Préface
p. 15-19
Texte intégral
1L’engouement, puis la désaffection pour le portrait historié est l’un de ces phénomènes artistiques, portés par l’esprit de nouveauté avant d’être discrédités par l’évolution du goût et de la mode, que les historiens de l’art ont longtemps préféré ne pas prendre véritablement au sérieux. À la fin du xviie siècle, ce jeu de rôle qui empruntait les attributs de divinités mythologiques intéressa autant les modèles masculins que féminins, mais, durant le demi-siècle qui suivit, ce furent surtout les femmes qui l’adoptèrent. Ce procédé censé magnifier leur beauté et exalter leur capacité de séduction était considéré par les historiens comme un amusement futile de milieux oisifs. Ce type de portrait, dont la vogue atteignit son apogée au mitan du xviiie siècle, a pu même être invoqué comme la preuve de la corruption qui gangrenait une aristocratie attachée à ses préjugés et à ses privilèges, dont l’inutilité sociale provoqua la révolte du tiers état en 1789. De nos jours, ces jeunes femmes sont souvent encore perçues comme trop belles pour être honnêtes. La critique féministe a longtemps estimé que ces travestissements réduisaient la femme à un bel objet de consommation masculine, avant d’émettre l’idée que la séduction bien comprise pouvait aussi être une façon de manier le pouvoir.
2On peut penser aussi que, au moment où la discipline de l’histoire de l’art s’efforçait de se faire une place au sein de l’université, de telles peintures empreintes de joliesse et faites pour séduire devaient susciter la méfiance. Le rococo de la première moitié du xviiie siècle, comme les expressions du néo-rococo observables jusqu’à aujourd’hui, ont toujours dans un premier temps été appréciés de coteries avec le sentiment de se singulariser par rapport aux goûts de leurs contemporains, que ce soit le conservatisme des institutions ou la vulgarité attribuée aux masses. Si notre société du spectacle compte sur l’outrance des drag queens pour pallier le grisâtre des normes sociales, à l’époque des frères Goncourt et de Jacques Doucet, les jolies marquises du xviiie siècle pastellisées par les peintres à leur service assouvissaient ce besoin d’évasion face à la laideur moderne. Par ce biais, ces effigies incarnaient un Ancien Régime enrubanné par la nostalgie et peuplé des seules élites fortunées. Cette imposture finit par succomber aux avancées de la recherche historique, qui relégua ces belles à l’écart des enjeux majeurs du siècle.
3Le grand mérite du livre de Marlen Schneider est de remettre à leur juste place ces portraits et le phénomène de goût dont ils témoignent en tant que grille d’interprétation historique. Le rappel des fondements théoriques de la pratique du portrait, à la Renaissance et au temps de l’Académie royale de peinture et de sculpture, est un hommage au regretté Édouard Pommier, dont l’ouvrage Théories du portrait (1998) offre un socle pour toute analyse du genre. L’auteure tire également profit des débats provoqués par la prolifération de portraits historiés, auxquels ont participé Roger de Piles et Antoine Coypel, qui tous deux ont peiné à prendre position sur cette « licence ». Le premier attribuait cette mode aux femmes. Le second, devant ses confrères académiques, exprimait en 1719 de l’inquiétude en voyant qu’elle commençait à se répandre au-delà de la cour. Il dénonçait les « caprices » que les modèles imposaient au peintre : « N’exige-t-on pas d’eux de farder quelquefois une vieille, de rendre blancs les cheveux d’une jeune personne, d’habiller la moindre bourgeoise en princesse, le financier en héros, le magistrat en Adonis ? » Le livre de Marlen Schneider s’appuie enfin sur une série de publications allemandes, peu référencées dans les études françaises et anglo-américaines, qui attestent la vitalité de la recherche universitaire outre-Rhin sur le xviiie siècle. Ces travaux fournissent une assise supplémentaire à son travail.
