Le tournant vers l’idée1
p. 85-134
Texte intégral
1Sous le mot « monde », dans son sens le plus large et dépouillé de tous attributs, la conscience populaire croit penser la somme de toutes les choses et de tous les événements réels, qu’on puisse ou non les saisir. Dans les faits cependant, elle pense aussi à tout autre chose : quand bien même l’immensité des contenus du monde nous serait-elle effectivement donnée élément par élément que nous n’en obtiendrions alors qu’un, puis encore un et un autre encore ; pour qu’ils forment tous ensemble un « monde », quelque chose doit s’ajouter à cette existence stricte des multiples singularités : une forme en laquelle elles doivent être enchâssées. Seul l’esprit est en tout état de cause capable de créer une unité, de capturer ces singularités multiples dans les rets qu’il a lui-même tissés. Lorsque nous parlons de « monde », nous pensons à un ensemble dont seulement une partie évanescente de contenus nous est accessible – ce qui ne saurait s’expliquer que par le fait que nous sommes en possession, d’une manière ou d’une autre, de la formule qui permettrait d’ajouter aussi l’inconnu au connu, de sorte qu’ensemble ils concourraient précisément à l’unité d’un monde. Est donc monde au plein sens du terme une somme de contenus qui est affranchie par l’esprit de l’existence isolée de chaque élément et qui est inscrite dans un ensemble homogène, dans une forme susceptible d’investir le connu comme l’inconnu.
2Mais il n’est encore d’aucune utilité de dire : tout ceci est unité et donc monde, puisque l’unité est tout au plus un concept abstrait bien impuissant |237|. Il ne peut être réalisé que si une unité déterminée, un principe qu’on puisse indiquer, une loi différenciée d’une manière ou d’une autre, une coloration ou un rythme, un sens qu’on puisse percevoir après coup réunissent les réalités individuelles. Or, toute une série de principes ainsi créateurs d’unité produisent manifestement ce « monde » populaire : l’espace, le temps, l’interaction générale, la causalité par un créateur divin. Si nous n’éprouvions pas ceux-ci comme des schémas universellement valables par rapport auxquels toutes les réalités s’ordonnent et qui, dépassant chacune, les mettent en relation avec toutes les autres, nous aurions un tas de choses individuelles mais pas un monde, et de surcroît pas un monde. Les conceptions philosophiques du « monde » naissent dans la mesure où cette unité encore quelque peu diffuse se concentre dans des concepts suprêmes nettement dessinés, exclusifs. C’est avec de tels concepts – ceux de l’être ou du devenir, de la matière ou de l’esprit, de l’harmonie ou du dualisme d’ensemble, de la finalité ou de la divinité et bien d’autres encore – que les philosophes abordent la réalité, connue ou inconnue (peu importe que ces concepts soient pour leur part déjà tirés d’expériences particulières), et dès lors qu’un tel concept se pose comme l’énergie déterminante et assimilatrice de leur vision, la simple somme des réalités se constitue pour eux en monde. Dire que les philosophes font violence au monde avec l’exclusivité de leurs principes est un reproche mal formulé. Car ce n’est après tout que grâce à de tels principes que le monde accède à l’existence – même tel ou tel principe singulier peut être bien entendu insuffisant, trop étriqué pour les données, en soi contradictoire. Dans ce cas justement, il ne donne pas lieu à un monde. Et il y en a peut-être alors un selon un principe meilleur, mais il n’y en a pas du tout sans une telle exclusivité. Les philosophes ne font ainsi qu’accomplir, avec une conceptualité plus décisive, mais aussi toujours plus exclusive, ce que tout un chacun fait lorsqu’il parle du monde. Quant à savoir quel est le concept directeur qui crée, pour chaque penseur individuel, son monde en tant que tel, cela dépend évidemment du type caractérologique qui est le sien, du rapport au monde de son être, qui fonde le rapport au monde de sa pensée. |238|
3Il existe cependant encore un autre type de concepts au moyen desquels nous désignons des formes d’activité de l’esprit tellement étendues qu’à travers leur puissance de formalisation, le caractère en principe infini des contenus possibles se fond en un « monde » à chaque fois unifié par un caractère consciemment particulier. Il s’agit d’abord des grandes fonctions par lesquelles l’esprit transforme (de manière présomptive) la totalité identique des contenus en un monde clos sur lui-même, toujours régi par un indéniable principe d’ensemble : le monde sous la forme de l’art, sous la forme de la connaissance, sous la forme de la religion, sous la forme générale de la hiérarchie des valeurs et des significations. Considéré de manière purement idéelle, aucun contenu ne peut se soustraire au fait de se donner à connaître, d’adopter une mise en forme artistique, d’être exploité religieusement. Ces mondes ne sont réciproquement susceptibles d’aucun mélange, d’aucune interpénétration, d’aucun croisement, puisque chacun d’entre eux exprime déjà toute la matière du monde dans son langage particulier, même s’il est évident qu’apparaissent au cas par cas des incertitudes limitrophes, et qu’un élément de monde formé à partir d’une catégorie puisse être subsumé à une autre pour y être traité de nouveau comme pure matière. Nous découvrons dans chacun de ces domaines une logique objective intrinsèque qui offre certes une marge de manœuvre pour de grandes diversifications et oppositions, mais qui lie également l’esprit créateur à leur validité objective. Et une fois créées, nous nous représentons ces constructions comme tout à fait indépendantes, dans leur sens et leur valeur, de la question de savoir si, et avec quelle fréquence, elles sont acceptées et reprises par des individus. En tant qu’œuvres ou réalités sacrées, en tant que systèmes ou impératifs, elles ont un statut intrinsèquement cohérent qui se suffit à lui-même et par lequel elles s’émancipent aussi bien de la vie psychique dont elles proviennent que de l’autre vie qui les accueille.
4Cette matière, la matière du monde, nous ne pouvons l’appréhender dans sa pureté ; bien plus, l’appréhender signifie déjà qu’on la transpose dans l’une de ces grandes catégories qui toujours, lorsqu’elles déploient tous leur effets, forment un monde. Lorsque, par exemple, nous nous représentons la couleur bleue, il peut s’agir d’un élément du monde réel sensible qui est le lieu de notre vie pratique. À ce sens |239| qu’elle prend alors il est vraisemblable que se rattache le plus souvent aussi la projection imaginaire dans laquelle nous avons seulement séparé la couleur des circonstances qui l’accompagnent et avec lesquelles le monde réel l’entrelace. Au sein de la conceptualité du monde pur de la connaissance, le bleu possède cependant une tout autre signification : il s’agit alors d’une oscillation déterminée d’ondes de l’atmosphère, ou bien d’une position déterminée dans le spectre ou encore d’une réaction physiologique ou psychique déterminée. Il possède un autre sens encore comme élément du monde subjectif des sentiments, dans les sentiments lyriques que suscite la contemplation du ciel bleu ou des yeux bleus de la femme aimée. C’est encore le même bleu et en même temps, du fait de la signification qu’il prend dans le monde, d’un bleu orienté tout à fait différemment lorsqu’il appartient au registre religieux, comme c’est par exemple le cas pour la couleur du manteau de la Madone ou pour tout symbole dans un monde mystique en général. La matière ainsi formée pour devenir un élément de mondes très divers n’est pas pour autant, du simple fait d’être insaisissable sans une telle mise en forme, une « chose en soi » : elle n’est pas quelque chose de transcendant qui deviendrait un phénomène une fois connu ou évalué, situé dans un contexte religieux ou travaillé par l’art. Dans les images d’ensemble ainsi désignées, la matière du monde est au contraire tout à fait occurrente et non pas empruntée à une existence plus autonome. Les « contenus » ont une existence sui generis. Ils ne sont ni « réels », puisque précisément ils le deviennent, ni une simple abstraction tirée de leurs catégorisations diverses, puisqu’ils ne sont pas quelque chose d’incomplet comme le concept abstrait face à la chose concrète, et ils ne possèdent pas non plus l’être métaphysique des « idées » de Platon. Car même s’il est, au moyen des idées, sur le chemin des « contenus », il ne parvient pas à accéder à la pureté de leur concept, parce qu’il les comprend aussitôt intellectuellement, logiquement, et donc finalement de façon réductrice. Il tient la mise en forme et l’association logiques pour les seules pures, les seules qui n’aient pas encore fait l’objet d’une prédication. De la même façon qu’un morceau de matière physique apparaît sous des formes multiples à souhait mais ne peut exister sans l’une quelconque de ces formes, et que le concept de son être matériel pur, indépendant de toute forme, est une abstraction certes logiquement justifiée mais à laquelle ne correspond aucune sorte d’intuition, c’est sans doute de la même façon que se comporte ce que j’appelle la matière des mondes – de ces mondes qui, à partir d’un motif de base, |240| forment avec cette matière des totalités, quand bien même ces dernières ne seraient achevables qu’à l’échelle de l’infini. Car c’est en vertu du principe même de cette capacité à recevoir la matière dans toute son étendue que je nomme monde aussi bien le réel en tant que tout que ce qui est susceptible d’être créé par l’art, d’être connu par la théorie ou d’être construit par la religion. Du point de vue de l’esprit humain, il n’y a en aucun cas un monde unique, si monde signifie l’ensemble de toutes les données possibles qui forment un continuum grâce à quelque principe universellement valide. La continuité est indispensable au concept de monde ; ce qui n’appartient à aucun ensemble, immédiat ou médiat, n’appartient pas à un monde. Quand on dit qu’il n’y a qu’un monde, on désigne en général par là les centres d’intérêts pratiques auxquels la dureté de la vie borne généralement à tel point l’horizon humain que les contenus purement théoriques, les contenus d’ordre artistique ou religieux passent pour des détails plus ou moins isolés. Pour la majorité des hommes, le monde dit réel est tout simplement le monde, et sa domination pratique dissimule le fait que ces contenus formés autrement appartiennent à des mondes propres qui sortent de la compétence propre à la forme de la réalité.
