » est encore sa plus grande vertu.
10Quant aux naissances illégitimes, d’après les registres d’état civil, elles se produisaient le plus fréquemment parmi les « servantes », parfois elles-mêmes filles de servantes ou de père inconnu. L’enfant était souvent recueilli par un parent, oncle, tante ou par les grands-parents. Un bon nombre de ces enfants illégitimes provenaient de relations sexuelles entre maîtres et servantes, ou entre domestiques qui n’avaient aucun moyen de fonder famille ou maison. En tout cas, il aurait été impensable de provoquer un conflit ouvert, une condamnation publique et encore moins demander réparation. Chercher querelle ou vengeance à l’auteur du méfait aurait été condamné davantage que l’inconduite de la fille. Il vaut beaucoup mieux passer sur des blessures d’amour-propre, sur le point d’honneur, que de « faire les fiers », ou de « se mettre à part ».
11Ainsi, à rencontre des régions dites à codes « d’honneur et de honte », les valeurs bocaines convergent pour donner la préséance à la cohésion de la communauté sur les sentiments d’honneur de l’individu ou même de la maison. Ces valeurs atténuent les signes de « grandeur », réservée aux messieurs avec lesquels toute compétition est impossible, et minimisent les insultes ou les sources de conflits, par toutes sortes de stratégies dont nous verrons plus tard la nature à l’époque contemporaine.
12Ce contraste flagrant entre codes d’honneur méditerranéens et systèmes de valeurs vendéens mérite une explication. Des différentes hypothèses présentées par les méditerranéistes pour rendre compte de l’éclosion, du maintien et de la disparition des codes d’honneur, celles de Jane Schneider (1971) et de Schneider et Schneider (1976) se prêtent, avec certaines nuances, à une contre-épreuve dans le domaine bocain, aussi bien dans le passé, qu’après la modernisation. Leurs arguments cherchent des corrélations significatives entre l’existence de ces codes et deux séries de facteurs.
13La première concerne la structure même de la communauté où ces codes prévalent. Pour J. Schneider (1971), ce qui caractériserait les régions à code d’honneur serait la coexistence sur le même territoire, à l’intérieur de la même communauté, de deux catégories socio-économiques distinctes - agriculteurs et pasteurs - qui rivalisent pour avoir accès aux mêmes ressources (pâturages, points d’eau, etc.) selon deux modes d’exploitation très différents. Dans les pays à transhumance, les limites territoriales aussi bien que sociales étant mal définies et constamment menacées, l’idéologie de l’honneur et les conduites qui lui correspondent, seraient des stratégies de défense mutuelle contre la catégorie adverse, stratégies rendues nécessaires par la fragmentation du pouvoir politique. En l’absence d’une bureaucratie centralisatrice efficace ou d’une stratification politique forte, sous le pouvoir d’un chef (comme c’était le cas chez les pasteurs nomades de l’Asie centrale, par exemple), le pouvoir repose alors sur chaque chef de famille auquel il incombe entièrement d’imposer son droit par la force. L’importance donnée à la moindre offense, en particulier celle dirigée contre la chasteté féminine, se trouverait donc en rapport direct avec ce sens du territoire menacé (cheptel, accès aux points d’eau) et l’impuissance de l’appareil centralisateur à faire respecter l’intégrité de la famille et de son patrimoine.
14La seconde série de facteurs considérée par les Schneider (1976) touche au problème des rapports que ces petites communautés entretenaient dans le passé avec le monde extérieur international. Du temps des anciens empires, les échanges commerciaux à l’intérieur du bassin méditerranéen avaient lieu entre les centres exportateurs de produits de luxe - en particulier les soieries et autres textiles - et les régions périphériques qui les importaient et exportaient en contrepartie la main-d’œuvre nécessaire à la fabrication de ces produits. Cette main-d’œuvre, essentiellement féminine, était souvent recrutée par la force et les femmes utilisées comme concubines. C’est dans ces régions-là que les codes d’honneur auraient trouvé leur meilleur terrain. Dans cette perspective, la défense violente par les hommes de la vertu des femmes, considérée comme valeur primordiale, y aurait été une réaction contre les attaques réelles portées à l’intégrité de la famille par les agents recruteurs d’esclaves. La sujétion rigoureuse imposée aux femmes apparaît alors comme une résistance efficace à l’invasion du commerce étranger des produits de luxe et à son effet destructeur. Si les femmes y sont associées au diable, au mal, c’est que, « tentées par des produits de luxe, elles étaient les complices en puissance du vol de leur propre productivité en tant que mères et main-d’œuvre » (Schneider & Schneider 1976 : 98).
15Il n’est pas lieu de revenir ici sur le débat provoqué par ces hypothèses, du point de vue des méditerranéistes (Davis 1977) ou de l’armature théorique (Bucher 1980). Il s’agit plutôt d’y reconnaître des points stratégiques qui permettent d’approfondir l’identité de la communauté bocaine, dans une perspective comparatiste, à la lumière de données à la fois ethnographiques et historiques. La question n’est pas seulement : « Pourquoi donc la vaillance en Vendée, l’honneur en Méditerranée » ? Pour élucider la spécificité et la force du symbolisme des valeurs culturelles et des conduites qui leur sont attachées, il faut saisir comment, dans l’ancien Bocage, ce symbolisme s’articulait avec les différentes formes de pouvoir et d’échanges économiques que nous avons déjà explorées à l’intérieur et à l’extérieur de la maison, en nous attachant plus particulièrement aux démarcations symboliques entre les groupes sociaux, aux catégories de sexe et finalement, aux rapports entre notre microrégion et les forces extérieures. Le problème de la production et du commerce des textiles attire particulièrement l’attention quand on sait la place qu’il tient au cœur du débat lancé par Paul Bois et Charles Tilly sur l’origine de la Contre-Révolution dans l’Ouest.
16Un grand avantage de notre terrain est que les hypothèses peuvent y être vérifiées à la lumière de données recueillies parmi les témoins qui ont vécu la période précédant la modernisation, en les confrontant aux documents écrits.
