2. Chronique des pays taurins
p. 101-194
Texte intégral
1Au-delà de l’opposition formelle entre les courses andalouse et camarguaise, on peut dire que la tauromachie est un fait social total parce qu’elle implique un genre de vie collective autonome, liant non seulement les professionnels du spectacle, mais aussi les amateurs. Les mœurs des fervents s’inscrivent dans une temporalité référentielle au système des courses et de l’élevage spécialisé. Ceux que l’on appelle « taurins » (taurinos) en Espagne, « gens de Bouvino » en pays camarguais, maintiennent un contact direct ou imaginaire avec les héros de l’arène à travers leur mode de vie assez franchement ritualiste parce qu’orienté par l’institution tauromachique. Cette interrelation de la représentation et du quotidien, qui peut nous amener à qualifier les petits mondes du taureau de « microsociétés du spectacle », relève d’un processus plus général, associant la ville, centre humain et médiatique par excellence, et la campagne, où l’on élève les « bêtes de scène ».
Hiver, mort et renaissance dans la Bouvino camarguaise
2En pays de Bouvino, l’hiver apparaît comme une morte-saison, tandis qu’au cours de la saison des courses, la temporada (mars-novembre), sont concentrées entre espace rural et espace urbain toutes les activités relatives à la sélection du bétail, aux spectacles et aux fêtes locales. Sorte de « rite de passage », la castration des jeunes mâles (bistournage) a lieu en novembre, à la fin de la temporada, pour éviter que les blessures qui s’ensuivent ne s’infectent à cause d’une chaleur excessive. Accomplies en comité restreint par les éleveurs et les « amis de la marque » qui viennent donner la main bénévolement, les opérations commencent de bon matin. A cheval, le manadier et les gardians (bouviers) trient les bestiaux qu’ils veulent bistourner, puis les enferment dans la caisse du camion (« char »), surplombée de tubes métalliques et de planches passerelles. Juchés sur ce dispositif, le bayle gardian (chef des bouviers), assisté par un amateur, attache chaque animal par les cornes avec deux cordes. Avant de lâcher le bestiau à castrer dans un petit enclos en bois (bouvau), on fait passer une des deux amarres par la porte du char. Placés en file indienne derrière la barrière protectrice de l’enclos, les bénévoles tirent de toutes leurs forces sur la corde afin d’assujettir l’animal, furieux dès sa sortie du camion, et de coincer sa tête contre une planche. Profitant de l’immobilité du taureau, le manadier et quelques amateurs lient ses pattes et le renversent sur le flanc, pour que le second gardian professionnel puisse écraser ses canaux séminaux à l’aide d’une pince marteleuse. Dès que cela est fait, le bestiau gémissant de douleur est libéré vers les pâturages.

20. L’hiver est tombé sur la manade
3Après avoir fait châtrer une bonne quinzaine de mâles, le manadier invite ses amis à passer à table où, tout en mangeant de bon cœur, les hommes déchargent sans se l’avouer la tension nerveuse qu’ils ont accumulée en participant à des opérations aussi lourdes de sens. Plaisanteries grasses et évocation de souvenirs tauromachiques sont au programme, tandis que le manadier nous explique l’importance capitale du bistournage dans la vie du taureau camarguais :
C’est l’épreuve du taureau. Il lui faut au moins tout l’hiver et parfois une année entière pour s’en remettre. Certains ne s’en remettent pas, d’ailleurs... mais enfin, les meilleurs en ressortent transformés au bout d’un certain temps. Comme ils ne pensent plus aux vaches, ils se font sérieux et ils peuvent faire une carrière régulière.
4Dans l’esprit des gens de Bouvino, la castration porte une expectative vitale qui rappelle, paradoxalement, la fécondation. L’hiver suivant l’opération est un temps de gestation qui doit s’achever sur la renaissance du taureau, lou biòu, le taureau métaphorique qui brillera dans les arènes.
5Cependant, les afeciounados s’ennuient parce qu’il n’y a pas de spectacle. Ils vivent cette saison morte comme un « non-temps » et s’adonnent volontiers à des petits divertissements taurins qui, comme par hasard, ont la forme de rites d’inversion. En effet, dans certains villages marqués par la ferveur taurine, on organise des représentations anti-tauromachiques, où éclatent les notions d’arène, d’acteur consacré et d’animal héroïque. La bourgino (ou « taureau à la corde ») est un genre archaïque de course dont on retrouve l’équivalent dans toutes les régions à traditions taurines, depuis le fin fond de l’Andalousie jusqu’à la Provence. Ici, cet usage a été interdit par le préfet du Gard au cours des années cinquante, mais on peut encore l’observer dans les fêtes hivernales de quelques villages héraultais (Lunel-Viel, Baillargues, Candillargues). Pendant une semaine, à une heure donnée de la journée, un « taureau » (un bœuf) tenu par une corde attachée à la base des cornes (bourgino) est promené dans les rues tandis que la population joue à le maltraiter ; à la fin de la semaine, il sera abattu par un boucher qui revendra la viande aux villageois. La bête ainsi humiliée est en général un cocardier de second plan qui « a mal vieilli », qui n’a pas donné satisfaction à son propriétaire ; plutôt qu’aux abattoirs, celui-ci a préféré le vendre à la municipalité d’un village où l’on reste encore fidèle à cette coutume.
6Avant que n’intervienne la censure préfectorale, on jouait au taureau à la corde dans tout le pays de Bouvino, chaque dimanche de la morte-saison. Vers Carnaval, l’animal qui avait servi à ces récréations était abattu par le boucher, puis mangé par la communauté. Nous avons montré ailleurs (Saumade 1991) que ce rite de désacralisation et de mise à mort constituait l’inversion de l’idéal du cocardier glorieux, et en cela, s’inscrivait bien à la charnière de deux saisons tauromachiques, comme un rite de passage1.
7Mais aujourd’hui, si la bourgino ne représente plus qu’une survivance désuète, l’évolution de la tauromachie camarguaise dans la société moderne a permis l’apparition de nouvelles formes d’exploitation ludique des bêtes rejetées de la sélection des manadiers. Apparu au début des années soixante, l’encierro (de l’espagnol encerrar, « enfermer ») est un avatar du syncrétisme entre la culture taurine locale et son homologue importée. Certes, en pays de Bouvino, les encierros n’ont pas grand-chose à voir avec les fameuses conduites de toros bravos célébrées à Pampelune, par exemple2. Ici, le plus souvent, le jeu se déroule sur un parcours comprenant la grand-place et les rues adjacentes des villages, barricadées aux intersections ; on y lâche simultanément cinq ou six vieux castrats et des vaches de rebut, issus d’une manade de petite renommée, dont les cornes sont « emboulées » (les pointes sont gainées avec du chatterton ou encapuchonnées avec un « emboulage » métallique) mais pas encordées. A Marsillargues (Hérault) et à Saint-Laurent-d’Aigouze (Gard) – deux localités voisines où l’afecioun est particulièrement évidente –, on donne un encierro chaque dimanche d’hiver (de novembre à mars, ce qui revient à établir une temporada inversée). L’action se déroule autour et à l’intérieur des arènes, constructions démontables installées en permanence sur la place principale ; en temps ordinaire et à l’occasion des encierros, toutes les portes d’accès aux gradins et à la piste sont ouvertes, ce qui permet la libre communication entre la voirie et l’espace tauromachique. Contre un modique droit d’entrée, le public pénètre sur le parcours, où chacun peut, dans un esprit résolument de dérisoire, s’amuser avec le bétail comme il l’entend : rasets, passes au manteau, jeux du bouclier (provoquer les charges en se protégeant avec une planche en bois), du charriot et du tonneau (que l’on pousse ou roule devant soi pour obliger l’animal à réagir), etc. En quelque sorte, on recrée une course telle que l’exégèse la situerait à l’origine de l’institution spectaculaire (voir l’historique en troisième partie).

22. Bourgino d’hiver dans les années cinquante (Photo Maurice Lacroix, Lunel-Viel, Hérault)
8Toutefois, l’évocation inconsciente du passé inhérente à ces fantaisies ludiques ne doit rien à l’effet d’une « survivance », sinon pourquoi les Marsillarguois d’aujourd’hui pratiqueraient-ils l’encierro au lieu de la bourgino, qui n’a plus cours chez eux bien que l’interdiction décrétée par le préfet du Gard ne les concerne pas, leur commune étant rattachée au département de l’Hérault ? En réalité, loin d’être réellement férus de coutumes d’un autre temps, les fervents voient dans l’encierro une réponse dérisoire au spectacle moderne de la course camarguaise, avec ses « taureaux vedettes » à l’affiche, tandis que la bourgino, héritée du monde rural, leur semble être aujourd’hui une pratique dénuée de fondement sociologique, un folklore en voie de disparition. Adapté au dynamisme de la culture locale, l’encierro renverse les canons de la culture tauromachique : au lieu de cocardiers distingués individuellement dans 1’« ordre de la course », opposés à des « as du crochet », ce sont des bovins anonymes, loués à un manadier sans gloire, qui sont lâchés ensemble au milieu d’une foule profane. Le jeu met en évidence la destructuration spatiale des concepts de la course d’arènes. Par exemple, à Saint-Laurent, les jeunes entraînent les bestiaux de rebut depuis l’espace public vers la piste pour pouvoir les raseter ; on reconnaîtra là un mode d’inversion des actions sérieuses que sont 1’« enfermée » et le « coup de barrière », où l’animal chasse les officiants de la piste en les reconduisant vers le public (supra). A Marsillargues, on se plaît à faire passer le petit troupeau au complet par un escalier d’accès aux gradins afin que les bêtes y grimpent en file indienne et parcourent les tribunes ; comble de la dérision, elles semblent ainsi devenir les spectatrices de leur propre misère tauromachique ! Ainsi, à la morte-saison correspond la mort symbolique de l’image du cocardier dominateur... et sa renaissance, par le biais du bistournage.

23. Encierro d’hiver à Saint-Laurent-d’Aigouze ou la rupture de la limite entre espace tauromachique et espace public : la piste des arènes communique avec la plage du village. Photos André Signolles. drac Languedoc-Roussillon, Montpellier
L’élevage du « sauvage » entre espace public et espace domestique
9Les manadiers orthodoxes disent mépriser les jeux taurins hivernaux qui représentent à leurs yeux une indécente caricature, contre le caractère sérieux de leurs pratiques sélectives. Mais cette réaction assez compréhensible ne signifie pas pour autant que, dans leur office, les éleveurs soient soucieux d’observer une distance sociologique avec les milieux populaires. Ils cherchent au contraire à influencer le caractère combatif de leurs bêtes en les initiant à la gestuelle tauromachique devant le public. Régulièrement confrontés à l’animation festive focalisée dans les arènes pendant la saison d’activités, les meilleurs spécimens peuvent ainsi accéder à la personnalité sociale, devenir des cocardiers connus. A la base de cette existence « mondaine » des taureaux de course camarguaise, le système d’exploitation alternée des pâturages camarguais, morcelés dans l’espace, correspond à un mode de production fondé dans une large mesure sur la participation collective.
10En principe, chaque manadier dispose de deux « pays » (entendez propriétés individuelles et/ou terres en location) : le « pays d’hiver », où le gros du troupeau paît entre novembre et début mai, et le « pays d’été », où il demeure le restant de l’année. Occasionnellement, lorsque les herbes nouvelles apparaissent (printemps, automne), on trouvera des spécimens différenciés par l’âge et le sexe (veaux, vaches, taureaux entiers, castrats) mélangés dans un même enclos (30 à 50 hectares environ). Il arrive aussi que le troupeau soit scindé en plusieurs groupes laissés sur différentes pâtures du pays d’hiver et du pays d’été. Bien qu’ils n’exploitent en général pas plus de 100 hectares de prés d’un seul tenant, les manadiers orthodoxes proscrivent les petites clôtures qui permettraient de séparer en permanence les bêtes selon leur état ; ils disent que le bovin de race Camargue éprouve un besoin naturel de se déplacer à travers des espaces étendus pour se nourrir. C’est donc en fonction de la saison et de l’état des herbages que les éleveurs choisissent de regrouper ou de diviser leur troupeau, et d’alterner les lieux de pacage entre les marais de Camargue et de Petite Camargue, les garrigues languedociennes et les prairies de plaine, dont celles du Cailar (Gard) sont les plus renommées.
11Riche de traditions liées aux origines de la tauromachie locale, le terroir du Cailar, sorte d’« oasis de verdure » traversée par des rivières (Vistre, Rhôny, Cubelle) et des canaux (roubines), accueille aujourd’hui une dizaine de manades. Cependant, ici comme sur le delta du Rhône, la régression des pâturages profite à l’agriculture : en 1833, on en comptait 1 089 hectares (Pasquier 1981 : 13), tandis qu’au cadastre de 1989, il n’en reste plus que 481, répartis en 283 hectares de prés de « première catégorie », 118 hectares de « bons marais » et 79 de « mauvais marais ». Dix éleveurs se partagent donc une superficie totale à peu près égale à celle des pâturages d’un ganadero moyen de basse Andalousie (infra) ; ils disposent toutefois de pacages en propriété ou en location sur d’autres communes. Le tableau page 112 permet d’établir la relation entre l’espace disponible, le nombre de bêtes et le lieu de résidence de cinq manadiers prestigieux établis au Cailar.
12Cette structure foncière disloquée oblige les exploitants à se déplacer sans cesse d’un point à l’autre du pays de Bouvino pour rester en contact avec leur bétail éparpillé. Généralement issus de la petite bourgeoisie provinciale, les manadiers adoptent un mas ou une maison villageoise pour résidence principale et ne sont pas attirés par la vie citadine. En outre, ils disposent d’une activité complémentaire qui leur permet d’équilibrer leur budget ; certains sont cultivateurs, d’autres éleveurs de chevaux ou de moutons, empresarios, pharmaciens, etc.
13Les personnes âgées de la Bouvino se souviennent de la vie sociale des grands mas de Camargue, au temps où la France était encore un pays à dominante agricole et l’unité familiale, la cellule de base en milieu rural. Mais à partir des années cinquante, l’éclatement de la famille élargie, attesté dans toute l’Europe (Segalen 1986 : 398), a contribué à bouleverser l’organisation des élevages de taureaux. Au sein de l’Association des manadiers, on a alors enregistré la création d’une multitude de nouvelles « marques », à l’initiative d’entrepreneurs individuels. Cependant, les anciennes « races » étaient scindées entre héritiers et acheteurs ; seule la célèbre manade Granon a été maintenue dans son intégrité. Aussi la plupart des manadiers actuels sont-ils des self-made men : sur les dix installés au Cailar, un seul est héritier de deuxième génération et deux de première génération. Quelquefois même, la notion d’héritage devient purement spirituelle : par fidélité envers l’homme qui lui a appris le métier, Claude S., notre principal informateur, présente ses taureaux sous la « devise » (couleurs emblématiques) de l’ancienne manade de son mentor de Montaut-Manse, bien que le produit de sa sélection n’ait pas de rapport direct avec le bétail d’origine.
1. Nombre de bêtes et superficie par manade

14Parallèlement au phénomène de division des « pays », dû à la perte d’une partie importante des pâturages traditionnels et à l’érosion de la notion patrimoniale de « marque », les mœurs des manadiers ont suivi l’évolution individualiste de la société globale : certains ont fondé leur propre manade en concurrence avec celle de leur père ou de leur frère, d’autres n’ont pas d’héritiers, sont libertins ou homosexuels affirmés, etc. A priori, le milieu des manadiers ne fait pas de ségrégation sexiste, mais lorsqu’un fils ou une fille d’éleveur souhaite suivre la voie patrimoniale, son intégration à l’organisation de l’entreprise est empirique et dépend surtout de ses capacités de résistance à l’apprentissage sur le tas qu’il (ou elle) doit assimiler.
15Au-delà des usages traditionnels, la pratique d’élevage du bovin camarguais est librement interprétée par chaque manadier selon sa personnalité. Il doit être capable de favoriser une émulation sociale autour de son mas, afin de compter sur l’aide indispensable de bénévoles, les « gardians amateurs » et « amis de la marque ». Sous le premier générique, on reconnaît des personnes des deux sexes et de tous âges, passionnées par le taureau, vivant dans une commune proche des pâturages et possédant un cheval – de race Camargue, le plus souvent – qu’ils peuvent laisser paître sur les lieux de l’exploitation ; certains sont des cavaliers expérimentés, issus de familles « de tradition », des individus liés au milieu tauromachique (raseteurs, membres de clubs taurins), mais d’autres sont des fervents récemment initiés ou des enfants (gardianouns, « petits gardians »). Le second terme englobe l’ensemble des « affins » du manadier, voire, dans le cas des élevages très anciens, les partisans qui restent fidèles à une « marque » même si elle change de propriétaire. Qu’ils soient ou non cavaliers, les amis sont sollicités à l’occasion pour rendre des services de nature diverse : aider à réparer des barrages, à engranger le fourrage, à effectuer des travaux de bricolage, à apporter un panier garni de victuailles pour ravitailler les gardians, etc.
16Au centre d’une organisation peu formalisée, le manadier respecté manifeste du savoir-vivre à l’égard de ses « militants » ; sa tablée leur est toujours ouverte et lorsqu’une commune voisine est en fête, il les invite volontiers à se réunir au bistro autour d’une bouteille de pastis. Ce mode de « redistribution par le chef » (Sahlins 1976 : 265) entretient le charisme du manadier, une vertu dont les effets s’étendent d’ailleurs au-delà de l’élevage stricto sensu. En effet, par son activité de loueur de taureaux, liée à l’univers urbain du spectacle, le manadier prestigieux fréquente de nombreux politiciens, entrepreneurs, hommes de loi ou médecins auprès desquels il peut intercéder pour aider un « ami de la marque » à surmonter quelque problème personnel. A cet égard, il apparaît bien comme un médiateur, opérant entre l’univers champêtre et celui de la représentation.
17Cependant, outre l’important bénévolat qui repose, comme on le voit, sur une convention d’ordre traditionnel – un accord tacite pour échanger des services d’où sont exclus les termes monétaires –, le manadier emploie un ou deux gardians professionnels, dont le principal est le bayle gardian. Inscrit à l’Amicale des gardians salariés, ce personnage est un véritable pâtre qui passe ses journées auprès des bêtes dont il connaît les habitudes mieux encore que leur propriétaire. Depuis une vingtaine d’années, Loulou T. habite et travaille à plein temps chez le manadier S., sans avoir jamais pris de vacances. Son père lui a transmis le métier mais lui-même n’a pas de descendance ; il passe beaucoup plus de temps seul avec les bêtes qu’au contact des humains, surtout l’hiver. Le second employé de la manade, Jean M., célibataire lui aussi, ne travaille aux côtés de Loulou qu’aux moments les plus intenses de la saison chaude (courses, récolte de foin). Tous deux originaires du Cailar, ils n’ont cependant entre eux aucun lien de parenté ni de réelle affinité. Également passionnés par leur profession et dévoués à leur patron, ils tendraient d’ailleurs à se livrer une petite concurrence à moitié avouée pour accomplir au mieux les multiples tâches quotidiennes de l’élevage.
18Considéré dans leur discours comme une véritable mission au service du taureau, le travail des gardians employés commence par l’entretien des dépendances des deux mas appartenant à leur patron : l’un, situé dans la plaine de Crau, est affecté à l’élevage en hiver et à la culture du foin en été (100 hectares d’un seul tenant) ; l’autre, compris dans la commune du Cailar, est exclusivement consacré au bétail pendant la temporada. Distante du village d’à peine trois kilomètres, cette dernière unité d’exploitation est composée d’une soixantaine d’hectares de prés en trois tenants isolés les uns des autres (l’un des trois est en location), d’une modeste maison à deux étages, où le manadier, sa femme, sa fille et le bayle gardian peuvent demeurer et recevoir leurs amis lorsque l’activité tauromachique bat son plein, d’un bar et de tables en béton installés à l’ombre des arbres pour accueillir les visiteurs, du bouvau, enclos-arène bâti avec des madriers, planches et parpaings, et du char automobile que pour sa grande utilité, nous considérons comme une véritable dépendance de la manade.
19Utilisé pour le bistournage (supra), le bouvau est d’une façon générale un espace où l’on fait transiter les bêtes triées au milieu des prés, avant de les enfermer dans le char pour les conduire vers une arène de ville ou de village, un autre pâturage et parfois même aux abattoirs, lorsque le manadier veut se défaire de spécimens qu’il a jugés impropres à la course. Cette dépendance comprend un toril fait en maçonnerie, recouvert de tubes métalliques transversaux, servant à attacher les bêtes par les cornes, et de planches passerelles, permettant aux gardians d’opérer à plat ventre sans trop de risques (on retrouve le même dispositif sur la caisse du char et dans le toril des arènes publiques). Communiquant avec le toril du bouvau, une galerie en bois est destinée à immobiliser chaque bête que l’on veut soigner (désinfection, vaccination).
20En fait, le « pays » du manadier S. apparaît comme un point d’échanges soutenus entre les membres de la structure domestique et les gens des villes et villages de la région. C’est dans ce contexte humain ouvert sur l’extérieur que les bêtes sont sélectionnées pour exprimer la « sauvagerie ancestrale de la race ». A la fin du printemps, les éleveurs regroupent les vaches reproductrices et les étalons dans un enclos isolé afin que les naissances aient lieu de la fin de l’hiver au début du printemps suivant (neuf mois de vêlage). Le manadier affirme que cette périodicité s’accorde aux rythmes naturels de la sexualité des bêtes mais reconnaît que des « écarts » se produisent parfois, à cause de la possible promiscuité des mâles et femelles en dehors des périodes de saillies.
21La « ferrade » est une pratique traditionnelle qui consiste à marquer les jeunes bestiaux avec les insignes du manadier (marque au fer rouge et entaille aux oreilles). On accomplit deux ferrades annuelles (novembre, mai-juin), avec les bêtes qui vont atteindre ou ont déjà dépassé l’âge de un an (anoubles). La première se déroule en une journée, sur le « pays d’hiver » ; grâce à l’aide des amis et des cavaliers amateurs, on peut ainsi marquer au fer rouge une trentaine de veaux. Tôt le matin, le manadier et les gardians à cheval trient les bestiaux encore indifférenciés avec l’aide d’un simbèu (ou simbel, dountaïre, « dompteur »)3, bœuf de race Camargue muni d’une cloche, choisi pour sa relative docilité et sa tendance naturelle à entraîner le troupeau dans son sillage au passage des barrages, de la porte du toril ou du char. Les jeunes spécimens sont enfermés dans la caisse du camion après être passés par le bouvau. Puis, chaque veau est libéré à son tour afin que quelques amateurs à pied, postés dans le bouvau, le saisissent par la queue et la tête et le maintiennent couché sur le flanc droit. A l’aide de fers préalablement rougis au feu, le manadier tatoue un numéro de série sur le flanc gauche de la bête. Les autres marques corporelles (entaille aux oreilles – escoussuro –, dernier chiffre de l’année – 2 pour 1992, par exemple – et « fer » –emblème héraldique) seront portées au printemps suivant, sauf si l’animal est déjà assez âgé et développé pour que l’éleveur juge nécessaire de lui appliquer un traitement intégral. Notons que les pratiques traditionnelles des manadiers ne font pas l’objet d’un contrôle des autorités civiles ; au cours d’une ferrade privée, ils peuvent donc aisément frauder en « rajeunissant » certaines bêtes au moment de tatouer le chiffre de l’année.