5Dans les réalisations historiques de ces mondes, il n’en va cependant pas de même. Il n’existe pas de connaissance pure et simple, d’art pur et simple, de religion pure et simple. Aucune représentation déterminée n’est plus associée à la généralité absolue de ces concepts, ils se situent pour ainsi dire dans l’infini, c’est-à-dire là où se recoupent, par exemple, les lignes de toutes les productions artistiques possibles ; peut-être est-ce pour cela qu’on ne peut définir « l’art en général ». Il n’existe jamais qu’un art historique, c’est-à-dire un art conditionné quant à sa technique, à ses possibilités d’expression, à ses particularités stylistiques ; mais un tel art ne saurait à l’évidence donner asile à chacun des innombrables contenus du monde. Pour citer un exemple tout à fait singulier, tout comme on ne peut pas exprimer chaque émotion vécue dans chaque style lyrique, la latitude dont jouissent les formes d’art qui se sont développées jusqu’à un moment historique donné est toujours limitée lorsqu’il s’agit de les appliquer aux |241| contenus du monde. La maxime que proclame nommément le naturalisme en matière artistique – à savoir qu’il n’y a absolument aucun contenu du monde auquel on ne puisse donner la forme d’une œuvre d’art – est une mégalomanie d’artiste ; le naturalisme revendique pour l’art aux capacités nécessairement limitées que nous réalisons à un moment historique donné le plein exercice de la faculté que posséderait l’art en général et comme principe absolu de former la matière du monde. Il est clair que les procédés artistiques de Giotto ou de Botticelli ne pouvaient pas englober les impressions de couleurs des ballerines de Degas. Mais il se trouve que ce processus d’extension est manifestement voué à ne jamais s’achever, et autant l’art selon son principe est en mesure de former un monde absolument complet, autant il est certain que chaque art donné ne peut réaliser cette possibilité de principe que de façon fragmentaire. À l’évidence, il n’en va pas autrement du monde religieux. On a souvent entrepris de faire du tout des choses et de la vie un monde religieux sans faille. Mais on n’y est jamais parvenu, même pour une matière donnée restreinte ; toujours il reste quelque chose de la matière du monde dont les catégories religieuses ne viennent pas à bout – même s’il est certain qu’il serait possible de donner également une forme religieuse aux contenus dont les religions historiques ne se sont pas occupés et de faire en sorte qu’existe ainsi, en idée, réellement un monde religieux. On pourra observer la même chose à propos du monde « réel ». Il existe certains contenus de monde (mais on doit ce faisant se garder d’entendre a priori le monde au sens d’un monde réel, le monde devant bien plutôt être considéré comme la forme tout à fait générale dont la « réalité » est une détermination spécifique) qui sont, au sein de l’art par exemple, tout à fait justifiés et qui, d’après la logique particulière à l’art, sont cohérents avec eux-mêmes et avec d’autres sans pouvoir entrer pour autant sous la catégorie de la réalité ; en principe, et peut-être pour un esprit supérieur ou autrement organisé, ils appartiendraient eux aussi au monde « réel ». Évidemment, on peut aussi considérer les œuvres d’art et les représentations religieuses comme des réalités, donc comme des éléments du monde réel ; mais en vertu de leur signification propre, ils appartiennent présentement, par le contenu « réel » qui est le leur sous cet aspect, à des mondes globaux particuliers. |242| La complétude idéelle qui fait de ces derniers des mondes a un prix car au sein de la vie historique ils n’apparaissent jamais que sous une forme individuelle et partiale et ne sont du même coup pas en mesure d’embrasser l’ensemble de tous les contenus possibles. Que le principe de réalité y parvienne quant à lui néanmoins dans une mesure relativement importante tient tout simplement au fait qu’il est lié à la vie extérieure et à la pratique, laquelle n’accorde pas une si grande marge de manœuvre aux différences individuelles, aux points de vues partiels, aux développements fortuits, mais nous confine au contraire dans une attitude relativement uniforme dont les développements évoluent davantage vers un enrichissement graduel que vers une éviction réciproque2.
6On peut bien sûr affirmer la chose suivante : que non seulement les façons de présenter et de vivre les principes Art, Religion, Valeur et ainsi de suite, sont conditionnées par des contingences historiques, mais qu’il faut également attribuer à l’évolution historique de l’humanité le fait que ces principes tout simplement existent, y compris dans leur plus grande universalité et dans leur idéalité supra-singulière ; que finalement il s’agit d’une coïncidence au sens éminent du terme et d’une pure facticité de notre organisation spirituelle si ces catégories-là et non point d’autres tout à fait différentes existent et forment des mondes ; et c’est d’ailleurs en ce sens que l’on a pu ces derniers temps affirmer que la catégorie Art appartient à une époque de l’humanité bientôt révolue. Approuver cette thèse et s’épargner d’entrer à son propos dans une discussion métaphysique ne menace d’aucune manière ce qu’il s’agit de démontrer ici. Car ce qui est en question, c’est seulement que ces mondes existent idéellement, de manière nécessaire ou non, et qu’ils sont coordonnés en tant que mondes avec le monde de la réalité. Si on affirme leur contingence, on doit aussi admettre celle de la réalité. De même, le fait que nous percevions des contenus potentiels sous la forme de la réalité n’est pas à démontrer comme étant nécessaire : il existe en effet des êtres humains rêveurs « étrangers à la réalité » pour lesquels les contenus de l’existence flottent comme de simples images et qui ne saisissent jamais vraiment le concept de réalité. Et aussi peu que ce puisse être parfaitement le cas pour eux, cela nous signale en tout cas que la réalité n’est pas quelque chose d’absolu, par rapport à quoi tous les autres mondes seraient quelque chose de relatif, de contingent, de subjectif, mais qu’au contraire tous ces mondes se trouvent ontologiquement au même niveau |243| – que l’on considère ce niveau, pris en tant que tout, comme objectif ou historiquement subjectif.
7Avec les totalités de ces mondes qui en quelque sorte nous entourent comme des ébauches idéelles et qu’à chaque acte de productivité spirituelle nous semblons davantage découvrir et conquérir que créer, la vie vécue individuellement entretient un rapport bien particulier. Chaque opération objective de la conscience appartient, quant à son contenu et à son sens, à l’un de ces mondes. Tout se passe comme s’ils n’étaient que des niveaux certes distincts les uns des autres mais au travers desquels vibre la vie, s’appropriant et intégrant un morceau tantôt de l’un, tantôt de l’autre, ou encore se tenant entre eux avec certains contenus comme une forme indifférenciée. De fait, tous nos contenus de pensée s’accompagnent d’un sentiment plus ou moins affirmé : à savoir que chacun a pour ainsi dire sa place quelque part. Même ce qui est fantastique, paradoxal, subjectif n’est isolé que de manière relative : si l’on cherche un peu plus ce qu’on ressent, on voit qu’il a sa place dans un rapport d’ensemble imprévisible de la même strate, même si cette strate est, pour le moment ou pour nous, caractérisée exclusivement par cet élément. En ce sens l’ensemble de nos contenus spirituels, qu’ils soient vécus de façon active ou passive, sont les fractions de mondes, chacun de ces mondes signifiant une totalité spécifique formée à partir de contenus de monde. En ce qui concerne le monde « réel » théoriquement appréhendable, ce fait est familier à tous : nous savons tous que notre connaissance est fragmentaire. Il en va de même dans le domaine de l’éthique : nous savons tous que ce n’est qu’une infime partie de ce qui pourrait et devrait être un monde conforme aux valeurs qui est réalisée non seulement par notre action, mais même par notre conscience du devoir. Dans de tels cas, le caractère fragmentaire de nos contenus de vie nous est suggéré par une exigence qui touche un chacun et le pousse à se dépasser. Mais ce caractère fragmentaire de notre vie affecte également tous les autres cas de figure, même s’il y est moins flagrant ; chacun des contenus que nous pouvons identifier y est arraché au contexte d’ensemble dont la logique lui assure une place déterminée et nécessaire et emporté par un courant vital qui puise son élan à sa propre source et qui transcende tous ces mondes. Ce n’est qu’à ce titre que la « dimension fragmentaire » de la vie, telle qu’on l’éprouve toujours, me semble révéler, par-delà la simple contemplation élégiaque, un sens qui a la portée |244| d’une vision du monde. Nous naviguons continuellement à travers des niveaux très divers, dont chacun représente en principe la totalité du monde selon une formule particulière, mais dont notre vie ne retient jamais qu’un fragment.
8Les choses se présentent cependant sous un tout autre aspect si nous considérons la vie pour elle-même et non à partir de ces niveaux qui tendent à leur propre totalité au-delà d’elle. Dans ce cas, en effet, l’appartenance des contenus de la vie à des mondes séparés et existant pour ainsi dire pour eux-mêmes n’a plus de signification essentielle. Cette appartenance apparaît désormais comme un découpage et une transplantation idéelle a posteriori d’éléments qui, au niveau du vécu, ne possèdent en rien une telle délimitation et une telle discontinuité entre eux. Au sein de la dynamique du processus vital, ils sont liés comme les vagues d’un grand fleuve ; c’est toujours la même vie qui les engendre, comme autant de pulsations inséparables d’elle-même et qui de ce fait ne sont pas non plus séparables les unes des autres.
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9La démonstration menée jusqu’ici composait avec des mondes idéaux en tant que phénomènes donnés, sans s’interroger sur leur genèse d’un point de vue psychologico-historique ou quant à leur sens comme visions du monde, ni d’ailleurs sur l’unité dans laquelle ils pourraient s’enraciner malgré le fait qu’ils se situent au-delà de la vie et de la réalité. Or, c’est là pour moi, à partir de maintenant, le véritable problème.
10De quelque façon qu’on voie les choses, il est impossible de méconnaître que ces différents ordres de la réalité proviennent dans leur totalité du vécu de l’humanité, dans l’immédiateté duquel ils se présentent toutefois sous une forme tout autre et pour ainsi dire embryonnaire, sous d’autres termes conceptuels, naissant et mourant pour des raisons contingentes et empiriques. Ou, pour formuler cela de façon plus précise : ce qui s’accomplit ici sous la forme de la vie est la même chose que ce qui prend par ailleurs la forme d’une idéellité ayant son propre monde. Il s’agit dans un premier temps de produits de la vie qui, comme tous ses autres phénomènes, s’inscrivent dans son cours continu et sont à son service. Mais à moment donné, celui qui nous intéresse, se produit le grand tournant qui engendre pour nous les différents ordres de l’idée : les formes et les fonctions que la vie a produites par elle-même et en vertu de sa dynamique propre |245| deviennent tellement autonomes et définitives qu’à l’inverse la vie se met à leur service, qu’elle ordonne ses contenus en fonction d’elles et que le succès de cet ordonnancement vaut en tant qu’ultime accomplissement de valeur et de sens, comme auparavant l’insertion de ces formes dans l’économie de la vie. Les grandes catégories de l’esprit travaillent incontestablement à la construction de la vie même lorsqu’elles sont complètement dépendantes d’elle, même lorsqu’elles se développent à son niveau. Mais tant qu’il en est ainsi, elles ont par rapport à elle quelque chose de passif, une sorte de soumission indirecte, de résignation, parce qu’elles doivent se plier à ses exigences d’ensemble et modifier ce qu’elles lui apportent en fonction de ce que ces dernières leur imposent. C’est seulement lorsque s’est produit autour d’elles la grande rotation de l’axe de la vie qu’elles deviennent véritablement productives ; leurs formes objectives propres sont alors celles qui dominent, elles absorbent la matière de la vie et celle-ci doit se soumettre à elles. Ce processus doit être considéré comme un phénomène historique, comme la μετάβασις εἰς ἄλλο γένος par laquelle la science émerge, se dégageant d’un savoir qui n’était cultivé qu’à des fins pratiques, et dont émergent aussi, s’émancipant de prémisses vitalistes et téléologiques, l’art, la religion, le droit, etc. Retracer ce processus selon toutes ses ramifications, découvrir sous les transitions floues de la conscience effective le point où la forme bascule de sa valorisation vitale à sa valorisation idéale, cela dépasse naturellement de beaucoup nos capacités. Il ne s’agit ici que d’énoncer le principe et le sens profond de cette évolution, d’en caractériser les étapes dans leur pure opposition, en faisant complètement abstraction des mélanges et des compromis par lesquels elle se réalise historiquement.