Des haies, du lin et des femmes : économie domestique, pouvoir et démarcations symboliques5
17Replongeons-nous donc dans la vie du Bocage au temps où, dans les fermes des hameaux et des bourgs, le couple « d’anciens » régnait en maître sur le groupe domestique. Son pouvoir, à vrai dire, n’allait guère plus loin. L’étendue du territoire exploité en commun par un tel groupe était fixé par contrat, titre de propriété ou bail signé entre les propriétaires et le chef de la maison. Les propriétaires terriens et autres notables du pays détenaient le pouvoir local au niveau communal aussi bien que départemental. En dessous d’eux, la compétition pour accéder aux ressources était grande, car les terres disponibles étaient limitées par rapport à une population agricole à forte natalité produisant un surplus d’enfants dont un certain nombre devaient émigrer6. Mais ici l’agression n’aurait servi de rien, au contraire. Pour réussir dans cette arène, l’honneur, le défi, la morgue qui prétendent repousser l’adversaire éventuel comme dans les sociétés pastorales, ne sont pas de mise. Ce n’est pas la force qui donne le droit d’exploiter la terre, mais d’autres qualités. Lorsque ce droit est acquis, soit en métayage, soit en fermage, soit en faire-valoir direct, il n’y a aucun danger qu’il soit menacé par le voisin, un groupe rival ou des raids étrangers. Les seules menaces qui pèsent sur ce droit sont qu’il vous soit retiré par le propriétaire, que les intempéries détruisent les récoltes, ou que le lopin de terre qu’on possède ne puisse suffire à une famille grandissante. Chaque parcelle est limitée par des haies vives depuis le xvie et le xviie siècle, et, depuis l’époque napoléonienne7, est enregistrée au cadastre. Il est hors de question qu’un voisin vienne y faire paître ses bêtes sans y être autorisé. Le propriétaire, intéressé à la production de la ferme, et, en métayage, souvent propriétaire d’une partie du cheptel, serait le premier lésé et ce serait à lui ou à son représentant de prendre l’affaire en main de façon légale. Il en serait de même du vol de cheptel, si fréquent chez les pasteurs. Il aurait été en outre bien difficile de disposer ensuite du larcin, surtout le gros bétail, dans un pays sans transhumance et où, à part quelques vagabonds et les marchands ambulants connus, la population est sédentaire.
18Etre en ferme est du reste un privilège qu’il s’agit de préserver pour soi et ses descendants à qui, normalement, le bail reviendra. C’est là que patience et vaillance « font plus que force ni que rage ». Ces valeurs sont cruciales pour accéder aux ressources. La réputation de vaillance attachée à une maison est indispensable pour maintenir et, au besoin, élargir ses droits de cultiver la terre. Etre « fainiant » ou « inserviable » ne peut mener qu’à une perte de statut, non seulement auprès des messieurs, mais aussi de ses pairs. Qui voudrait se coubler avec des « fainiants » ? Quant aux propriétaires, directement intéressés qu’ils étaient au rendement de leurs terres, ils choisissaient leurs métayers, autant que possible, en fonction des qualités de l’ensemble du groupe domestique occupant la ferme, hommes et femmes.
19La vaillance de celles-ci est en effet aussi productive que celle des hommes, non pas seulement en tant que productrices d’enfants, mais aussi par leur contribution essentielle aux travaux de l’exploitation. Tâches domestiques et tâches productrices n’étaient du reste pas clairement séparées comme elles le sont dans les foyers modernes. Il existait bien une division sexuelle du travail, mais aucune supériorité ou infériorité n’y était attachée. En général, par exemple, les femmes trayaient les vaches et nourrissaient les cochons et la volaille, tandis que les hommes préparaient la « pansion » (le fourrage) pour le bétail. Ils tenaient la charrue, traçaient les sillons, elles, à l’occasion, « touchaient les bœufs » (avec l’aiguillon). Garçons et filles allaient garder les bêtes aux champs, gros bétail et moutons. Elles aidaient à arracher les choux et les pommes de terre, pétrissaient la pâte - « boulange que j’te boulange », comme me dit l’une d’entre elles -, les hommes chauffaient le four et enfournaient le pain. Mais selon l’occasion et la main-d’œuvre disponible, on pouvait observer l’inverse. De nombreuses tâches aux champs étaient partagées, surtout dans les petites fermes où la main-d’œuvre masculine manquait et pendant les deux guerres mondiales. En tout cas, aucun homme n’aurait mis son « point d’honneur » à refuser, en cas de nécessité, des tâches généralement accomplies par les femmes8. Il aurait été alors considéré par le reste de la communauté comme « inserviable », c’est-à-dire incapable de s’adapter, de faire face par le travail et l’ingéniosité, à des conditions inattendues.
20Sous cet angle, l’image d’Épinal de la Vendéenne totalement soumise et dominée par l’homme (en particulier parce que les femmes prenaient leurs repas debout ou assises par terre près de la cheminée, tout en servant les hommes) mériterait d’être revue. Les rapports entre hommes et femmes étaient de coopération. Ce sont les conditions nouvelles qui, comme nous le verrons plus tard, tendent à attacher des valeurs sexistes à la division du travail entre l’homme gagne-pain, producteur, et la « femme au foyer », improductive, sinon d’enfants, et servante de tous.
21Cette coopération entre hommes et femmes et leur égale vaillance étaient essentielles à la bonne marche et au bien-être de la maisonnée. Ainsi, lorsqu’une vacance se présentait, les membres d’une maison ayant acquis une solide réputation avaient plus de chance de se voir offrir des terres plus grandes et avantageuses. Cela ressort clairement des récits que j’ai recueillis sur l’histoire des changements de ferme, de bail et des achats de terres. Ces transactions se faisaient de bouche à oreille, bien souvent sur l’initiative du propriétaire qui choisissait ses métayers parmi les enfants de ceux qu’il connaissait déjà et dont la vaillance et la capacité avaient été mises à l’épreuve sur plusieurs générations, comme cet exemple assez classique le montre :
N - Non, on n’est pas nés là, nous ; mais on a tout le temps été, enfin ma famille, ont été fermiers des messieurs-là, d’abord à Saint-Maurice... Mon mari, lui, était tout seul, l’avait pas de famille. Nous - dans la famille de papa - ça fait peut-être 200 ans qu’on a été tout le temps avec les mêmes propriétaires. Et puis alors le monsieur, quand il a été pour mourir - l’était pas vieux -, l’a fait un grand changement dans la famille. Le nous a avisé de cette ferme-là (celle où la narratrice et son mari, retraités, résident avec leurs enfants et petits-enfants et qui leur appartient maintenant).
BB - Vous étiez déjà mariée ?
N - Ah oui, pensez-donc. Y avait déjà un fils qui avait 10 ans et l’autre qui avait 11 ans, alors ça nous faisait tout de suite un petit coup de main.