24. Conduite du veau pour la ferrade (Photo Marc Leenhardt, Saint-Laurent-d’Aigouze, Gard)

25. Préparation des « fers » à marquer
22Au mois de février, tous les bestiaux marqués en novembre sont sevrés : on relève leur numéro de ferrade et celui de leur mère, puis on les enferme dans un petit enclos pour les habituer à la nourriture solide (fourrage). Lorsqu’ils ont enfin acquis leur autonomie, au début du printemps, les veaux sont mélangés à leurs aînés avant la ferrade définitive de mai-juin. Dès la fin du xixe siècle, cette dernière technique d’élevage était transformée en spectacle champêtre (« ferrade spectacle ») ; depuis les années cinquante, elle est devenue une prestation de services rémunérée ayant pour cadre le mas de certains manadiers, parfois aménagé en complexe hôtelier. Pratiquement, divers particuliers ou associations de la région louent les dépendances d’une manade pour un jour férié ou de fin de semaine, afin d’organiser une fête en plein air sous le signe du taureau. Les clients apportent avec eux l’animation musicale, la nourriture et les boissons, à moins que le manadier n’assure lui-même la restauration - le veau « sauvage » à la broche ou la fameuse « gardianne de taureau » étant des mets classiques dans ce genre de repas.
23Le matin d’une ferrade de printemps, le manadier et ses gardians trient en premier lieu quelques vachettes, les en ferment dans le toril où on les attache pour ensuite visser des « emboulages » sur la pointe de leurs cornes (capuchons métalliques servant à éviter les blessures graves) ; plus tard, elles seront lâchées dans le bouvau à l’attention des visiteurs. Après avoir pris ensemble un solide déjeuner composé de charcuteries, de fromages et de vins, les cavaliers repartent vers le pré où se trouvent les anoubles à marquer (il y en a au plus quatre par ferrade). Sous le regard des clients, ils trient un bestiau après l’autre en plein champ, puis le conduisent au galop vers un groupe d’intrépides amateurs à pied qui se chargent de le saisir en bout de course. Bien souvent, les bousculades et les ratés provoquent les éclats de rire de l’assistance et l’irritation des gardians, obligés de donner des coups de trident sur la croupe des petits animaux pour les faire tomber et faciliter leur capture. Dès qu’un anouble est maîtrisé, les fêtards et autres « amis de la marque » l’entraînent vers un brasier où chauffent les fers ; avec l’assistance du bayle, ils le renversent sur le flanc et le maintiennent afin que le manadier puisse injecter dans son collier un vaccin contre la douve (parasite des marais), entailler ses oreilles selon le schéma officiel qui lui est propre, tatouer au fer rouge le chiffre de l’année et le signe héraldique sur la croupe.
24Après que ces opérations ont eu lieu, les visiteurs et les éleveurs prennent l’apéritif devant la maison, tandis que résonne une musique d’ambiance. Dans la plupart des ferrades publiques, un disc-jockey équipé d’un matériel de sonorisation est recruté par les organisateurs ; cet « officiant high-tech » a remplacé la classique fanfare (peña), qui se fait rare de nos jours. D’ailleurs, pour entraîner les danseurs habitués au son ravageur des programmes radiodiffusés et des boîtes de nuit, l’animateur passe vite sur les succès du bal musette qu’il enchaîne avec ceux de la techno music. Mais à un moment donné, les trépidations acoustiques sont interrompues : par microphone interposé, le bayle gardian fait annoncer à l’assistance qu’une des vachettes va être lâchée dans le bouvau pour les amateurs. Déjà grisés par le pastis, quelques visiteurs particulièrement hardis – ou inconscients – se préparent alors à « raseter » et à « toréer » avec plus ou moins d’habileté ; souvent, c’est pour eux un baptême de la corne (« emboulée », ne l’oublions pas), dont les péripéties chaotiques amusent la foule et surtout les gardians. Le manadier profite de cet intermède ludique pour mesurer l’agressivité des jeunes vaches mises en jeu, même si selon ses propres mots, le véritable test ne peut se dérouler que dans la piste d’une arène :
Dans le bouvau elles sentent l’odeur des autres qui sont à côté, dans le pré... Elles n’ont pas du tout le même comportement que dans l’arène, isolées du troupeau, où elles montrent si elles ont vraiment quelque chose ou si elle ne valent rien...
25Il arrive aussi que le manadier invite les jeunes élèves du Centre français de tauromachie espagnole, dont le siège est à Nîmes, pour qu’ils animent l’après-midi d’une ferrade en se mesurant à des doublenques « neuves » (vaches de deux ans n’ayant jamais couru). Ce genre de petit spectacle de capea – où les jeux blessants de piques et de banderilles sont bien sûr exclus – permet à l’éleveur d’obtenir une première indication sur le caractère combatif des spécimens toréés. Le plus souvent, les apprentis revêtus de 1’« habit court » andalou (traje corto) ont bien du mal à éviter les coups des « méchantes » femelles camarguaises, dont le caractère n’a pas la « suavité » de leurs homologues andalouses ; d’ailleurs, de l’avis du manadier, les plus « rebelles » sont les plus prometteuses, puisqu’en pays camarguais on cultive l’image du « taureau dominateur » et non pas celle du « taureau soumis ». Même si tout cela ressemble fort à une parodie de corrida, l’intermède de la capea est agréable aux visiteurs qui prodiguent leurs encouragements aux élèves-toreros, tandis que pour l’occasion, le disc-jockey diffuse des pasos dobles depuis sa console de mixage.
26Au centre des pratiques traditionnelles du pays de Bouvino, ferrades et courses de mas, on trouve l’expression d’un certain syncrétisme culturel : d’une part à travers l’influence en milieu rural des habitus de la société bourgeoise (consommation de loisirs, modes musicales et médiatiques...), d’autre part, avec l’interrelation des imaginaires tauromachiques autochtone et importé. Loin d’être réductible à un simple fait de diffusion, ce dernier processus d’« hispanisation » implique une dimension structurelle : il définit l’identité tauromachique locale par opposition au modèle global de la corrida.

26. Jeu d’amateur dans le bouvau. Photo Frédéric Ségura, Aigues-Mortes, Gard
27En fait, par les divers aspects ludiques qui la caractérisent, la ferrade constitue une instance de reproduction du fait social. Elle permet aux fils, filles ou autres descendants du manadier, mais aussi aux « petits gardians » (gardianouns), d’apprendre le métier sur le tas. Cependant, comme en témoigne Magali S., fille du manadier associée à l’entreprise d’élevage, cette initiation n’a rien d’un cours magistral :
Quand on travaille avec mon père - et je n’ai pas été favorisée, loin de là... - il veut voir jusqu’où on peut aller. Il dit qu’un jeune qui a la fe4, il doit montrer ce qu’il a dans le sang... Dès qu’on lui dit de faire un truc, il se défonce pour le faire... Sinon, ça sera jamais un bon gardian et encore moins un bon manadier parce qu’il n’y a que le travail qui te donne les taureaux.
28Au cours du difficile apprentissage, les jeunes font l’objet des colères de leurs aînés qui, lors des triages, ne laissent jamais passer une occasion de leur reprocher des erreurs. Ces « coups de gueule » superficiels, fréquents mais dépourvus de réelle animosité, constituent le fond sonore de l’épreuve d’intégration. Au Cailar, on se rappelle les spectaculaires courroux d’un prestigieux manadier félibre qui, hurlant du haut de son cheval, s’en prenait à son fils dès qu’une manœuvre échouait :
Mon fils Folco est un con !... Ce n’est pas possible... Il n’est pas sorti de mes c... C’est le fils de Gabriel5 !
29Mais outre ces « histoires de bruit et de fureur », la dynamique de l’échange inhérente aux ferrades dépasse l’univers domestique. Ainsi de nombreux raseteurs ont-ils pu éveiller leur vocation en se mesurant aux « vaches emboulées » que les manadiers lâchent dans le bouvau pour distraire leurs clients. Plus modestement, certains quidams de passage sont les héros comiques d’un jour après avoir été encornés dans le postérieur, à la suite d’une excessive ingestion de pastis. D’autres deviennent des « amis de la marque » parce qu’ils se rendent au mas avec assiduité, attrapant efficacement les veaux à marquer, apportant régulièrement des fougasses, du vin, de la saucisse et des melons pour tout le monde. A tous les niveaux de l’observation, la ferrade, premier jalon pour identifier les bêtes de l’arène, participe à la distinction des hommes et des femmes qui composent le petit monde de la Bouvino.
La comédie bovine
30Ainsi les vaches camarguaises commencent-elles leur initiation face à des débutants et à des amateurs, dans des courses à l’esprit de dérision. Nous avons déjà évoqué la course de mas, il nous reste à considérer deux pratiques mieux formalisées, caractéristiques de la saison estivale : la « course de nuit » ou « toro-piscine » et la course de fête votive. La première est apparue dans les années soixante comme un divertissement touristique de station balnéaire qui a rapidement pris racine dans les villages férus d’authenticité, Le Cailar par exemple. Toujours orthographié « à l’espagnole », le toro-piscine – une course de vachettes, ne l’oublions pas – est la mise en scène inversée de la course camarguaise sérieuse. Le spectacle est toujours nocturne, éclairé par la lumière blanche des projecteurs de l’arène. Au centre de la piste, on dispose une piscine rectangulaire remplie d’eau (environ 50 centimètres de profondeur), faite de ballots de paille recouverts d’une toile cirée ; la règle du jeu – ouvert à tous les spectateurs qui souhaitent y participer – consiste à attirer chaque vachette (âgée de trois à quatre ans) « emboulée » vers la piscine et à plonger dans celle-ci au moment où l’animal y pénètre en chargeant. Parfois, pour inciter les amateurs à se risquer – et comme pour parodier le système des primes aux attributs des courses sérieuses –, l’animateur du spectacle fait jeter dans la piscine des échantillons de pastis (« mignonnettes ») que les participants s’efforcent de repêcher sous la menace de la vache. En somme, si dans une course classique, les connaisseurs apprécient que le « cocardier sérieux » ne s’aventure pas au centre de l’arène, territoire propice aux ruses dangereuses des raseteurs, mais soit au contraire capable d’« enfermer » ses adversaires contre les barricades et de les bouter hors de l’espace consacré (supra), dans un toro-piscine, les spectateurs rient de voir la vachette fouler aux sabots les fêtards dans une piscine dont la fonction de contenant et la disposition au centre de l’arène signifient l’enfermement de la bête.
31On rapprochera l’esprit de ce jeu avec celui qui règne dans les fêtes votives du pays camarguais, organisées pour la plupart en juillet et août pour profiter du passage des touristes, où les afeciounados et les professionnels de la course communient sous le signe du taureau et du pastis6. Chaque matin, le « déjeuner aux prés » réunit les fervents pour un festin, tandis que des gardians professionnels et de nombreux cavaliers amateurs plus ou moins compétents trient des taureaux pour les conduire au village. Lorsque le cortège de centaures s’est formé autour des quatre bêtes – des castrats sans gloire, spécialisés dans cet exercice particulier – il se dirige au pas vers le village : c’est 1’« arrivée » (abrivado). Autrefois, c’était ainsi que l’on transférait les bêtes depuis les prés jusqu’aux arènes. Depuis le début du siècle et la généralisation des chars à bestiaux, l’abrivado est devenue un rituel purement ludique, symbolisant le retour chronique des bovins sauvages pour la fête. Juchés sur d’invraisemblables voitures bricolées et bariolées de motifs lubriques, les bandes de jeunes (âgés de quinze à vingt ans), distinguées par un tricot uniforme, suivent le mouvement dans un concert de pétarades7. Les plus hardis de leurs membres mettent pied à terre pour aller au-devant des cavaliers et effrayer leur monture afin de provoquer l’échappée d’un taureau ; cette perturbation rituelle est admise comme un jeu traditionnel. Finalement lancée au galop dans les rues du village, sous les cris et gesticulations passionnés de la population, l’abrivado aboutit aux arènes, d’où repartiront, le soir, les cavaliers professionnels pour raccompagner les mêmes taureaux dans leur pré (bandido).
32Après la houleuse arrivée, des courses de « vaches emboulées » sont données gratuitement dans les arènes pour que les jeunes s’amusent à leur guise. De temps en temps, des touristes sont sarcastiquement conviés à se mesurer aux bêtes, contre une petite prime. Presque immanquablement, ces courageux finissent leur prestation bousculés et roulés dans la poussière : c’est la « rouste », le « bachouchage » ou encore le « suppositoire camarguais » (les « emboulages » recouvrant la pointe des cornes ont la forme d’un tube arrondi qui, après un coup dans le derrière de l’amateur, évoque le suppositoire). Cependant, malgré les rires des spectateurs, certains jeunes plus doués que la moyenne peuvent découvrir la vocation de raseteur au milieu des essais maladroits de leurs compagnons d’un jour, et décider d’apprendre le métier tauromachique à la suite de cette expérience.
27. Le rituel de la fête votive

a) Bandido. Photo Marc Leenhardt, Saint-Laurent-d’Aigouze, Gard

27b. Vache de onze heure. Photo Joël Roudil, Sainte-Croix-de-Quintillargues, Hérault

27c. Apéritif
33Parfois, on souligne par la forme spectaculaire la dimension subversive des courses de vachettes. Naguère, dans les villages à tradition viticole, comme Mauguio et Lansargues (Hérault), la fête votive avait lieu après les vendanges (c’est à partir des années soixante que l’on changea les dates de célébration pour celles comprises entre juillet et août, temps des vacances dans une société urbanisée). Au centre des « plans de charrettes » que l’on édifiait à cette occasion, on installait une « pastière » vide (sorte de benne servant à transporter la vendange) dans laquelle s’installait un groupe de jeunes qui jouaient à attirer la vache. Cette pratique préfigurait en quelque sorte le toro-piscine, par l’emplacement du dispositif contenant et du fait que celui-ci, comme la piscine avec les échantillons de pastis que l’on y jette, soit implicitement associé à l’ivresse procurée par le vin du terroir.
34Depuis le début du siècle jusqu’à nos jours, les jeunes de Saint-Laurent-d’Aigouze organisent une parodie de corrida (« charlottade ») à l’occasion de la fête locale : ils singent méticuleusement toutes les séquences du rituel en utilisant un matériel « détourné » (la pique, par exemple, devient un long manche terminé par une ventouse débouche-évier). A quelques kilomètres de là, au Cailar, les protagonistes habituels de la charlottade sont des personnages assez âgés, considérés comme des « vedettes » du village, qui défilent dans l’arène le vendredi de la semaine de fête après avoir pris ensemble un copieux repas fort arrosé. Deux d’entre eux sont d’anciens « chariots » (clowns toreros) professionnels, les autres étant des raseteurs retraités ou de simples dilettantes. A cette occasion, le forgeron du village, un père de famille très respecté, se travestit pour accompagner dans l’arène ses amis « toréadors », témoignant d’une tradition carnavalesque assez classique en pays de Bouvino. Ainsi intègre-t-on à la comédie taurine sa dimension sexuelle, puisque, nous le savons, ce sont toujours des hommes qui sont appelés à affronter les « cocardiers dominateurs ». On notera au passage que l’interprétation ridicule du modèle tauromachique importé fait écho au processus d’inversion que nous avons décelé dans la course camarguaise sérieuse à travers le rituel musical de Carmen.