11Nous ne pouvons guère éviter de parler ici de finalités vitales, que servent les fonctions spirituelles destinées à former des mondes. C’est pourquoi, avant de suivre l’accomplissement de cette prédestination dans différentes séries, il me faut tenter de préciser la structure du principe de finalité qui est en l’occurrence essentielle. Lorsque je mentionnais le fait que certaines fonctions, formées à l’intérieur de la vie et inscrites dans les réseaux de ses fins, deviennent des centres et des orientations autonomes qui soumettent la vie à leur3 service, cela peut facilement passer pour le phénomène typique |246| selon lequel les moyens au service d’une fin deviennent psychologiquement des fins. Si l’on veut un exemple, l’argent, comme chacun sait, en fournit un aussi pur qu’est extrême son influence historique. Car, d’une part, il n’y a rien au sein du monde humain qui ne soit aussi absolument dépourvu de valeur propre et aussi réductible à un strict moyen que lui, puisqu’il s’est établi uniquement en tant que médiation économique et rien d’autre ; d’autre part, il n’y a aucune chose terrestre qui apparaisse à un aussi grand nombre d’êtres humains comme la fin de toutes les fins, comme une possession procurant une satisfaction définitive, l’accomplissement de toutes les aspirations et de tous les efforts. La rotation dont nous parlions plus haut semble donc s’être accomplie là de manière plus radicale encore que partout ailleurs. En réalité, les structures spirituelles de ces deux types de phénomènes sont tout à fait distinctes. La transformation de moyens qui prennent l’importance de fins demeure totalement circonscrite dans la forme générale de l’ordre téléologique et ne fait que reculer d’un cran l’accent psychique mis sur ce qu’on tient pour définitif. Si quelqu’un, au lieu d’acquérir des jouissances pour de l’argent, se déclare satisfait de posséder de l’argent, comme l’avare, il s’agit d’une différence portant sur la matière, mais non sur la forme essentielle de l’évaluation. L’articulation objectivement rationnelle d’une série n’a pas de caractère obligatoire pour la conscience de la valeur, elle lui laisse le choix du point auquel elle veut culminer. Car en tant que telle, cette série n’est de toute façon pas susceptible d’être conclue. Aucun but, si raisonnable ou si immédiatement satisfaisant soit-il, n’est à l’abri de se révéler n’être qu’un passage vers un but situé encore plus haut ; la chaîne des contenus terrestres de la vie ne s’interrompt définitivement en aucun maillon ; la désignation d’un de ces maillons comme définitif reste une décision de la volonté ou de la sensibilité qui n’est jamais incorrigible. On ne doit pas non plus perdre de vue à quel point, justement, cette surévaluation apparemment irrationnelle des moyens est profondément liée à la téléologie humaine. En mille occasions nous n’aurions ni l’envie, ni la force de nos actions si nous ne mobilisions pas toute la concentration, toute la conscience de la valeur dont nous pouvons disposer, pour le prochain échelon à atteindre sur l’échelle téléologique. Nous devons aborder cet échelon, tout provisoire qu’il puisse être objectivement, comme si, pour ainsi dire, tout le salut dépendait de lui seul, puisqu’il nous apparaît de fait au moment considéré comme |247| indispensable. Voudrions nous ne lui consacrer qu’un intérêt objectivement conforme à son poids propre et diriger toute l’intensité de l’évaluation uniquement vers le but dernier, le but ultime, que cela ferait voler en éclats toute l’énergie que nous consacrons à l’engagement pratique de manière radicalement dystéléologique. Ce qui contredit le plus profondément le sens même de la téléologie et lui inflige au bout du compte un démenti, à savoir le fait que le moyen s’impose à la place du but, est ainsi devenu précisément l’une de ses formes les plus sublimes.
12Cependant, le tournant en vertu duquel émergent les figures idéales échappe complètement à la catégorie fin-moyen, et prendre conscience de cette possibilité – à développer par la suite – en appelle une autre : cette catégorie a en général au sein de la strate la plus profonde de l’existence humaine une signification beaucoup plus restreinte que celle qu’on a l’habitude de lui accorder, leurré qu’on est par le rôle qu’elle joue dans la pratique superficielle. Le domaine de la finalité omnipotente est constitué par l’organisme corporel. Que son essence dernière, qui est d’être formatrice, soit caractérisée par cela, je ne le crois certes pas, pas plus que ranger ses phénomènes avec une efficacité sans bornes sous la catégorie du mécanisme ne peut suffire à la caractériser. Mais dès lors que le point de vue téléologique, aussi strictement heuristique ou symbolique soit-il, est appliqué aux organismes appréhendés sous leur aspect physique, il se trouve confirmé de la façon la plus étonnante, et de façon croissante à chaque nouvelle découverte physiologique. Plus un être animal dépend étroitement des effets immédiats de sa nature corporelle, c’est-à-dire plus son rayon d’action est restreint, plus il est inconditionnellement lié à la finalité. La finalité la plus accomplie est présente à l’intérieur du corps ; elle diminue dans la mesure où les mouvements de la vie débordent ce corps, parce qu’ils doivent alors compter avec la résistance qu’oppose à la vie un monde contingent. Elle se rapproche du maximum de sa mise en danger et, le cas échéant, du minimum de sa réalisation lorsque la volonté et l’esprit conscients prennent leurs distances par rapport aux mouvements structurellement intérieurs au corps et à leurs effets tout à fait immédiats. |248|
13Parce qu’il possède le plus grand rayon d’action, parce qu’il situe le but qu’il se fixe le plus loin et le plus indépendamment de l’automatisme vital de son corps, l’homme est l’être le moins sûr de sa téléologie. C’est ce que l’on peut appeler sa liberté. L’être vivant qui s’en tient aux automatismes présente certes la plus grande finalité vitale, mais il la paie par l’étroitesse de sa dépendance par rapport à l’apriorité corporelle. La liberté signifie précisément la possibilité de briser la finalité ; elle existe dans la mesure où le comportement de l’être organique dépasse les limites de son corps régi par des lois indépendantes de sa volonté. On ne pense naturellement pas seulement aux changements de lieu qui permettent simplement au corps, dans son ensemble, de parcourir l’espace en vue de son alimentation, de sa protection, de sa reproduction, mais bien davantage aux interventions qualitatives et différentielles de l’homme dans l’environnement. Plus l’homme est développé, c’est-à-dire plus il est libre, plus son comportement marque une distance par rapport à la finalité inscrite dans sa structure corporelle en tant que telle et par rapport à ce qui en elle échappe à sa volonté. En vertu de cette distance entre le donné physiologique de l’organisme humain et son comportement pratique, on peut en principe caractériser l’homme comme l’être qui est dénué de finalité ; il est relativement libéré de la finalité qui régit, comme une caractéristique essentielle, la privation de volonté des organismes inférieurs et qui constitue à ce titre leur finalité.
14L’humain a atteint un stade d’existence qui se situe au-dessus de la finalité. Sa valeur propre, c’est qu’il peut agir sans fin. On ne comprend par là que des actions prises en tant que touts et qui, quant à leur structure interne, peuvent ou doivent être construites téléologiquement, ce qui veut dire que chaque série d’actions particulière se construit à partir de moyens qui mènent à une fin. Mais, pour sa part, le tout n’est pas inscrit à son tour dans une téléologie globale. De telles séries ne remplissent naturellement pas la vie, qui est au contraire très largement conforme à des fins, c’est-à-dire se déroule en séries dont chaque dernier chaînon mène de nouveau, en tant que moyen, à une fin plus lointaine, et finalement à la vie en tant que telle. Ici et là l’homme vit cependant dans la catégorie de la non-finalité. Si l’on s’imagine |249| rendre compte de la spécificité caractéristique de telles séries en désignant comme fins en soi leurs derniers chaînons, on fait de nouveau régresser leur signification tout à fait singulière au stade initial, celui de la conformité aux fins. Or, celle-ci est bien plutôt un simple passage, un simple stade de développement. Si nous étions de purs esprits, c’est-à-dire si notre comportement pouvait être conçu comme n’étant plus du tout une partie ou un prolongement de la finalité indépendante de notre volonté propre à notre organisation corporelle, alors nous serions devenus foncièrement indépendants de la catégorie de la fin.
15Sous plus d’un rapport la fin est précisément ce qu’il y a de bas et de méprisable dans une activité, et certes pas seulement, bien entendu, lorsqu’un but entraîne dans sa négativité éthique les moyens en soi indifférents à la valeur. Au contraire, les moyens peuvent posséder une valeur dont ils ne sont absolument pas en mesure de se défaire, mais qui porte pourtant, lorsqu’elle est mise au service du but répréhensible, la bassesse ou la nocivité de l’action dans son ensemble pour ainsi dire à son plus haut degré. Un commerçant peut bien mettre en jeu l’énergie, l’intelligence, la persévérance, l’audace les plus grandes, et ce uniquement pour rafler de l’argent et toujours plus d’argent et peut-être même pour acheter ensuite les jouissances les plus méprisables, ces qualités n’en conservent pas moins une valeur qui est une sorte de character indelibilis. Même lorsqu’elles sont exercées sans but aucun, comme une sorte de sport ou dans un sentiment de puissance déchaîné qui cherche uniquement à se dépenser, elles possèdent un attrait et une signification. Mais dans le cas précédent, celui du commerçant, elles sont accaparées par la fin néfaste et dégradante qui, dans une combinaison étonnante, ne parvient pas à détruire leur valeur mais peut tout de même l’inverser. Si vaine que soit l’indignation morale à l’égard du principe voulant que la fin justifie les moyens (sinon, comment la communauté pourrait-elle par exemple exiger de l’individu le sacrifice de sa vie !), il ne faut pas non plus méconnaître que, quoi qu’il en soit, la fin profane souvent les moyens.
16Certes, si par « poser une fin », on comprend la forme consciemment raisonnée de la fin et d’une prolongation ad libitum de la série des moyens, alors seul l’homme pose une fin. Mais ce n’est toutefois là qu’une partie de la finalité de la vie |250|, et de surcroît celle-là même qui n’entre pas en ligne de compte dans la comparaison avec la téléologie des animaux. Chez les hommes que nous sommes, ce qui se constitue en téléologie s’affirme non seulement en se soustrayant à toute fin, mais, par là-même, dérange et nuit très fréquemment aux processus finalisés. Cela ne peut il est vrai n’avoir de sens que pour des êtres qui arrivent à se situer au-delà de la vie. Tous les modèles de l’existence spécifiquement humaine n’en semblent pas moins – et c’est cela qui nous importera ici – être passés par le stade de la finalité avant d’être parvenus à celui du pur être-pour-soi, c’est-à-dire de la liberté. En fin de compte, l’homme est l’être le moins téléologique qui soit. À l’un des bouts de son existence, il suit des instincts aveugles qui ne sont plus complètement finalisés comme chez l’animal, mais égarés, désorientés et, du fait des moyens que notre téléologie met à leur disposition, destructeurs jusqu’à la frénésie. À l’autre bout, il se situe au-delà de toute téléologie. Celle-ci se situe chez lui entre ces deux pôles – être libéré d’elle constituant le degré le plus bas et le plus haut –, et c’est seulement par son extension quantitative et par son épurement qu’elle peut susciter l’illusion selon laquelle l’homme serait un être finalisé. Tant qu’il est cela, il n’a aucune liberté, il est lié à un mécanisme qui est simplement constitué de façon particulière. En tant qu’êtres purement instinctuels nous sommes libres lorsque et parce que toute tendance contraire a disparu et que nous vivons ex solis nostrae naturae legibus. Et nous sommes libres dans le royaume idéal au seuil duquel cesse la téléologie. Le domaine de la finalité est le règne intermédiaire de l’être humain, de la même façon, précisément, qu’il couvre à l’intérieur des séries d’actions individuelles le segment intermédiaire entre intention et succès.
