Épilogue. Le mythe taurin dans les sociétés modernes
p. 245-265
Texte intégral
1A travers l’analyse des rituels tauromachiques andalous et camarguais, de leur genèse historique et des systèmes imaginaires qu’ils mettent en œuvre, on peut lire une version sociologique de l’opposition de principe établie dans cet ouvrage : victime désignée, soumis à l’art du matador, le toro bravo est un animal de caste, agent de prestige lié à la haute classe andalouse et à son idéologie nationaliste, tandis que le cocardier, héros personnifié que l’on veut dominateur dans l’arène, est un animal de race, agent de prestige lié à la moyenne bourgeoisie foncière de Languedoc-Provence et à son idéologie régionaliste. Invariablement issus de milieux marginaux, les officiants chargés de combattre ces animaux emblématiques sont intégrés dans la norme d’une société aristocratique (les toreros) ou libérale (les raseteurs).
2Mais au-delà des différences entre cultures, le développement des représentations tauromachiques dans le contexte de la modernité, commenté par des exégèses historiennes d’inspiration positiviste, a incité les hommes à tourner le « sauvage » en idéal. En Andalousie, le monstrueux toro fiero (« fauve ») provenant des territoires vierges réservés aux chasses des seigneurs de la Renaissance, terrassé sur la place publique par un chevalier et des « mauvais garçons bouchers », est devenu toro bravo dont le caractère dangereux, servant l’ordre artistique de la corrida, peut le conduire si près de l’homme que celui-ci le qualifie d’être « noble », « suave » et « bon ». En Languedoc et Provence, le bœuf sauvage, laboureur indocile et improductif, attaché, immolé et consommé par les collectivités paysannes d’avant la révolution agricole, est devenu cocardier dont le caractère dangereux, imposant l’ordre émotif de la course camarguaise, peut le conduire si près de l’homme que celui-ci le qualifie de personnage « méchant » mais « intelligent ». Ces paradoxes s’expliquent par la fonction de transformation que la tradition tauromachique reconnaît au sens de l’Histoire : dans l’esprit des intéressés, en effet, le rituel spectaculaire, dont l’origine est projetée dans un passé obscur – antéhistorique – et dont l’institution participe de la rationalité moderne, aurait permis le passage d’un « sauvage ancien » à un « sauvage contemporain ».
3Entre les deux formes de spectacle d’arènes, cette structure diachronique de l’imaginaire sous-tend le drame de l’homme face au taureau. Qu’il s’agisse de course camarguaise ou de corrida, la représentation harmonieuse suppose une interaction des parties antagonistes. Dans sa quête d’honneur, l’officiant des arènes doit pénétrer le territoire assigné au taureau (« charger le destin », « rentrer le taureau », selon la tradition) pour s’emparer d’une part de sa puissance – métonymique, dans le cas du matador qui épuise physiquement la bête, métaphorique, pour le raseteur qui décroche ses « attributs ». La réaction de l’animal correspond à un schème de réciprocité selon lequel il transmettrait dans l’arène l’expression humanisée de sa nature. Idéalement, la tauromachie n’apparaît donc pas comme un combat mais plutôt comme une rencontre et un accouplement entre l’homme et la bête « sauvage », projetant l’un sur l’autre leurs propres qualités héroïques.
4Réunissant les deux cultures en opposition, cette quête d’harmonie infirme l’argument « sensible » des polémistes qui réduisent la tauromachie à une souffrance animale. Car même si le taureau espagnol meurt dans l’arène, il fait l’objet d’une entreprise complexe de personnification au niveau d’excellence de la société andalouse : l’aristocratie. Et un esprit aussi éclairé que Luc Ferry paraît dès lors assez mal inspiré d’avoir vu dans la corrida une affirmation cartésienne de la suprématie de l’homme sur la nature. L’homme - écrit-il (1992 : 123-124) – peut « dans une certaine mesure disposer des plantes et des animaux, mais point à volonté, point en jouant à les tuer, fût-ce dans les règles de l’art et pour témoigner de son humanité ». En réalité, sous l’angle de l’ethnologie, la tauromachie témoignerait plutôt d’une volonté d’échange entre nature et culture, entre l’humanité des bêtes sauvages et la « bovinité » des êtres humains.