28. Course dans le « plan des “théâtres” » d’Aigues-Mortes. Photo André Signolles, DRAC Languedoc-Roussillon, Montpellier
35Enfin, en matière de subversion, les courses de la fête d’Aigues-Mortes (Gard) appellent un commentaire plus abondant. Ici, la structure même de l’arène fait l’objet d’un traitement qui renverse les canons de la tauromachie ; comme il était d’usage dans tous les villages de la Bouvino, avant que le développement du spectacle commercialisé n’impose la généralisation des arènes fixes, on monte à l’occasion de la fête un « plan » éphémère à l’extérieur des remparts sud de la ville. Les habitants d’Aigues-Mortes ont le droit d’installer sur place une petite tribune familiale en bois baptisée « théâtre » ou « amphithéâtre », s’ils ont eu la chance d’obtenir un bon numéro lors du tirage au sort organisé à la mairie le jeudi avant la semaine de fête. Ce procédé est justifié parce que le nombre d’emplacements disponibles est inférieur à celui des familles qui les sollicitent. Le « plan des théâtres » épouse un contour rectangulaire qui n’est pas sans rappeler la forme des remparts de la cité d’Aigues-Mortes. Une barricade en madriers délimite la piste octogonale et la contrepiste qui est beaucoup plus large que celle des pistes ordinaires. Selon les connaisseurs, il est pratiquement impossible d’assister à une course orthodoxe dans un équipement aussi pittoresque, qui serait, plutôt qu’une véritable arène, un lieu de représentation pour tous les Aigues-Mortais. Ainsi des éléments de mobilier sont-ils incorporés au plan pour accentuer sa fonctionnalité ludique : selon les années, on installe au centre de la piste soit un petit enclos carré en madriers, baptisé bouvau - c’est donc un modèle miniature de l’enclos de triage des éleveurs (supra) –, soit d’énormes pneus de tracteur empilés en forme de puits ; ces aménagements servent d’« abri antitaureaux » pour les jeunes fêtards. Si l’on suit notre hypothèse d’une assimilation symbolique du « plan des théâtres » à la cité fortifiée, le petit bouvau pourrait apparaître comme une reproduction schématique de la grand-place Saint-Louis, le centre traditionnel de la sociabilité locale. Loin d’être purement spéculative, cette intuition est fondée dans l’Histoire : jusqu’à la fin du siècle précédent, on donnait les courses de taureaux sur la place principale d’Aigues-Mortes et à ces occasions – comme en témoignent les photographies d’époque – les jeunes afeciounados avaient l’habitude, pour échapper aux charges des bêtes, de se réfugier sur les grilles entourant la statue-fontaine du roi fondateur de la ville, érigée au centre de la place. Plus tard, au centre du « plan des théâtres », le bouvau avait exactement la même fonction ludique8. Cette relation topographique entre l’espace du quotidien et celui de la fête, mise en évidence par le jeu taurin, apparaît plus nettement lorsque l’on remarque que les jeunes Aigues-Mortais d’aujourd’hui perpétuent à l’occasion la fantaisie suivante : avant la course, ils installent dans le bouvau une table, un parasol et des chaises de bistro pour boire le pastis – comme on le fait, en temps ordinaire, sur les terrasses de la grand-place. Dès qu’une vache entre en piste, les facétieux l’attirent vers leur refuge, l’incitent à sauter la barrière pour qu’elle y pénètre et donne quelques émotions fortes au cours d’un si original apéritif. Evidemment, on n’omettra pas de souligner le parallèle entre ce jeu « d’anis et d’eau fraîche » et celui de la « course de nuit » décrit plus haut, consistant à plonger avec la vache dans une piscine disposée au centre de la piste, contre une récompense qui se chiffre en « mignonnettes » de pastis...
36Tout en riant de bon cœur devant les avanies infligées aux jeunes initiés au contact du bétail « sauvage » dans les fêtes camarguaises, le manadier ou le bayle gardian notent sur un carnet les caractéristiques comportementales des jeunes vaches qu’ils montrent. Présentées à plusieurs reprises devant le public des villages, les bêtes jugées combatives seront ensuite destinées à la reproduction et/ou à la carrière de « vache cocardière », les autres étant vendues aux abattoirs parce qu’elles déplaisent à leur propriétaire. Ainsi le verdict du sélectionneur est-il directement lié à l’institution de l’inversion et de la dérision tauromachique. Ce retour de sens dans la représentation est rendu patent par la mise en valeur du centre de la piste des arènes, c’est-à-dire un espace normalement associé à la perte des repères culturels et, dans le contexte festif, à l’enfermement et à l’ivresse provoquée par l’alcool.
Les parcours antagoniques des taureaux et des hommes
37Si les vaches sont sélectionnées à partir de la confrontation avec les galéjades des jeunes fêtards, les mâles et castrats encore anonymes, âgés de trois à quatre ans (ternens, quatrens), sont introduits dans la connaissance du jeu tauromachique face à des raseteurs débutants (âgés de seize à vingt ans environ, officiants dans les « courses de protection »), ou à des raseteurs de second plan et des anciens (âgés de trente-cinq à quarante ans environ, spécialisés dans les courses de vaches, de « taureaux jeunes » ou d’« étalons »). Les spécimens qui plaisent le moins au manadier, à cause d’une faible constitution physique ou parce qu’ils descendent d’une lignée peu « glorieuse », ont déjà été émasculés à l’âge de deux ans, pour qu’ils ne puissent saillir dans les prés. Les autres, présentés entiers, sont dits taus (« taureaux », en oc), « entiers » ou « étalons » (même s’ils n’ont pas cette fonction dans l’élevage), mais en aucun cas « taureaux » en français, terme qui, paradoxalement, sert à distinguer les cocardiers confirmés, des bœufs donc, et qui est d’ailleurs traduit couramment par biòus en oc.
38Lors de son baptême de la piste, l’animal est « neuf ». S’il est très nerveux (on dit qu’il « a du sang »), il fonce sur tout ce qui bouge et peut sauter très haut par-dessus les barricades d’enceinte, jusqu’aux gradins où les spectateurs avertis savent le repousser sans trop de mal. Selon eux, un taureau neuf n’est pas vraiment dangereux ; il chercherait plutôt à fuir qu’à combattre parce qu’il n’a pas encore eu l’occasion de comprendre ce que l’on attendait de lui. Le manadier doit présenter à plusieurs reprises ses nouveaux produits dans l’arène avant d’avoir un point de vue sur leurs réelles qualités d’agressivité. Les « bestiaux » sont mis en situation d’apprentissage ; l’éleveur observe bien ceux qui lui paraissent les plus doués, qui étaient « tout fous » au commencement, puis se familiarisent avec l’espace de la piste et le jeu du raset, développant leur sens du combat. Cependant, il se méfie des taureaux qui « comprennent trop vite » et risquent de se lasser du jeu par la suite :
Ceux-là, ils meurent de leur intelligence... Ils comprennent que c’est pas la peine de courir après des types qu’ils n’attraperont jamais. Après ça, ils deviennent des ânes et on est obligé de les faire tuer. Le bon cocardier doit se faire progressivement... C’est comme un homme : il apprend à marcher avant d’apprendre à courir.
39Le manadier peut alors sélectionner un spécimen étalon qu’il gardera entier pendant un ou deux ans, parce qu’il « a beaucoup de sang et vient d’une bonne famille ». Les autres seront castrés - si ce n’est déjà fait – soit pour être engagés dans la carrière des arènes, soit pour être engraissés puis vendus aux abattoirs parce qu’ils ne conviennent pas à l’exercice tauromachique. Certains exemplaires impropres au combat mais dociles sur les pâturages sont munis d’une cloche et conservés comme « bœufs dressés » (simbèus), mais ils restent quand même considérés comme de purs « taureaux sauvages », frères ou cousins de ceux qui sont présentés dans l’arène. Le manadier S. possède huit simbèus d’âges différents (en moyenne, les mieux appréciés sont exploités entre leur cinquième et leur dix-septième année).
40Parallèlement, grâce aux « courses de protection », les raseteurs stagiaires éprouvent leurs capacités à devenir professionnels. Introduits dans l’univers tauromachique à partir des courses de vachettes des fêtes votives, ils sont initiés par un parent ou un ami ancien raseteur, s’il ne sont pas, comme la plupart d’entre eux aujourd’hui, élèves d’une école spécialisée. Apparu dans les années quatre-vingt avec l’appui des collectivités publiques, ce type d’institution a favorisé l’essor de la tauromachie camarguaise sur les zones limitrophes de son aire géographique, les secteurs périurbains de Nîmes et de Montpellier, notamment. Autrefois, les raseteurs se recrutaient plutôt dans le milieu des saisonniers et autres rebuts de la société rurale ; mais en pays de Bouvino aujourd’hui, les croissances simultanées des secteurs secondaire et tertiaire, des banlieues et du taux d’immigration ont pour corollaire une émulation tauromachique au sein de la nouvelle marginalité sociale. Aussi rencontre-t-on de plus en plus de jeunes raseteurs « beurs » ou issus d’une famille française récemment installée dans la région. Certains sont déjà des vedettes de la course camarguaise, parvenant de ce fait à s’intégrer au sein de ce petit monde traditionaliste. Favorisant de telles réussites, les écoles taurines sont à l’intermédiaire d’une dynamique d’échange dont les effets pourraient s’avérer particulièrement précieux, à terme, étant donné la tendance xénophobe manifestée en Languedoc et en Provence lors des consultations électorales de ces dernières années9.