17Le contraire de la liberté n’est pas la contrainte ; car, en premier lieu, le déroulement des évènements selon la téléologie régie par des lois organiques ne peut justement pas être désigné comme contrainte, du fait même, ainsi que nous l’avons souligné, de l’absence de résistances internes. Seul l’être libre, de quelque manière qu’il le soit, peut subir une contrainte, et affirmer que les choses naturelles, commandées par les lois naturelles, doivent se comporter de telle ou telle manière est une folie anthropomorphique. Leur comportement n’est tout simplement que réel |251|, et supposer qu’il soit en plus nécessaire au sens d’une obligation quelconque, c’est y projeter le principe ou la possibilité d’une résistance humaine. Le contraire de la liberté est bien plus la finalité. La liberté n’est rien de négatif, elle n’est pas l’absence de contrainte, mais la catégorie toute nouvelle vers laquelle s’élève l’évolution de l’homme dès lors qu’elle a abandonné le stade de la finalité liée à sa physis intérieure et de la pure continuation de cette finalité dans l’action. La liberté ne signifie pas se défaire du terminus a quo, mais du terminus ad quem. D’où l’impression de liberté qui existe dans l’art, la science, la morale, la véritable religiosité, d’où aussi la totale absence de contradiction vis-à-vis de la causalité.
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18Dans les pages qui suivent il s’agit de rendre compte de l’accomplissement de cette émancipation dans quelques directions essentielles. À titre d’introduction, je le fais pour deux domaines dont les liens originels avec la téléologie de la vie peuvent paraître tout à fait inextricables – le domaine eudémonique et le domaine érotique.
19À l’origine, le plaisir et la douleur sont – on espère bien compter sur un assentiment général à ce propos – des impulsions donnant lieu à un comportement vital finalisé. Les sensations de plaisir sont les récompenses que font miroiter l’absorption d’une nourriture agréable, un séjour dans un milieu sain, la reproduction de l’espèce ; les sensations de douleur sont des signaux d’alarme qui mettent en garde contre les comportements inverses, elles sont des punitions biologiques qui découragent la répétition de ce type de comportements. Ces associations existent aussi chez l’homme, mais chez lui elles se sont partiellement diluées. Il peut rechercher un plaisir qui est destructeur pour sa propre conservation et pour celle de l’espèce : c’est là seulement le signe de l’indépendance psychologique que le sentiment de plaisir a conquise par rapport à ces impératifs et à côté de laquelle la nécessité biologique peut foncièrement subsister en tant que phénomène secondaire isolé. Même si l’animal entreprend certaines actions à cause du plaisir qu’elles lui font miroiter, il ne s’agit jamais que d’un comportement secondaire derrière lequel se cache la finalité vitale de l’action ainsi suscitée, une finalité qui en est le sens véritable. L’homme, en revanche, peut |252| rendre ce tournant définitif en mettant l’ensemble de la vie au service du plaisir. Mais ce n’est là à nouveau que l’affirmation d’un moyen qui s’impose à la place d’une fin et ne constitue pas une sphère véritablement nouvelle par rapport au cours téléologique de la vie, même si elle se développe jusqu’à pervertir ce telos. En revanche, une rotation de nature réellement radicale me semble être accomplie par le sens pur qui s’attache à ce que nous nommons « le bonheur ». La psychologie grossière de l’éthique traditionnelle a méconnu, à de rares exceptions près, le tournant décisif en vertu duquel ce concept se démarque de celui de plaisir ; les Grecs, sur ce point, ont vu plus loin. Schopenhauer peut à fort juste titre faire dépendre le plaisir du besoin qui l’a précédé, indiquant par là son enracinement dans le cours linéaire et exclusif des processus vitaux. Mais ce que le bonheur veut dire pour nous – l’enjeu n’étant pas une distinction d’ordre définitionnel mais une distinction rendant compte de réalités intérieures, que l’on peut si l’on veut appeler aussi autrement – possède certainement une valeur indubitable pour le bien-être corporel et de ce fait pour toute la finalité de la vie, mais signifie en dehors de cela aussi un état ayant le sens d’une conclusion, un sommet vers lequel la vie s’élève et qu’en suivant son aspiration elle ne peut pas plus dépasser qu’on ne peut poursuivre l’ascension d’une montagne une fois le sommet atteint. Il manque au bonheur la singularité du sentiment de plaisir grâce à laquelle ce dernier est un simple élément de l’ensemble vital. Ce dernier a bien plus, dans sa totalité, une coloration impossible à fixer dès que nous nous disons « heureux » ; la tension propre au sentiment de plaisir a en quelque sorte abandonné la place qui est la sienne dans l’interaction des moments de vie pour devenir, en tant que bonheur, un definitivum auquel ces moments doivent concourir. Quand bien même la « raison » semblait se tenir à si grande distance de nos autres capacités intellectuelles que d’Aristote à Bergson on lui a toujours reconnu une origine autre qu’à celles produites par les forces empirico-organiques (ce qui constitue en retour un profond symbole de cette sensation de distance) – je ne m’en risque pas moins à formuler le paradoxe selon lequel le bonheur dans sa pureté est, comme genus, quelque chose de tout aussi |253| nouveau, se tenant tout autant à distance de nos autres vécus eudémoniques que la raison au sein des domaines qui lui paraissent suspects. C’est seulement lors des paroxysmes de bonheur, jamais lors des paroxysmes de plaisir, que nous ressentons quelque chose comme de la grâce, le bonheur recouvre de manière continue la vie qui, en soi, poursuit son cours d’un éclat que celle-ci n’aurait jamais pu générer par elle-même, un éclat qui jaillit d’un ordre autre, insaisissable. C’est pour cela qu’on peut rechercher le plaisir, et parfois même avec succès, mais que le bonheur – au sens que l’anarchie de notre langue n’a pas encore défiguré – nous tombe dessus comme la pluie et le beau temps. Rien ne démontre mieux le caractère radical de ce tournant que l’ascension transcendante du bonheur vers le concept de « félicité ». Lorsqu’on en arrive là, la sur-vitalité de l’état de bonheur ne peut plus du tout être mise en doute ; il y a atteint la forme absolue et pour cette raison exempte de tout confusion avec le plaisir pour laquelle on risque sa vie tout entière et pour laquelle on souffre plus que souvent le martyre. Dans le concept de félicité, l’émancipation du bonheur par rapport à toute finalité vitale trouve son aboutissement et devient indéniable.
20Même si le parallèle a ses limites, il en va de façon similaire avec la douleur, qu’il faut considérer du point de vue génétique comme servant à dissuader de tout comportement qui ne respecte pas la finalité vitale. Et il semblerait qu’on retrouve entre la douleur et le malheur un rapport correspondant dans une certaine mesure à celui qui existe entre plaisir et bonheur. Nous désignons par douleur – sous réserve que l’usage de la langue n’amène dans ce cas aussi les frontières des concepts à s’estomper – un phénomène localisé obéissant à un déroulement singulier. Mais à côté de lui, et parfois aussi à côté du plaisir, on trouve ce tonus chronique affectant l’ensemble de notre être que nous avons coutume de nommer souffrance et qui ne renvoie biologiquement à rien d’autre qu’à lui-même. Dans la souffrance l’événement douloureux qui se produit à l’intérieur de la vie a échappé à la localisation et a étendu sur la vie une empreinte qui conditionne la façon dont cette dernière appréhende ensuite les événements téléologiques et dystéléologiques immanents. Tandis que la douleur s’insère dans la vie, les fleuves de la vie se jettent dans la souffrance tout comme ils le font dans le bonheur ; l’âme peut trouver dans le malheur comme dans le bonheur – simplement selon une logique |254| inverse – un achèvement, un accomplissement de la vie, et même un affranchissement de la vie vis-à-vis d’elle-même qui est à l’opposé du rôle de la douleur. Que nous puissions éprouver spirituellement des souffrances qui, en principe, n’ont aucune signification téléologique – cela me semble être une caractéristique tout à fait décisive de l’être humain.
21Le tournant mentionné se manifeste de façon encore plus caractéristique dans la téléologie érotique que dans la téléologie eudémonique. La donnée première est la signification biologique de l’attirance des sexes et des sentiments de plaisirs qui y sont liés. Lorsque ces derniers deviennent un but psychologique en vue duquel l’acte sexuel est recherché, la série téléologique se déplace déjà, la reproduction devient un simple effet secondaire, souvent indésirable, de ce qui est en fait désiré. Il est vrai qu’on peut voir même dans cela – pour exprimer les choses en termes un peu démodés – une ruse dont se sert la nature pour arriver à ses fins dans l’espèce ; on le peut même encore dans le cas où l’intention érotique ne se dirige plus vers un sexe dans son ensemble, c’est-à-dire lorsqu’elle ne concerne plus quelque personne à peu près acceptable de l’autre sexe, mais est complètement individualisée et obéit au schéma : celle-là ou aucune. Car même une telle individualisation du choix peut être interprétée comme un instinct permettant de trouver le partenaire le plus approprié pour l’engendrement d’un enfant particulièrement réussi. Mais ce n’en est pas moins le point précis où l’érotisme se détourne de manière décisive du service de la vie. Quelle que soit la relation génétique ou homochrone entre l’amour et le désir charnel – ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre quant à leur sens et aux situations qu’ils induisent. Le désir est de l’ordre de l’espèce, et lorsqu’il est dirigé exclusivement vers un individu, ce fleuve de vie est seulement canalisé, et il reflue finalement vers la généralité de sa source. L’amour, en revanche, a pour particularité, en tant qu’amour, de constituer un événement intérieur à l’âme qui est pur et clos sur lui-même, quoique il tisse sa toile autour de l’image d’un autre individu devenu pour lui absolument irremplaçable. D’innombrables forces de la personnalité, impossibles à reconstituer, confluent avec lui, mais il n’est cependant pas seulement pour elles une sorte de point de passage, mais, qu’il apporte le bonheur |255| ou la destruction, quelque chose de définitif. Dire « si je t’aime, en quoi est-ce que cela te regarde4 ? » exprime l’essence d’un tel amour de façon certes négative, mais avec une pureté indépassable. Tant que l’amour reste dans le général et tant qu’il reste désir, il est une forme que la vie adopte pour parvenir à ses « fins ». Toutefois, cette forme s’émancipe de la même façon que, selon la conception – en l’occurrence tout à fait réductrice – de Schopenhauer, seul l’intellect peut s’émanciper de la vie ; l’amoureux, qui s’est soustrait lui-même et a soustrait l’être aimé à l’ample fleuve de la vie de l’espèce, sait que la vie est désormais là pour nourrir cette valeur, ce nouvel être-ainsi. On ne peut évidemment appeler cela une « finalité pragmatique ». Mais du fait que la façon dont celle-ci régit le désir conforme à l’espèce est abolie – et peu importe que ce désir subsiste encore à côté de l’amour autonome et en demeure inséparable –, l’amour a abandonné derrière lui toute la catégorie du téléologique. Celle-ci ne détermine que sa forme préalable, liée à la vie, dont il se dégage pour s’épanouir comme être-soi libre. Grâce à lui, l’érotisme peut accéder aux niveaux de sublimation les plus élevés, ceux à partir desquels le commandement « Soyez fertiles et multipliez-vous » (opposé s’il en est à la maxime de Philine chez Goethe) est taxé de haute trahison envers l’essence de l’amour. Dans les faits il s’agit d’une transition progressive, et autant l’amour n’est en quelque sorte pas déjà « préformé » dans le premier élan vers l’autre sexe, autant c’est pourtant le processus graduel d’une épigenèse qui fait naître l’amour à partir de cet élan ; la réalité pose la forme de la continuité entre ces deux catégories qui, du point de vue idéel et quant à leur essence, sont séparées par un seuil absolu.