22La suite de l’histoire fait ressortir encore davantage combien la réputation d’une maison fondée pendant des générations sur ces valeurs bocaines est payée de retour par des avantages substantiels, en particulier sous forme de crédit :
Etions en métayage. Quand on est arrivé, on n’avait pas d’argent. On avait une dizaine de têtes de bétail. Il fallait acheter tout, et c’est qu’on pouvait pas trouver de l’argent comme aujourd’hui. C’est qu’on vivait chacun sur son p’tit domaine, et puis tout le monde était ben à la même enseigne. Y avait quelques-uns qui étaient un peu mieux. Nous autres on était neuf zenfants, l’était pas rien. Papa est venu à mourir. Bé dame, on était là ; et puis dame, le monsieur ici l’était ben gentil, ma foi. Y avait déjà 22 pièces de bétail dans la grange qui nous attendaient. Alors ça a tout été estimé ; plus les 12 que nous avions ; dame, on avait 12 vaches dans le moment, 14 vaches, alors tout ça a commencé à véler, on est venu là à la Toussaint, alors tout de suite, o l’a augmenté. Et puis on a eu de la chance. De tout ce qu’on avait amené, de nos cochons (y avait pas de cochon ici quand on est arrivé), do pommes de terre, do bêtes, tout ça l’a été estimé : o restait à 9 000 francs, o l’était pas gros. Alors le monsieur nous a fait une belle avance et puis nous a jamais fait payer d’intérêt. L’a dit : « Ça, vous me le remettrez quand vous aurez de l’argent. » Puis après ça, dame, l’a été 3 ans sans augmenter de ferme. O l’était ben appréciable dans le moment. Le tenait à la famille, vous comprenez. Le dit : « Vous avez toujours été dans nos fermes », alors nous a donné la priorité.
23Dans le contexte moderne, la « gentillesse » du monsieur pourrait passer pour de la naïveté ou de la philanthropie. Ce type de prêt « sans intérêt » était pourtant courant à l’époque et représentait une forme d’investissement à faible risque pour le propriétaire. Le garant de cet investissement était la réputation des nouveaux métayers acquise à très long terme par la maison dont est issue l’épouse, renforcée par les preuves matérielles de leur valeur personnelle : le jeune ménage apporte un petit capital en cheptel, outils, pommes de terre, qui, même s’il « n’était pas gros » témoignait de leur valeur personnelle (fille de 9 enfants, lui seul, orphelin de père), et qui plus est, deux garçons, de 10 et 11 ans, déjà considérés comme main-d’œuvre appréciable (« un bon petit coup de main »). Les trois ans de « grâce » pour rembourser les sommes constituent une forme de recouvrement à moyen terme dont le profit découle du contrat de métayage, non directement de l’emprunt. Les métayers, en plus de la somme empruntée, versent une rente proportionnée au rendement de la ferme. Ainsi propriétaires et métayers sont intéressés au bénéfice de l’investissement à la fois de capital et de vaillance.
24Les qualités de courage au travail et d’adaptation confèrent en outre d’autres avantages à ceux qui les possèdent. Les conditions irrégulières du climat (avec alternance, selon les années, de périodes de sécheresse et de pluies dévastatrices) et l’hétérogénéité très grande des sols (à l’intérieur du même champ, de la même parcelle) demandent avant tout des qualités d’adaptation, de souplesse, de ruse avec la nature (« être malin ») et de courage devant l’échec (encore la vaillance). Plusieurs récits semblables m’ont décrit comment d’année en année, de nouveaux preneurs de ferme l’ont fait fructifier, jusqu’au moment où est arrivée « la cocotte », la fièvre aphteuse qui ravagea le bétail, petit et gros, dans le Bocage au début de la Deuxième Guerre mondiale :
Alors jusque-là (jusqu’en 1939), les affaires ont toujours eu monté. Là on a pris estimation pas tellement chère, mais après les bêtes qu’avions, ben l’ont doublé. Ça nous a bien arrangés. Ça les premières années, o l’a bien marché. Ce qui nous a tués après, o l’est cette cocotte, cette fièvre aphteuse, ma pauvre amie, o l’était effrayant. L’était dame, en 40. L’était abouminable. On a eu de la perte. On n’a pas perdu de bêtes (gros bétail), mais ce qu’on a tant perdu, l’était nos pauvres petits agneaux, nos brebis. On avait 30 brebis. Elles ont toutes nellé dans le moment de la cocotte. Vous pouvez pas vous figurer les pertes. Y avait les X qui avaient une ferme plus bas, mes pauv’ zamis. L’ont perdu un gros taureau père, l’ont perdu do vaches. Nous, ions pas perdu de bêtes, i peux pas dire. Là-bas, l’était malsain. Dans nos granges ici, o l’était déjà plus sain. Lo prenaient l’air ; mais l’étions pas bien gros. Le prenions bien la peine de tout le monde, le faisions bouillir de l’eau, do bandes blanches. Vous auriez vu c’tieux pattes, do pattes pourries. Dans le moment, y avait pas de piqûres, y avait rien.
25Malgré ces épreuves et grâce aux soins des métayers, ces derniers ont réussi, non seulement à survivre, mais à prospérer. Après être passés en fermage, ils ont pu acheter, comme bien d’autres, il y a quelques années, les terres et les bâtiments de leur ferme.
26Ces qualités permettaient aussi au groupe domestique de produire un surplus qui échappait au contrôle du propriétaire. On le pouvait par la ruse (être malin avec lui comme avec les éléments), en dissimulant une partie de la production. Ce n’était guère facile s’agissant des produits d’après lesquels se calculaient le fermage ou le métayage, à savoir le bétail et les céréales. Lorsqu’on était vaillant et malin, on avait donc tout intérêt à développer les productions sur lesquelles, en métayage, le propriétaire prélevait une proportion plus faible (un tiers, un cinquième par exemple) ou en fermage, une quantité forfaitaire et que, de toute façon, il lui était bien difficile, sinon impossible de contrôler. C’était le cas des productions de subsistance - lait, beurre, cochons, volailles - et, plus encore, des textiles - laine de moutons, chanvre (en petite quantité) et surtout lin. Or, l’argent qu’on en tirait constituait ce qu’on appelle encore « la petite caisse » tenue par les femmes, par opposition à la « grosse caisse » qui provenait des bestiaux et des céréales, responsabilité des hommes.
27Les produits textiles, dont le revenu peut à première vue paraître négligeable chez les petits producteurs, ont joué indirectement un rôle très important dans cette microrégion, comme certainement dans tout l’Ouest (cf. Bois 1971). Rappelons que l’industrie textile artisanale s’y est développée au xve siècle sous l’influence de tisserands normands réfugiés autour de Mouilleron-en-Pareds après la défaite d’Azincourt en 1416 (Aubin, Bossis et al. 1982 : 153, 159). Son importance s’est accrue aux xvie et xviie siècles où les protestants, comme nous l’avons vu, y jouent un rôle prépondérant jusqu’à la Révocation de l’Édit de Nantes. C’est dire que le développement de la culture du lin et de l’industrie textile suit, comme dans d’autres régions d’Europe, celui de la métairie et du bocage9. A l’époque, les paroisses des cantons de Chantonnay (Saint-Prouant, Monsireigne, Chavagnes, Sigour-nais), des Herbiers (Mouchamps), fourmillent de petits fabricants de draperies lourdes, le « tirelaine » et le « boulanger », dont la chaîne est en lin et la trame en laine, tandis que celles du canton de La Châtaigneraie (Mouilleron, Cheffois, La Tardière, Saint-Maurice-le-Girard, Menomblet) produisent la petite draperie, kal-mouk, serge, molleton, carisé et surtout droguet (Cavoleau 1844 : 658). Ce dernier tissu servira à vêtir des générations de paysans jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Notons qu’il s’agit de textiles grossiers, non d’étoffes de luxe. La perte du Canada et les guerres du xviiie siècle ont porté un coup mortel à cette industrie, car une grande partie de sa production partait pour l’Amérique par les ports de La Rochelle et de Nantes, soit directement, soit en fournissant au Portugal et à l’Espagne de quoi équiper les bateaux en toiles, bâches et cordages et surtout vêtir les marins et les esclaves noirs.