41. Le cocardier Tigre, immortalisé au côté d’une Arlésienne en cire. Photo Olivier Mas, Aigues-Mortes. Gard. Musée de Marsillargues, Hérault
Héros historiques, vilains anachroniques
5Certes, nous avons vu que la recherche de la forme pure s’arrêtait là où commence l’aléa, cause d’échec du rituel tauromachique. Mais à Séville et en pays camarguais, cette instabilité virtuelle est souvent traitée par référence à l’histoire : ainsi parle-t-on d’un « combat à l’ancienne » lorsque les irrégularités dans le comportement d’un taureau obligent les hommes à adopter des attitudes qui, par l’âpreté qu’elles inspirent aux aficionados (afeciounados), écartent le spectacle de ses principes. Enfin, quand toute possibilité d’harmonie est réduite à néant par la défaillance absolue des hommes et/ou des bêtes, les spectateurs évoquent les origines antéhistoriques de la tauromachie avec des injures qui renvoient les acteurs à l’ignominie de leurs « ancêtres » : les petits artisans bouchers, les marginaux sinverguenza ou caraques, les bœufs sauvages « plus mauvais laboureurs que des ânes », les fauves domestiques et châtrés (fieros, mansos). Ces formules de mépris qui, à l’opposé des rites de glorification, déshonorent les taureaux et les hommes, montrent bien que dans l’esprit des intéressés, la culture spectaculaire oscille entre le souvenir confus d’un « chaos originel » et la maîtrise de l’échange avec une nature socialisée grâce au progrès de l’humanité1.
6Dans la course de taureaux, dont le sens profond se trouve à l’articulation de la sauvagerie et de la civilisation, le passé revêt un sens ambivalent. D’une part, considéré comme régression, il constitue la réponse exégétique à l’échec du rituel et aux menaces de déséquilibre. D’autre part, sous sa forme événementielle, progressive, il culmine invariablement avec un âge d’or où chaque discipline tauromachique aurait été cristallisée en une image pure : l’« art éternel » (el toreo eterno), le « cocardier immortel ». Ainsi interprétée à l’exemple d’un texte canonique, l’histoire qui fonde la mémoire collective et les hiérarchies culturelles tend paradoxalement à introduire l’intemporalité dans le processus rituel. Il semblerait donc que dans les sociétés modernes de la tauromachie, elle tienne la place du mythe dans la « pensée sauvage ».
Les taureaux toréadors de Camargue
7En pays de Bouvino, le marquis de Baroncelli reste le grand médiateur du mythe taurin. Ecrit en 1924, son poème Lou bidu – traduit « le taureau » (Flourilège... 1932 : 120-137) –recèle les processus de transformation symbolique que nous avons analysés dans le langage et la pratique quotidienne des intéressés. Cependant, à un moment crucial de ce texte, lorsqu’il se prend à comparer à Apis les « trois derniers taureaux-dieux du pays d’Oc » (Flourilège... 1932 : 341), les célèbres lou Paré, lou Prouvenço et lou Senglié (le Sanglier), le manadier félibre rétablit sans explication apparente l’intégrité génitale de l’animal emblématique, changeant Bidu par Tau :
Raço d’O, tant que ta jouvénço
Au Tau gardara sa cresenço,
Iéu proumete, sarai toun brèu e toun blouquié.
M’encarnant dins ta fe, parié
Coume fuguère Apis, pér tu sarai Prouvenço,
Sarai lou Paré e lou Senglié2.
8C’est que malgré la règle orthodoxe, les trois cocardiers « légendaires » cités par l’auteur n’ont jamais subi la castration. Considéré comme une sorte d’ancêtre fondateur, lou Paré était un taureau de race croisée espagnole issu d’un élevage provençal. Il débuta à la fin du xixe siècle dans les spectacles bâtards de « quadrilles » avant d’être définitivement destiné aux courses camarguaises, dont la formule était alors en pleine gestation (Salem 1965 : 17-18). Plus dangereux que les autres, il ne pouvait être travaillé efficacement que par un seul homme, surnommé lou Pissaréu ; associé à la gloire de l’animal, il devint le premier raseteur distingué de l’Histoire. Il fallait en effet beaucoup de courage pour affronter lou Paré, qui avait la réputation d’un « cocardier tueur », comme le suggère cette étrange publicité rédigée par l’empresario des arènes d’Arles (cité par Baranger 1980 : 56) :
Aficionados ! Désirant mourir en paix, le Paré possède à son actif pas mal d’assassinats [...]. Pouly fils [le manadier], le considérant comme un loyal et fidèle serviteur, lui donne sa retraite, bien gagnée du reste. Il pourra manger, en paix, l’herbe plus ou moins tendre de la Camargue.
9Cependant, lou Paré était un animal très doux pour ses intimes. Il entretenait même une amitié charnelle avec le jeune fils du bayle gardian : ne retrouva-t-on pas, un beau jour de printemps, les deux inséparables compères allongés près d’un ruisseau où ils s’abandonnaient à une sieste bucolique ? (Salem 1965 : 28-31). Entouré de soins au crépuscule de sa vie, il mourut de sa belle mort.