29. L’étalon « neuf » s’envole... (Photo Marc Leenhardt, Saint-Laurent-d’Aigouze, Gard)
41On le voit bien, le fait de considérer la pratique du raset comme une voie d’assimilation des différences interethniques tranche notablement avec l’idéologie des aficionados sévillans, qui tendent à survaloriser les toreros de « pur sang andalou ». Dans le même sens, on peut remarquer qu’à la différence de leurs homologues espagnols, les manadiers admettent en général le bien-fondé des croisements entre « races » de bovins camarguais. Par « race », les intéressés entendent non seulement le concept générique de « race camarguaise » mais aussi chaque lignée sélectionnée par un manadier particulier : on parlera donc de la « race de X. », de la « race de Y. », etc. Or, cette idéologie raciale - héritée, comme nous le verrons plus loin, du félibrige – ne correspond pas à une praxis intégriste. Excepté le plus prestigieux d’entre eux, maintenant (ou prétendant maintenir) la consanguinité de son troupeau, les membres de l’Association des manadiers se prêtent volontiers un étalon ou s’échangent quelques vaches, ce qui permet de rééquilibrer la production de chacun par des apports hétérogènes. D’ailleurs, la plupart des éleveurs ne sont pas vraiment obsédés par la « pureté de la race Camargue », érigée en dogme par les orthodoxes. Si un confrère « a beaucoup de sang espagnol », ses produits ne seront pas forcément dénigrés dans les stratégies d’accouplement. Magali S. affirme même que, dans une certaine mesure, la variété des origines est une bonne chose :
Les taureaux, c’est comme les hommes... Si tu mets ensemble une Suédoise et un Noir, tu auras plus de chances d’avoir un beau petit qu’avec un couple de cousins germains.
42En outre, les manadiers n’ont pas d’égards particuliers pour leurs étalons. Ici, le mâle n’est qu’un bestiau comme un autre affecté à la reproduction pendant deux ou trois années ; sans même connaître la valeur de ses descendants, on finit par le castrer pour qu’il devienne un « vrai cocardier ». En plus de son caractère purement utilitaire – régulariser le rythme des naissances dans un élevage où les bêtes ne sont pas toujours séparées selon leur état, améliorer la croissance des spécimens –, le bistournage provoque, selon les manadiers, une sorte d’alchimie bénéfique pouvant transformer la combativité des bêtes en fonction des canons de la tauromachie camarguaise. Un bon castrat serait plus dangereux dans l’arène, plus « réfléchi » et « concentré » sur le jeu, alors qu’un étalon perdrait son énergie inconsidérément, à cause de ses accès de rut et d’un caractère naturellement « fantasque » en course. Le biòu (« bœuf » traduit par « taureau de course ») est donc préparé pour développer son « intelligence » dans la stratégie tauromachique.
43C’est le plus souvent quelque temps après le bistournage que l’on donne un nom individuel au jeune cocardier, comme pour marquer sa personnalité propre, son destin dans le spectacle des arènes ; quelquefois, on baptise un bestiau entier, l’étalon du troupeau par exemple, parce qu’il a déjà prouvé sa valeur dans les courses d’initiation, ou bien tel autre spécimen doté d’une caractéristique physique peu ordinaire (Scorpion, celui dont les cornes sont recourbées comme les pinces d’un scorpion). Mais en principe, choisi librement par le manadier, le nom peut faire référence à un trait de caractère, une anecdote ou un événement concernant l’animal (par exemple, un taureau sera baptisé Arrogant à cause de son allure hautaine, un autre Aimarguois pour avoir réalisé une course mémorable dans le village d’Aimargues, un autre Facteur parce qu’aux prés ou dans une arène il a bousculé un facteur, ami du manadier, etc.). Le nom peut aussi être issu d’un corpus établi par l’éleveur selon des thèmes qui lui sont chers : personnages emblématiques de la laïcité (Clemenceau, Joffre, Marat, Danton), titres ou grades honorifiques (Président, Colonel, Lieutenant, Samouraï), héros antiques (Bacchus, Phébus, Kouros, Thoas, Diogène, Socrate), « dieux taureaux » (Mithra, Minos), lieux-dits, rivières, montagnes, étangs de la région (Ventoux, Vidourle, Vaccarès), personnages du folklore local (Ourrias, le gardian de Mireille) ou national (Milou, Obélix), animaux autochtones ou exotiques (Sangar – gardon, en oc –, Perdigau – perdreau –, Tigre, Jaguar), végétaux (Romarin, Basilic), et autres noms plus fantaisistes (Arlequin, Rami, Calisson). Notons que les vaches et les simbèus sont baptisés selon la même logique libérale, même si les thèmes choisis diffèrent sensiblement de ceux appliqués aux cocardiers ; pour les premières, on donnera un nom plus grâcieux (prénom féminin, nom de fleur sauvage : Véronique, Saladelle, etc.) tandis que les seconds porteront un nom d’animal familier (Coucou, Puce) qui évoque leur statut particulier, à l’intermédiaire de l’homme et du bétail « sauvage ». Les manadiers nomment un bestiau lorsqu’il se distingue, lorsqu’il « devient quelqu’un ».
44Le baptême consacre donc l’individualité du cocardier, relayée par l’affiche publicitaire des courses qui scande le nom des « taureaux vedettes » en lettres majuscules. Après quelques années de carrière, au cours desquelles l’état de castrat a facilité son apprentissage du jeu tauromachique, le « bon cocardier » atteint l’âge de neuf ou dix ans ; son caractère, son style sont définitivement acquis par l’expérience des courses (une quinzaine par temporada, au meilleur niveau) : il est publiquement reconnu comme un « cocardier fait », un « taureau camarguais propre ».
45Au vu de ce qui précède, la castration - annonciatrice de la morte-saison hivernale et de la transition vers une future temporada – semblerait donc être à l’origine de l’acquisition de la personnalité sociale : une fois émasculé et nommé, le cocardier prend forme et s’éveille progressivement dans la vie publique du spectacle. Ici encore, tout oppose les cultures de la corrida et de la course camarguaise : les manadiers considèrent le bovin comme un combattant accompli après castration. Avant cela, 1’« entier » (l’« étalon » ou le tau) n’était pas un « vrai taureau » mais un simple « bestiau ». Le biòu, cocardier propre, est un taureau métaphorique, tandis qu’en Andalousie, le toro bravo impropre, qualifié de manso, est un bœuf métaphorique. Enfin, si le toro bravo ne doit pas être initié pour être bien combattu, le tau camarguais ne peut être pleinement initié et n’est donc pas encore un bon combattant.
46Pour les gens de Bouvino, le biòu, combattant initié placé au cœur de la représentation, s’oppose à ses adversaires humains dont la geste redoutable consiste à dérober des « attributs » investis par les puissances dominantes de la société locale, sous la forme du jeu d’enchères animé grâce aux dons des notables (supra). Les raseteurs doivent suivre un parcours initiatique qui croise celui des cocardiers avant d’atteindre ce statut marginal de « voleur rituel ». Après avoir appris les bases du métier pendant une ou deux années de « courses de protection », les jeunes promus disputent le Trophée de l’Avenir – patronné par deux quotidiens locaux et une marque d’apéritif anisé – face aux meilleurs « cocardiers espoirs » (âgés de cinq à sept ans). A la fin de chaque temporada, des prix sont attribués aux huit premiers raseteurs dans un classement aux points établi sur l’ensemble des courses de l’année, et basé sur le nombre d’« attributs primés » décrochés par chacun. Parallèlement, on remet le Biòu de l’Avenir au propriétaire du cocardier qu’un comité d’experts a jugé le plus prometteur.
47Passée cette première étape professionnelle, les plus doués des jeunes raseteurs et cocardiers sont respectivement inscrits dans la catégorie des « As excellence » et des « taureaux réputés difficiles ». A l’occasion de certains « concours de manades », les organisateurs décernent des trophées et des récompenses pécuniaires aux raseteurs les plus efficaces ainsi qu’aux manadiers et gardians ayant présenté le « meilleur taureau ». Puis au début du mois d’octobre, a lieu la grande « finale du Trophée des As », disputée d’une année sur l’autre à Arles ou à Nîmes ; on remet des prix aux huit premiers raseteurs et, couronnement du rituel, le Biòu d’or au propriétaire du cocardier considéré comme le meilleur de l’année. Cette dernière distinction est pour les manadiers une récompense suprême. Les heureux élus en retirent des avantages politiques – en terme de prestige social – et économiques, car ils sont alors en mesure d’exiger des honoraires plus élevés lorsqu’ils louent leur taureau vedette aux empresarios. L’exploitation d’un tel animal permet au manadier de réaliser un solde positif sans recourir aux activités extra-tauromachiques complémentaires qui, d’ordinaire, assurent l’équilibre de son budget. Notons bien cependant que dans l’esprit des gens de Bouvino, le cocardier, considéré comme une personne, s’arroge tous les titres de gloire que le propriétaire a reçus en son nom. Ainsi s’établit le palmarès de la bête sauvage qui, en matière d’honneurs, est investie d’un statut homologue à celui du matador en Andalousie. De ce fait, si les meilleurs raseteurs parachèvent leur carrière par un « jubilé », ou des « adieux », consistant en une ultime course publique, le terme espagnol de despedida (les « adieux »), emprunté au langage de la corrida, est plutôt appliqué aux cocardiers vedettes. Après avoir constaté que sa combativité s’émoussait régulièrement, course après course, à cause d’une lassitude due à l’âge (de quinze à dix-sept ans), les éleveurs décident de conduire leur vieux biòu aux arènes pour la dernière fois. Là, l’animal effectue son « dernier quart d’heure » à moins que le propriétaire ne s’y oppose, préférant que l’on limite le rituel à ses aspects purement honorifiques. Dans ce cas, le célèbre cocardier est présenté au public après l’entracte et avant la prestation de la vedette du jour ; il entre en piste avec les cornes parées des attributs primés mais il n’est pas attaqué par les raseteurs qui, respectueusement, le laissent occuper seul l’espace du jeu tandis que le président récite son palmarès complet au microphone. Parfois, à la demande du public et avec l’accord du manadier, le raseteur qui a été le plus brillant adversaire du cocardier au long de sa carrière exécute un raset désintéressé, avant que l’animal retraité ne regagne le toril sous l’ovation et les accents de Carmen.
48Avec l’attribution du Biòu d’or, la despedida consacre le statut historique de l’animal humanisé, dont la biographie porte alors l’inscription ineffaçable de ses années de gloire : ainsi les afeciounados peuvent-ils évoquer avec des repères chronologiques précis les « années Goya, Biòu d’or en 1976 », le « temps de Ventadour, Biòu d’or en 1977 et en 1979, retraité en 1984 », etc. A partir de cette représentation du temps historique, résolument moderne, on est allé jusqu’à statufier de leur vivant des grands cocardiers sur les places publiques des villes languedociennes de Beaucaire et de Lunel, sans qu’un tel hommage paraisse le moins du monde farfelu aux yeux des citoyens de ces communes.
49Puisque c’est le phénomène spectaculaire – et lui seul – qui confère une aura héroïque au taureau camarguais, on comprendra que les manadiers entretiennent des relations étroites avec les raseteurs brillants, capables de mettre en valeur les prestations publiques de leurs bêtes. Mais outre ces liens amicaux plus ou moins solides, les éleveurs ont une attitude assez ambiguë à l’égard des « hommes en blanc ». Ainsi le salon du manadier S. est-il décoré avec des photographies sous verre qui illustrent, à la manière de trophées, les spectaculaires accrochages que ses meilleurs cocardiers ont commis dans l’arène. Sur la pièce maîtresse de la collection, on peut voir le méchant coup de corne qu’infligea Samouraï, Biòu d’or en 1984, au plus célèbre des raseteurs contemporains.
50Cet état d’esprit agonistique est retourné par les meilleurs raseteurs. Même s’ils doivent leur fortune aux grands cocardiers, ceux dont les attributs sont les plus fortement primés, les officiants n’ont pas toujours envie de prendre des risques pour rehausser le spectacle. Lorsque l’occasion se présente, ils manifestent leur désir de « mettre la rouste aux taureaux », de dérober les attributs en multipliant les coups déloyaux. D’ailleurs, la course de la « Cocarde d’or », qui a lieu une fois l’an, permet de donner libre cours à leurs penchants les plus exécrables. Organisée à Arles le premier lundi du mois de juillet, un jour non férié, cette compétition très particulière est considérée dans la Bouvino comme le jour des raseteurs. Sous une chaleur de plomb (« un temps de Cocarde d’or », dit-on parfois), ceux-ci viennent se livrer à une course aux points, additionnés en fonction des attributs décrochés. Entre les champions du raset, on observe des alliances et des coalitions fondées sur l’origine régionale (Languedociens contre Provençaux), sur les amitiés ou les inimitiés personnelles, dans une ambiance tendue qui met en exergue la profondeur des rivalités. Il y a encore une dizaine d’années, on autorisait les raseteurs à se produire en nombre illimité et il n’était pas rare de compter une cinquantaine d’hommes qui se bousculaient dans la piste d’Arles pour décrocher le plus grand nombre d’attributs et marquer des points au classement. Aujourd’hui, on a fixé un quota maximal de vingt-cinq raseteurs et dix tourneurs, ce qui reste considérable par rapport aux moyennes habituelles. Dans un tel contexte, les passionnés assistent avec condescendance à une débauche de rasets, tandis que la prestation des cocardiers leur paraît pour une fois secondaire : personne n’insultera un officiant à cause de son mauvais style puisqu’ici, seule l’efficacité est requise. Pour une épreuve aussi redoutable, les sept manadiers en lice ne présentent pas leur cocardier vedette mais plutôt un « taureau à l’ancienne, solide et difficile », capable d’affronter la situation avec un métier consommé. Les exemplaires idoines sont uniformément qualifiés de « taureaux de Cocarde d’or », comme si l’on voulait rompre avec la diversité des styles qui caractérise la course normale (supra) et évoquer à travers un concept homogène du cocardier, l’idéal de la corrida. L’animal qui parvient à « briller » malgré la dégradation rituelle dont il fait l’objet « ressort grandi ». Mais selon le manadier S., une pareille performance peut entraîner la fin prématurée d’une carrière :
Presque tous les taureaux que j’ai vus briller dans ce bordel ont fini là, le moral brisé... Quand c’est comme ça, on les fait tuer quelque temps après parce qu’ils n’avancent plus.
51Conçue comme un rite d’inversion – la course des raseteurs –, la Cocarde d’or évoque en pointillé la culture du taureau mis à mort : à rencontre du jeune bestiau introduit dans un processus d’initiation qui peut, à terme, lui conférer le statut de héros historique, le taureau de Cocarde d’or apparaît implicitement comme la victime du jeu des hommes. En fait, telle que nous venons de la dégager d’un point de vue formel, cette opposition entre taureau canonisé et taureau d’embouche forme la clef de voûte du système d’élevage camarguais.
De l’intouchable à l’immangeable
52Tout taureau camarguais n’est pas sacré. Dans l’espace de l’élevage, il existe une véritable hiérarchie projetée sur le bétail, en fonction de laquelle les régimes de surveillance et d’alimentation sont nettement différenciés. A la base, on trouve les animaux « utilitaires », à un niveau intermédiaire les reproducteurs, et au sommet les cocardiers, animaux « artistes » en quelque sorte.
53Les chevaux et les simbèus composent le premier groupe. Chez S. comme chez bien d’autres, les montures sont des exemplaires issus des races Camargue (les plus fréquents), croisée arabe, espagnole ou américaine, qui ont été achetés à différents éleveurs-dresseurs par les manadiers, les gardians salariés et amateurs. Indispensables au travail dans le troupeau, ils sont mis sur des petites pâtures qui jouxtent les dépendances et habitations du mas. Ils ne sont jamais enfermés dans une écurie, sauf si un hiver anormalement rigoureux imposait cette mesure. Contrairement à ce que laisseraient penser certains clichés de carte postale ou de cinéma kitsch, les gardians ne sont pas tous des passionnés d’équitation ; beaucoup considèrent le cheval comme un outil auxiliaire destiné à établir le contact avec le taureau, qui est le véritable animal emblématique. Dans le jargon, on dit que le gardian « est à pied » lorsqu’il est à cheval, comme si la monture était un simple prolongement des membres inférieurs de l’homme, associés à la force musculaire plutôt qu’à des valeurs spirituelles.
54Quant aux bœufs simbèus, purs produits de la manade, nous l’avons vu, ils ont été formés par les gardians pour aider à effectuer les manœuvres de tri. Toutefois, outre les finesses techniques du discours spécialisé, l’écart entre leur comportement et celui des cocardiers est assez faible. Parfois, on choisit un peu vite un spécimen pour en faire un simbèu, en pensant qu’il serait un bon collaborateur alors qu’il se révèle être un redoutable animal. Lors d’une « course de nuit », le manadier C. voulut jouer un tour aux jeunes fêtards qui s’amusaient à maltraiter ses vaches : il détacha la cloche de son nouveau simbèu et le lâcha en piste, afin de calmer l’ardeur irrévérencieuse des pseudo-raseteurs. Mais à la grande surprise de l’éleveur, le bestiau qu’il croyait relativement paisible fit une succession de « coups de barrière », prouvant qu’on l’avait mal jugé lors des courses de sélection. L’homme décida alors de changer la destinée de l’animal, qui devint un taureau vedette dont la carrière dura plusieurs années, jusqu’à sa despedida fêtée.
55L’ambivalence du simbèu – bœuf dressé ou taureau de course ? – répond à la duplicité de sa fonction, partagée entre les pâturages et le lieu de spectacle. Régulièrement conduit aux arènes avec les cocardiers, il peut être présenté au public pour raccompagner au toril certains congénères qui demeurent inopinément en piste après avoir accompli leur prestation. Traités avec soin, les meilleurs simbèus demeurent dans l’enclos des cocardiers, les mieux nourris du troupeau. Ils vivent jusqu’à ce que leurs forces déclinent – à l’âge de quinze à vingt ans ; le manadier les fait alors abattre, à moins qu’il ne voue une affection particulière à l’un d’entre eux et le mette à la « retraite », isolé en compagnie de vieilles vaches et de cocardiers autrefois célèbres mais devenus impotents.
56A l’opposé du bétail utilitaire et du « troisième âge bovin », une quarantaine de jeunes bestiaux mâles et femelles (anoubles, doublens) vivent séparés du reste du troupeau après qu’ils ont été sevrés. Sur le « pays d’hiver », on leur distribue une ration quotidienne d’un fourrage de qualité inférieure, tandis que sur le « pays d’été », ils sont mis dans un enclos isolé des dépendances du mas et dont l’herbe est peu appréciée. Encore dépourvus de personnalité, considérés comme inutiles, ils sont désignés sous l’appellation péjorative de « rebut ».
57En revanche, les vaches reproductrices sont nourries avec un fourrage et des herbages de bonne qualité. Au moment des saillies, elles sont divisées en deux groupes d’une cinquantaine de têtes et mises dans des enclos de vingt hectares en compagnie d’un étalon, qui est encore un « bestiau », ne l’oublions pas, et ne fait donc pas l’objet d’un traitement affectif particulier de la part de ses gardiens. Magali S. explique qu’il est indispensable de « bien soigner » les vaches pour produire des veaux de lait sains et robustes, susceptibles de devenir quelques années plus tard des « cocardiers impressionnants ». La valeur associée à la corpulence des bêtes d’arène donne lieu à un qualificatif qui sert de terme générique pour désigner les cocardiers sur le pays : les « gros » ; par cette appellation, on veut non seulement souligner leur beauté physique mais aussi leur qualité tauromachique, puisqu’on dit d’un cocardier qui vient de réaliser une remarquable prestation : « Il a fait une grosse course... il a été énorme. »
58Placés au sommet de la hiérarchie de la manade, les héros de l’arène jouissent du régime alimentaire le plus riche et sont gardés à proximité des dépendances du mas. Entre le début de l’hiver et le milieu du printemps, les cocardiers et le plus âgé des simbèus en activité (soit une quinzaine de bêtes) sont disposés dans un petit enclos de trois hectares. Deux fois par jour (matin et soir), le bayle gardian ou le manadier lui-même leur apporte des ballots du meilleur foin, chargé sur une brouette ou dans le coffre d’une automobile, qu’il éparpille sur le sol en formant des petits tas. Au début de la temporada, on ajoute une ration d’avoine à l’ordinaire « pour que les bêtes aient du gaz ». Claude S. explique :
Les cocardiers sont comme des athlètes... Il faut les maintenir en muscles et pas en graisse. C’est pour ça qu’on leur réserve les herbages et les fourrages qui ne coupent pas les pattes...
59Au cours de la seconde moitié de l’été, on mélange les cocardiers avec le gros du bétail pour qu’ils profitent des regains d’herbes et « se distraient un peu avec les vaches et les autres bestiaux ». Si ce changement de régime est « bon pour le moral » des biòus, il pose en revanche un problème de surveillance. Les jeunes étalons supportent mal les attitudes arrogantes de leurs aînés cocardiers, qui n’hésitent pas à bousculer un congénère pour manger en priorité. Des bagarres peuvent s’ensuivre, entraînant des blessures et parfois la mort d’un spécimen ; ainsi de célèbres cocardiers ont-ils péri. Bien sûr, le manadier doit s’efforcer d’éviter ce genre de disgrace ; lorsque les forces de son cocardier vedette déclinent avec l’âge, il prend soin d’isoler dans un pré réservé cet animal qui a fait sa gloire.

30. Tombeau du célèbre cocardier le Sanglier, à l’entrée du chemin qui mène au Cailar (Gard), la « Mecque » de la tauromachie camarguaise...

... et sa reproduction sur le papier d’emballage du boucher local, spécialisé dans la vente de viande des taureaux déclassés : toute l’ambiguïté de la mentalité de la Bouvino, partagée entre la volonté d’immortaliser l’animal emblématique et celle de manger sa chair (coll. particulière)
60Aujourd’hui retraité, âgé de dix-huit ans, le Biòu d’or de la manade S., Samouraï, est encore capable d’imposer le respect aux autres cocardiers logés dans l’enclos d’hiver :
Parce que c’est le plus intelligent... aux prés, il me mange dans la main... il me connaît... il est pas fou, il sait que je le soigne. Et même de son temps, quand il faisait peur à tous les raseteurs, il était toujours tranquille aux prés, dit le bayle.
61Mais à partir du printemps, Samouraï est mis dans l’enclos protecteur des vieux « intouchables », avec un simbèu âgé de plus de trente ans ; quelques vaches leur tiennent compagnie. Ces deux vétérans sont destinés à « mourir de leur belle mort ». Déjà, il y a quelques années, la mère de Samouraï, la meilleure vache qu’ait connue la manade, s’était éteinte doucement ; la femme et la fille du manadier, assistées du gardian, l’enterrèrent dans un pré. Lorsqu’il mourra, le vieux simbèu sera également traité, ce qui tend à montrer que dans l’esprit des éleveurs, le bœuf utilitaire est aussi digne que la femelle reproductrice. Cependant, un animal de spectacle tel que Samouraï fera l’objet d’un rite plus élaboré. En effet, les manadiers tiennent à enterrer leurs cocardiers préférés sous une pierre tombale située dans la cour d’un mas ou dans un pâturage, parfois ornée d’une épitaphe, tandis que la presse locale se fait l’écho de l’événement en publiant une rubrique nécrologique concernant l’animal. C’est ainsi que l’on consacre définitivement le statut des meilleurs taureaux : « trop humains », ils sont immortalisés par le rite funéraire.
62Un tel processus - qui fait pendant à la « mort glorieuse » du toro bravo andalou - ne saurait être banalisé ; en réalité, la grande majorité des cocardiers dits « de second plan », des vaches et des simbèus sont vendus aux abattoirs lorqu’ils ne sont plus en état d’être exploités. Du reste, il paraît inconcevable qu’un manadier, ses gardians et ses proches consomment eux-mêmes la chair tirée de l’un de ces animaux sur lesquels ils ont projeté des vertus humaines. En revanche, ils mangeront volontiers la viande d’un bestiau indifférencié, un mâle, un castrat ou une femelle, qui a été rapidement abattu parce que son caractère était incompatible avec les exigences de l’élevage. En pays de Bouvino, on apprécie beaucoup la viande du « taureau Camargue », sous forme de steaks, de daubes, de civets, voire de saucisses, terrines et saucissons. L’animal nourri à l’herbe, « maintenu à l’état sauvage », donne au consommateur averti un produit qui lui paraît plus noble que la viande issue des élevages industriels. Au Cailar, le boucher, afeciounado et gardian amateur, est un spécialiste du bœuf autochtone, tandis que chez le manadier S. le congélateur est rempli de morceaux prélevés sur les spécimens de bétail maison tauromachiquement (culturellement) impropres. A ce propos, notre informateur se plaît à raconter une savoureuse anecdote qui résume l’ensemble de la hiérarchie projetée sur le troupeau ; au sommet, figurent les « intouchables », au plus bas, les « immangeables » :
Par curiosité, j’avais voulu tenter une expérience consanguine en mettant mon plus bel étalon - qui est devenu Biòu d’or quelques années après - avec sa mère, la meilleure vache que j’ai jamais eue. Ça a fait un beau bestiau, mais en course, c’était un âne parfait ! Après quelques mauvaises sorties dans l’arène, je l’ai fait tuer pour récupérer la viande... mais en rôti, il était immangeable... dur comme un pneu de semi-remorque. Alors, ma femme a pensé qu’on pourrait en faire du hachis Parmentier : cette fois, on aurait dit des plombs de calibre 12 mélangés à de la purée !
63Ainsi apparaît sur un ton de farce – et c’est bien le cas de le dire ! – le degré zéro de l’élevage camarguais : un « fils incestueux » (dans un système de sélection où l’on valorise les apports exogènes), impropre jusqu’au bout du plus menu artifice correcteur imaginé par l’homme, le hachis Parmentier...
Le campo sévillan, ou la « vérité du taureau »
64Si, comme l’indiquent les développements qui précédent, pour éviter l’abattage et vivre jusqu’à sa mort naturelle, le bovin camarguais doit affirmer une personnalité anthropomorphique au sein d’un système d’élevage conçu en interaction avec le public et l’espace urbain, le bovin andalou est voué à demeurer isolé au sein d’un système d’élevage privé, basé sur l’exploitation des campagnes sauvages, éloignées des zones habitées. Appartenant à l’aristocratie ou à la grande bourgeoisie citadine, les éleveurs de taureaux de corrida assimilent volontiers leur propriété foncière à une entité naturelle. Lorsqu’ils quittent leur résidence sévillane pour aller superviser le domaine qu’exploitent pour eux des employés, ils disent plutôt « je vais à la campagne » (campo) que « je vais à la ferme » (finca). Cette mise en valeur tranche avec la mentalité traditionnelle des Espagnols, associant l’espace champêtre à la non-culture : « El campo désigne cette nature infinie, sauvage et terrifiante à bien des égards, qui n’a pas été gagnée par l’homme à la culture des champs », écrit Carmen Bernand (1989 : 52). Dans un tel contexte, les ganaderos de taureaux de combat sont revêtus d’un grand prestige parce que, vivant entre ville et campagne, ils disposent d’un pouvoir sur les êtres et les territoires qu’un imaginaire très ancien dit procéder du sauvage.