28Ces faits rejoignent donc a contrario un des arguments des Schneider qui relie la formation des codes d’honneur dans certaines régions méditerranéennes à leur position d’importatrices de produits de luxe, surtout textiles, et de proies faciles aux régions exportatrices, toujours avides d’esclaves féminines pour la fabrication de ces tissus. Or, sur ce point, la Vendée et tout l’ouest de la France en général ont, dans le passé, occupé une place exactement inverse des pays méditerranéens à codes d’honneur. Entre le xvie et le xviie siècle, le système d’échanges internationaux faisait de l’Ouest vendéen, pays tourné vers l’Atlantique, un exportateur de produits textiles à destination des régions périphériques colonisées et le plaçait, pour ce qui est du commerce esclavagiste, du côté des bénéficiaires et non des victimes, à l’inverse du sort que connurent les régions périphériques de la Méditerranée. Si les femmes participaient à ce commerce comme main-d’œuvre, c’était à domicile, dans les fermes où elles collaboraient à la préparation du fil à la fois pour le compte du groupe domestique et pour constituer leur trousseau qui leur revenait en propre.
29La préparation du lin et du chanvre (ce dernier produit en moindre quantité, car il pousse mal), nécessitait la coopération des hommes et des femmes de plusieurs maisons (entre voisins) pour l’arrachage de la plante, le rouissage (mettre à tremper dans une rivière ou un étang la plante pour sa décomposition) et le broyage* (action de broyer les fibres). La culture elle-même incombait aux hommes, le broyage (avec les braies*) et le filage aux femmes qui y travaillaient le soir à la veillée, réunies en gruées*. La fabrication de la toile chez les tisserands de la région était surtout le travail des hommes. C’était une façon d’absorber le surplus de main-d’œuvre agricole. Il en allait encore de même au xixe siècle, après le déclin de l’industrie textile, mais les petits tisserands avaient de moins en moins besoin de main-d’œuvre supplémentaire et se contentaient le plus souvent d’utiliser leurs femmes et leurs filles (Cavoleau 1844 : 657-659). Même après la perte, au xviiie siècle, des débouchés américains, la production locale de lin et d’un peu de chanvre s’est maintenue sur une petite échelle et a continué de jouer avec la laine, un rôle non négligeable jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. On se remit alors à filer les filasses de lin et de chanvre laissées en surplus par la génération précédente, mais on cultivait ces plantes assez rarement. Si la culture était pénible, elle ne demandait pas beaucoup de terrain, quelques ares pour fournir la consommation annuelle d’une ferme.
30Depuis la chute de l’exportation, cette production était en majeure partie consommée sur place. Bien qu’elle n’ait pas rapporté directement d’argent et ait requis un travail très dur (d’après ceux et celles qui y ont participé avant la guerre), la production de fil contribuait à l’économie domestique de deux façons. Elle accroissait l’autonomie des fermes, puisqu’en produisant le linge de maison, les étoffes et cordes pour la ferme (en chanvre) et une partie de l’habillement, on pouvait utiliser l’argent ainsi économisé pour acheter des meubles, de la vaisselle ou d’autres biens qui pouvaient être transmis en héritage aux enfants ou donnés au moment du mariage ou d’un partage.
31Parmi les travailleurs, il n’y avait pas en effet de dot à proprement parler. Pourtant les filles se préparaient un trousseau de linge de corps (chemises, camisoles, culottes, cotillons, chaussettes et tricots) et de maison (draps, torchons, serviettes) qu’elles emportaient ou gardaient avec elle. Les hommes avaient eux aussi un trousseau, mais essentiellement de linge de corps et des vêtements de travail. Les grosses blouses bleues qu’ils portaient dans les champs étaient tissées avec du lin filé par les femmes de la maison. Les femmes filaient et tricotaient aussi la laine des moutons pour en faire des chaussettes et des tricots de flanelle portés par hommes et femmes. La solidité de ces vêtements était telle qu’ils pouvaient servir une bonne partie de la vie, avec quelques raccommodages : « L’étaient épaisses, l’étaient increvables, ces laines de moutons. Mais dame écoutez, il faudrait pas o faire porter aujourd’hui. » Quant aux draps et autre linge de maison, les essuie-mains en lin et chanvre par exemple, ils pouvaient durer plusieurs générations et se transmettent même de nos jours en héritage.
32Ce linge de fabrication domestique faisait des jeunes filles à marier un meilleur parti. Encore aujourd’hui on se rappelle avec admiration les maisons où les filles « vaillantes » filaient beaucoup et bien. La valeur de la fille et de toute la maison en était accrue. « On filait bien », « on filait même gros » et l’on « filait fin » dans cette maison, apparaît dans les récits, comme une mesure à la fois quantitative et qualitative de l’importance des fermes. En fait, la qualité était reliée à la fois à l’art de la fileuse et à la quantité de fil de lin qu’on pouvait donner en surplus au tisserand pour qu’il y ajoute du coton, ce qui affinait la toile. En tous les cas, la vaillance des femmes était, là encore, essentielle. Voici par exemple les souvenirs d’une narratrice issue d’une grosse ferme où les femmes filaient gros (c’est-à-dire beaucoup), mais plus ou moins fin :
Oui, moi i ai vu broyer le lin toute jeune. I ai arraché do lin. L’ai pas broyé : i avions do femmes de journée pour o faire. O l’est ma mère pis ma tante qui filaient. Elles ont filé leur trousseau... Elles filaient ctieu filasse, c’était à celle qui en filerait le mieux. O l’avait ma mère, elle filait comme une amiralée. Elle avait les plus belles chemises, vraies fines. Ma tante filait moins, sa chemise était plus grosse. Fallait savoir bien faire ça. Quand la quenouille marchait, o fallait vraiment être habituée. Plus o l’était roulé petit, plus la chemise était fine. Ah, tout le monde y arrivait pas pareil. Quand on se mariait fallait une douzaine de chemises aut’fois. O bé dame, l’était pas rien !