4Lorsqu’elle se développe au xvie siècle, la pratique associant le portrait à une figure mythologique est surtout une prérogative masculine, adoptée par les grands pour célébrer leurs vertus ou leurs victoires. Ce sont des panégyriques dont les visées politiques ont été bien démontrées par Françoise Bardon. Dans les cours princières du temps de Louis XIV et de Louis XV, le portrait historié attire plutôt comme un marqueur de distinction sociale et il devient principalement l’apanage de modèles féminins. Les décryptages allégoriques qui distrayaient tant les nobles et les courtisans sous le règne des Valois cèdent alors la place à des figures de convention fondées sur un rapport plus superficiel à la mythologie et à l’histoire ancienne. Dès lors, l’attrait du portrait historié réside dans son potentiel décoratif et galant.
5Suivant une progression chronologique allant de 1680 à 1750, Marlen Schneider enchaîne des analyses de portraits individuels et de suites dynastiques qu’elle prend soin de rattacher à des milieux bien spécifiques. Ce procédé élimine le préjugé courant qui attribue une grande uniformité à cette production. Le choix des portraits et les éclaircissements fournis poussent à voir autrement des œuvres célèbres et à découvrir de l’intérêt à des peintures moins prestigieuses. Durant le règne de Louis XIV, ce fut Jean Nocret, peintre relativement peu documenté au service du frère du roi, qui donna une impulsion déterminante au travestissement mythologique. L’une des forces des analyses proposées est certainement l’attention accordée par l’auteure aux espaces de présentation des œuvres. La vogue du portrait historié se révèle ancrée dans une culture de cour en pleine transformation. La centralité de la cour de Versailles se trouva de plus en plus concurrencée par les cours périphériques des princes du sang, dans lesquelles des goûts nouveaux prirent racine. On le savait, mais l’étude des portraits nuance l’appréciation de ces imaginaires aristocratiques autour du pouvoir royal.
6La société qui encourage ce type de portraits, telle que l’évoque Marlen Schneider, est à l’opposé de l’entité statique que Voltaire décrit en 1764 dans l’article « Goût » de son Dictionnaire philosophique : « Il faut la capitale d’un grand royaume pour y établir la demeure du goût ; encore n’est-il le partage que du très petit nombre, toute la populace en est exclue. Il est inconnu aux familles bourgeoises, où l’on est continuellement occupé du soin de sa fortune, des détails domestiques, et d’une grossière oisiveté, amusée par une partie de jeu. » Voulant amortir la dénonciation de l’emprise du luxe sur le travail des artistes par Rousseau dans son Discours sur les sciences et les arts, Voltaire ajoute : « C’est la honte de l’esprit humain que le goût, pour l’ordinaire, ne s’introduise que chez l’oisiveté opulente. » Le développement du portrait historié en France proposé par Marlen Schneider se caractérise au contraire par un mouvement permanent qui brouille les limites entre les strates sociales. Il s’agit clairement d’un goût qui part d’en haut, avec ses enjeux propres, et qui attire l’attention d’une élite dont le défaut social de titres d’ancienne noblesse est compensé par la fortune et l’ostentation que celle-ci permet. Cet engouement finit par être victime d’un renversement complet lorsque les valeurs de pragmatisme et de sensibilité chères à la bourgeoisie atteignent les membres de l’aristocratie. L’appropriation du portrait historié par l’ambition bourgeoise s’inscrit au cœur de ce remue-ménage tout en haut de l’échelle sociale. Ces interactions poussent même des aristocrates qui se trouvent privés des moyens de tenir leur rang à s’engager dans des mésalliances négociées, en quelque sorte à commercialiser leur noblesse.
7L’horreur du pédantisme qui imprègne la cour royale au xviiie siècle, en réaction à l’esprit savant des Lumières perçu comme une menace, va entraîner une mise à distance des peintres de l’Académie dès lors que ceux-ci s’autorisent à raisonner sur leur art en dehors de leur cénacle. Dans l’orgueil qu’ils paraissent tirer de leurs talents et de leurs succès au Salon, les courtisans ne voient que de l’arrogance. Mais, si Versailles se replie, à Paris l’opinion cultivée apprend les codes du jugement artistique. Marlen Schneider rejoint ici plusieurs historiens en estimant que la présentation des portraits historiés dans les expositions organisées sous l’égide de l’Académie royale incita chacun à discuter des arts et, par là, de l’état moral de l’École française. D’où la condamnation de l’exposition publique de modèles sans mérites, et en particulier du recours prétentieux à un masque mythologique qui, hors de la cour, n’avait pas de sens.