31. Enfant-toréro en habit sombre dans un festival d’hiver. Photo Roland Cavallier, Gallargues-le-Montueux, Gard
65Cependant, à Séville, une simple observation impressionniste de la vie quotidienne révèle la permanence d’un rapport étroit avec la nature environnante, surtout dans les vieux quartiers animés par l’activité des marchés, des bistros et des églises, autant de relais où l’on se fréquente pour échanger marchandises, informations et sentiments de toute sorte. Dans ce contexte populeux et intimiste, les saveurs campagnardes affleurent de tous côtés, avec les passages saisonniers : quand sortent les champignons et les escargots, lorsque mûrissent les figues de barbarie, que les poireaux et oignons sauvages envahissent les champs, une multitude de vendeurs ambulants, gitans pour la plupart, viennent exposer le fruit de leur cueillette aux abords des halles. A la fin de l’automne, les cafetiers proposent les olives et le moût (mosto) nouveaux, issus des terres banlieusardes de l’Aljarafe, et préparent le gazpacho, soupe fraîche à base de tomates, dès les premières chaleurs du mois d’avril. Ainsi les cycles agraires participent-ils à la formalisation d’habitus culturels, avec pour corollaire un chauvinisme tenace qui fait dire au Sévillan archétypique qu’entre la montagne et l’Océan délimitant la basse Andalousie, le jambon, le vin et le poisson sont forcément les « meilleurs du monde ». Cette relation charnelle de la ville au pays imprègne le fait social tauromachique.
66Pour l’aficionado sévillan, l’hiver qui s’étend de novembre à avril est la saison calme, dont on s’efforce de combler la langueur avec quelques « causeries » (tertulias) organisées par des cercles taurins (peñas). On évoque la temporada passée ainsi que les souvenirs plus anciens des meilleures corridas. En fait, à la relâche de l’activité tauromachique en ville répond un investissement de l’espace rural (campo) qui devient alors le véritable pôle d’attraction et de communication du « petit monde » (mundillo) : empresarios, apoderados (« fondés de pouvoir » des toreros) et journalistes sont invités à visiter les fincas, unités d’exploitation des différents élevages, pour juger et éventuellement acheter les derniers produits proposés par les ganaderos. Ceux-ci s’efforcent de bien recevoir leurs hôtes en offrant un bon « repas campagnard », pour entretenir leur image de marque et leur publicité.
67Quant aux toreros, ils se rendent au campo pour y recueillir la matière première qui leur permettra d’accomplir une bonne temporada : dans les petites arènes des fincas, ils se préparent et s’exercent tout en aidant les éleveurs à tester la bravoure des jeunes vaches et taureaux destinés à la reproduction (tientas, « épreuves de bravoure »). Loin des artifices médiatiques, dépourvus de leur habit de lumière, les officiants se consacrent à mettre en valeur la « caste » du bétail ; un célèbre matador publia à ce sujet un fort bel article de revue dans lequel il comparait le travail des tientas à une communion de l’homme avec la nature, sous le sceau de la « vérité » (verdad). Pour sa part, comme pour souligner la solennité des pratiques accomplies au campo qu’il qualifie de « grande académie des traditions taurines » (1986 : 109), le ganadero Alvaro Domecq exige que les toreros invités chez lui accomplissent la tienta vêtus de l’« habit court » ou « campagnard » (traje corto ou campero) des vachers, composé d’un chapeau à large bord (sombrero de ala ancha), d’une veste sans col, d’un pantalon à rayures gris et noir, et de bottes ou bottines.
68On retrouve ce costume campagnard dans les festivals hivernaux ; il s’agit là de corridas « mineures », généralement organisées dans des arènes de village au bénéfice d’œuvres pieuses, et caractérisées par un rituel beaucoup plus souple que celui des corridas urbaines de la temporada. Les bêtes combattues par les toreros amateurs et professionnels en activité ou retraités depuis longtemps, sont au mieux des novillos (trois ans) de rebut, affectés d’un défaut physique (armure tordue, légère boiterie) et dont les cornes sont réglementairement « rasées » (afeitadas). Cependant, au cours du même spectacle pourront officier, toutes catégories confondues, des becerristas, toreros débutants opposés à des becerros (taurillons âgés de deux ans), voire à des erales (un an), un torero à cheval (rejoneador) ou une femme torera à pied – considérée avec curiosité, comme une sorte d’attraction de cirque. Le public rural est prédisposé à accueillir triomphalement les protagonistes : quelle que soit la qualité tauromachique réelle de l’événement, il n’est pas rare que tous les toreros présents soient récompensés par l’octroi des deux oreilles et de la queue de l’animal qu’ils ont tué. Marqués par un esprit bon enfant qui évoque la fête populaire, les festivals permettent de renverser les normes hiérarchiques de la corrida classique en confondant les toreros des trois âges et des deux sexes dans l’étoffe brute de l’habit des vachers, dont les tonalités plutôt sombres et dépourvues de brillants s’opposent aux éclats du costume de lumière. Associé à l’univers champêtre bien au-delà du domaine de l’élevage et des courses de taureaux, ce même traje corto est d’ailleurs également porté par les cavaliers bourgeois et aristocrates sévillans pendant la feria d’avril, ou lorsqu’ils se rendent au pèlerinage du village d’El Rocío (Romería del Rocío), à Pentecôte. L’habit devient ainsi un véritable signe liturgique dans la célébration du campo, espace idéal qui fait l’objet du lyrisme des uns et de l’envie des autres.

32. Le Cortijo et la plaza de tientas. Atelier de cartographie Hervé Cilia, Montpellier
69Membres de l’aristocratie sévillane, les frères don Luis et don Enrique V. ont hérité du domaine de R., situé dans la comarque de Utrera, haut lieu de l’élevage du toro bravo depuis le xviiie siècle. Leur finca est comprise dans la province de Séville mais jouxte celle de Cadix. Les terres sont réparties pour moitié en cultures (blé, tournesol), gérées par Enrique, et en pâturages, sur lesquels paissent quatre cents têtes de bétail de combat sélectionnées par Luis. Ce dernier vit à Séville où il exerce la profession d’avocat ; il se rend à la finca pour participer aux tientas et s’entraîner au rejoneo, corrida à cheval dont il est considéré, en Espagne, comme l’un des meilleurs spécialistes. Son « éthique » d’éleveur consiste à maintenir l’intégrité de la « lignée » (estirpe) formée par son père à partir de géniteurs achetés au célèbre éleveur Benitez С, afin de produire des « taureaux commerciaux », qui combattent dans un style régulier inspirant la confiance des « toreros artistes ». De la sorte, il affirme son attachement à l’orthodoxie sévillane.
70Les employés de la finca se conforment eux aussi aux canons imposés par la capitale andalouse ; ils tendent même à se démarquer des voisins de Cadix : Cádiz, país de mariquitas (« Cadix, pays de tapettes »), dit en riant le régisseur, Carmona. Celui-ci est au service de la famille aristocrate depuis quarante ans. Avec sa femme, il a souvent gardé les deux patrons lorsqu’ils étaient petits. Aussi don Luis et don Enrique ne le considèrent-ils pas comme un employé ordinaire. Ils lui portent une affection familière, lui accordent une confiance absolue, et favorisent de ce fait l’intégration de ses descendants dans la structure professionnelle de la finca. Le fils de Carmona, picador de métier, est l’un des vachers, et ses propres fils, encore enfants, se destinent à la relève ; le frère et le neveu de sa femme sont conducteurs de tracteurs (tractoristas) ; sa belle-sœur, dont le cousin germain est le troisième tractorista de l’exploitation, est « domestique des messieurs » (criada de los señores). Seul le chef des vachers (conocedor, ou mayoral), Rogelio, et son subalterne Juan n’appartiennent pas à la famille de Carmona mais ils respectent eux aussi fidèlement l’autorité de celui qu’ils disent considérer « comme un père ».
71Excepté M. et Mme Carmona, la sœur de celle-ci, domestique, et son mari, logés dans les dépendances du cortijo abritant la luxueuse résidence des patrons, tous les employés vivent dans un ensemble de maisonnettes (casitas) séparées du bâtiment principal de la finca. Isolés des localités voisines par l’immensité des latifundia, ils recréent une ambiance de village, même si de nos jours, le développement des moyens de transport et la mécanisation ont quelque peu atténué la concentration humaine au sein de la propriété. Le lien familial et l’habitat sont à l’origine de la reproduction d’une structure traditionnelle dans le cadre de cette entreprise agricole moderne. Carmona et sa femme habitent un petit appartement situé sous le porche d’entrée du cortijo, la belle demeure de style andalou. Là, le vieux régisseur charismatique exerce une fonction de médiateur : les patrons lui transmettent les ordres depuis Séville ou de l’intérieur de leur automobile grâce à une radio émettrice reliée à un recepteur installé dans sa salle à manger. Point central de la finca, cette pièce est un lieu de passage inévitable, à l’intermédiaire de l’espace du travail quotidien et des appartements strictement réservés aux propriétaires aristocrates ou à leurs invités citadins. Dans la salle à manger du régisseur, chaque employé, mais aussi les patrons lorsqu’ils sont en visite, s’arrêtent régulièrement pour venir aux nouvelles, deviser quelques instants autour d’une bière ou d’un café, évoquer les éventuels problèmes. On s’y retrouve à l’occasion pour regarder ensemble les parties de football et les corridas télévisées, les enfants de la finca viennent y goûter après avoir joué. Enfin, l’étranger de passage est convié à se présenter dans cette pièce où, lors de mon séjour, mon couvert était mis à chaque repas. Facilité par la position de sa résidence... et de sa salle à manger, le rôle de Carmona consiste donc à rendre viable le système rigide de distinctions imposé par la mentalité aristocratique. Associé aussi bien à l’univers familial des patrons, qu’il a naguère contribué à élever, qu’à celui des employés, cet homme respecté permet une communication harmonieuse entre tous, malgré la distance – physique et idéologique – séparant les premiers, citadins, des seconds, ruraux.
72Dans l’ensemble architectural du cortijo, on remarque que la petite arène (plaza de tientas de 30 mètres de diamètre) servant à éprouver la bravoure des reproducteurs et à d’autres pratiques d’élevage tauromachique est reliée à l’appartement de don Enrique et don Luis par un système de terrasses, aux écuries par des portes et portails, et aux pâturages par des barrages de barbelés. Ces derniers forment un couloir qui se termine en entonnoir sur des portes coulissantes distribuant les corrals et les chiqueros (voir schéma). Point de médiation entre l’espace habité et l’espace « sauvage » (le campo), la plaza de tientas est également un lieu de sociabilité réunissant patrons, employés, femmes, enfants et visiteurs citadins au cours des petits spectacles domestiques que sont les épreuves de sélection.
73Cependant, les travaux de l’élevage commencent au milieu des pâturages, lorsque Rogelio, le conocedor, et ses subalternes parcourent à cheval les enclos du domaine, séparés entre eux par des barrages de barbelés, pour surveiller le bétail et notamment les vaches qui mettent bas entre octobre et avril (les saillies sont organisées entre janvier et août). Réparties en trois lots de 40 à 45 têtes sur des superficies de 70, 110 et 150 hectares, les femelles reproductrices et les veaux de lait occupent les zones les plus vastes et les plus éloignées des habitations, territoires vallonnés dits sierra (« montagne »). Les veaux sont écartés de ces pâturages lorsqu’ils atteignent l’âge de huit à dix mois, pour la ferrade (herradero) – marquage au fer rouge du chiffre de l’année sur l’épaule, du numéro de série sur le flanc, de l’emblème de l’éleveur (hierro, « fer ») sur la croupe, et entaille spécifique des oreilles – suivie du sevrage (destete), qui consiste à enfermer les petites bêtes dans un enclos proche des habitations, nettement rétréci par rapport à celui où ils tétaient leur mère. Les opérations se déroulent deux fois par an, en mai et en novembre. Contrairement à ce que nous avons observé en pays camarguais, il n’y a pas lieu ici à des réjouissances animées par des personnes étrangères à la finca. En outre, la loi exige la présence de représentants de l’autorité publique, guardias civiles et vétérinaire, qui remplissent l’acte de naissance des jeunes mâles marqués. Trois ans plus tard, un exemplaire du rapport de ces agents officiels sera remis par le ganadero aux empresarios qui achèteront les bêtes devenues adultes, dont ils pourront ainsi prouver la provenance et l’âge au moment de demander au gouverneur de la province l’autorisation d’organiser les corridas prévues.
74Pour procéder aux manœuvres de tri et conduire les veaux depuis leur pâturage d’origine jusqu’à la plaza de tienta où on va les marquer, les vachers sont assistés par les bœufs dressés (cabestros) qui jouent le rôle d’intermédiaires des hommes et des bovins « sauvages ». Issus de croisements entre la race brava et une race domestique, les cabestros sont donc des bâtards, et ne sauraient être confondus avec le bétail de combat – contrairement aux simbèus camarguais (supra). Ils se distinguent par leur grande taille – certains sont exploités jusqu’à l’âge de vingt ans – et par le port d’une sonnaille attachée à un collier de cuir. Le format des sonnailles ainsi que le nom de baptême de ces animaux varient selon la fonction que les vachers leur ont assignée dans l’organisation du travail (Domecq 1986 : 137) : les meneurs de troupeaux (cabestros delanteros) portent une petite cloche et leur nom finit par le suffixe ero (Relojero, « Horloger » par exemple) ; ceux qui se tiennent sur les flancs des troupeaux (cabestros de la tropa) ont un nom terminé en ante (Estudiante, « Etudiant ») et portent une cloche de taille moyenne ; ceux qui ferment la marche ont un nom terminé en ario (Voluntario, « Volontaire ») et portent une grosse sonnaille. Avant l’introduction des chars motorisés, lorsqu’en pleine nuit les cavaliers-vachers conduisaient les bêtes de combat jusqu’aux arènes des villes, ils pouvaient reconnaître la disposition d’un troupeau grâce à ce système de variations dans la tonalité des cloches. Aujourd’hui, le maintien d’un tel appareillage traditionnel apparemment dépourvu de fonctionnalité pourrait passer pour une curiosité « folklorique », à moins qu’il ne se justifie par la nécessité plus générale de classifier les animaux exploités d’après un jeu signalétique.

33. Triage et conduite d’une vache pour la tienta
75Parvenu à la plaza de tientas, le cortège sonore de bœufs, vaches et veaux, encadré par les vachers dont les cris rauques scandent le rythme de la marche, est enfermé dans le grand corral (voir plan) ; grâce au système de sas et de portes coulissantes, les hommes séparent les veaux des mères, puis reconduisent celles-ci dans un autre corral. Piégé par enlacement d’une patte arrière, chaque veau est alors conduit dans la piste de la petite arène, où le palefrenier et un vacher, aidés par les enfants de la finca, s’en saisissent et le couchent sur le flanc, avant que le ganadero ou le conocedor ne le marque. Les oreilles du petit animal sont entaillées au couteau selon le schéma déposé à l’Association des éleveurs, son corps étant ensuite tatoué à l’aide de fers rougis au feu, tenus par de longs manches en bois. Ainsi porte-t-on le dernier chiffre de l’année sur l’épaule, un numéro de série sur le flanc, et l’emblème distinctif de l’exploitation, le « fer » (hierro), sur la croupe.
76Outre ces données identificatoires, les agents des autorités prennent note du nom de chaque exemplaire mâle ; selon un principe de descendance accordé à l’idéologie aristocratique dominante, il s’agit presque toujours d’une version masculine du nom de la mère : le fils de Bodeguera (« Tavernière ») s’appellera Bodeguero. Pour les jeunes femelles qui, n’étant jamais présentées dans les corridas publiques, ne sont pas répertoriées officiellement, le système est plus libre. Jusqu’à l’âge de deux ans, elles portent le nom de la mère, mais si par la suite elles sont sélectionnées pour devenir reproductrices, alors le conocedor choisit un « joli nom » en fonction d’un système qui lui est propre ; ici, Rogelio se base sur l’ordre de l’alphabet, changeant de lettre initiale chaque année. L’éleveur Domecq (1986 : 163-164) a établi une liste thématique des noms de vaches – et par déclinaison, de ceux des taureaux ; il relève des noms de métiers, d’animaux, de végétaux, de régions, des noms relatifs à une caractéristique physique ou comportementale, à une anecdote, ou encore des noms « sans explication apparente ». Ainsi, si le système d’appellation des taureaux obéit à une certaine rigidité inspirée par le modèle aristocratique, celui réservé aux vaches implique une part de créativité individuelle qui porte la marque de l’éleveur : « la vache est le tronc familial, le nom de famille, la genèse », écrit Domecq (p. 164).

34. Jeux de piques et de muleta pour éprouver la combativité des jeunes vaches
Sélection des bêtes sauvages, intégration des êtres humains
77A partir de la fin de l’hiver jusqu’au mois de juin, toutes les vaches âgées de un à deux ans (erales para utreras) sont testées au combat dans la petite arène de la finca. A cet effet, on invite un matador ou novillero et quelques péones ; cependant, chez le marquis de R., comme dans certains autres élevages, c’est le patron Don Luis en personne qui assure le protagonisme de la plupart des tientas de femelles, tandis que José, fils du régisseur Carmona, fait office de picador. Tôt le matin, les vachers accompagnés des cabestros s’en vont à travers les vastes pâturages de sierra, à la recherche d’une ou plusieurs vaches encore inexpérimentées, reconnaissables à leurs cornes intègres10, pour les conduire ensuite vers les corrals de la petite arène. Là, on s’apprête à représenter une sorte de corrida domestique, avec jeux de cape, de piques, et de muleta, suivis d’une séquence de corrida à cheval qui n’a cours que dans les ganaderias dirigées par un rejoneador, tel don Luis. Après avoir été éprouvée au jeu des leurres et de la pique, chaque femelle est saisie et immobilisée par le vacher José et les enfants, afin de permettre au palefrenier de scier le bout des cornes et d’enfiler par dessus des gaines en cuir ; cet appareil permet d’éviter que les « chevaux toreros » (caballos toreros) de don Luis, dont les flancs ne sont pas protégés dans l’exercice, ne soient victimes de blessures. Employant successivement ses cinq montures, le ganadero s’évertue à planter dans le dos de la vache des banderilles d’entraînement, terminées par une petite pointe peu blessante, et non par le harpon des banderilles utilisées dans les corridas publiques. Notons que cet intermède final surajouté n’entre pas en ligne de compte dans le jugement relatif à la bravoure, essentiellement basé sur le comportement de la bête face à l’agression des piques et aux leurres « artistiques » du torero à pied.