33Contrairement aux pays à codes d’honneur, le luxe n’était donc pas ici, dans ce pays à « vaillance », une tentation. Le soin mis à l’habillement et la coquetterie des femmes se satisfaisaient des tissus de fabrication locale égayés de rayures de couleurs, des mouchoirs rouges de Cholet, des dentelles blanches, des coiffes tuyautées avec de la paille et « gaufrées » par des lingères du pays, des jupons fabriqués sur place avec le coton obtenu par le troc plutôt que par l’argent et si achat il y avait, c’était avec l’argent de la « petite caisse », produit par le travail des femmes. Les tissus de luxe, les soieries étaient l’apanage, jalousement protégé, des nobles et des bourgeois qui ont maintenu ces distinctions vestimentaires entre eux et leurs paysans jusqu’à une époque assez récente. Les propriétaires du sol tenaient à voir ces distinctions extérieures respectées entre eux et les autres, quand ces derniers arrivaient à pouvoir s’offrir des toilettes différentes qui menaçaient d’estomper ces signes visibles de démarcation. Ils utilisaient alors des moyens de pression indirecte, facilités par le pouvoir qu’ils exerçaient en tant que maîtres sur leurs métayers, fermiers, ou clients des artisans et petits commerçants. Une ancienne fille de métayers me rapporta ce souvenir encore très vivace pour illustrer l’emprise des maîtres que son mari et un de ses neveux présents me décrivaient :
N - Etant jeune, fallait pas porter des toilettes.
BB - Pourquoi donc ?
N - Ah bé dame, l’était seulement pour les riches. Et puis celui qui était pauvre, l’était pauvre, celui qui était riche, l’était riche.
BB - On vous interdisait de vous habiller comme vous vouliez ?
N - Fallait pas s’habiller richement. Comme dans le moment, on portait un petit bonnet pour aller à la messe. Quand i arrivais à l’âge de 12 ans, i me rappelle, i disais à maman (y en avait qui portaient dos chapeaux), i dit : « I porterais ben un chapeau ». Ah bé dame, qu’elle dit, i peux bien t’acheter un chapeau, mais comment c’est qu’nos maîtres y trouveront !
34Comme la narratrice l’a très bien perçu, si l’interdiction n’était pas formelle, elle n’en pesait pas moins sur la façon d’être bien vu des maîtres. En ce cas précis, la maîtresse ne dit rien quand elle vit la petite fille porter le chapeau à la messe. Elle attendit le jour où, moins endimanchée, celle-ci portait à nouveau son bonnet :
Me v’là partie avec mon bonnet, ces p’tits bonnets d’aut’fois qu’avaient do brides. Alors la maîtresse voit maman (elle s’appellait Marie) : « Dites donc, Marie, qu’elle lui dit, ce que vot petite fille était belle aujourd’hui avec son bonnet. » Elle lui a jamais dit que j’étais belle avec un chapeau. Ah oui, tout ça, io sais par cœur. Etait comme ça.
35Cette production locale textile nous ramène ainsi à notre premier argument qui relie les codes de conduite à l’égard des femmes aux limites sociales et à la structure interne de la communauté rurale. L’habillement était parmi d’autres un signe distinctif qui démarquait les travailleurs des messieurs. Si, parmi les premiers, la qualité et le nombre des costumes et toilettes faisaient ressortir le plus ou moins grand bien-être du groupe familial dont ils étaient issus, l’habillement des plus riches - petits commerçants des bourgs ou gros fermiers - ne les identifiait pas moins comme « travailleurs » : coiffes des femmes, tissus et style locaux en contraste avec la classe des messieurs, qui allaient s’habiller en ville, ou, s’ils faisaient faire sur place leurs costumes, utilisaient des modèles de Paris et des tissus fabriqués à l’extérieur de la région et souvent même importés de l’étranger.
36D’autres démarcations symboliques faisaient ressortir le pouvoir des uns, la subordination des autres. Il y avait d’abord la barrière des mots et des gestes. Tout le monde parlait patois, le boulanger, le forgeron, le gros fermier, comme le « virebouse » et le valet de ferme. Les messieurs comprenaient le patois et on les comprenait. Certains même en parlaient des bribes, changeant de vocabulaire ou de tournures quand ils parlaient à leurs paysans ou aux artisans, mais entre eux ils parlaient toujours français. Les enfants allaient rarement à l’école. Une institutrice allait au château leur faire la classe. On les envoyait ensuite au collège comme pensionnaires à Saint-Laurent-sur-Sèvres, Angers ou Poitiers, puis à l’université faire du droit ou de la médecine.
37Plus encore que la langue, les formes d’adresse, les attitudes, les marques de respect rappelaient constamment à chacun « sa place ». La coutume encore en usage veut qu’on appelle les châtelains non titrés, qu’ils soient nobles ou non, par leur prénom, précédé de Monsieur. On comprend comment la différence entre nobles et non-nobles s’estompait, parmi ceux que l’on considérait comme « les bourgeois ». Prenons comme exemple trois châtelains, l’un noble non titré, les deux autres « sans particule », Messieurs X et Y. Ils se faisaient appeler tous deux « Monsieur Jean et Monsieur Robert, tout pareil comme les nobles, sauf celui qui avait un titre, alors on l’appelait “Monsieur le Comte” ou “ Monsieur le Marquis ” ou bien on disait tout simplement “ not’maître ” ». Quant aux femmes, elles étaient, et sont encore, « Madame Robert », c’est-à-dire femme de Monsieur Robert, ou Mme Jean, à moins qu’elle ne soit Mme la Comtesse, ou Mme la Marquise.
38Les marques de révérence aux maîtres étaient si importantes que la moindre « faute » ou manquement aux règles tacites devait être réparée par des excuses et quelquefois des paiements en nature pour se faire pardonner. Ainsi il fallait aller aux messes anniversaires de la mort des parents des maîtres, « autrement on était disputé » :
Alors i m’rappelle une fois, y avions oublié la messe anniversaire (l’était loin de La G. au bourg !). Que faire ? alors mon père a dit : « Faut s’en aller donner excuse. » Fallait aller donner excuse, autrement on était mal vu. Ah l’était do histoires, mais on était nés de même. Nous, ion trouvions pas vilain.
39Ces démarcations symboliques renforçaient donc les limites sociales aussi clairement que les haies délimitaient le territoire agricole. Si les relations sexuelles illicites entre maîtres et servantes peuvent apparaître a priori comme un empiétement sur les frontières sociales, le sort des enfants illégitimes qui pouvaient en résulter montre qu’elles s’inscrivaient dans les relations de patrons à clients et ne constituaient donc pas une menace pour l’intégrité de la famille ou de la communauté comme l’étaient, dans certaines parties de la Méditerranée ancienne, les raids, les enlèvements pratiqués par des groupes étrangers ou par leurs agents. Si l’on s’en tient à ce qu’il en était de mémoire d’homme, les bâtards de nobles et de bourgeois étaient, sans grand stigmate, absorbés par la communauté, soit que la mère ait trouvé un mari de son milieu social pour adopter l’enfant, soit qu’elle ait été déjà mariée, soit enfin que le père naturel ait subvenu aux besoins de l’enfant et l’élevât dans la maisonnée. La bâtardise pouvait même être un moyen de promotion sociale, le père naturel faisant profiter la mère illégitime et son mari, si elle en avait un, d’avantages matériels appréciables. Loin de susciter le discrédit, des cas de ce genre m’ont été signalés avec une pointe d’admiration, lorsque la ressemblance avec un père naturel bourgeois ou noble, un « monsieur », s’était accompagnée d’avantages matériels (lopins de terre, bâtiments, argent) donnés du vivant du père ou par testament. Manquer à cette compensation jugée naturelle aurait paru indigne, de la part du maître. Ainsi la différence de mœurs entre les deux groupes hiérarchiques n’entamait pas la cohésion de la communauté. Elle la renforçait au contraire et servait à définir les limites dans lesquelles chacun s’identifiait et se trouvait « à sa place », ce qui confirme là encore, a contrario, la thèse des Schneider.