22Il ne s’agissait donc pas ici de la formation de « mondes » dont il a été question plus haut, mais seulement de caractériser, à partir de quelques axes, le processus qui, élargi à d’autres dimensions, mène à des images du monde, à l’acquisition de formes autonomes dotées d’une capacité infinie. Avec elles se forment ce qu’on appelle les domaines de la culture en tant que tels, de sorte qu’on peut peut-être dire que la culture en général se crée là où les catégories produites dans et pour la vie deviennent des créatrices autonomes de formations ayant leur valeur propre et possédant |256| par rapport à la vie une réalité objective. Même si on ne peut dénier à la religion, à l’art et à la science que le sens qui est le leur en tant que telles réside dans une idéalité supra-psychologique, il n’en reste pas moins que certains processus de la vie relevant de la temporalité subjective constituent des stades embryonnaires de ces formations ; ils apparaissent, considérés du point de vue de celles-ci, comme leurs formes préalables, ou, pour reprendre une formulation antérieure : ce qui apparaît sous la forme de la vie n’est rien d’autre que ce qu’elles sont sous la forme de l’idéalité érigée en monde autonome. À partir du moment précis où ces forces pulsionnelles formelles – formelles au sens où elles donnent forme à un monde déterminé à partir de contenus donnés –, où ces modes de configuration deviennent l’élément déterminant (alors que c’était jusqu’alors la vie et l’ensemble des intérêts matériels de la vie) et produisent ou donnent forme par eux-mêmes à un objet, est mobilisée une partie des mondes culturels, et ces derniers se dressent alors en quelque sorte face à la vie, à laquelle ils présentent les étapes de son parcours ou une réserve de contenus.
23Peut-être l’essence pure de la science, par opposition au savoir qui existe par ailleurs, ne peut-elle être comprise qu’à cette seule condition. La vie pratique est traversée à chaque pas – et plus qu’on ne s’en rend habituellement compte – par des processus de connaissance : avant l’apparition de la science, nous n’acquérons ni plus ni moins de savoir que ce qui est nécessaire à la mise en pratique de notre conduite, extérieure comme intérieure. Pas moins, car notre vie étant conditionnée par certaines représentation du savoir, nous ne pourrions pas vivre si celles-ci n’existaient pas déjà en quantité nécessaire et suffisante ; pas plus, car tant qu’il ne s’agit que de la vie en tant que telle et en tant que vie pratique, tout ce savoir signifierait pour elle une charge inutile et n’y trouverait aucune place – même si, bien entendu, la juste mesure entre le moins et le plus varie considérablement suivant les individus et les situations historiques.
24À quel point la détermination vitale est ici décisive est révélé par le fait que ce savoir, aussi fragmentaire et contingent qu’il puisse apparaître à d’autres périodes, se présente malgré tout toujours comme un ensemble clos et satisfaisant d’une manière ou d’une autre ; en règle générale ces autres périodes ne reconnaissent pas que l’unité qu’il permet de ressentir à chaque fois, selon la logique et le contenu objectif propres à ces ensembles de connaissance, possède une justification et un fondement central |257|, et il est vrai que ces derniers ne peuvent en effet résider que dans les exigences réelles et les déterminations impérieuses d’une situation de vie donnée. Dans leur écrasante majorité les représentations de notre savoir se présentent comme si elles étaient suscitées et déterminées par la finalité de la vie – quand bien même une définition plus précise de cette dernière en termes de sens et d’orientation est laissée en suspens.
25Cela me paraît être, au demeurant, l’unique moyen radical de contrecarrer le scepticisme radical ou le nihilisme théorique pour lesquels toute prétendue vérité n’est d’office qu’illusion. Aucun homme – nul besoin à coup sûr de le prouver – ne pourrait vivre ne serait-ce qu’un jour si chacune de ses représentations des objets était erronée. Or, il se trouve que nous vivons. Il est donc impossible que nous nous trompions toujours ; nous devons au moins posséder une part suffisante de vérité pour être en mesure de compenser les erreurs commises et rendre la vie possible. Mais du même coup, il est évident que le contenu d’une telle vérité dépend de ce que la vie exige à chaque fois du monde. Ce qui est vérité pour un yogi indien ou pour un spéculateur berlinois, ce qui est vérité pour Platon ou pour un nègre australien, est tellement éloigné et incommensurable que ces existences ne pourraient être vécues conformément la représentation qu’elles ont du monde si pour chacune d’elles la « vie » ne signifiait pas autre chose que pour les autres et ne requérait pas pour chacune d’entre elles une base de connaissance particulière qui lui soit corrélative. Il faut toutefois, pour prévenir toute réduction pragmaticiste, bien voir que nos opérations intérieures, quand bien même elles servent notre comportement vital dans le monde, n’en sont pas moins elles-mêmes une partie de ce comportement et de ce monde. C’est pourquoi il faut vraiment faire preuve de partialité et d’aveuglement pour placer le sens et le but de nos opérations de conscience exclusivement dans notre agir, c’est-à-dire dans notre relation pratique au monde extérieur. Il s’agit ici aussi de « finalités » qui n’en sont pas pour autant déterminées à partir d’un terminus ad quem. La dépense totale d’une énergie, la réalisation, ou ne serait-ce que la clarification entièrement consciente de tendances intérieures, le fait que l’être s’exprime dans des développements et dans la formation |258| de matières malléables ou rigides – ce sont là des valeurs dont l’importance est coordonnée aux valeurs jaugées selon le succès de notre comportement. Elles aussi s’imposent manifestement en étant conditionnées d’une manière ou d’une autre par un processus de représentation producteur de connaissance, qui prouve sa justesse en permettant de les obtenir. De même, la valeur vitale d’une pensée ne peut être réduite à ce qui apparaît comme le développement logique ou psychologique de son contenu, mais son être-ainsi, en tant qu’élément de notre vie, est au contraire immédiatement une qualité, dotée de plus ou moins de valeur, de la vie même dans laquelle elle intervient. Nous sommes bien trop habitués à prendre nos pensées uniquement pour ce qu’elles signifient, pour leurs contenus idéels qui sont en soi sans force (aussi concrètes que puissent être les conséquences que ces contenus induisent), tandis qu’il s’agit ici de leur autre aspect, de leur aspect dynamique et réel, dont le premier est l’index ou le symbole. Nos pensées ne signifient pas seulement quelque chose que l’on peut exprimer avec des concepts – lesquels sont en soi déjà au-delà de la vie – mais elles sont quelque chose, elles sont des pulsations réelles de la vie réelle qui, à l’intérieur de celle-ci, n’ont pas même besoin d’être médiatisées par des effets intérieurs ou extérieurs pour « servir » plus ou moins bien son maximum de valeur, c’est-à-dire son telos idéal. J’ai toujours en tête cet élargissement et cet approfondissement lorsque je parle sans autre précision de la finalité de la vie.
26Notre vie, si nous la considérons comme un processus biologique, fait tout comme la plante intimement partie de la réalité du monde, et toutes ses fonctions s’accomplissent quant à leur finalité de la même façon que la respiration du dormeur. Si un processus de connaissance s’introduit dans cette téléologie de notre réalité, notre statut et notre effectivité ne changent pas fondamentalement pour autant : dans sa fuite en avant le cours de la vie ne s’enrichit que d’un mouvement de vague. Dans cette mesure, le processus de connaissance n’est rien d’autre qu’une scène de la vie elle-même qui en prépare une autre et sert ainsi l’intention vitale d’ensemble. En ce qui concerne ce qu’on appelle les représentations purement sensibles, cela a déjà été dit. Elles apparaissent comme des prolongements du mécanisme corporel qui dans son ensemble est dirigé téléologiquement. Si l’on maintient cette dernière représentation, alors toutes les représentations insérées dans la vie et contribuant à la déterminer sont nécessairement de même nature. Le fleuve de la vie |259| les traverse, dominant et dominé, comme il traverse chacun de ses éléments ; les catégories dans lesquelles l’image consciente des choses s’élabore sont de simples outils à l’intérieur de l’ensemble vital. Insuffisante et inaboutie me semble être l’hypothèse selon laquelle il existe une vérité absolue, valable pour tous les êtres, une vérité qui serait une figure objectivement adéquate et symétrique de la « réalité » – une vérité qui serait progressivement conquise par le genre humain, du fait que le plus intelligent, celui qui s’empare d’une plus grande part de cette vérité, gagnerait ce faisant un avantage sur l’inintelligent dans la lutte pour l’existence et que l’utilité de la vérité serait ainsi, par les voies habituelles de la sélection, la cause de son appropriation et de sa diffusion. La théorie schopenhauerienne de l’intellect, dans la mesure où la volonté met l’intellect à son service, n’est dans ses grandes lignes rien d’autre. Schopenhauer lui non plus ne met nullement en doute l’existence idéelle d’une vérité autonome quant à ses contenus par rapport à la vie, d’une vérité dont l’intellect s’empare parce que la volonté de vivre croit que ses buts peuvent être atteints à l’aide de cette connaissance de la réalité et le pousse à cela. Abstraction faite de toute critique, une telle théorie pragmatique laisse en tout cas inexpliquée l’essence de la vérité elle-même. On peut l’interpréter comme on veut, elle est en tout état de cause quelque chose d’intrinsèquement indépendant de la vie, et seulement virtuellement prêt à être saisi par elle. Or, ce dont il s’agit ici prend le contre-pied du type de représentation que l’on peut caractériser, en recourant aux formulations imparfaites du type précédent, de la manière suivante : dans le premier cas, quelque chose de vrai est entraîné dans la vie parce que cela lui est profitable ; dans le cas présent, nous nommons vrais les contenus spirituels qui font leurs preuves en promouvant l’épanouissement de la vie, erronés ceux qui détruisent et qui inhibent la vie. Il devient donc subitement compréhensible qu’il puisse et doive y avoir diverses « vérités » pour diverses formes et conceptions de la vie ; la question lancinante de l’« adéquation » entre la pensée et la réalité est alors résolue, puisque la pensée n’est que l’un des processus organiques par lesquels notre réalité de vie se réalise et devient possible à l’intérieur de la réalité cosmique, de telle sorte que |260| la question d’une « adéquation » morphologique avec un objet ne se pose même pas lorsque la pensée exerce correctement cette fonction ; enfin, la difficulté qui se pose quand on tente de comprendre comment le comportement de l’homme, quand il est en soi libre de tout concept et n’est vraiment que « pratique », réussit à s’« orienter » en fonction de vérités théoriques, cette difficulté (dont on s’accommode encore aujourd’hui grâce à une certaine personnalisation des facultés de l’âme) se dissipe si ces vérités ne sont que les formulations théoriques ou les reflets conceptuels de certaines orientations que les rapports dynamiques et pratiques de la vie en devenir produisent en eux-mêmes dans la poursuite de leur propre sens.