35. Les enfants aident les vachers à maintenir la vache couchée après le test
78Les spectateurs du tentadero (lieu de tienta) sont les membres du personnel de l’exploitation, femmes et enfants compris, plus quelques visiteurs occasionnels : aficionados et apprentis toreros, empresarios, journalistes, maletillas11 enfin, jeunes aventuriers à la conquête d’une gloire hypothétique, portant à l’épaule un balluchon chargé de capes et muletas, sillonnant en auto-stop les routes des régions d’élevage pour y rechercher l’opportunité de toréer et d’être remarqués...
79En fait de spectateurs, on voit bien qu’outre don Luis et ses vachers, certains présents sont des participants actifs. Ceux-ci ne se placent pas sur la terrasse qui surplombe la piste – où s’installent les femmes, les jeunes enfants et quelques invités –, mais dans les abris (burladeros) situés au ras du sol. Les apprentis toreros et autres aficionados peuvent se tenir dans le burladero qui se trouve à la gauche du toril. Quand la partie formelle de la tienta d’une vache se termine, c’est-à-dire lorsque la bête a été toréée à pied puis à cheval par don Luis, celui-ci appelle un aficionado, autorisant ainsi un des apprentis à se présenter en piste pour exercer ses talents. Ce procédé n’implique pas d’attentions particulières, comme si une fois que la vache avait été éprouvée, on pouvait laisser place à la pratique peu assurée d’amateurs, bien souvent entravée par des bousculades plus ou moins comiques. Toutefois, certains aficionados font preuve d’une telle assiduité au cours des tientas qu’ils sont progressivement reconnus et intégrés dans l’univers domestique de la finca. Plus tard, après avoir appris les bases du métier dans la petite arène, ils peuvent devenir novilleros, voire, s’ils en ont les capacités, matadors en titre. Ainsi dira-t-on qu’un tel est « torero de la maison R. » (torero de la casa R.) parce qu’il « y a été élevé » (se ha criado allí) ; fidèle au ganadero qui l’a accueilli à ses débuts, il n’hésite jamais à venir l’aider à l’époque des tientas.
80Ce processus d’intégration par l’initiation au jeu tauromachique ne se limite pas au cercle des jeunes émules de la corrida, mais englobe tous ceux qui entretiennent une relation particulière avec le ganadero ou ses employés : familiers, invités de marque, journalistes sont parfois tenus d’exécuter quelques passes – ou tout au moins d’essayer ! –pour le plus grand plaisir des gens de la finca... A deux reprises, j’ai d’ailleurs moi-même été convié à montrer ce que je savais faire, muleta en main ; bien que l’expérience se soit immanquablement terminée par une cuisante bousculade accompagnée de gentilles moqueries, j’ai pu ainsi gagner la confiance et la sympathie de tout le personnel, intégrer ma présence de « questionneur » dans l’univers intimiste du campo.
81Outre les apprentis et autres amateurs en quête d’émotions fortes, les enfants les plus âgés (de huit à douze ans) de la finca – des garçons – se rangent derrière l’abri disposé à la droite du toril. Introduits dans l’espace circonscrit sans aucune distinction relative à leur appartenance sociale, les fils du vacher José – petits-fils du vieux régisseur Carmona, donc – et leur copain Enrique, fils de don Enrique, neveu de don Luis, sont chargés d’accomplir des petites tâches qui leur permettent de se familiariser avec le bétail : ouvrir la porte du toril, attirer une vache vers eux en l’appelant, aider à attraper la bête lorsqu’elle a été toréée... En fait, si l’on observe attentivement les habitudes quotidiennes des gamins, cet apprentissage métatauromachique correspond à une activité à l’intermédiaire de leurs amusements favoris et du monde du travail auquel ils participeront dans quelques années. Groupés en « bande » solidaire les jours de vacances scolaires, les mercredis et les fins de semaine, ils jouent très souvent au taureau dans l’arène de tientas. Ils utilisent pour cela le chariot d’entraînement de don Luis, au-devant duquel sont fixées des cornes de taureau et sur lequel une planche cartonnée sert de cible pour planter les banderilles. Après que chacun a donné à son tour des passes de cape et de muleta, le petit aristocrate Enrique, apprenti cavalier (déjà fort talentueux), s’exerce à planter des banderilles à la façon d’un rejoneador, sous les applaudissements des autres garçonnets et fillettes de la finca. Le fils aîné du vacher José – qui a la même vocation que son père – tient le rôle du comparse en poussant le chariot à rencontre de son camarade centaure. En fait, sous le prétexte du jeu, les enfants préfigurent leurs futures relations professionnelles en imitant une pratique courante de leurs aînés : lorsqu’il n’y a pas de tienta dans la petite arène, don Luis s’exerce régulièrement au rejoneo de salon (combat mimétique) grâce à l’assistance du vacher José qui pousse ce même chariot-taureau, transformé en jouet par l’imagination enfantine.
82Cette petite digression nous aide à préciser la fonction de la plaza de tientas, au-delà de la technologie de l’élevage : il s’agit d’un centre de sociabilité où se reproduisent les processus d’intégration et de représentation caractéristiques d’une culture aristocratique. En vis-à-vis du toril et des abris laissés aux aficionados et aux enfants, un grand burladero communique avec l’écurie par un passage pratiqué sous la terrasse. Au cours des tientas, celui-là est strictement réservé aux hommes investis des hautes responsabilités politiques ou techniques au sein de la communauté : le vieux régisseur Carmona, dont la présence irrégulière paraît beaucoup plus symbolique que fonctionnelle, Juan le palefrenier, Antonio, le fils aîné de José le picador-vacher, qui assistent don Luis pendant qu’il torée, et Rogelio le conocedor.
83Pour tester la bravoure d’une vache, don Luis ordonne donc directement le combat. Le vacher José, monté sur un percheron caparaçonné, muni d’une garrocha, un genre de pique dont la pointe est nettement moins blessante que celle utilisée dans les corridas, se tient à un point de la circonférence de la piste situé à l’opposé du toril, sur lequel un autre vacher manipule les portes coulissantes des chiqueros pour libérer la bête qui s’y trouvait enfermée. Les enfants ouvrent et referment le portail sur le passage de la vache, que don Luis recueille à l’aide de sa cape. Il réalise quelques passes pour calmer la fougue de l’animal et l’obliger à fixer son attention sur le cheval du picador (contrairement à ce que l’on observe dans les corridas, le picador demeure en permanence en piste au cours des tientas). Instinctivement attirée par la « querencia naturelle du toril » (supra) - partie d’arène associée aux rôles de débutants, enfants et apprentis toreros – la vache doit montrer qu’elle est capable de charger le cheval à plusieurs reprises, malgré les coups de pique qui lui sont portés, abandonnant ainsi ses repaires défensifs pour aller combattre du côté des personnages détenteurs du savoir tauromachique et de l’autorité politique.
84Muni d’un carnet, le conocedor juge les caractéristiques comportementales des vaches, dont il a noté au préalable le numéro d’identité tatoué sur le flanc. Relevant le nombre de coups de pique reçus par chaque exemplaire mis à l’épreuve, Rogelio établit ensuite une hiérarchie selon le barème suivant : S = supérieure, В = bonne, T = toro (c’est-à-dire bonne pour être saillie), R = moyenne (regular), D = rebut (desecho) décomposé en « bon rebut », « rebut moyen » et « mauvais rebut ». Grâce à ses précieuses expertises, Rogelio complète le jugement de don Luis, dont il n’apprécie d’ailleurs pas vraiment la volonté de tenir la cape et la muleta au cours des tientas :
C’est la fantaisie du señorito12... Il s’amuse et il le fait très bien mais pour moi, le ganadero doit rester à sa place, dans le burladero, où il peut juger ce qui se passe avec la tête froide.
85Mais inspiré par l’éthique tauromachique sévillane, don Luis explique sa stratégie apparemment hétérodoxe :
Je recherche les vaches qui sont bonnes pour le torero... celles qui permettent de toréer brillamment. Alors je ne veux garder que les exemplaires qui m’ont permis, à moi, avec mon modeste niveau de torero à pied, de m’en tirer avec facilité.
86A l’opposé de ses confrères réputés parmi les aficionados toristas du nord de l’Espagne, préconisant l’élevage du « taureau dur », et selon lesquels une femelle ne saurait être approuvée si elle ne livrait un combat soutenu contre le picador, don Luis tendrait plutôt à privilégier les vaches qui se prêtent bien au jeu de la muleta, même si elles n’ont pas manifesté une ardeur particulièrement remarquable au moment des piques. Selon lui, le « bon caractère » d’une femelle est la « douceur » (suavidad)...
« Bonne caste » et « mauvaise caste »
87A partir du sevrage, tous les bestiaux mâles nés la même année vivent à l’écart jusqu’à l’âge de deux, trois ou quatre ans, selon leur destination : abattage ordinaire (pour les exemplaires atteints d’un vice rédhibitoire), spectacles publics ou reproduction. Au-delà de leur idéologie de caste, de l’« acquis inné » du bétail de combat, les éleveurs doivent veiller à renouveler à bon escient leurs reproducteurs pour ne pas provoquer des excès de consanguinité, facteurs de tares physiologiques, partant d’échecs commerciaux. D’aucuns cherchent même à réactiver leur compétitivité sur le marché des corridas en achetant un étalon (ou des vaches) à un confrère afin de « rafraîchir le sang » (refrescar la sangre), pour reprendre une délicieuse expression de Domecq (1986 : 282).
88Cependant, le choix d’un étalon s’établit avant tout sur une expérience très poussée de sa combativité. Dès le printemps suivant le sevrage, on procède à la tienta en champ ouvert avec tous les taurillons de l’année, une tradition héritée des pionniers de l’élevage tauromachique. Délaissée dans la plupart des fincas, où l’on admet qu’elle est devenue désuète, cette pratique est maintenue comme un « joli sport » aristocratique chez le marquis de R. et quelques autres ganaderos. Don Luis invite des amis cavaliers (caballistas) qui sont, pour l’occasion, vêtus du traditionnel « habit court » (traje corto) ; ils se joignent au groupe des vachers de la finca pour faire office de garrochistas – ceux qui tiennent la garrocha, instrument composé d’une longue gaule en bois et d’une pique métallique. Le jeu est conduit par des paires de garrochistas, poursuivant chacune à son tour un bestiau dans un pré de quatre hectares, au bout duquel se trouve José, monté sur son cheval de picador. Parvenu à ce but, l’animal épuisé par la poursuite est renversé d’un coup de garrocha porté dans la croupe. Les garrochistas s’écartent promptement afin que le bestiau se relève seul face au picador, le ganadero pouvant alors juger de son agressivité.
89Mais quel que soit le résultat de l’épreuve en champ ouvert, on sélectionne un étalon à partir de son pedigree, d’une part, et de son comportement combatif en espace clos, c’est-à-dire dans la petite arène, d’autre part. Chaque année, les mâles âgés de deux ans, issus des meilleures lignées du troupeau et dotés d’un type physique répondant aux canons de la beauté tauromachique, sont conduits à leur tour vers la plaza de tientas, où ils vont faire l’objet d’un « rite de passage » beaucoup plus strict que celui que l’on applique aux femelles. La petite corrida se déroule en hiver, pour faciliter la désinfection des blessures occasionnées par les coups de pique portés dans le dos des taurillons, et à huis clos ; tout au plus, trouvera-t-on installés sur la terrasse un ami du ganadero, un journaliste en reportage, les femmes et les enfants de la finca – même les plus dégourdis d’entre eux, qui n’ont pas à intervenir en piste dans cette délicate opération.
90Oubliant ses envies de toréer à pied, don Luis reprend la place traditionnelle du sélectionneur, dans le grand burladero technique, aux côtés de Rogelio, le conocedor, et du palefrenier Juan qui fait passer la muleta au matador en titre spécialement venu à la finca. Celui-ci est un « torero de confiance », dont on connaît les aptitudes à ce genre de travail ; il est accompagné de ses habituels subalternes, à moins que don Luis n’ait lui-même invité d’autres péones parmi ses amis. Le matador se poste dans le burladero occupé par les éleveurs, et les autres toreros dans l’abri situé face au toril (voir plan). Lorsque le taurillon est lâché en piste, les officiants le laissent courir en tous sens pendant quelques instants jusqu’à ce qu’ils sortent des burladeros, munis de branches de palmier séchées, dites « balais » (escobas). Ils frappent ces ustensiles au sol pour attirer l’attention de l’animal et le conduire vers la porte du toril, afin de vérifier si depuis cet endroit, il est capable de charger le cheval du picador, placé à l’opposé dans la circonférence de la piste.
91Selon les propres mots du vieux régisseur Carmona, la piste de l’arène est divisée en deux moitiés : la « demi-lune du toril » (media-luna del toril) et la « demi-lune du cheval » (media-luna del caballo). La première, imprégnée de l’odeur naturelle d’excrément de bovin, est également associée aux « petits rôles » (enfants, toreros débutants) lors des tientas de vaches, comme on l’a vu plus haut. La seconde est la partie culturelle par excellence, réservée aux dirigeants de l’exploitation et aux toreros professionnels, responsables du bon déroulement du rituel ; elle est aussi celle du « châtiment » (castigo) de la pique, qui va déterminer quel sera le destin du toro bravo dans la société tauromachique.
92Le taureau qui ne répond pas bien au test est reconduit dans les chiqueros ; il sera finalement intégré dans un lot composé de congénères « condamnés » à la corrida publique. En revanche, lorsque le spécimen montre de la bravoure, les toreros répètent une bonne dizaine de fois la suerte de la pique en le « citant » à l’aide des branches de palmier, jusqu’à ce que le ganadero leur ordonne d’arrêter le combat. S’il jugeait que l’épreuve n’avait pas été pleinement satisfaisante, il ferait soigner l’animal de ses blessures pour le vendre, deux ans plus tard, à l’empresario d’une plaza de toros. Cette éventualité tout à fait régulière explique que dans une tienta de mâles, on substitue à l’emploi ordinaire de la cape celui plus « archaïque » des « balais », permettant de juger la combativité d’un taureau sans le soumettre au jeu des leurres, donc sans lui permettre de mémoriser celui-ci. Car on considère qu’une bête brava ayant expérimenté la douleur des piques est apte à servir au rituel de la corrida, pourvu qu’elle n’ait jamais été toréée avec des capes ou des muletas
93Mais un taureau qui passe avec succès l’examen des piques n’est pas pour autant parvenu au bout de ses peines. Pour que le ganadero puisse émettre un jugement définitif, il demande au matador de service d’exécuter une faena de muleta en s’efforçant de mettre en valeur les qualités combatives du jeune taureau. On veut vérifier la franchise de son agressivité, la fameuse « noblesse » qui permet de réaliser les passes artistiques en toute quiétude. Si l’expérience est positive, l’animal est choisi pour devenir étalon, puisqu’il a prouvé qu’il était « de bonne caste ». Par la suite, soigné de ses blessures et fortifié pendant une année avec des appoints de farines de blé et d’orge (pienso), il sera conduit dans un enclos de femelles reproductrices où il gagnera le droit à une « existence paradisiaque » ; mais c’est seulement quatre ou cinq ans après les premières saillies que l’on pourra juger ses potentialités de reproducteur. En effet, l’animal a beau être « de bon sang », il saurait très bien « mentir », c’est-à-dire ne donner naissance qu’à de vulgaires toros mansos (« domestiques »). Humilié par les broncas que le public a adressées à la dépouille de ses derniers produits, enregistrant du même coup une baisse de la demande de la part des empresarios, le ganadero devrait alors admettre que l’étalon sélectionné « ne lie pas » et finirait par le faire abattre.
94Le sort du taurillon qui, après avoir été abondamment piqué au cours de la première partie de la tienta, n’a pas donné satisfaction lors du passage de la muleta pourrait sembler plus cruel encore. On reconnaît qu’un tel exemplaire « a de la caste », puisqu’il a combattu vaillamment contre le picador, mais qu’il s’agit de « mauvaise caste » (mala casta), ainsi que l’indiquent le « tempérament néfaste » et les réactions « dangereuses » qui ont été les siens pendant la faena. Manquant de « noblesse », il ne peut être choisi comme étalon ; ayant expérimenté les jeux du leurre, il ne doit pas non plus être intégré dans un lot de taureaux de corrida (sauf si l’éleveur voulait frauder...). Gardé sur les pâturages pendant un an, afin qu’il puisse achever sa croissance, l’« animal raté » est ensuite vendu aux abattoirs, le cas échéant à l’organisateur d’une capea, d’un « taureau à la corde » (toro de cuerda) ou d’un « taureau libre » (toro suelto) dans les rues d’un village proche de la finca.
95Remontant « à la nuit des temps », selon l’exégèse, ce dernier genre d’animation peut être considéré comme anti-tauromachique, si nous reprenons les termes de la définition donnée au début de cet ouvrage. Il n’y a en effet dans les courses du dimanche de Pâques à Arcos de la Frontera (el toro del aleluya) ou dans celles du lundi du Carmen à Grazalema (el lunes del toro), aucun critère d’ordre spectaculaire : tenu par une corde attachée à la base des cornes (à Grazalema) ou laissé libre de ses mouvements (à Arcos), le taureau est lâché au milieu de l’espace public et de la population profane. Gines Serrán Pagán (1981 : 37, 47) a très bien montré que le rituel archaïque du taureau à la corde de Grazalema, dont la forme est assez proche de celle de son homologue camarguais (supra), s’opposait au spectacle moderne des corridas par la négation des concepts d’arènes, d’officiants spécialisés et d’animal naïf mis à mort en public. Les bêtes présentées dans la rue sont des exemplaires qui ont été rejetés de la sélection d’un ganadero après avoir subi l’épreuve de la tienta, après avoir été toréées par des professionnels, donc. Déjà expérimentées au contact des piques et des leurres, rendues par conséquent impropres à l’art tauromachique, elles font l’objet de jeux libres, violents et désordonnés, animés par des amateurs du village et des alentours. A Arcos, les taureaux ne sont pas maîtrisés avec une corde mais sont contenus dans la rue principale (environ deux kilomètres de long), dont les artères sont barricadées. A l’occasion, quelques maletillas de passage s’efforcent d’exécuter des passes de cape ou de muleta au milieu des excentricités de la foule, mais leur « prestation » chaotique n’a rien de bien suave. Les apprentis toreros sont noyés dans le flot des jeunes turbulents soûlés par le vin et l’excitation générale, qui provoquent le taureau sans utiliser de leurre (a cuerpo limpio), en adoptant des postures grossières et en proférant des chapelets d’obscénités à l’égard de l’animal. Parfois, ce dernier veut se venger : il charge la foule, bouscule un ou deux inconscients – les blessures graves ne sont pas rares – puis s’échappe le long de la rue, salué par le cri des femmes agrippées aux grilles des fenêtres, cri rituel (yuyuyuyu) dont on retrouve d’ailleurs la sonorité aiguë et agressive dans certaines fêtes berbères. A Arcos, le jour du Seigneur, point de olés !, de pasos dobles, ni d’honneurs ; après la course, les bêtes sont abattues de façon triviale par un boucher.
96Pratiquement inexistantes dans les gros bourgs de plaine de la province, où les traditions populaires sont marquées par la culture sévillane et l’esthétique festive distinguée de la feria d’avril, les courses collectives avec les bêtes de rebut des ganaderias bravas sont plutôt le fait de villages de montagne (sierras de Cadix et de Huelva) compris dans une zone géographique assez éloignée de l’influence urbaine. J’ai d’ailleurs entendu certains Sévillans évoquer l’esprit « farouche », « rude » (bruto) qui serait, selon eux, un trait typique des habitants de ces contrées. Interdits sous la dictature franquiste à cause de leur caractère « païen », les « taureaux dans les rues » resurgirent à l’avènement de la démocratie. Même si la plupart des éleveurs les tiennent pour « barbares » parce qu’ils les situent à l’opposé de leur travail sélectif et de leur idéologie aristocratique, ces fêtes leur permettent d’amoindrir la perte économique que suppose la production d’un « taureau raté » ou d’un « étalon qui ne lie pas ».
2. Prix pratiqués en 1988, chez le Marquis de R.