10Présenté au début du siècle, Prouvenço appartenait à Baroncelli lui même, qui décréta qu’il était le « type parfait » de la race camarguaise (Salem 1965 : 43). L’histoire donne peu de détails sur la réalité de ses « exploits » en piste et pour cause : « jalousé » par d’autres étalons qui partageaient ses pâturages, le bel animal fut tué à coups de cornes alors qu’il n’avait pas atteint sa « maturité » de cocardier. Jeanne de Flandreysy, égérie du marquis, relata avec passion le « combat d’amour » de Prouvenço :
En peu de temps, tous les mâles de la manade furent rangés sous la mountilho, tour à tour allongeant le mufle, grattant le sol de leurs sabots en grognant ou s’agenouillant pour planter leurs cornes dans le sable et dans les salicornes, comme s’ils eussent voulu les aiguiser. [...]. Soudain, comme s’ils venaient de prendre ensemble la même résolution furieuse, ils bondirent [...] sur Prouvenço, par derrière [sic] [...]. Tous les mâles à la fois se précipitèrent sur lui et, au milieu d’un infernal vacarme, grisés par le carnage, ils plongèrent leurs cornes dans sa chair et se vautrèrent dans son sang (Flandreysy et Bouzanquet 1983 : 46).

42. Le taureau Prouvenço, parangon de la « race Camargue » (Photo Maguelone Saumade)
11Sur la foi du lyrisme baroncellien, les afeciounados transmirent de génération en génération le souvenir de ce fameux cocardier entier que bien peu avaient vu courir mais que tous considéraient comme un être supérieur, associé au territoire et à la personnalité charismatique du marquis :
Né sur un autre sol [que celui de Baroncelli], Prouvenço n’aurait peut-être pas fait autant parler de lui ; mais, grandissant à l’ombre de la fameuse devise rouge et blanche3, il ne pouvait devenir qu’une espèce de demi-dieu, servant la gloire d’un grand seigneur (Salem 1965 : 39).
12Au centre de la représentation et des pratiques observées en pays de Bouvino, l’association spirituelle de l’éleveur et de son cocardier vedette fut donc modélisée initialement à partir de l’œuvre de Baroncelli et de ses panégyristes. Par la suite, dans les années vingt, Fernand Granon, du Cailar (la « Mecque de la tauromachie »), et le Sanglier constituèrent le couple idéal du prestigieux propriétaire et du taureau de course, dont l’image était déjà largement diffusée par la presse et la photographie locales. Pur sang Camargue, ainsi que le voulait la tradition languedocienne, ce taureau échappa d’emblée aux règles coutumières de l’élevage. A l’instar d’un toro bravo, il fut nommé dès sa naissance sous le signe du sauvage : le gardian l’avait découvert avec sa mère, isolés du troupeau à proximité d’une nichée de marcassins. Pendant la Grande Guerre, comme par « miracle » (Salem 1965 : 55), le jeune bestiau fut épargné des carnages subis par tous les élevages : son propriétaire avait ainsi élu le taureau des temps de la paix nouvelle.
13Tandis que le sens de la course libre se précisait, le Sanglier, spécimen exemplaire des progrès de l’élevage languedocien, imposa dans l’arène un style inédit. Il était le premier à réaliser les fameux « coups de barrière », notamment grâce à la complicité de l’« as des as », Julien Rey, le meilleur raseteur de l’époque. Avec cette représentation de l’accouplement entre le taureau dressé et l’homme pourchassé, apparut le rite musical de Carmen. Les fervents admirateurs du manadier Granon avaient eu l’idée d’instaurer un genre d’hommage à son égard : parce que l’éleveur était féru d’opéra, ils faisaient jouer l’air d’ouverture de Carmen sur un gramophone dès que pénétrait dans les arènes romaines le « terrible et incomparable Sanglier, roi des cocardiers ». Au-delà du plaisir personnel que l’éleveur pouvait retirer d’un tel effet, la distinction musicale rappelait aux spectateurs avertis le cérémonial du paseo, déjà accompli au son de l’air de Bizet par les toreros espagnols qui se produisaient dans les amphithéâtres d’Arles et de Nîmes. En devenant par la suite un rite honorifique réservé aux taureaux valeureux, Carmen ne fut plus joué au début mais au cours de leurs prestations. Ainsi le célèbre thème était-il perverti par la culture camarguaise : foin d’un toréador d’opéra, il glorifiait cette fois les cocardiers « dominateurs », à l’image des coups de barrière que les bovins de race autochtone, de mieux en mieux sélectionnés suivant l’exemple du Sanglier, étaient désormais capables de prodiguer régulièrement.