27Dès que nous possédons un monde de connaissance que nous avons élaboré et que nous maîtrisons complètement, la situation peut cependant s’inverser. Pour nos besoins empiriques quotidiens, nous avons d’abord à notre disposition une vérité établie, qu’il s’agit de s’approprier et à laquelle il faut conformer notre action ; dans ce cas, ce qui est vrai est profitable. Mais la question de savoir comment se constitue une vérité et ce qu’elle signifie à l’origine n’est pas abordée. Or, cette question ne se résout de manière cohérente qu’en admettant que la vie, de même qu’elle crée toutes ses autres fonctions, crée également celles de la connaissance ; et dans ce cas, la proposition devient : seul est vrai ce qui est profitable. L’homme est un être bien trop multiple pour se maintenir dans le monde d’une manière aussi strictement téléologique que la plante. La multiplicité de ses impressions sensorielles et de ses surfaces de contact avec le monde qui le concerne exige une concentration des influences provenant de ce monde et une préparation de ses réactions qui sont obtenues par la création des concepts et des formes catégorielles. Que l’on puisse, à l’inverse, y voir également la raison qui fait s’accroître la diversité de ses relations au monde, prouve seulement que la téléologie en tant que telle n’offre qu’une expression provisoire ou symbolique de la loi véritable de la vie. En construisant autour de nous le monde pour notre vie pratique, les formes intellectuelles rendent possible la liaison effective entre les contenus du monde et nous-mêmes ; c’est en raison du traitement nécessaire des contenus qu’elles sont là. |261| Hormis cette fonction, elles n’ont rien à faire dans la vie. Quand on prétend par exemple que la causalité n’est que la transposition de l’efficience de la vie, telle que nous l’éprouvons dans nos sentiments et notre volonté, sur le monde des objets, cela veut très exactement dire qu’à l’intérieur de son propre domaine d’être la vie s’est modelé la forme à l’aide de laquelle elle s’approprie un monde à élaborer sur le plan pratique. Que l’on ne « voie » jamais la causalité à laquelle on croit si fermement a souvent suscité bien de l’étonnement, alors que cela vient simplement du fait qu’elle est une forme et une condition de notre efficience pratique dans la réalité du monde ; la constater en plus théoriquement et de manière objective en la « voyant » n’est justement pas nécessaire pour notre intervention purement factuelle, dont elle constitue la condition.
28Mais tout ce « processus de connaissance » déterminé de manière vitale ne constitue pas encore une science ; le principe de la science ne peut être atteint par un accroissement graduel, à quelque hauteur qu’il s’élève, ni par un raffinement du processus de connaissance, on ne l’atteint bien plutôt que lorsque la relation décrite jusqu’à présent s’inverse, lorsque l’intérêt que présentent les contenus se borne exclusivement à remplir les formes de la connaissance. L’essence de toute science en tant que telle me semble résider en ceci que certaines formes spirituelles sont données de manière idéelle (la causalité, les démarches inductive et déductive, l’ordonnancement systématique, les critères de l’établissement des faits, etc.) et que les contenus donnés du monde doivent se plier à leurs exigences en s’inscrivant en elles. Si l’on veut exprimer cela en termes de réalisation psychologique on dira que d’abord les hommes connaissent pour vivre ; mais après, il y a des hommes qui vivent pour connaître. Quant au contenu choisi pour se présenter comme celui qui accomplira cette exigence, il est en réalité aléatoire et dépend de constellations historico-psychologiques : pour la science, tous les contenus sont en principe de même valeur parce qu’en elle, en vertu de son opposition caarctéristique à la connaissance vitale téléologique, l’objet en tant que tel est indifférent; il ne peut présenter une quelconque primauté de valeur que pour la technique à l’intérieur de la science, et ce dans la mesure où tel objet est plus profitable qu’un autre pour l’acquisition de connaissances ultérieures. Le fait que par ailleurs la physiologie de l’homme ait plus de valeur pour nous que celle de la |262| chauve-souris, et la biographie de Goethe plus que celle de son tailleur, relève d’évaluations qui sont extérieures à la science et qui ne ressortissent pas de l’intérêt pour la vérité en tant que tel. L’expression commune selon laquelle dans la science, on rechercherait « la vérité pour l’amour de la vérité » a presque toujours un sens défensif et moral, elle sert à parer les soupçons extérieurs et ne nous intéresse aucunement ici ; mais c’est un fait qu’elle touche le cœur même de la science, son essence métaphysique, tandis que la vérité dans le domaine pratique est recherchée au nom de la vie, qu’elle est recherchée dans la religion pour l’amour de Dieu ou pour le salut, dans l’art au nom des valeurs esthétiques. Si, à l’intérieur de ces deux dernières téléologies, d’autres représentations que celles qui sont théoriquement vraies pouvaient se révéler plus utilisables, elles seraient alors recherchées à leur place.
29Les relations d’appartenance dans lesquelles se trouvent les contenus à l’intérieur des séries vitales, avec leur sens et leur contrainte, sont ici totalement dissoutes ; la signification que possède pour la vie le fait de les connaître n’est plus décisif pour leur sélection et leur agencement, car ces derniers dépendent au contraire de l’exigence et de la possibilité d’appliquer les formes de connaissance désormais considérées comme des valeurs propres aux contenus – naturellement sous réserve que ce qui est ainsi acquis puisse être arraché à ces dispositifs et s’immerger, chargé à nouveau de dynamique vitale, dans le fleuve téléologique de la vie. Admettons maintenant que ce dispositif idéocentrique soit accompli pour tous les contenus possibles ; admettons qu’ils présentent tous la forme, la cohérence d’ensemble que leur impose la domination exclusive des lois de la connaissance : dans ce cas la science serait achevée. Lorsque nous cherchons des connaissances qui s’inscrivent dans le fleuve de la vie en accord avec les nécessités pratiques, les volontés et les sentiments qui le dirigent et le régissent de part en part, ces connaissances ont beau être aussi vraies que possible, elles ne trouvent cependant pas leur place dans un ensemble cohérent avec d’autres vérités car la vérité n’est justement pas le concept qui, en dernier lieu, les domine et les relie ; elles doivent bien plutôt être d’abord extraites du cours de la vie pour devenir science, c’est-à-dire pour appartenir au domaine idéellement défini comme étant celui de ce qui est exclusivement vrai |263| et dont les contenus ne sont précisément caractérisés et reliés les uns aux autres que par le fait qu’ils satisfont aux normes de la connaissance. Que ces normes elles-mêmes, tant du point de vue de leur manifestation temporelle qu’en ce qui concerne leur détermination qualitative, découlent non seulement des exigences de la vie qui les précède est tout à fait indifférent pour notre propos. Il suffit qu’elles soient désormais le support de la valeur de vérité devenue authentique – aussi paradoxale que cette expression puisse paraître ; le fondement en vertu duquel la vérité est vérité n’intervient pas dans la domination exclusive qu’elle a désormais acquise.
30Le fait que le cercle du vrai soit désormais devenu totalement autonome en tant que science, c’est-à-dire qu’il n’ait précisément plus de « fondement », permet de comprendre immédiatement pourquoi toute tentative pour prouver la validité du principe de vérité est condamnée à tourner en rond. Ni la déclaration négative : il n’y a pas de vérité, ni la déclaration positive : il y a de la vérité, ne peuvent être énoncées ne serait-ce qu’à titre d’assomptions sans que l’on présuppose déjà l’existence de la vérité. Au sein de la forme se suffisant à elle-même qu’est la science, le vrai est un complexe flottant à l’intérieur duquel on peut certes prouver que certains aspects particuliers sont vrais en recourant à d’autres aspects particuliers, mais il est à l’évidence impossible de le prouver en tant que tout. Si la science était achevée, on pourrait, en partant d’une vérité A posée comme axiome, prouver grâce à elle la proposition B, grâce à B on prouverait la proposition C, etc. Et le Z, auquel on parviendrait après avoir parcouru l’intégralité des contenus du savoir fournirait alors pour sa part la preuve nécessaire et suffisante de l’axiome A posé initialement sans avoir été prouvé5. Il s’agit d’un cercle, mais pas d’un cercle vicieux, car c’est seulement entre aspect particulier et aspect particulier que cette forme rend la démonstration illusoire ; mais que dans une totalité chaque membre ne puisse être établi en dernier ressort qu’en s’appuyant sur chacun des autres, dans une interaction parfaite, c’est là l’expression de l’unité close sur elle-même et de l’autosuffisance de cette totalité. Tout comme le monde, pensé comme existant absolument, ne peut se soutenir que par soi-même, se maintenir que par sa propre gravitation, il en va de même pour le monde engendré en tant que totalité (idéalement parlant) sous la catégorie de la connaissance scientifique. Il repose complètement sur la forme de la preuve théorique ; quant à |264| la validité de cette dernière, elle ne peut manifestement être prouvée que par une petitio principii. Et uniquement, de manière tout à fait légitime, à l’intérieur du monde de la connaissance scientifique. À partir du moment où on laisse l’ensemble de la vie englober ce monde et où il est fondé en lui, il en va autrement. Dès lors, tous ces contenus de savoir ont un « fondement », et un fondement qui se situe en-dehors du savoir. C’est désormais la téléologie pratique de la vie d’ensemble (avec toutes les réserves dont nous avons souvent entouré cette expression insatisfaisante) qui fournit la preuve qu’une représentation est correcte ou erronée ; comme je l’ai déjà mentionné, par le simple fait que nous vivons est fournie la preuve que notre connaissance ne peut se trouver continuellement dans l’erreur. À l’intérieur de la relativité qui participe du processus de la connaissance en tant que fonction isolée dans l’entrelacs multiforme de la totalité de la vie humaine et de son développement, notre connaissance acquiert des possibilités d’être prouvée, et si elle les perd elle sacrifie la souveraineté et l’autonomie à laquelle elle accède en dépassant de façon radicale cette relativité et en devenant cosmos scientifique.
31Peu importe ce faisant dans quelles relations vitales et au service de quels buts historiques les formes logiques et méthodiques (au sens le plus large) ont vu le jour : le facteur décisif est qu’ayant accédé à la pure maîtrise d’elles-mêmes et repoussant toute autre légitimation, elles se créent désormais elles-mêmes leur objet en tant que contenu d’une science. Le savoir pratique, exigé par la vie et pris dans les entrelacs de la vie, n’a rien à voir en principe avec la science ; du point de vue de cette dernière, il est une forme préalable de la scientificité. La représentation kantienne selon laquelle l’entendement crée la nature, lui prescrit ses lois, ne vaut que pour le monde scientifique immanent. La connaissance, dans la mesure où elle est une pulsation ou une médiation de la vie consciente pratique, ne provient en aucune manière de la puissance créatrice propre aux formes intellectuelles pures mais est portée par la dynamique vitale qui tisse notre réalité et l’entrelace intimement avec la réalité du monde. L’image de l’objet particulier peut éventuellement être la même pour la science et pour la pratique, mais l’ensemble des images et de leurs rapports, c’est-à-dire ce que nous nommons science et qui |265| constitue le « monde » théorique, ne naît qu’en vertu de la rotation qui retire aux contenus ainsi qu’à leur signification pour la vie les déterminations fondatrices des modèles cognitifs pour les transposer dans les formes mêmes de la connaissance. Celles-ci apparaissent désormais investies d’une force créatrice proprement originelle et produisent par elles-mêmes un monde dont l’autonomie et l’apodicticité ne sont pas altérées par le fait que notre travail ne s’approprie de son ensemble idéel que des aspects partiels et souvent tout à fait décousus. Car ce n’est qu’en vertu de ce tournant que la totalité intrinsèquement constituée de façon logique se présente à nous de manière idéelle, le savoir scientifique apparaissant comme sa reconstitution. Tant que le savoir est seulement un moment du cours de la vie, venant d’elle et débouchant en elle, il n’est pas question de cela ; le sens à la réalisation duquel le savoir est dans ce cas destiné est la finalité vitale, la production tout à la fois d’un certain être en nous et d’un rapport ontologique entre nous et les choses. On pourrait résumer en disant : la vie invente, la science découvre. Là aussi, le processus de connaissance s’intègre de par son intention à un tout homogène. À ceci près seulement qu’il ne s’agit pas du cosmos théorique de la science, mais du fil de la vie pratique au sens d’un comportement à la fois intérieur et extérieur. Le savoir produit et consommé par la vie n’en est pas moins pour la science quelque chose de provisoire, parce que les formes de pensée qui se chargent spontanément de la transformation des contenus du monde en science ont elles-mêmes été produites dans le processus de la vie et ne constituent elles-mêmes que l’expression du principe même de la relation pratique existant entre nous et le reste de l’être. L’essence de la science n’est aucunement affectée par la provenance de ces formes et de ces exigences. Car pour elle, pour son sens et son concept purs, peu importe de savoir si ces formes sont telles ou telles quant à leur nature qualitative; seul le fait qu’à leur tour elles déterminent un monde, que les contenus soient désormais intégrés dans ce monde pour satisfaire à ses formes, constitue la science en ce qui la distingue et la sépare de la vie.