Du sauvage objet au sauvage apprivoisé
97Dans la finca, le résultat des épreuves de sélection détermine une hiérarchie lisible à travers la disposition des bêtes selon leur catégorie. Vivant dans les parages les plus éloignés de la présence humaine, les enclos de sierra, zones vallonnées, rocailleuses et incultes, les vaches reproductrices disposent d’une « enclave sauvage » au sein de la propriété privée du marquis de R. Traitée comme si l’on voulait qu’elle trouve dans son environnement immédiat un milieu favorable à l’expression de sa « bravoure innée », la mère du toro bravo serait ainsi mieux disposée à transmettre l’acquis de la culture tauromachique, l’œuvre des éleveurs.
98A l’intermédiaire des hommes et des bovins, les bœufs dressés (cabestros) sont gardés, par opposition aux vaches, dans un petit enclos proche des maisons du personnel. Ces animaux, qui obéissent à la voix du vacher, ont été castrés et formés dans un autre élevage où un spécialiste, le cabestrero, les a familiarisés avec leur nom en associant celui-ci à la nourriture abondante qu’il leur apportait chaque jour. Aussi peut-on dire que le principe d’initiation par la douceur du manso (châtré, domestique) qu’est le cabestro s’oppose au principe de sélection par la douleur des bravos que sont les reproducteurs. Enfin, notons que les bœufs âgés (de dix-sept à vingt ans), dont le caractère docile est particulièrement apprécié par les éleveurs gagnent le droit à une fin de carrière « de luxe » (Domecq 1986 : 143) : cédés à l’empresa d’une prestigieuse arène, ils deviennent cabestros de corral, officiants dans les corridas.
99Jouxtant celui où paissent les bœufs, les enclos réservés à la quarantaine de taureaux de corrida de l’année bordent le chemin central de la finca. Facilement accessibles, ils sont disposés de façon que les empresarios ou leurs représentants venus de la ville puissent observer les bestiaux d’un coup d’œil et choisir, comme au marché, ceux qu’ils désirent acheter. Privés de sexualité reproductive – d’après Domecq (1986 : 93), certains sont « pédés » (maricones) mais ne seraient pas pour autant les moins « braves » ! –, les taureaux sont intensivement alimentés. Chaque jour, les vachers leur distribuent une farine composée de blé et d’orge, le pienso, dans des auges métalliques disséminées sur le sol de l’enclos. Bien que l’excès de poids qui peut résulter d’un tel régime amoindrisse la vigueur du bétail, et donc l’intérêt ludique des corridas, les canons du spectacle exigent la présentation de bêtes aux formes rondes.
100L’isolement et la préparation physique des taureaux conditionnent donc leur aptitude à fouler le sable des arènes de ville. Le bovin étant par nature un animal paisible, les « fauves » du marquis de R. acceptent passivement l’intrusion quotidienne des vachers qui déposent le pienso dans leur enclos. Toutefois, on remarque que ces derniers n’emploient aucune formule affectueuse à l’égard des bêtes de corrida, ce qui tranche avec les traitements qu’ils réservent aux chevaux et aux cabestros, leurs inséparables compagnons de travail. Par exemple, ils ne citent presque jamais le nom de l’un de ces taureaux, hérité de celui de la mère, rappelons-le ; ils le désignent plutôt par le numéro de série qu’il porte tatoué sur le flanc, ou par une caractéristique physique (forme des cornes, couleur de la robe)13.
101Mais occasionnellement, les taureaux enclos sortent de leur habituelle placidité ; excédés par de mauvaises conditions climatiques ou par des accès de rut, ils se battent férocement et il n’est pas rare qu’un choc entre deux duellistes provoque une grave blessure. Dans ce cas, la bande se regroupe instinctivement autour de la bête meurtrie pour l’achever à coups de cornes. Les employés de la finca admettent que ce genre d’événement fait partie des aléas de l’exploitation. Ils ne manifestent ni peine excessive ni joie dissimulée, bien que la mort d’un taureau dans les prés soit pour eux une occasion unique d’en manger la viande, partagée entre tous. Contrairement aux topiques d’un folklore vulgarisé, la consommation de viande de taureau de combat n’implique aucun prestige particulier. Pour le ganadero, elle signifie une perte sèche et pour le vieux régisseur Carmona, elle rappellerait plutôt des souvenirs dégoûtants :
Nous autres, nous ne sommes pas trop amateurs de viande (carniceros). Un jour j’ai surpris un type qui trifouillait dans l’enclos des vaches... Il était en train de découper des morceaux sur une bête morte depuis plusieurs jours, que nous n’avions pas encore découverte. Il y avait des mouches tout autour, c’était dégueulasse... Et figure-toi que ce type, c’était un patron de bar d’un village voisin qui se servait pour aller faire la viande en sauce pour les clients !
102Dans l’esprit des gens de ìa finca, consommer le bétail « maison » renvoie à l’aléa qui brouille l’organisation domestique et conduit au gaspillage de la « caste » de l’animal, élevé pour participer à la représentation d’une œuvre spirituelle sur la scène urbaine. Car en définitive, dans l’idéal, le taureau de corrida serait revêtu d’une personnalité sociale post mortem : après avoir combattu avec une « extraordinaire bravoure » et avoir été exécuté dans les règles de l’art, son cadavre est traîné en triomphe et son nom paraît en grosses lettres dans les comptes rendus des journalistes, dès le lendemain de son unique prestation. Parfois, le ganadero demande à récupérer la tête du « grand toro bravo » pour la faire naturaliser sur un cadre en bois qu’il suspend dans son salon comme un trophée de chasse, rehaussé d’une plaque en cuivre où sont consignées les données biographiques de l’animal, par exemple :
Celoso [« jaloux »] numéro 57 de l’élevage du marquis de R. Combattu le 28 avril 1973 dans les arènes de la Real Maestranza de Caballería de Séville par le matador A. O. qui lui coupa les deux oreilles après une magnifique faena et une supérieure estocade al volapié. La présidence ordonna le tour de piste pour le taureau.
103Cependant, il peut arriver par exception que l’on gracie un taureau de corrida dans l’arène où il a fait étalage d’une bravoure supérieure, après concertation du président, du ganadero, du matador de service et du public. Ce curieux retournement du rituel tend à se généraliser en Amérique latine, où les éleveurs manquant de bons étalons demandent souvent la grâce (indulto) des taureaux très combatifs qu’ils font ensuite soigner pour les exploiter dans la reproduction, et en France où, récemment, quelques indultos de grand spectacle ont fait les choux gras de la presse spécialisée. En Espagne, jusqu’à ces dernières années, la rupture du principe létal n’était formellement envisageable que dans le cadre d’une « corrida concours »14. Il s’agit d’un spectacle composé de six taureaux issus de différentes ganaderias. Si aucun de ces exemplaires ne manifeste une bravoure évidente à l’épreuve des piques, rien ne change par rapport à la règle ordinaire de la mise à mort. En revanche, lorsqu’un taureau de concours se révèle très courageux au moment où le premier coup de pique lui est asséné, le président fait ordonner un dispositif analogue à celui d’une tienta. Sans rechercher de brillants effets de cape, les toreros doivent alors recommencer, jusqu’à trois reprises si possible, l’épreuve de la pique, en prenant soin à chaque fois de repousser l’animal toujours plus loin du cheval du picador – c’est-à-dire le ramener plus près du « refuge naturel », le terrain du toril. Le taureau qui accepte de charger dans ces conditions, prouvant que sa volonté de combattre était supérieure à son instinct de conservation, finit par être gracié si dans la faena de muleta qui suit, son comportement reste très « noble ».
104Ainsi, dans le « concours d’élevages », le rituel ordinaire des corridas urbaines (spectacle) peut être renversé au profit de son pendant rural – celui des corridas champêtres (sélection) – et conduire à une glorification du taureau vivant. Toutefois, il est très rare que les éleveurs gardent l’animal gracié au-delà de quelques mois après son « exploit » ; d’une part parce qu’ils n’avaient pas prévu eux-mêmes qu’il puisse devenir étalon, et d’autre part parce qu’après avoir subi un test aussi poussé, il se trouve en trop piteux état physique pour être exploité. Ils le font alors abattre et tout rentre dans l’ordre.
105En fin de compte, même s’il obtient la reconnaissance sociale, le taureau marchandise est pratiquement destiné à mourir à l’âge de quatre ans. En revanche, l’étalon « qui lie », dont on connaît les vertus de combattant et que l’on exploite pour donner la vie à d’autres combattants, passe une longue existence aux prés, pendant laquelle il est traité comme un être cher. Lorsqu’il « fréquente » les vaches sur les pâturages de sierra, le supertaureau de la finca reçoit la visite quotidienne des vachers qui lui apportent une ration de cinq kilos d’aliment composé (pienso). Au fil du temps, les hommes, qui l’interpellent par son nom, apprennent à apprécier son caractère. En dehors des périodes de saillies, il est gardé dans un enclos situé à proximité des habitations. Là, il est entouré d’affection, parfois jusqu’à être complètement apprivoisé. Ainsi, dans un célèbre élevage sévillan, l’étalon Guitarrista, âgé de douze ans, père de nombreux toros bravos de « bonne caste », vit-il ses saisons de repos encordé dans l’écurie où il partage la demeure des chevaux des vachers. Introduit par le conocedor dans cette « crèche sauvage », j’ai pu caresser la toison frisée de l’imposant taureau sans en éprouver le moindre désagrément.

36. Capea dans la sierra de Huelva
106Animal social par excellence, le bon étalon est un médiateur entre l’espace du campo et celui de la ville : il est humanisé par les vachers au sein des enclos et ses fils reçoivent dans l’arène les ovations du public après avoir été artistiquement immolés, pour la gloire et la fortune de l’éleveur. C’est pourquoi tant que sa puissance physique est intacte, l’étalon fait toujours l’objet du même régime de faveur. Puis, à l’âge de quatorze ou quinze ans, les éleveurs ménagent ses forces déclinantes en l’isolant à l’époque des saillies au milieu d’un « harem » réduit de douze vaches (Domecq 1986 : 274). Mais on considère que la qualité de la reproduction décroît avec la vieillesse et l’on finit par faire abattre les bons étalons lorsqu’ils atteignent l’âge de dix-sept ans environ. Paradigme du toro bravo, l’étalon est donc tué le plus tard possible, comme si sa vie avait été une longue faena artistique, parachevée, ainsi que le veut la tradition andalouse, par une belle mort culturelle.
107Loin d’essayer d’élaborer des figures de style, nous touchons là un point fondamental : il existe une relation d’homologie entre les imaginaires de la représentation et de l’élevage. Rappelons brièvement que l’idéal de la corrida signifie la domination du taureau par le matador, au cœur de l’espace associé à la « sauvagerie » : le centre de la piste. Là, le matador « lie les passes » jusqu’à faire tourner la bête autour de son corps. Dans le même sens – celui de la culture, en fait –, l’étalon domine son « harem » de vaches dans l’espace « sauvage » de la sierra, où il « lie » (on retrouve ce même terme de jargon pour la représentation et l’élevage), transmettant la « bonne caste » inscrite dans ses gènes.
3. Homologie matador/étalon