14De la sorte, le thème de Carmen était revêtu d’un sens propre à définir l’identité de la tauromachie locale et la pureté de ses formes, par opposition au modèle venu d’Espagne. Mais en fait, ce processus étrange révélait le profond esprit de dérision des gens de Bouvino. Nous avons vu qu’à la fin du xixe siècle, avant que la corrida ne soit définitivement implantée en Languedoc et Provence, les directeurs d’arènes organisaient des spectacles « hispano-français » animés par des « quadrilles » de raseteurs et banderilleros, indistinctement rebaptisés « toréadors », et des taureaux de race croisée espagnole. Plus tard, ce genre de représentations fut banni par les thuriféraires de la race d’Oc, pour subsister à l’état de parodie dans les spectacles mineurs dits comico-taurins ou « charlottades ». Tandis que se précisait la distinction entre rites de célébration (local et étranger) et rite de dérision (bâtard), le terme « toréador » – désuet depuis le début du xviiie siècle en Espagne mais inlassablement scandé par le fameux refrain de Bizet – devenait déplacé s’il était employé dans une conversation sérieuse d’afeciounados avertis. Ceux-ci savaient pertinemment qu’il y avait des toreros dans la corrida, des raseteurs dans la course locale et se gaussaient des incompétents qui parlaient encore de « toréadors ».
15Prolongeant l’hypothèse, nous évoquerons une tradition orale perpétuée jusqu’à nos jours à travers le Languedoc et la Provence ; dans les cours de récréation des écoles, les enfants se plaisent à entonner une version comique de l’ouverture de Carmen qui rappelle irrésistiblement le moment du « coup de barrière », lorsque le postérieur du raseteur semble à la merci des cornes du cocardier dressé :
Toréador ton cul n’est pas en or
Ni en argent
Mais en fer blanc...
16Ainsi maltraité par la bête et par l’imagination enfantine, le vénal raseteur bouté hors de la piste sur un air d’opéra est également renvoyé au souvenir confus des pseudo-toréadors qui le précédèrent dans les spectacles bâtards antétauromachiques.
17« Premier cocardier moderne », « rénovateur » (Salem 1965 : 58), le « terrible et incomparable Sanglier » connut un régime d’exploitation tout à fait particulier. Loué à occasions comptées parce que Granon voulait éviter de l’épuiser dans les combats trop durs, il n’était pas affecté à la reproduction bien qu’il fût entier. A l’âge de cinq ans, il se battit avec ses congénères et fut sauvé in extremis alors qu’il avait reçu un coup dans les parties génitales et perdu un testicule ; opéré par un vétérinaire, il conserva la moitié de son sexe. Mais dès lors, loin de se résoudre à le faire castrer définitivement, Granon retira des prés son animal fétiche et le mit à demeure dans sa remise, au village. Isolé du troupeau et des bagarres, il vécut alors comme un animal de compagnie et à l’occasion, il était conduit dans une arène où le public l’acclamait aux accents de Carmen...
18Cependant, tout « terrible et incomparable » qu’il fût, le Sanglier n’était pas entouré que de supporters inconditionnels. Jaloux de son propriétaire Granon, les amis des manadiers provençaux, adeptes du taureau de race croisée espagnole, critiquaient la bête du Languedoc. Aussi, lorsque le Sanglier fut présenté pour la première fois dans les arènes d’Arles, le 4 juillet 1927, c’est une véritable cabale qui se produisit. Dans une ambiance hostile qui faillit tourner à l’émeute, le célèbre cocardier fut dominé par un groupe de trente raseteurs déchaînés, décidés à prouver que sa valeur était surfaite. Lorsque les officiants eurent fini de « dépouiller le taureau de tous ses attributs », ils jouèrent à coller sur son frontal des « cocardettes » enduites de poix, organisant ainsi une gestuelle symétriquement opposée à celle du raset classique, qui consiste à décrocher la cocarde attachée sur le frontal4 ; c’était là assurément un exercice ritualisé de désacralisation. A son retour au toril, loin d’être honoré aux accents de Carmen, le Sanglier fut copieusement sifflé et insulté tandis que Granon, furieux, jura de ne jamais plus louer de bétail dans la ville d’Arles.
19Un an après cette humiliation du « taureau-dieu », le 2 juillet 1928, les Arlésiens inaugurèrent une compétition tauromachique annuelle, la course de la Cocarde d’or, qui inversait la représentation des courses orthodoxes (supra). Comme pour marquer rituellement leur exceptionnelle prérogative, on demanda aux raseteurs de défiler au préalable sur l’air de Carmen, à l’instar des toreros espagnols... et de l’« incomparable Sanglier » lorsque dans une autre arène que celle d’Arles, ses adorateurs se trouvaient en majorité sur les gradins. A partir de cet épisode fondateur, la coutume de la capelado fut suivie à l’occasion de chaque édition de la Cocarde d’or, puis instaurée dans toutes les courses camarguaises, entre les années soixante et soixante-dix, au moment où les plus talentueux des raseteurs gagnaient, en plus des primes aux attributs, une certaine respectabilité sociale.