32Comprendre ce qu’a de décisif la radicalité de ce tournant est dans une certaine mesure rendu difficile par le fait que le contenu isolé |266| tel qu’il apparaît dans la forme vitale préalable à la science et dans la science elle-même se présente de façon indistincte, et que ce qui le distingue ne peut être établi que du point de vue de la totalité, au regard des corrélations et de l’intention inhérente. Ce caractère distinctif ressort de manière beaucoup plus claire là où le monde de l’art se construit à partir des formes préalables produites par la vie et s’élève au-dessus d’elles.
33Quant au domaine des évidences empiriques et pratique, il est établi qu’il nous livre une image du monde construite en vertu de principes différents de ceux de l’image que la science nous incite à reconnaître comme objective. Pour cette dernière les choses sont étendues dans un espace infini où elles présentent une coordination absolue, sans qu’un point soit particulièrement mis en relief et impose de ce fait une hiérarchisation de l’ordre spatial. En outre elles existent ici dans une continuité absolue, à l’image de l’espace lui-même, et chaque partie, si petite soit-elle, est dynamiquement liée par son mouvement perpétuel à chacune de ses voisines. Finalement, cette mobilité signifie un flux continu ; la transformation perpétuelle des énergies ne permet à aucune forme de se fixer, elle ne permet aucune persistance qualitative ou spatiale d’une existence advenue. Ces conditions changent du tout au tout dès qu’un sujet vivant contemple le monde. Avec lui est tout d’abord donné un centre, un point à partir duquel la juxtaposition indifférenciée des choses dans l’espace est convertie en une hiérarchie ou une perspective qui s’ordonnent autour de la tête du spectateur. Dès lors, il y a du proche et du lointain, de la clarté et de la confusion, des décalages et des sauts, des recoupements et des vides qui ressortent comme tels et pour lesquels il n’existe absolument rien d’analogue lorsque l’être-là des choses est privé de sujet ; de la même manière, la permanence de la matière (abstraction faite, bien entendu, de l’approche atomistique) est brisée par notre vision pratique, et l’on pourrait presque dire que le propre de cette vision consiste justement à circonscrire et à sortir certaines « choses » de la continuité de l’existence ; nous les « voyons » dans la mesure où nous les formons d’une manière ou d’une autre comme des entités closes à partir de cette continuité objective, ou plus exactement à l’intérieur d’elle ; et ainsi |267| le fleuve héraclitéen de la réalité est finalement endigué dans son devenir objectif temporel grâce à notre regard : notre manière de voir se crée des formes réellement persistantes, et la conception platonicienne selon laquelle le monde des sens ne présente qu’agitation et changement éternels, tandis que seule la pensée abstraite saisirait la vérité, c’est-à-dire l’être-ainsi inchangé des formes, se révèle, sinon en un sens absolu mais du moins dans un sens tout à fait concret et empirique, à peu près comme le contraire de ce qui se passe réellement.
34Si l’on suit ces modes de fonctionnement de notre vision, qui sont portés par la vie et son organisation pratique, jusque là où ils dépassent les limites que leur fixe la pratique, la direction qu’ils prennent nous fait rencontrer le mode de création des arts plastiques. Car ce qu’accomplissent incontestablement ces derniers, c’est au premier chef qu’ils dégagent leur œuvre créée6 des entrelacs continus de l’existence réelle et en font une unité qui se suffit à elle-même ; ils coupent tous les fils qui les relient à l’extérieur, ils érigent une forme qui, quant à son sens, ignore le devenir, le changement, la disparition. Mais ce n’est pas là une technique que la vie rend nécessaire pour que notre espèce puisse s’organiser dans le milieu qui est le nôtre – il ne faut au demeurant pas oublier que l’isolement d’un objet en tant qu’« un », en tant qu’exemplaire d’un concept, n’a finalement jamais lieu que pour le réinscrire aussitôt dans la progression ininterrompue du fleuve de la vie –, cette création d’une forme est au contraire une fin en soi de l’art ; le contenu, ce qui est effectivement objectif, n’est désormais plus un déterminant de la vie qui doit être inclus dans cette forme en raison de la relation qu’il s’agit d’établir, il est au contraire choisi pour son caractère relativement contingent afin que cette forme artistique l’utilise comme support de sa présentation, afin qu’elle puisse être – tout comme dans la science les choses avaient toutes le même statut légitime pour la raison même qu’elles n’ont, en tant que matériau du processus de connaissance qui est la fin recherchée, pas du tout de « statut », mais sont indifférentes. Sous cet aspect on peut légitimement affirmer que, pour l’œuvre d’art, son contenu objectif est indifférent. Or, il se trouve que du point de vue de l’œuvre cette affirmation est justement démentie en ce qui concerne la pratique artistique effective, puisque des objets différents offrent bel et bien des possibilités tout à fait différenciées permettant de réaliser à des degrés divers la vision purement artistique au moyen de ces objets. De ce point de vue, leur caractère distinct |268| confère à nouveau aux contenus une différence de valeur pour l’art, alors même que leurs différences en sont bannies à juste titre lorsqu’elles émanent d’autres catégories de valeur. On peut interpréter le processus de création dans les arts plastiques comme une continuation du processus de la vision artistique. Les visions extérieures et intérieures sont, chez les autres hommes à ce point mêlées dans les séries pratiques les plus diverses qu’ils peuvent certes leur donner divers contenus et modifications ; mais l’impulsion véritable et le telos qui les traverse n’émane pas de l’acte de voir en tant que tel ; celui-ci demeure ici un simple moyen pour des activités déjà prévues par ailleurs, et lorsqu’il n’est pas de cette nature, il est seulement contemplatif – c’est un regard qui ne se convertit pas du tout en activité. Il est vrai que chez le peintre, dans les heures de productivité, l’acte visuel semble en quelque sorte se réaliser comme tel dans l’énergie cinétique de la main. Si nombre d’artistes, comme chacun sait, disent ne reproduire que ce qu’ils « voient » même lorsqu’ils recréent la nature en toute liberté, il se peut fort bien que cette conviction ait son origine dans le sentiment d’une telle relation immédiate ; à ceci près cependant que ces artistes interprètent comme transfert pour ainsi dire substantialiste de choses formellement identiques ce qui en réalité est d’ordre fonctionnel et complètement indifférent à toute notion d’identité ou de différence dans les causes et comme dans les effets : le devenir-créateur du simple acte de voir, qui sinon mélange sa force à des courants provenant d’autres sources, en se contentant de les soutenir et de les médiatiser. Cette continuation autonome et sous sa responsabilité propre du processus visuel dans le faire de l’artiste correspond cependant manifestement à une autonomie de l’acte de voir artistique lui-même, et elle n’est pas présente dans les autres formes de vision. Dans ce cas, la vision est en quelque sorte isolée de son entrelacement avec les fins pratiques de nature non optique, elle procède exclusivement selon ses lois les plus propres ; aussi a-t-on qualifié à juste titre la vision de l’artiste comme un acte créateur – bien qu’il ne puisse au bout du compte se distinguer de la vision des hommes en général qu’en vertu des modifications résultant de cet isolement.
35Il n’y a donc eu de rotation que dans la mesure où la fonction du voir n’entre pas en vigueur en raison des contenus, mais où les contenus sont créés en raison d’elle et à travers elle ; pour |269| résumer d’une formule : en général nous voyons pour vivre ; l’artiste vit pour voir. N’oublions pas pour autant qu’en règle générale c’est l’homme tout entier qui voit, et pas seulement l’œil comme organe anatomiquement différencié. Si par conséquent l’œil de l’artiste voit réellement dans un sens spécifiquement autonome, exclusif, l’idée n’est pas que son œil fonctionnerait en vertu d’une abstraction plus marquée que chez d’autres hommes par rapport à la vie telle qu’elle est. Bien au contraire, chez l’artiste créatif, une plus grande accumulation de vie entre dans son acte de voir ; la totalité de la vie se soumet plus volontiers à la direction dans laquelle il la canalise. C’est seulement de manière secondaire et pour ainsi dire technique que l’artiste voit plus dans sa vie que d’autres ; de manière première et essentielle, il a davantage de vie dans son voir ; c’est ce que la formule suivante exprime : la forme produite à l’intérieur et aux fins de la vie réelle produit un monde idéal dans la mesure où elle ne s’insère plus dans l’ordre vital, mais détermine ou constitue elle-même un ordre dans lequel la vie – en tant que réalité, en tant que représentation, en tant qu’image – doit s’insérer.
36Je ne mentionnerai qu’un trait particulier de ce rapport entre la vision empirique obéissant à une visée pratique d’une part, la vision et la création artistiques d’autre part. Toute perception optique signifie d’emblée une sélection parmi des possibilités illimitées ; à l’intérieur de chaque champ de vision respectif, nous ne mettons jamais l’accent que sur des points particuliers, mais pour des motifs qui ne concernent le strict phénomène optique que dans des cas exceptionnels ; la perception laisse d’innombrables choses en-dehors d’elle, comme si elles n’existaient tout simplement pas ; même dans chaque objet particulier il y a tant et tant d’aspects et de qualités sur lesquels notre regard fait l’impasse. La façon dont nous formons le monde des intuitions ne se réalise donc pas seulement par le biais d’apriorités physico-psychiques que l’on pourrait nommer, mais constamment aussi de manière négative. Le matériau du monde de notre intuition n’est donc pas celui qui est réellement là, mais ce qui en reste après la suppression d’innombrables composantes possibles – ce qui détermine cependant aussi de manière très positive les totalités que nous formons, les ensembles que nous constituons. Si donc un |270| peintre moderne des plus importants a pu dire : dessiner c’est laisser de côté, cette vérité est a pour postulat cette autre vérité : voir c’est laisser de côté. Pour autant que le processus artistique puisse être globalement caractérisé en ce sens, il est – en tenant compte de cette rotation complète de l’intention – la continuation et pour ainsi dire l’intensification systématique de la manière dont nous percevons de toute façon le monde. « Laisser de côté » est une fonction qui conditionne l’activité artistique, tandis que dans la pratique il s’agit d’une nécessité regrettable. L’artiste – on en a déjà parlé précédemment – voit davantage que d’autres hommes : cela signifie donc qu’il doit disposer d’un matériau beaucoup plus important que d’autres, parce qu’il « laisse de côté » beaucoup plus, et parce que pour la création artistique ce qui est vu n’est pas seulement comme pour la vie un élément supplémentaire, qui est de surcroît déterminé d’emblée par la fin vitale extérieure. Nous sommes donc tous dans la réalité, en tant que nous voyons, des peintres fragmentaires ou embryonnaires, tout comme nous sommes, dans la mesure où nous participons au processus de connaissance, des scientifiques. Mais la différence, si elle peut apparaître du même coup simplement graduelle, ne doit pas conduire à interpréter l’œuvre créée idéale comme une simple intensification graduelle du processus vital.