108Dans l’élevage comme dans le spectacle tauromachiques, le héros (homme ou bovin) est un individu qui représente l’œuvre sociale au sein d’un espace dit « sauvage ». Un tel pouvoir est conféré par des rites qui tendent à fondre l’homme et l’animal dans un même moule. Au centre du système hiérarchique projeté sur le bétail, ce processus oriente également le destin professionnel des toreros.
Toreros ou toros ?
109En banlieue de Séville, le coteau de l’Aljarafe, terroir recouvert de vignes, d’oliviers, d’orangers, de jardins, mais aussi de villages et de lotissements, est la « pépinière » de plusieurs générations de toreros. Au moment de l’enquête (1987-1988), ceux-ci se retrouvaient en hiver pour l’entraînement quotidien (culture physique, toreo de salon) entre le stade de Castilleja de la Cuesta, le matin, et les petites arènes de Santiponce, à proximité des ruines romaines d’Itálica, l’après-midi. El Canelo, un ancien torero subalterne qui servit ses célèbres amis d’enfance originaires du village voisin, les matadors « artistes » Paco Camino et Curro Romero, était l’empresario de la pittoresque plaza de toros. A l’heure de la retraite, ce passionné avait réussi à obtenir de la municipalité de Santiponce la concession d’un terrain vague encombré d’immondices, avec la charge d’y construire des arènes. Soutenu par les cotisations d’aficionados et de professionnels, El Canelo effectua pendant une quinzaine d’années un travail de fourmi, nivelant la piste, montant les murs et les gradins, brique par brique, pendant que ses amis les toreros, depuis les enfants bercés de songes glorieux jusqu’aux vedettes de la corrida, s’entraînaient à ses côtés. Mais au moment même où El Canelo touchait à la fin du gros œuvre, la raison technocratique brisa son élan créateur. A l’occasion de l’Exposition universelle de 1992, le programme de rénovation des sites historiques de Séville prévoyait de faire raser ces arènes qui, aux yeux des décideurs, faisaient un déplorable effet esthétique. Insensible au caractère populaire, au charme de bric et de broc, sourde aux requêtes des toreros locaux qui participèrent à deux festivals de protestation avec en tête d’affiche Curro Romero, l’idole de la ville, l’administration publique ordonna la démolition de l’édifice du vieux banderillero, dont une morne étendue de sable inutile recouvre aujourd’hui le souvenir. Cependant, notre rôle – s’il en reste un – est de témoigner du dynamisme humain qui affleurait dans les arènes de Santiponce lorsque nous les fréquentions assidûment. Pour cela, nous voudrions leur rendre le temps du présent, comme s’il ne s’était rien passé qu’un mauvais rêve, comme si cette atteinte portée à un précieux environnement ethnographique pouvait être réparée d’un modeste coup de plume...
110Ouvert aux libres déambulations de n’importe quel quidam, le petit cirque du Canelo favorise l’émulation tauromachique par le mélange quotidien d’amateurs, d’apprentis et de professionnels. Répartis selon leur fonction, leur statut et leur âge, matadors, novilleros, péones, gamins et quelques inévitables mythomanes, répètent tous les gestes de la corrida, chacun aidé par un comparse qui figure les charges de la bête absente en tenant un frontal de taureau séché. A l’intermédiaire du jeu pur et de l’exercice, un groupe d’enfants du village s’applique à imiter la gestuelle des maîtres. Munis de chiffons, de bâtons taillés en pointe et d’un chariot brinquebalant, bricolé à l’aide de roues de bicyclette, qui leur permet d’expérimenter la technique des banderilles, ils sont les élèves de l’école empirique de la tauromachie. El Canelo explique :
Je fais ce travail de fou pour que tous les petits qui veulent devenir toreros puissent y arriver. Même si je m’occupe de mon ciment et de mes briques pour finir les gradins, j’observe bien les « minots » avec leur chiffon... S’il y en a un qui a de l’allure, alors on l’emmène au campo pour voir s’il est capable de faire quelque chose devant une vache... voir s’il a ça dans le sang. C’est comme ça que sortent les toreros... de la terre. Ici, on a vu Espartaco, Cepeda, Punta [vedettes de la tauromachie actuelle, originaires du côteau de l’Aljarafe], quand ils étaient hauts comme trois pommes. Aujourd’hui, tu te rends compte de ce qu’ils sont devenus... Ils ont triomphé partout, à Séville, à Madrid...
111El Canelo parle tout en donnant des coups de bêche dans le talus extérieur qui soutient les gradins de son arène. Il y cultive un jardin potager composé de tomates, courgettes, oignons et salades, tandis que de l’autre côté, dans la piste, les toreros en herbe ou en pleine maturité peaufinent leur gestuelle et espèrent secrètement qu’un heureux destin (suerte) les accompagne jusqu’au bout de la carrière.
112Certes, la reproduction du fait social par la base populaire n’a pas toujours le caractère élégiaque que cette présentation évasive et, convenons-en, nostalgique pourrait évoquer. En réalité, parmi une multitude d’aspirants prématurément usés par l’expérience des courses de taureaux dans les rues, capeas et autres festivals de village, très peu parviennent au niveau professionnel des novilladas, et moins encore deviennent matadors en titre. Ainsi témoigne un torero subalterne originaire du village banlieusard de La Algaba :
J’avais toréé deux ou trois vaches au campo lorsqu’on me sollicita pour faire ma première présentation en public, au cours de la feria du village. Très heureux de cette opportunité, je me suis entraîné comme un fou pour être bien... Mais le grand jour venu, au moment où la bête est sortie du toril, j’ai compris qu’on s’était foutu de moi : au lieu d’une bête brava, c’était un becerro suisse [un taurillon de race domestique] que les organisateurs avaient fait lâcher en piste pour moi. Les spectateurs ont bien rigolé mais moi, ce jour là, j’ai renoncé à devenir matador pour me spécialiser dans le rôle secondaire de banderillero... Si mon propre village n’était pas avec moi, qui allait donc me soutenir dans les arènes ?
113Outre l’effervescence des fêtes rurales, qui peut aussi bien accompagner un jeune homme jusqu’au zénith de sa carrière de torero que tourner en ridicule les espoirs d’un autre, devenant par la suite péon, garçon de café, boucher, employé de banque, vagabond ou éternel maletilla, les fils des grands matadors du passé souhaitent parfois suivre la voie paternelle. Loin des arènes de Santiponce et des réjouissances populaires, ils trouvent un terrain privilégié pour s’initier et apprendre le métier, disposant de la finca et du bétail acquis par leur père, ainsi que de l’aide de ses amis empresarios et ganaderos. De fait, s’ils sont doués, ils accomplissent leurs premières prestations de becerristas puis de novilleros forts d’un bagage technique nettement supérieur à celui de leurs concurrents moins fortunés. Mais parce qu’ils sont imbus de la traditionnelle idéologie aristocratique, les commentateurs expliquent cette évidente différence de classe en reconnaissant que les vertus d’un « torero de caste » se transmettent par l’hérédité. A l’instar d’un toro bravo, on est grand torero parce que l’on descend d’un grand torero... et d’une femme pleine de grâce. Ainsi certains journalistes ont-ils pu dire que le « matador artiste » contemporain Julio Aparicio était le produit d’une harmonieuse combinaison entre le sobre « classicisme » de son père – vedette de la tauromachie dans les années cinquante – et la « sauvage allégresse » de sa mère, une danseuse de flamenco de haut niveau.
114En fait, si l’on analyse le trajet biographique des matadors célèbres, on trouvera plus d’une analogie avec les rites de sélection et d’identification du bétail bravo. Par exemple, à l’orée de leur carrière, de nombreux toreros adoptent un sobriquet, un « nom d’artiste » dont le thème n’est jamais très éloigné de ceux des noms de vaches et taureaux : il peut s’agir d’un diminutif (Miguelin, « petit Miguel ») mais aussi d’un qualificatif ou d’un terme métaphorique, relatifs au quartier, à la ville, province ou région d’origine (Gitanillo de Triana, « le petit gitan de Triana » – quartier populaire de Séville), à une profession (Carnicerito de México, « le petit boucher de Mexico »), au nom de la mère (Rafael de Paula, « Rafael le fils de Paule »), à une caractéristique physique ou morale (El Manteca, « la graisse », Desperdicios, « gaspillages »), etc. On remarque aussi l’existence de sobriquets dynastiques qui illustrent bien les aspirations aristocratiques des toreros (voir les lignées de Salerí, Litri, Dominguín, etc.).
115Après avoir accompli quelques années de « noviciat » (dans les novilladas), au cours desquelles ils jouissent des premiers succès mais souffrent aussi des premiers coups de corne, les plus doués des toreros passent l’« alternative » (alternativa), corrida d’investiture dirigée par un matador « parrain » (le plus ancien) et un matador « témoin ». Cette cérémonie est marquée par une inversion rituelle dans l’ordre chronologique de la corrida puisque la responsabilité du combat du premier taureau est cédée au promu par le parrain, qui lui transmet symboliquement son épée et sa muleta après le tiers des banderilles. Puis, au même moment dans le combat du deuxième taureau, le nouveau matador rend les instruments au parrain pour qu’il puisse exécuter la faena et l’estocade, tandis que le témoin – deuxième matador dans la hiérarchie de l’ancienneté – doit affronter le troisième animal du jour. Le même procédé est observé lors d’une « confirmation d’alternative », c’est-à-dire la première présentation d’un matador dans les arènes de Madrid, où tous les matadors espèrent convaincre le public rigoureux et connaisseur pour lancer leur carrière sur la voie de la gloire.
116Soumis au jugement du public, vivant dans l’angoisse de l’accident fatal, le torero est censé appliquer une discipline corporelle très stricte qui évoque en quelque sorte la préparation des taureaux de combat au campo. Certes, ces hommes ne sont pas suralimentés comme les bêtes - ils doivent au contraire veiller à rester minces –, mais on leur recommande l’abstinence sexuelle, surtout au cours de la temporada, parce que trop de volupté nuit à la promptitude des réflexes : « Tous les coups de corne que j’ai dans le corps, dit Luis Miguel Dominguín, portent le nom d’une femme15. »
117L’isolement spirituel place les officiants en marge du quotidien ; avant chaque corrida, ils mangent très peu, sachant qu’à la suite d’un éventuel coup de corne dans le ventre, une opération chirurgicale aurait un meilleur résultat que si leur estomac était plein. Superstitieux, ils gardent dans leur valise des images de la Vierge, qu’ils baisent pieusement avant de se rendre aux arènes. Cependant, si presque tous les toreros sont fidèles à ces attitudes de recueillement, certains savent s’en départir allégrement dès qu’ils ont accompli leur mission du jour : ils vont se mêler à l’animation festive de la ville et ne rechignent pas à consommer du vin, des idylles et même – mais cela, l’idéologie ne le dit pas – des drogues.
118En vérité, l’attitude des toreros face au danger qui les entoure paraît assez ambiguë : veulent-ils éviter ou supporter les coups ? Parvenu au crépuscule de sa carrière, un « matador artiste » originaire d’un village de l’Aljarafe nous livre, en guise de réponse, le suivant aphorisme :
Les blessures sont les médailles du torero.
119Garantissant la valeur du « monsieur torero de caste » (el señor torero de casta), l’expérience de la douleur est d’une certaine façon homologue à celle que l’on applique pour sélectionner les bovins reproducteurs dans les fincas ganaderas. D’ailleurs, les matadors réputés comme spécialistes des « corridas dures », composées de taureaux plus puissants et dangereux que la moyenne (fieros, « fauves »), ne sont-ils pas fréquemment qualifiés de toreros machos (« mâles »), par opposition aux « artistes » ou « toreros de sentiments », habitués à la « douceur » (suavidad) des taureaux « commerciaux » ? Au cours de la feria de Séville, cette dualité stylistique, traduite par une métaphore sexuellement marquée, donne lieu à un traitement rituel. En effet, si le programme des festivités est, comme on le sait, basé sur la répétition quotidienne de spectacles animés par des « matadors artistes », le dernier dimanche est traditionnellement réservé à la Miurada, course des fameux taureaux de don Eduardo Miura. Depuis le milieu du xixe siècle, cet élevage de la province de Séville est marginalisé, tout en restant le plus prestigieux de tous aux yeux du public, à cause du caractère particulièrement difficile, parfois dit « criminel », de ses produits. De nombreux toreros ont été victimes des coups meurtriers des « Miuras » ; les professionnels les combattent avec une appréhension qui tourne vite à l’affolement. Techniquement, loin d’être maniables comme des « taureaux nobles et doux », ces bestiaux ne permettent guère l’expression esthétique des officiants, mais au mieux celle de leur courage et de leur savoir-faire. Ainsi parle un torero macho :
A un vrai « Miura », tu lui fais des séries de trois passes et chaque fois que tu conclus, tu t’enlèves du milieu parce que sinon, c’est lui qui t’enlève... Tu ne peux jamais le dominer vraiment et la faute ne pardonne pas.
120On voit bien la nuance entre la norme de l’orthodoxie tauromachique andalouse, le toreo d’art et ce genre de spectacle chargé de « fortes émotions ». Cela ravit habituellement les aficionados toristas du nord de la Péninsule mais pas vraiment un ganadero sévillan tel que notre informateur don Luis. Respectueux de l’intégrité des canons, ce dernier n’aime pas le style combatif des « Miuras » :
Pour moi, le « Miura », ce n’est pas un toro bravo... Il attaque avec du sens (sentido) et ne s’emploie jamais franchement contre le cheval du picador... C’est un manso dangereux (manso con peligro)... D’ailleurs, physiquement, il a une allure de bœuf dressé (tiene planta de cabestro).
121Aussi, dans l’esprit sévillan, la traditionnelle Miurada qui clôture la semaine de feria pourrait-elle être comprise comme un véritable rite d’inversion : en ce jour exceptionnel, on ne vient pas apprécier l’« art délicat » des officiants les mieux cotés, mais plutôt frissonner devant la redoutable puissance de taureaux protagonistes, comme si l’on adoptait pour une fois les mœurs des spectateurs septentrionaux... ou des passionnés de course camarguaise16. Bien que « toreros machos », les matadors à l’affiche sont en général dits « de second plan », honnêtes professionnels plutôt qu’« idoles ». Exceptionnellement, un diestro vedette peut demander à être intégré dans la Miurada afin de relever un défi devant le public en prouvant qu’il est capable d’assumer dignement la périlleuse confrontation. Les journalistes se plaisent alors à assimiler l’épreuve à une geste chevaleresque (gesta) dont le héros peut « sortir grandi ».
122Dans le calendrier de la feria de Séville, cet événement du dernier dimanche marque d’ailleurs une véritable rupture dans l’ordre de l’imaginaire tauromachique. Dès le lendemain, jour non férié dit « lundi de la gueule de bois » (lunes de resaca), une corrida supplémentaire est proposée aux aficionados. Elle est animée par les taureaux du célèbre élevage de Guardiola, réputés pour leur « sauvagerie dure » (bravura dura), et des matadors de la même catégorie que ceux engagés dans la Miurada, soit des « toreros virils », auxquels se joint exceptionnellement une grande vedette à la recherche d’un succès d’estime. Parce qu’ils reprennent leurs activités quotidiennes ce jour-là, de nombreux abonnés des classes hautes cèdent leur droit d’entrée à un employé, un régisseur, un vacher ou un domestique, de sorte que le côté « ombre » de l’arène, habituellement dominé par la présence des notables, se trouve en partie investi par un public d’origine populaire. Ce renversement des codes sociologiques en vigueur à Séville va de pair avec l’adoption généralisée d’un point de vue torista qui rejoint celui des aficionados septentrionaux :
Le lundi de la gueule de bois, on ne vient pas pour les artistes mais pour la sauvagerie (bravura)... On attend que les toreros travaillent sérieusement pour faire briller le bétail, dit un connaisseur sévillan.
123Et de ce fait, pour une fois, l’épreuve des piques – perçue comme test de la « bravoure » – devient prépondérante. A cette occasion, les spectateurs sifflent volontiers les matadors qui prétendent faire étalage de leur répertoire sans se soucier en premier lieu de mettre la technique du toreo au service de l’éleveur, comme si l’on avait transposé en milieu urbain une grande tienta de mâles (supra).
124Tous les maestros reconnus ont dû, au moins une fois dans leur carrière, démontrer leur courage et leur savoir-faire face aux taureaux issus des « élevages durs » (ganaderías duras). Ces épreuves imposées aux héros de l’arène évoquent, sous un certain aspect, des rites de passage, tandis qu’au plus bas de l’échelle, on reconnaîtra l’existence de « rites d’initiation » dans les capeas et autres fêtes taurines de rue où, comme nous l’avons vu plus haut, de jeunes émules inconnus testent leur courage face aux bêtes rejetées par les éleveurs, pour l’amusement désordonné d’une foule indistincte de spectateurs et de participants. Il apparaît ici un système sémantique – initiation : confirmation : : rire : sérieux – si profondément intégré qu’il fait l’objet d’une véritable mise en scène dans les spectacles dits « comico-taurins » ou « charlottades ». A Séville, le samedi après la Miurada et la « course de la gueule de bois » qui clôturent la feria, une troupe professionnelle de clowns-toreros, le « pompier torero et ses petits nains » (El bombero torero y sus enanitos), exécute une parodie de corrida, accomplissant son numéro face à des taurillons (erales, becerros), devant un public populaire et familial. Comme en pays camarguais, l’inversion est associée au rire, mais aussi à la reproduction de la culture taurine. Outre les farces des petits nains, le spectacle comprend une « partie sérieuse » animée par un enfant apprenti torero. Opposé à un becerro, il s’efforce de montrer aux quelques professionnels en présence qu’il peut « devenir quelqu’un dans le métier ».
125Depuis les « balbutiements » de l’adolescence, associés à l’esprit de dérision festive, en passant par la maturation – qui implique le contact avec la bravoure et le danger de mort – jusqu’à l’autre bout de notre chronique de la vie tauromachique en pays sévillan, le célèbre matador vieillissant, admiré et respecté, a le corps tout couturé. Son histoire personnelle jalonnée de triomphes et de quelques retentissantes broncas, il peut se retirer de la profession lorsqu’il estime que le temps est venu de le faire (entre l’âge de quarante et cinquante-cinq ans, pour les plus endurants). Une corrida exceptionnelle est annoncée, la despedida (« les adieux »). Après que le maestro a exécuté les deux derniers taureaux de sa carrière, le « valet d’épée » détache sa queue de cheval postiche (cortar la coleta) pour marquer rituellement la désinvestiture : la « décoiffure » métaphorique consacre le retour de l’officiant à la vie profane.
L’imaginaire dialectique de la tauromachie
126En basse Andalousie et en pays camarguais, les passages temporels individuels et collectifs – intégration des jeunes gens, épreuves de maturité des toreros ou des cocardiers, saison hivernale opposée à la temporada – sont marqués par des rites d’inversion qui évoquent un en deçà de la culture. La fête rurale réintroduit le taureau dans l’espace public et laisse libre cours aux actions anarchiques des simples quidams, des jeunes gens parmi lesquels certains deviendront officiants professionnels. Parfois, l’animal poursuivi dans les rues et sur les places finit par être abattu par un boucher, puis consommé par les membres de la collectivité villageoise. Lors d’une conférence fondée sur ses importantes contributions en ce domaine, Pedro Romero de Solís17 analysait la violente spontanéité et les aspects communiels inhérents à la fête taurine comme une sorte de « réminiscence archéologique de la tauromachie », un résidu de « paganisme » profondément enraciné dans l’âme des fervents. Mais cette interprétation, teintée d’évolutionnisme, pourrait conduire à minimiser le caractère contemporain d’une réalité qui concerne des populations participant au contexte « spectaculaire » de la modernité. Or, si nous restons fidèles à la perspective épistémologique choisie au début du présent ouvrage, les « anachronismes » qui ressortent de l’observation des rituels festifs n’apparaissent pas comme les vestiges de cultes enfouis mais plutôt comme des facteurs de subversion. La fête est « antitauromachique » ; elle fait pendant au spectacle orthodoxe qu’elle régénère sans cesse par ses irrévérences.
127Cependant, l’espace consacré de l’arène peut aussi servir à des mises en scène d’inversion liées au renouveau de la culture taurine. A Séville, quelques jours après la feria, les tours des « nains toreros » ont pour contrepoint une « partie sérieuse » animée par un apprenti. En Languedoc et Provence, la « charlottade », où l’on mélange allégrement jeux de clowns, de capes et de rasets, la course de fête et les toros-piscines – courses de nuit par opposition à la tauromachie du soleil – constituent à la fois une caricature et une instance de reproduction des bovins sauvages et de la passion humaine. Nous avons remarqué par ailleurs que la promotion des officiants dans l’arène, matador en Andalousie, cocardier en pays camarguais, impliquait elle aussi un renversement cyclique de la norme orthodoxe. Ainsi la cérémonie d’« alternative » et le désordre qui est introduit dans l’alternance habituelle des maestros ; la Miurada, course des taureaux protagonistes qui confèrent une nouvelle dignité au matador sorti « grandi de l’épreuve » ; la corrida de la gueule de bois à Séville et la Cocarde d’or artésienne, présentées un lundi non férié, comme si en ces occasions exceptionnelles, on voulait rendre le rituel au temps profane.
128Enfin, les rites hivernaux scandent la transition vers une autre saison chaude par une relation aux origines. Chaque dimanche d’hiver en pays de Bouvino, le rite de l’encierro renvoie implicitement à la genèse de la course d’arènes. Une telle parabole se traduit par la formalisation d’un envers de la culture. C’est l’antispectacle que l’on retrouve en basse Andalousie sous une forme mieux codifiée dans les « festivals » de village, où, face à un bétail dépareillé, alternent enfants toreros, femmes et vieux maestros, tous revêtus de 1’« habit campagnard » aux couleurs sombres. Cette image en négatif participe à la dialectique inscrite dans l’esprit des passionnés : le passage de l’hiver révèle la face cachée de l’institution tauromachique tout en signifiant simultanément sa continuité. En Andalousie, loin des artifices de l’arène, on célèbre alors le « retour à la nature » (campo) à travers les activités de sélection des reproducteurs, comme s’il s’agissait d’accomplir une quête de la « vérité » (verdad). En Camargue, la morte-saison qui succède à l’émasculation des bestiaux destinés à devenir cocardiers porte l’expectative du futur.
129Au-delà du paradoxe, la corrélation saisonnière que nous venons d’établir entre les thèmes de la reproduction en Andalousie et de la castration en pays de Bouvino doit finalement nous amener à comparer le statut des deux bovins survalorisés au sein de chaque culture : le « super mâle » (l’étalon « qui lie ») des ganaderias bravas et le « super bœuf » (le cocardier « vedette ») des manades. Tous deux vivent à proximité de leurs gardiens parce qu’ils ont démontré, dans le long terme, leur valeur tauromachique : ils se trouvent à l’intermédiaire de la vie « sauvage » des pâturages et des événements du spectacle urbain. De ce fait, ils engendrent un pouvoir socio-économique à travers le prestige et la richesse recueillie, tant par le ganadero andalou qui vend les fils de l’étalon aux organisateurs de corridas, que par le manadier, qui loue à bon prix le cocardier vedette aux organisateurs de courses camarguaises « antisacrificielles ». Ainsi les deux animaux antagonistes sont-ils considérés comme des êtres presque humains.
130Toutefois, nous devons nuancer ce rapprochement anthropologique en termes culturels : si, comme on l’a vu, un bon étalon andalou peut être complètement domestiqué et adouci par le traitement affectueux qui lui est réservé – à l’exemple de Guitarrista, encordé dans une écurie où il vit paisiblement –, le grand cocardier Samouraï, bien que retraité, fera plaisir à son propriétaire parce qu’il reste le « chef » au sein de l’enclos où paissent ses congénères. Cela nous rappelle les principes qui différencient les deux formes de tauromachie : idéalement, le cocardier est un animal dominant, tandis que le toro bravo est un animal soumis ; l’un aspire à l’immortalité, conférée par la statufication et le rite funéraire, l’autre à la belle mort culturelle après une vie longue et féconde.
131Mais en deçà des « taureaux sujets », il existe dans les deux systèmes d’élevage une catégorie générale de « taureaux objets », indifférenciés. Il s’agit d’une part des bestiaux vendus pour les corridas, dont on ne sait rien à l’avance puisqu’ils sont vierges d’expérience sexuelle et tauromachique, et d’autre part des étalons camarguais, cocardiers pas encore « faits », qui montent les vaches pendant un ou deux ans avant d’être castrés sans que l’on puisse savoir s’ils donneront de bons produits.
132Entre l’espace rural, associé à l’élevage, et l’espace urbain, associé au spectacle, les hommes favorisent le taureau sujet, placé du côté de la culture, domestiqué pour l’exploitation de sa « grande sauvagerie ». Mais en plus d’une corrélation entre idéologies et modes de production, le tableau comparatif fait apparaître la liaison fondamentale des notions de mort et de sexualité. Sous deux formes apparemment contradictoires, l’expression tauromachique remplit ce champ sémantique jusqu’à ses extrémités : en Andalousie, le héros est un mortel fécond, en pays camarguais, c’est un immortel stérile.
4. Interrelation des deux niveaux hiérarchiques que l’homme projette sur les bovins « sauvages »

Notes de bas de page
1 Sur le thème de l’inversion dans les rites de passage, voir notamment l’analyse classique de Victor W. Turner (1990).
Illustration 21 → Le bistournage, castration des jeunes mâles.
Photos Joël Roudil, Sainte-Croix-de-Quintillargues, Hérault
2 Sur le thème de l’encierro de Pampelune, qui fascinait tellement Hemingway, voir Luis del Campo (1980) ou, pour un aperçu moins érudit mais plus esthétique, D. Aubier et I. Morath (1955).
3 Simbèu, simbel = « signe, enseigne, point de mire. Taureau dont on se sert pour conduire les autres » (Mistral cité dans le glossaire de Pelen et Martel (éd.), L’homme et le taureau, 1990). D’un siècle antérieure à la tradition félibréenne, la traduction de l’abbé de Sauvages (1785 : 276) nous semble à la fois plus savante et suggestive : « Simbel ; un appeau, une chanterelle : oiseau que les oiseleurs mettent dans une cage pour attirer par son chant d’autres oiseaux. » Ce serait donc par une évocation métaphorique de cet appareil que les bouviers de Languedoc et Provence prirent l’habitude de distinguer leur « dompteur » portant la cloche du nom de simbèu.
4 Fe di bibòu : « foi dans le (bœuf) taureau ». Expression typique héritée des félibres qui voulaient donner une aura mystique à la tauromachie camarguaise (voir historique).
5 Ce Gabriel, accusé sans ménagement d’adultère, était un humble et solitaire bayle gardian au service du manadier.
6 Pour une approche ethnographique de la fête votive en Petite Camargue, voir Saumade 1990b.
7 Depuis 1992, l’usage des voitures automobiles a été interdit par arrêté préfectoral, à la suite de trop fréquents accidents. Les jeunes gens pallient ce manque en utilisant des vélos, des motos, voire des remorques tirées par des tracteurs. On le voit, la turbulence des afeciounados en herbe ne s’arrête pas à des mesures de police...
8 Notre hypothèse - selon laquelle le bouvau du « plan des théâtres » aigues-mortais serait une représentration de la statue-fontaine de Saint-Louis, et, par extension, de la place elle-même - s’est trouvée renforcée par une information recueillie récemment sur le terrain. Dans le village voisin du Grau-du-Roi - qui faisait d’ailleurs partie de la commune d’Aigues-Mortes jusqu’en 1875 -, les courses se déroulèrent sur la place du Marché jusqu’à la Libération. Les jeunes gens d’autrefois avaient l’habitude d’utiliser la fontaine située au centre de cette place comme « abri antitaureaux », à la manière des Aigues-Mortais jouant avec le bouvau du « plan des théâtres ». Or c’est bien en ces termes que mon informateur explique la coutume disparue : « La fontaine servait de bouvau... on se perchait là pour échapper aux roustes des vaches. »
9 La ville de Saint-Gilles, marquée par la passion taurine de ses habitants, a été la première commune française dirigée par le Front national.
10 A la fin de chaque tienta, on scie la pointe des comes de la jeune vache éprouvée pour qu’à l’avenir elle ne puisse plus provoquer de blessures graves dans le troupeau, où les bagarres sont assez fréquentes.
11 « Petites valises », pour désigner avec un brin de dérision ces « vagabonds du toreo », reconnaissables à leur inséparable balluchon.
12 Señorito, « petit monsieur » ou « petit seigneur ». Terme familier au sens ambivalent, pouvant désigner un parvenu qui imite les aristocrates mais - et c’est le cas ici - auquel un employé peut aussi donner une connotation affectueuse lorsqu’il s’adresse à son patron.
13 Il existe à cet égard une taxinomie traditionnelle très développée, fort riche d’un point de vue imaginaire, dont nous donnons quelques exemples à titre indicatif : astifino (« cornes pointues »), bizco (« bigle », c’est-à-dire ayant une corne plus haute que l’autre), enharinado (« enfariné », dont le pelage gris paraît avoir été recouvert de farine), amelocotonado (couleur de pêche), jabonero (couleur de savon), lomitendido (dont la colonne vertébrale est presque plate), etc.
14 Dernièrement (1991), la nouvelle loi sur les corridas a étendu la virtualité de la grâce des taureaux aux corridas ordinaires, sur un avis concerté du public, du matador de service, de l’éleveur et du président. Toutefois, il reste à voir dans le long terme comment cette mesure sera interprétée sur le territoire espagnol.
15 Cité dans le très beau livre de François Zumbiehl (1987 : 66).
16 L’appellation familière de Miurada, qui indique à elle seule une mise au premier plan des taureaux tout à fait comparable avec ce que l’on observe dans la course camarguaise, n’a pas d’équivalent en ce qui concerne les autres élevages espagnols.
17 Conférence organisée au Parlement européen (Strasbourg) par le groupe interparlementaire « Tauromachie », le 8 juillet 1992 ; Pitt Rivers, Fournier et moi-même y participions aussi.
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