8Dans ses remarques sur la mode en 1691, La Bruyère se moquait déjà du jeu de rôle arbitraire et trompeur, propre aux portraits historiés, auquel se prêtaient les « fantaisies du peintre ». À partir de la fin des années 1740, la critique se fait plus systématique, nourrie par une réflexion morale sur le naturel et la ressemblance comme exigences fondamentales du genre du portrait. Aux yeux de la clientèle aristocratique, cela dut sembler une sorte de mise à nu, même si un port de tête ou quelques habits particulièrement luxueux permettaient de signaler une supériorité sociale. L’auteure prend soin de rappeler que le recours au travestissement mythologique ne disparut pas du jour au lendemain. S’inspirant sur ce point d’une belle étude de Martin Schieder, elle retient Maurice-Quentin de La Tour comme la figure emblématique dont l’œuvre illustre le changement qui s’opère dans la pratique du portrait et en assure le succès. Une confidence du portraitiste, livrée par Louis-Sébastien Mercier au début des années 1780 dans son Tableau de Paris, permet de comprendre à quel point le souci nouveau de vérité pouvait sembler intrusif : « Ils croient que je ne saisis que les traits de leur visage, mais je descends au fond d’eux-mêmes à leur insu, et je les remporte tout entiers. » Avec l’abandon des indices fictionnels propres aux portraits historiés, d’autres régimes de signes comme la physiognomonie sont ardemment explorés tant par les artistes, pour fixer le caractère et la personnalité du modèle, que par les critiques, pour les décrypter. La démarche se prétend objective, mais l’ambition, à cet égard déjà romantique, est de saisir le sujet.
9La survivance ponctuelle du portrait historié durant la seconde moitié du xviiie siècle ne se traduisit pas partout par un essoufflement pathétique. Il suffit de voir comment Joshua Reynolds en Angleterre ruse avec cette pratique et de relever l’importance du commerce des estampes d’après ses portraits pour trouver des exemples de vitalité. En France, le sentimentalisme auquel s’adressent les estampes anglaises, ainsi que l’imaginaire de la scène théâtrale et même le goût pour la nature, exercent une influence sur la mise en scène de portraits qui recourent moins au travestissement qu’à ce que l’on peut désigner déjà comme des « allégories réelles ». Tout à la fin du siècle, Élisabeth Vigée-Lebrun, pendant son émigration, parvient même à ressusciter le portrait historié avec tous ses atours traditionnels. Ayant été impressionnée par le prestige dont jouissaient les portraits d’Angelika Kauffmann à Rome, elle en peignit deux grands pour le prince de Liechtenstein lors de son passage à Vienne en 1793. Le premier représente sa femme traversant les airs sous les traits d’Iris, et le second la sœur du prince à l’abri d’une grotte en Ariane abandonnée dans l’île de Naxos. Ce sont d’éblouissants chants du cygne de l’Ancien Régime : revigorée par sa fascination pour l’Antiquité, Vigée-Lebrun fait revivre l’esprit de distinction aristocratique à l’origine de l’essor du portrait historié.
10L’étude entreprise par Marlen Schneider est un exercice exemplaire de recherche scientifique. L’histoire sociale de l’art devient une histoire artistique des mutations sociales en France au xviiie siècle. Les œuvres aident à saisir l’histoire autant que l’histoire aide à voir les œuvres. Ce livre transforme le regard que nous pouvons porter sur un ensemble très varié de peintures, et même sur une tenture. Sans les juger explicitement en termes de qualité, l’auteure sait pourtant faire ressortir les créations clés de son récit. Par l’ampleur de l’analyse ou simplement par quelques mots glissés ici ou là, on comprend qu’un portrait est particulièrement travaillé et inventif, ou alors une imitation paresseuse. L’ouvrage ne va sans doute pas inciter tous ses lecteurs à devenir amateurs de ces portraits dont la facticité demeure la caractéristique première, mais, en répondant aussi admirablement à leur soif de curiosité et de compréhension face à ces figures étranges, il sert l’amour de l’art.
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