20Mais contre la polémique suscitée en Provence par le « héros de la race », les amis de Granon, inspirés par la poésie baroncellienne, avaient pris l’habitude de surnommer le Sanglier lou Biòu (« le bœuf »), affirmant ainsi qu’il était bien le cocardier essentiel. C’était le paradoxe des paradoxes introduits par la culture puisque l’animal était en réalité un entier (tau). En 1933, le Sanglier mourut de sa belle mort dans la remise de Granon : « Lou Biòu est mort. Le temps, fabricant de gloire, se chargera de tresser l’auréole lumineuse que mérite ce très grand cocardier », écrivit un chroniqueur admiratif (Salem 1965 : 56). Porté au panthéon de l’histoire taurine, le Sanglier fut pieusement enterré par Granon, sous une stèle assortie d’une épitaphe adressée au public, située à la croisée des routes unissant le Cailar, Mecque des manadiers languedociens, et le delta de Camargue, le « triangle sacré » de la Provence...
21Après la Seconde Guerre mondiale, un nouveau cocardier entier vint s’inscrire dans le mythe : Vovo, dont la biographie passionnée exprime la transgression sauvage, le débordement incontrôlé de tout repère institutionnel. Appartenant aux héritiers de Baroncelli, sa mère s’était échappée vers les prés d’un autre éleveur, où elle retrouvait un étalon aux lointaines origines espagnoles (Salem 1965 : 111). Le veau né de ces « amours hétérogènes » fut marqué du « fer » de Baroncelli, contre la coutume qui, en pareil cas, accordait la propriété au manadier possédant l’étalon (ibid. : 107-108).
22Tout jeune, Vovo manifestait un comportement inhabituel dans les prés. Très agressif, il chargeait assez souvent les chevaux des gardians, à la manière d’un taureau de corrida (ibid. : 113). Lorsqu’il fut en âge de commencer sa carrière, il devint la « terreur des arènes » : prodiguant d’innombrables « coups de barrière », il fracassait sans hésiter les planches et poteaux de protection, tandis que la foule hurlait son émotion. Vovo « frappait comme une brute, ne se rendant même pas compte sur le moment des coups rudes qui risquaient de lui fendre le crâne et le faisaient tellement souffrir ensuite » (ibid. : 114-15). Le grand public s’amassait dans les arènes de Nîmes ou d’Arles pour assister à ce phénomène inouï. Pour la première fois, l’affluence à la course locale égalait celle enregistrée lors des corridas les plus huppées (ibid. : 117).
23Cependant, le manadier et un puissant empresario entreprirent de gérer la carrière de Vovo en exploitant au maximum ses forces effrayantes. Présenté sans relâche face à de nombreux raseteurs avides des primes considérables qui étaient mises en jeu sur ses cornes, le taureau était en plus de cela affecté à la reproduction, alternant entre les pâturages de trois manadiers associés pour l’occasion. Prématurément épuisé par les coups qu’il donnait en course et par les saillies dans les prés, Vovo termina sa carrière sans avoir pu assimiler l’acquis culturel qui distingue les cocardiers classiques : « C’était un fou... il n’était pas intelligent », disent certains témoins. Il mourut en hiver, seul au fin fond de la Camargue. Sa dépouille ne fut pas retrouvée et aucun monument commémoratif ne rendit pérenne l’empreinte de ce taureau qui féconda pourtant des centaines de vaches et raviva la ferveur tauromachique au sortir d’une guerre, dans le nouveau contexte de la société des loisirs.
Les toros bravos immortels d’Andalousie
24Aux cocardiers mythiques de la Camargue, non castrés, l’imagination tauromachique andalouse répond avec l’évocation de toros bravos qui, ayant échappé à la mise à mort glorieuse, sont devenus « immortels »... ou « matadors ».
25Nous avons vu que dans l’espace de l’élevage, les étalons pouvaient être apprivoisés par leurs maîtres, manifestement désireux de vivre au plus près de leurs exemplaires privilégiés. Mais au-delà de cette façon de rendre humain le « sauvage », certains ganaderos de prestige ont éprouvé le bonheur de posséder un géniteur si remarquable à leurs yeux qu’ils lui ont réservé un traitement comparable à celui que les manadiers appliquent à leurs cocardiers vedettes. Domecq (1986 : 274) cite à ce propos trois exemples historiques, parmi lesquels celui de son propre taureau Llorôn. Ce dernier fut éprouvé à la tienta, puis monta les vaches pendant dix-huit années avant de finir dans un « harem pour anciens », en compagnie d’une dizaine de femelles. L’animal mourut de sa belle mort et son propriétaire fit naturaliser sa tête, qu’il accrocha dans la salle à manger du cortijo où elle demeure aujourd’hui « comme le totem de l’élevage » (1986 : 274), le parangon de la « caste » au cœur du foyer de l’excellente famille Domecq.