40Reste le problème des rapports entre ces valeurs relatives aux catégories de sexe et la force ou la faiblesse du pouvoir central. Dans l’article déjà cité (Bucher 1980 : 7-8), j’ai signalé une contradiction existant entre deux séries d’arguments offerts sur ce point par les Schneider.10 D’une part, la force des codes d’honneur serait proportionnée à la faiblesse de l’appareil centralisateur et à une forte stratification politique interne (Schneider 1971). Cela peut être difficilement réfuté et va, pour ainsi dire, de soi. La littérature ethnographique sur ces régions et la description que Braudel (1966, I) fait de la situation politique qui régnait au xvie siècle en Méditerranée dans les pays à transhumance en apportent confirmation. Les mouvements de population saisonniers que cette transhumance entraînait, des montagnes vers les vallées et vice versa, provoquaient entre pasteurs et agriculteurs des luttes continuelles que ni les bureaucraties des empires ni celles des religions - christianisme et islam - n’étaient capables de contrôler.
41On a vu qu’inversement, dans une région de l’Ouest atlantique sous l’Ancien Régime, les codes d’honneur n’auraient eu aucune raison d’être pour les fermiers tenant leurs terres de seigneurs propriétaires qui fixaient les limites du territoire agricole et détenaient le pouvoir politique. Ils n’auraient pas même pu se développer, à cause justement de cette stratification politique forte fondée sur la hiérarchie des ordres. C’est seulement parmi les grands féodaux, nantis d’un pouvoir relativement fort par rapport à la Monarchie et à l’Église que les codes d’honneur se sont maintenus le plus longtemps en France, codes qui se manifestaient en particulier par la pratique du duel jusqu’à son interdiction par la Monarchie au xviie siècle. Il y a donc ici presque tautologie : qui dit codes d’honneur dit particularismes locaux forts et par conséquent faiblesse du pouvoir central. Par contre, présenter les empiétements de ces pouvoirs centralisateurs - États, religions -sur la famille, comme un des facteurs qui a été à l’origine de ces codes (Schneider et Schneider 1976 : 95) est une tout autre proposition qui forme avec la première un cercle vicieux. Dans cette perspective, en Vendée où le pouvoir extérieur à la communauté est sans aucun doute plus fort que dans les pays à transhumance, les empiétements de la Monarchie et de la religion dominante, le catholicisme, auraient dû affaiblir les valeurs des Bocains, au profit des codes d’honneur. Il n’en est rien. En fait, nous l’avons vu, l’histoire de la Vendée, comme de tout l’Ouest, est jalonnée de grands mouvements de rébellion contre les forces centralisatrices : aux xvie et xviie siècles, nous sommes ici en plein cœur de la révolte protestante. On y refuse le catholicisme, les dîmes, l’impôt royal. A la fin du xviiie siècle, les soulèvements contre-révolutionnaires combattent l’imposition de deux éléments centralisateurs : la conscription obligatoire et le serment des prêtres locaux à la République. Or, tout laisse à penser que les valeurs que nous avons décrites comme l’antithèse des codes d’honneur se sont au contraire affermies dans ces luttes11. Si en effet, notre analyse est correcte, et que ces valeurs font partie intrinsèque du sens de la communauté bocaine pour les raisons données plus haut, on admettra que leur origine date de la création même de la métairie et du paysage bocager sur les ruines de la communauté villageoise médiévale.
42Reste à savoir à quel prix cette cohésion de la communauté bocaine prérévolution verte s’est affirmée contre vents et marées, au contact de conflits internes et externes.
Coercition culturelle et résolution des conflits
Nous essaierons de bien aller sur cette terre en nous confrontant le moins possible avec autrui. Nous assumerons solitairement les pensées qui viennent sur nos sentiments et qui sont faites pour nos forces.
Jean Rivière, La Vie simple : 9-10
Le parfait solitaire est le meilleur homme de la communauté. Dans les prés, il met des malheurs paisibles avec ces bêtes qui paissent. Personne ne le surveille. Il est gai sans énerver les voisins. Il est triste sans affliger personne (ibid. : 209).
43Tout système de valeurs visant à l’établissement ou au maintien de la cohésion au sein d’une communauté culturelle implique des moyens de coercition ou des sanctions capables de neutraliser les forces qui la menacent, les individus ou les groupes qui ne s’y conforment pas. La genèse de la communauté et de l’identité bocagères s’est formée, non dans l’idylle, mais, rappelons-le, dans les luttes et la douleur de trois événements traumatiques : 1) la création, en pleine crise économique, d’une écologie bocagère, fruit d’un premier remembrement, à partir de la fin du Moyen Âge, au prix de la destruction des villages et des solidarités qu’ils abritaient ; 2) la révolte protestante qui, au xvie et au xviie siècle parachève ce travail de démolition en détruisant le dernier bastion de la paroisse, l’église, chassant ses prêtres et alliant à une révolte fiscale des positions anticléricales, proches de celles de la Révolution française ; 3) au lendemain de 1789, les événements sanglants qui menèrent à la Vendée militaire contre-révolutionnaire et au massacre des habitants : révoltes frumentaires où, lancés d’abord à l’attaque des accapareurs de grains, les paysans réclament un impôt sur les céréales et une distribution réglementée, avant de s’en prendre aux gardes nationaux, recruteurs d’hommes et persécuteurs de prêtres.
44Derrière cette mobilisation massive de la population dans ces deux derniers événements politiques, et la cohésion plus récente de la communauté, juste avant la révolution verte, comment les valeurs bocaines sont-elles parvenues à dominer les conflits internes qu’on peut voir surgir à chaque tournant, dans la « maison », comme entre voisins, entre maîtres et travailleurs ? Est-il croyable que les stratégies, pour minimiser les conflits lorsqu’ils surgissent (faire excuses, ne pas être fier...), soient comme les rouages d’une machine bien huilée, sans accroc, sans panne, sans échauffement, sans que personne y perde un bras ou même la vie ? Et que deviennent ceux qui ne se conforment pas, ceux qui ont le malheur d’être « à part » pour une raison ou pour une autre ?