26L’immortalité du toro bravo est fonction de son caractère exceptionnel par rapport aux modalités techniques traditionnelles et autres prescriptions rituelles qui encadrent l’univers de la corrida. Ainsi, l’encyclopédiste Cossio (1951, t. 1 : 346, 347) relate-t-il la biographie du fameux taureau Civilon, au tournant des années vingt et trente. Soumis dans un premier temps à la tienta, le bestiau révéla une combativité supérieure. Plus tard, dans les pâturages, il manifestait un caractère de grande « noblesse et docilité » ; les vachers le nourrissaient dans la main et les enfants de la finca jouaient à monter sur son dos.
27Mais pourtant, au lieu de faire de Civilón un étalon normal, son éleveur choisit de l’envoyer combattre dans les arènes de Barcelone, rompant sciemment avec le principe qui prohibe la présentation de taureaux déjà toréés dans les corridas formelles. Néanmoins, Civilon lutta bravement contre les picadors et, fait extraordinaire, « au moment où la lutte était la plus dure » (Cossío 1951, t. I : 347), le conocedor de la ganaderia appela le taureau depuis la barricade d’enceinte, qui est un équipement associé à l’espace culturel, comme nous l’avons vu. Alors, Civilon s’approcha tranquillement du gardien et à l’instar d’un bœuf dressé, d’un cabestro, il se laissa caresser sous les yeux du public admiratif. La grâce de la bête fut accordée, puis le conocedor recommença à deux reprises et avec le même succès cette « épreuve de la douceur », une inversion manifeste de l’« épreuve de la douleur » qu’est la tienta.
28Civilon fut gardé dans les corrals des arènes, loin de ses pâturages d’origine, en ville, dans une région septentrionale particulièrement pauvre en traditions taurines, « jusqu’à ce qu’arrivent les premiers moments de la guerre civile ». Cette chute dans le texte de Cossio semble indiquer la fin de l’existence de l’animal mythique mais elle ne le dit pas clairement, comme si dans la mémoire du grand encyclopédiste de la corrida d’origine andalouse, le fait central de la mort du taureau s’était dissous pour toujours.
29En comparant les deux précédents récits, on voit que le sens du mythe taurin andalou tend à tourner le sauvage en douceur, à le rendre « domestique » et à effacer l’acte létal de la représentation. Mais si l’animal peut ainsi devenir immortel, il peut également, par une voie symétriquement opposée – un « ensauvagement » – devenir tueur. A cet égard, le taureau Barbudo s’inscrit dans l’histoire comme un personnage fondateur. Il fut combattu en 1801 dans les arènes de Madrid par le grand maestro sévillan Pepe Illo « qui avait donné la mort à tant de taureaux et dont le corps était marqué de tant de cicatrices, [étant] tellement habitué au danger qu’il entrait joyeux et calme dans l’arène... » (Pepe Illo 1984 : 31). D’après la légende, quelque temps avant le jour fatal, le matador se laissa conter la bonne aventure par une Gitane qui le conjura de ne plus jamais affronter de taureau noir, car c’était un taureau noir qui devait le tuer. Ne prêtant pas cas à la prophétie, il accepta le contrat de Madrid, choisissant lui-même de combattre un exemplaire « noir sauvage » (negro zaino – notons qu’à cette époque la tradition du tirage au sort préalable des taureaux combattus n’était pas encore entrée en vigueur). C’était Barbudo « dont le nom allait devenir inoubliable pour les aficionados » (Pepe Illo 1984 : 34). Pourtant, au cours des jeux de capes, piques et banderilles, il ne montra que des défauts : il était « châtré et dangereux » (manso con peligro). Tandis que l’animal se réfugiait vers le « terrain du toril », grattant le sol pour marquer ses repères défensifs, Pepe Illo se plaça pour l’estocade. Il réussit à engager la moitié de la lame dans le garrot mais simultanément, le taureau l’accrocha, le projeta à terre et l’encorna de nouveau à plusieurs reprises. Malgré les secours portés par ses subalternes, le matador expira à l’infirmerie après qu’un curé requis d’urgence lui eut administré des soins spirituels (Pepe Illo 1984 : 37). Pendant ce temps, dans la « confusion générale », les arènes étaient abandonnées par tous les spectateurs horrifiés tandis que le taureau tueur restait debout sur le sable. Finalement, devant les gradins vides, le matador Juan Romero exécuta Barbudo à la place de son confrère mort.
30La nouvelle se répandit dans toute l’Espagne, par l’intermédiaire d’une multitude de poèmes, romances, gravures, ex-voto, allégories, représentant la mort du matador avec un souci journalistique du détail. C’était en fait la première ébauche de médiatisation de l’image du torero d’origine populaire, dont la situation éminemment tragique constituait une valeur spectaculaire suprême. Aussi, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, le prestige de l’élevage de Miura reposa-t-il en grande partie sur la présentation de plusieurs taureaux « assassins » dont la presse et l’illustration rapportaient les faits. Nous avons vu qu’aujourd’hui, le nom de cette ganaderia avait gardé une consonance mythique, réactualisée par le rite d’inversion de la Miurada à Séville. Dans toute l’Espagne, il est aussi étroitement lié à la mort du matador emblématique des années quarante : Manolete.
31Indissociable de la première période du régime franquiste, la biographie taurine de Manolete est marquée par la transition vers un spectacle adouci, stylisé, et dans lequel la valeur expressive de l’estocade tend à décroître. D’une part, ce matador aux manières d’ascète fut celui qui introduisit l’usage de l’épée factice pendant les faenas de muleta, procédé qui s’est pratiquement généralisé depuis. D’autre part, à cause de la réduction drastique du cheptel qui accompagna la guerre civile, on présenta surtout des novillos (petits taureaux de trois ans) dans les corridas des années quarante. En outre, c’est à cette même époque que se répandit la pratique frauduleuse du « rasage » (afeitado) de la pointe des cornes, permettant aux matadors vedettes de briller plus facilement.
32Mais c’est précisément un animal aux armures retouchées, Islero, de la ganaderia Miura, qui exécuta le grand Manolete d’un coup de corne, le 29 août 1947 à Linares. Même les falsifications des gens de spectacle ne pouvaient rien contre les « taureaux matadors ». Au cœur d’un pays meurtri par les déchirements internes, la mort de ce héros national fut présentée comme un événement transcendant les valeurs idéologiques de la corrida, cette représentation où la mort guette constamment l’homme.
33Cependant, entre les années cinquante et soixante-dix, l’évolution vers l’image pure, vidée de sa substance, se poursuivit inéluctablement tandis que les connaisseurs se plaignaient de la décadence des élevages « commerciaux » dont les produits tarés par la consanguinité étaient toujours moins puissants et dangereux. Mais en 1983 à Pozoblanco, le célèbre matador Paquirri fut gravement blessé par Avis-pado, un « petit taureau » avec lequel il s’apprêtait à offrir le spectacle varié et multicolore qui enchante les publics de masse. Les cameramen de la télévision se ruèrent sur le corps du torero que l’on embarquait dans l’ambulance ; restés à ses côtés, ils filmèrent son agonie jusqu’à l’hôpital où il arriva mort. Diffusé dans toute l’Espagne, ce reportage inscrivit dans la mémoire collective l’image du matador tué par sa victime, un motif mythologique propre à régénérer la passion populaire, de même qu’au rythme des saisons, l’hiver de la « vérité » régénère la temporada de l’artifice...
34A travers l’ethnographie, l’inversion des normes de la représentation nous est apparue comme le processus qui articule le temps social et permet d’établir une cohérence structurale de la tauromachie entre ses deux pôles, andalou et camarguais. Or, c’est bien du même processus que découle la mythologie taurine : à l’origine de la geste culturelle étaient le toro bravo immortel et le bidu non castré. Fondés dans l’histoire, ces mythes du taureau s’organisent autour des thèmes de la vie et de la mort. Modèles d’équilibre, le cocardier Sanglier et l’étalon Llorón sont traités comme des dieux au sein de leur société d’origine : le premier, enterré sous une stèle au carrefour des deux provinces antagonistes de la société libérale de Bouvino, communique vers l’extérieur, le second, dont la tête est naturalisée dans la salle à manger de l’éleveur aristocrate andalou, communique à l’intérieur. Modèles de déséquilibre, Civilôn et Vovo vivent une existence démesurée jusqu’à leur mort, qui échappe à tout traitement culturel : l’un disparaît dans l’arène d’une ville nordique éloignée de son terroir d’origine et du pays de la tauromachie orthodoxe, l’autre se perd dans la Camargue sauvage5. Enfin, les mythes mortifères dissolvent la pureté conceptuelle de chaque culture : croisé espagnol ayant accompli une longue carrière de « cocardier criminel », lou Paré est un équivalent métaphorique du matador. Spécimens vicieux, chargés de toutes les apories du système spectaculaire, les toros bravos meurtriers transforment la représentation en une mise à mort glorieuse de l’homme.