45L’exutoire le plus massif a été l’émigration hors du département, vers les villes, vers d’autres campagnes, en Amérique. Nécessité économique en période de crise pendant des siècles, et de façon continue depuis le xixe12, le départ du surplus de main-d’œuvre a certainement servi en même temps de soupape de sûreté pour résoudre ou prévenir les conflits internes : un fils cadet ou défavorisé, les « têtes dures », les déçus, ceux qui se sentaient mis « à part ». Le départ étant souvent un soulagement matériel pour les proches, les relations avec les « exilés » pouvaient rester bonnes, ou du moins la distance estomper les tensions. Mais celles-ci pouvaient toujours renaître au moment du partage, de l’héritage, des enterrements, d’un mariage, du choix des parrains et marraines.
46Pour empêcher les conflits d’éclater au grand jour parmi ceux qui restent, d’autres méthodes, pour n’être pas bruyantes, n’en sont pas moins cruelles. L’une est le silence. On se tait, d’un silence de plomb : « L’est comme si l’me clouaient le cercueil sur la tête », me dit une veuve de sa fille et de son gendre qui, vivant dans la même maison, ne lui adressent jamais la parole, sans doute pour lui faire sentir que, bien qu’elle soit chez elle, elle devrait partir. Deux frères et leurs femmes respectives vivant en face l’un de l’autre ne se saluent pas, pour des drames de partage injuste, d’amour-propre blessé, remontant à des décennies. Le conflit n’a jamais été résolu, sinon par ce mur du silence. Dans ce cas, lorsque la vie vous force à communiquer, on le fait par des moyens indirects ou des intermédiaires. Dans une situation critique de décès proche où il semblait indispensable de discuter de mesures à prendre entre les deux familles ne se parlant plus, une des femmes profita de ma visite pour dire tout ce qu’elle avait à dire aux voisins d’en face, leurs parents, au moment où elle me raccompagnait vers ma voiture, devant la porte. Avisant le chien de ces derniers, et me prenant à témoin, elle apostropha l’animal pendant un bon quart d’heure, entrelardant d’insultes les informations utiles dont sa maîtresse, probablement cachée derrière les vitres, pouvait tirer profit.
47Plus grave encore que le silence, est la parenté déniée, même entre très proches, qui fait pendant à la parenté fictive, signe d’amitié, de liens quasi familiaux entre personnes non apparentées ou de façon lointaine. C’est le cas des cousins-frères, comme nous l’avons vu dans l’ancienne maisonnée, des cousins à la mode de Bourgogne et des « tontons » et « tatas » qui n’ont souvent aucun lien de parenté réelle, mais sont présentés, aux enfants surtout, comme devant être traités en parents. Tout dépend de la façon dont « on se regarde », notion cruciale qui gouverne la reconnaissance de la parentèle et les rapports intrafamiliaux, en particulier au moment des grands événements du cycle de la vie, baptêmes, communions, mariages, enterrements, partages. Seront informés et invités dans ces circonstances, seulement ceux avec qui « on se regarde », comme de la famille, s’entend. « Se regarder de loin », par exemple, contrairement à ce qu’on pourrait penser, signifie que l’on continue à se reconnaître parents, même à un degré lointain de l’arbre généalogique, que l’on continue donc à se sentir « près », en dépit de la distance généalogique.
48Cette liberté de choisir, si besoin est, sa famille, en adoptant pour siens les uns, ou cessant de « regarder » les autres, est un moyen de sanction puissant pour discipliner ceux qui ne se conforment pas aux règles, ou pour résoudre en silence des conflits sérieux. Cette autre forme d’ostracisme intérieur est beaucoup plus grave que le simple silence. On peut ne plus se parler, comme c’est le cas de la mère avec sa fille et son gendre, ou même des deux ménages fraternels dont je parlais plus haut, mais continuer de « se regarder », c’est-à-dire comme mère et fille ou comme frères. Le déni de parenté est une fin de non-recevoir affective, ainsi qu’une exclusion du réseau d’échanges, à l’occasion des fêtes et des rites ainsi que de la vie quotidienne. On pouvait aussi exclure un membre de la couble, pour être « fainiant » ou avoir piétiné certaines conventions, refuser l’entraide et l’échange entre voisins, par suite d’une querelle, d’un refus de droit de passage, d’un champ convoité ou d’un domestique de ferme acquis ou attiré par un voisin.
49Ces exclusions diverses pouvaient être limitées et compensées par d’autres liens. Mais si elles menaient à l’isolement, les conséquences pouvaient en être désastreuses. Tout individu ne se conformant pas aux règles de sociabilité avait des chances d’être considéré comme « à part », « spécial » ou « sauvage ». C’était le sort de bien des célibataires, réduits à vivre seuls. Comme dans bien des campagnes, cette solitude se terminait parfois par un suicide, les hommes préférant la corde, les femmes le puits ou la rivière. Frappée du nombre des suicides du passé qu’on me signalait, généralement en visitant des hameaux abandonnés (c’est là qu’on a trouvé Untel pendu), aussi bien que des plus récents, j’ai cherché à l’insee*13 si mes intuitions avaient quelque valeur : oui, par rapport au milieu urbain dont je viens, mais non, par rapport à ce type de densité de population. Le taux de suicide en Vendée n’y est, semble-t-il, pas alarmant pour un habitat dispersé, tout du moins pour ceux qui sont déclarés14. Il n’en reste pas moins que, dans les cas précis qui m’ont été contés, il s’agissait de solitaires ou d’individus qui, vivant avec d’autres, étaient décrits soit comme « à part », soit comme victimes de catastrophes, de problèmes insolubles. Force nous est de compter le suicide parmi les exutoires malheureux des conflits internes. La folie en est un autre. Bien qu’une grande partie des cas psychiatriques du passé fût reliée à l’alcoolisme (delirium tremens), une des plaies de la Vendée comme de l’ouest de la France, les cas récents que j’ai pu constater15 laissent supposer l’existence, dans les phénomènes psychiatriques du passé, de toute une composante de pressions culturelles, malheureusement non explorée, reliée à ce processus d’exclusion.
50Ces mécanismes de rejets souvent destructeurs de l’individu ou de certains groupes « à part » freinaient, mais n’empêchaient pas totalement l’invention, le mouvement, la créativité en particulier lorsque l’individu, homme ou femme, malgré sa conduite « à part » à certains égards, parvenait à transcender les conflits en prouvant sa vaillance ou en étant « malin ». C’est le cas par exemple, de ceux qui, les premiers, ont osé adopter une nouvelle technique, ont innové dans leur ferme, fondé un commerce en prenant des risques, élément important dans le changement social. Dans la mesure où la communauté profitait finalement du succès de ces innovations en les adoptant, leurs promoteurs, cités comme pionniers, devenaient alors un ou une « original(e) », contrepartie positive de l’être « à part ».