5. Thèmes mythiques de la tauromachie

35Exprimé sous une forme linéaire et dramatique, le mythe tauromachique est un produit de la tradition occidentale : il dépasse ce qui est et annonce ce qui sera6. En renversant les termes de la relation ritualisée que l’homme entretient avec la nature, il en maintient la dynamique sur le rythme « sauvage » des sociétés modernes. Nous avons insisté tout au long de cet ouvrage sur le caractère diachronique de l’imaginaire des cultures andalouse et camarguaise. A cet égard, le taureau mythique apparaît bien comme un démiurge de l’évolution institutionnelle vers les formes antagonistes de l’animal soumis et de l’animal dominateur.
36Mais ce mythe de l’histoire des « sociétés du spectacle tauromachique » ne confirme pas l’existence de nécessités sacrificielles dans les jeux d’arène. Si la tradition camarguaise nie la mort du taureau, son homologue andalouse, qui semble l’affirmer avec éclat, tend en réalité à évoluer vers un appauvrissement sémantique du rite létal en tant que tel, tandis que le récit mythique joue plutôt sur les occurrences aléatoires du trépas de l’officiant ou de l’immortalisation du taureau. Ce paradoxe est au cœur d’un imaginaire sublimant la mort culturelle – l’abattage – qui est habituellement réservée aux bovins depuis les temps très anciens où l’homme entreprit de les exploiter.
Notes de bas de page
1 Au-delà de l’univers tauromachique, ce genre d’entreprise de communication, entre nature et culture médiatisée par la passion pour un animal « sauvage », se retrouve en d’autres domaines au sein du monde moderne. Ainsi en va-t-il de la chasse dans la France de l’Est, selon Bertrand Hell (1985 : 167) : « Si le Jagfieber [la fièvre de la chasse] légitime l’intrusion de l’homme dans l’espace cynégétique et circonscrit, aux yeux de la communauté, le groupe des gens de chasse, il peut s’avérer une pulsion dangereuse susceptible de transformer le chasseur en Fleischjäger [viandard]. Seuls un savoir partagé et le respect de l’éthique « délimitent alors le cercle des chasseurs authentiques. Faits et dits témoignent en effet d’un véritable rituel cynégétique qui s’impose au chasseur. Se profile ainsi au sein d’un monde sauvage une frontière précise qui sépare la chasse, activité humaine codifiée, de la sauvagerie que manifestent la prédation désordonnée, la destruction illimitée. » Encore une fois, on soulignera ici l’opposition entre l’« éthique » de la chasse, honorable, et l’abattage mécanique des « viandards », dégradant, opposition dont on trouve l’exact équivalent aussi bien dans le fait tauromachique andalou que dans son homologue camarguais. De cette étroite correspondance, surgit à nos yeux une opposition plus générale entre un abattage glorieux en espace ouvert (la forêt, la campagne) ou semi-ouvert (les arènes) - qui dans un cas comme dans l’autre représente le « sauvage » - et un abattage honteux en espace fermé (l’industrie des abattoirs), produit par excellence de la « civilisation » (Vialles 1987).
2 « Race d’Oc, tant que tes jeunes hommes / Garderont leur croyance au Taureau / Je te le promets, je serai ton talisman et ton bouclier / M’incarnant dans ta foi, aussi véritablement / Que je fus Apis, je serai pour toi Provence / Je serai le Paré et le Sanglier. » (trad. Flourilège 1932 : 341.)
3 Couleurs emblématiques de la manade Baroncelli.
4 La « pose des cocardettes » faisait partie des diverses pratiques qui avaient cours jusque dans les années vingt, dans l’anarchie de la course libre en voie de formalisation ; les manadiers trouvaient qu’elle était dégradante pour le bétail et finirent par obtenir sa suppression.
5 La mort de Vovo dans l’espace sauvage fait pendant à la naissance du Sanglier dans l’espace sauvage - loin du troupeau, près d’une portée de marcassins. Cette constatation pourrait s’éclairer du point de vue plus général d’Yvonne Verdier (1979 : 105) : « Hors du contrôle social, la mort ou l’enfantement solitaires renvoient à un monde animal. »
6 Balandier écrit (1988 : 237) : « Dans les sociétés de la tradition, le mythe dit l’ordre, mais à partir du chaos, du désordre qu’il contribue à ordonner et à maîtriser sans fin. Avec l’irruption des modernités au cours de la longue histoire des civilisations et des sociétés occidentales, des figures et des thèmes nouveaux apparaissent, tous liés au mouvement, au dépassement. »
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