51Avant de voir ce qu’il advient de ces valeurs et codes de conduite dans la nouvelle communauté bocaine, encore faut-il définir celle-ci et, dans un paysage remodelé, après la destruction des haies, l’effondrement de l’ancienne structure sociale bipartite et la diaspora de la « maison », explorer l’espace social dans lequel elle s’étend. Malgré l’explosion cataclysmique de tout ce qui semblait en constituer les fondements, on va voir l’extraordinaire élasticité avec laquelle une nouvelle communauté s’est constituée sur les ruines de l’ancienne : création de nouveaux liens économiques, extension rapide de réseaux de communication de plus en plus vastes, intensification de rites de cohésion mobilisant un nombre croissant de personnes, perpétuant, sous de nouvelles formes, le caractère tentaculaire de la communauté d’antan.
Notes de bas de page
1 Cf. Campbell 1964 ; Péristiany, éd. 1966 ; Pitt-Rivers 1974 ; Davis 1977.
2 Une étude statistique de la population vendéenne de 1831 à 1931 révèle, malgré des fluctuations, un taux de nuptialité nettement plus élevé que la moyenne de la France, sauf entre 1890 et 1913, où ce taux est devenu sensiblement égal, c’est-à-dire partout élevé par suite de la guerre (Callon 1932 : 529). Entre 1831 et 1920, le taux de fécondité, s’il est allé en diminuant depuis la deuxième partie du xixe siècle comme dans toute la France, n’en est pas moins resté toujours plus élevé que la moyenne nationale :
1. Moyenne des naissances pour 10 000 habitants
* Callon ne donne pas les chiffres nationaux, mais concède (car il déplore la diminution des naissances et encourage les Vendéens à remonter la pente), que les chiffres restent plus élevés pour ces deux dernières périodes que pour la moyenne nationale (516).
La fécondité des mariages est encore plus haute en Vendée par rapport au reste de la France :
2. Nombre de naissances légitimes pour 100 mariages
Inversement, le taux de naissances illégitimes est bien inférieur à la moyenne nationale :
3. Taux des naissances illégitimes
Quant au divorce, il est très faible par rapport à la nation, mais notre vertueux démographe n’en déplore pas moins que, malgré une heureuse « amélioration » entre 1921 et 1930, le nombre soit « encore resté plus élevé qu’il n’avait jamais été dans ce département jusqu’à la veille de la dernière guerre » (ibid. : 534).
3 Sur la pratique du maraîchinage, cf. Baudoin 1917 ; 1988 ; Perraudeau 1965.
4 Le divorce était pratiquement inconnu parmi les travailleurs jusqu’aux années 50 et est resté très rare jusqu’à ces dernières années où il s’accroît tout en restant bas, par rapport à la moyenne nationale. Les rares divorcés, du reste, n’avaient d’autre choix que de partir hors de Vendée, ou de trouver un travail en ville.
5 Une partie de cette section est reprise de mon article (1980).
6 Depuis le xixe siècle, l’excédent des naissances sur les décès en Vendée, malgré des fluctuations (dues à la Première Guerre mondiale et une diminution en termes absolus depuis les années 1920-25), a été constamment supérieur à la moyenne du reste de la France :
4. Excédents annuels des naissances sur les décès pour 10 000 habitants
Callon 1932 : 521-523.
* Callon ne donne pas les chiffres nationaux, mais concède (car il déplore la diminution des naissances et encourage les Vendéens à remonter la pente), que les chiffres restent plus élevés pour ces deux dernières périodes que pour la moyenne nationale (516).
Malgré une émigration croissante entre 1830 et 1890, les excédents de naissances ont réussi jusque-là à compenser les pertes et la population totale de la Vendée a continué de s’accroître. Ce n’est qu’après 1891 que, malgré un taux de natalité toujours supérieur à la moyenne nationale, la diminution de la natalité en termes absolus, et l’augmentation de l’émigration a fait diminuer la population de la Vendée. Sur l’exode rural, cf. Villiers 1953.
7 Encore que la réalisation effective du cadastre se situe seulement entre 1815 et 1835 (Duby et Wallon, éd., 1976, III : 52).
8 Certes, on retrouve le même phénomène dans certaines sociétés méditerranéennes jugées « patriarcales », comme l’ont montré en particulier Friedl (1963 et 1967) en Grèce, Chapman (1971) en Sicile, Cornelisen (1976) pour l’Italie du Sud. A. Cornelisen, en soulignant le rôle primordial des femmes, va même jusqu’à mettre en doute l’idée communément reçue que les sociétés rurales méditerranéennes sont patriarcales. Ce qui reste fort différent, c’est que malgré la coopération dans les tâches et le pouvoir que les femmes peuvent avoir à l’occasion en Méditerranée, l’idéologie de l’honneur et du machisme y prévaut, ce qui n’est pas le cas dans la société bocaine traditionnelle.
9 Ce phénomène n’est pas propre au Bocage vendéen, mais caractéristique d’autres régions bocagères où la polyculture et l’élevage contribuent à une économie essentiellement de subsistance, comme en Irlande, en Ecosse, dans les Flandres et en Silésie (Schneider 1989 : 205).
10 Je remercie J. Pitt-Rivers d’avoir remarqué ce point lors d’une première lecture de mon article.
11 Tout se passe comme si, une fois les valeurs d’une communauté établies, les empiétements extérieurs ne faisaient que les exacerber, quelles qu’elles soient, honneur, vaillance ou autres, et l’argument qui relie la formation de ces codes à la formation des États est impuissant à expliquer la spécificité de ces valeurs.
12 Comme je l’ai noté plus haut, l’exode rural s’est affirmé en Vendée depuis la dernière décennie du xixe siècle, sous la pression du surplus de population rurale. Cf. Sarrazin et Martin 1937 ; Villiers 1953 ; Chauvet et Renard 1978 : 45-47 ; Hello et Regourd 1982 : 347-49. Auparavant, il y eut plusieurs vagues d’émigration de moindre amplitude : au moment de la création des métairies ; après la Révocation de l’Édit de Nantes, surtout parmi les tisserands et autres professionnels de l’industrie textile et du commerce maritime, ainsi que quelques nobles ; finalement, à la Révolution, pour des raisons politiques ou religieuses.
13 Mes remerciements vont à Mme M. Lévy de l’insee pour ces renseignements sur le suicide.
14 On ne peut s’empêcher en effet d’émettre des doutes, ici comme ailleurs, sur la véracité des statistiques concernant le suicide, surtout en campagne et pays catholique. Au cours des dix dernières années, aucun des suicides récents, présumés ou même avérés, qui m’ont été signalés, n’ont été déclarés comme tels, de peur de se voir refuser la sépulture religieuse.
15 Cf. plus bas, chap. 4. L’alcoolisme, comme cause de folie (delirium tremens par exemple), demande aussi une explication sociologique.
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