37Le fait que la réalité de la vie apparaisse en ce sens comme la forme préalable de l’art, se révèle, à côté des cas subjectifs qu’on peut ainsi donner en exemple, également dans des cas objectifs. Les œuvres créées par les artistes des peuples primitifs partent souvent du principe que, par exemple, une pierre rappelle à peu près une figure d’homme ou d’animal, et ils complètent dès lors cette ressemblance en retranchant un morceau, en colorant l’objet ou par quelque autre moyen. Dans le premier cas on a affaire à un phénomène psychologique associatif, un de ceux qui illustrent l’entrelacement de l’optique et de la conceptualité qui porte à chaque instant la vie pratique. Vu du dehors, dégager de manière plus précise la ressemblance n’est en principe qu’un degré plus élevé dans la recherche des analogies. Mais le sens en est différent : il s’agit, quant à son principe, d’une rotation totale. Prenons l’exemple d’une forme donnée qui, au gré d’un processus spirituel, a conduit à l’image d’un poisson ; cette image devient active, elle engendre à son tour elle-même, en fonction de lois qui lui sont exclusivement propres, une œuvre créée. D’abord, la forme de la pierre a mené à l’idée du poisson, mais ensuite l’idée intuitive du poisson a mené à |271| une forme sculptée dans la pierre. Le processus visuel, incité par ses liens avec la réalité extérieure et contingente à percevoir une forme, s’arroge une position dominante : que l’œuvre créée soit vue comme poisson n’est désormais plus ce qui est déterminé, mais ce qui est déterminant ; c’est désormais la vision qui produit la forme artistique, après que la vie pratique a assuré l’acquisition de la forme en tant que telle. Désormais, le découpage, l’attribution de sens, l’unicité qui signifient notre « vision » par rapport à la nature objective – parce que cette vision n’est possible que sur ce mode pratique – deviennent quelque chose de décisif pour soi ; la vie ne porte plus la forme, elle délivre les contenus de l’être de leur enchaînement à la vie médiatisé par la forme pour prendre elle-même souverainement forme dans ces contenus ; d’où l’on comprend, d’une part, le sentiment de liberté qui habite tout art, dans son processus comme dans son résultat – car l’esprit crée ici réellement ex solis suae naturae legibus –, et, d’autre part, la façon dont apparaît le contenu du processus de vie : de manière purement réelle et naturelle, entrelacé au monde, se présentant comme forme préalable à l’œuvre d’art.
38Il se peut que le sentiment de pureté et d’innocence, qui peut être considéré comme une prérogative constante de l’art, soit lié à cette autonomie ainsi caractérisée comme indépendance par rapport à tout état donné du monde, alors que d’habitude nous impliquons, pour ainsi dire, la vision et l’agir qui s’ensuit dans tout ce que cet état du monde a de problématique et de contingent du point de vue des valeurs. L’art peut bien représenter une scène aussi indécente qu’on voudra, ce caractère indécent ne l’affecte lui-même que dans la seule mesure où elle est vécue et où son contenu s’inscrit par conséquent sous une tout autre catégorie que celle de la pure contemplation. Il est problable qu’on interprète mal cette pureté de l’art lorsqu’on la considère comme une disposition d’esprit positive, telle qu’elle existe sous le même nom dans le registre éthique ou religieux. Dans ces derniers cas c’est de la pureté de la vie qu’il s’agit, dans le cas de l’art il s’agit d’une pureté libérée de la vie. C’est pourquoi les artistes se défendent de toute moralisation par rapport à leurs sujets : ils ne se sentent pas du tout concernés par cette moralisation qui porte uniquement la forme de vie de ces sujets. Car peu importe combien de vie est entrée dans la création artistique et combien en émane : en tant qu’artistique, elle est |272| détachée de la vie à l’intérieur de laquelle la contemplation n’est de toute façon qu’un élément parmi d’autres, elle n’est que contemplation, et qui plus est contemplation « pure », c’est-à-dire la forme la plus extrême de la contemplation, sa forme créatrice séparée de tous les enchevêtrements de la vie. L’intuition artistique, en tant qu’y domine le processus de l’intuition comme tel, sans être d’aucune façon perturbé, est si peu une abstraction que c’est plutôt l’intuition empirique pratique qu’il faudrait désigner ainsi. Car c’est justement parce que l’image non artistique des choses est de part en part investie par des orientations, des associations, des significations centrifuges qui sont tout sauf intuitives et parce qu’elle est un des moyens coordonnés parmi d’autres servant à des fins pratiques, qu’elle doit faire abstraction de toute la plénitude et de l’idiosyncrasie pure du phénomène intuitif en tant que tel ; la pratique ne prend pas en compte l’ensemble de la chose intuitionnée, mais uniquement la quantité d’intuition dont elle a besoin pour ses fins, qui sont tout à fait différentes.
39Dans les rapports pratiques, la chose intuitionnée est peut-être fondue dans la totalité de la vie et est aussi peu un fragment que le membre vivant est un « fragment » de son corps vivant ; mais évaluée purement en tant qu’intuition, elle est un simple fragment, créé en le soustrayant à la totalité possible de l’intuition dont il peut faire l’objet. Aussi ressort-il clairement de cette interprétation de l’œuvre d’art que cette dernière est bien moins source d’illusions que maintes images de la réalité. Car quelle que soit la façon dont on interprète une relation de cette sorte à son objet, c’est-à-dire ce qui passe pour sa « justesse », et quelles que soient les garanties dont on entoure cette dernière – on ne peut jamais exclure qu’elle rate néanmoins son but. Certes, l’œuvre d’art elle aussi a capté en elle l’objet, elle en a fait sa matière qu’elle entoure de tous ses soins. Mais une fois que cette capture a eu lieu, la création artistique se replie complètement sur soi, elle ne s’accomplit qu’au nom des exigences de sa forme propre et n’a plus rien en face d’elle à quoi il importerait à sa signification artistique de ressembler (ou comme on voudra qualifier cette relation). Seuls des intérêts extérieurs à l’art et propres à la vie peuvent rendre importante la relation morphologique de l’œuvre d’art au modèle. Mais comme |273| l’œuvre d’art ne fait l’objet d’une évaluation pure que si on la juge selon des qualités artistiques immanentes et qu’elle ne prétend absolument rien dire de l’objet extérieur en tant que tel, en tant que réalité, elle n’est absolument pas en mesure de susciter d’illusion à propos de cette réalité ; il lui manque le corrélat qui pourrait la transformer en illusion et dont l’existence conditionne la possibilité de l’erreur pour la représentation de la réalité, qu’elle soit vitale ou scientifique.
40Je développerai le caractère radical de cette rotation qui permet de passer de l’image réelle, entrelacée avec la vie, à l’image artistique et que l’intuition vécue de la réalité met alors justement au service de la forme pure de l’intuition, de ses lois immanentes et de ses attraits intrinsèques, produisant ainsi vraiment l’œuvre d’art en tant que telle, en me penchant sur un cas isolé et difficile. Les bols de thé du Japon ancien, qui sont maintenant des pièces de collection, présentent souvent sur tout leur pourtour de fines lignes dorées, par lesquelles on a réparé des fêlures ou des éclats. Pour le regard européen, ces pièces de faïence paraissent au premier abord fort rustiques, voire même grossières et aléatoires, elles ne révèlent leur beauté et leur profondeur qu’au connaisseur expérimenté. Même alors, elles ne sont cependant pas de l’« art » dans le sens habituel, comme le sont par exemple des porcelaines chinoises, mais apparaissent en quelque sorte comme un moyen terme entre un produit naturel contingent et le fruit d’un style artistique ; notre esthétique européenne n’a pas de catégorie pour des entités présentant ces caractéristiques. Il ne s’agit pas non plus d’une synthèse comme dans l’art naturaliste, car ce n’est pas le contenu représenté mais l’existence immédiate de cette œuvre créée qui est d’ordre naturel. Certes, une disposition de couleurs ou un traitement de surface particuliers peuvent toujours donner une impression naturelle – on songe à une pierre ou à une peau de poisson, à une écorce d’arbre ou aux couleurs de nuages. Il ne s’agit toutefois pas là d’imitation naturaliste, mais – puisqu’on ne peut désigner cette impression étrange que de façon symbolique – c’est plutôt comme si la nature avait fait naître les éléments optiques et tactiles qu’elle produit dans les objets qu’on vient de mentionner en empruntant quelque détour et en se servant de la main d’un Japonais. Tandis que les fêlures et les morceaux manquants relèvent en l’occurrence purement d’un hasard naturel et produisent évidemment aussi cet effet quand ils ne sont pas réparés, |274| les lignes dorées qui les épousent composent dans un nombre exceptionnel de cas, comme par une harmonie préétablie, une image qui, tant du point de vue du tracé que de la répartition des surfaces, est véritablement ravissante et tout à fait parfaite sur le plan artistique – si parfaite que l’on a souvent du mal à croire au caractère contingent de ces fissures. Notre principe n’apparaît peut-être nulle part ailleurs de façon aussi marquante que dans ce cas où le processus artistique retrouve de manière absolument étroite l’aspect naturel et ne parvient à révéler le libre choix qui y préside que par la largeur, le relief et la teinte des lignes dorées. Plus immédiatement que n’importe où ailleurs, ce que l’artiste voit s’est converti en ce qu’il fait. Mais ce renversement de l’impression d’un ordre empirique déterminé de façon naturelle en un ordre indubitablement formel et esthétique révèle qu’ici un tournant a dû avoir lieu au niveau du principe. Tant que la brèche du bol conserve sa forme d’origine, son image optique n’est certes produite elle aussi que par le processus visuel synthétique ; ce n’est qu’à ce titre qu’elle est déterminée de façon purement naturelle et par l’entrelacement de notre regard avec le donné de la nature. Or, voilà que la forme optique ainsi créée assume la direction de l’activité artistique. Si la vision de la réalité donnée, déterminée par notre entrelacement vital avec elle, est la forme préalable de l’art, et si l’art naît dans la mesure où la vision se détache de cet entrelacement et dirige spontanément la vie du créateur dans le sens de ses rythmes autonomes, ici, c’est l’image des lignes, perçue empiriquement en rapport avec la réalité, qui pour l’artiste céramiste devient la règle directrice qui détermine à quoi il souhaite que la tasse ressemble. L’œuvre d’art naît de l’émancipation de l’image visuelle par rapport à la vie pratique, une émancipation qui devient productive par la formation d’une œuvre créée nouvelle obéissant à présent à la fonction de la vision.
41Si les choses se présentent bien ainsi, alors on peut expliquer par ce phénomène le paradoxe qu’on a souvent pu entendre : pour chaque époque, la nature ressemble à ce que l’art des artistes de cette époque lui prescrit d’être ; en d’autres termes, nous ne verrions pas la réalité de manière « objective », mais avec les yeux des artistes. Peu importe si cela correspond complètement à la vérité – c’est en tous cas une partie de la vérité. Mais le fait qu’il soit possible que l’art détermine notre manière de voir |275| vient de ce que la vision a déterminé l’art. Après que notre vie dans le monde eut constitué la vision, les artistes ont soustrait la fonction visuelle à ces liens avec la vie afin de lui donner un développement spécifique qui réside dans la capacité autosuffisante d’intégrer les choses à un ensemble créé uniquement par la vision. Et cela se répercute en retour sur la vision empirique tournée vers le monde : la genèse de l’art à partir de sa forme vitale préalable a jeté le pont grâce auquel l’art se relie de nouveau à la vie. Nous sommes tous des peintres pré-existentiels, et c’est pourquoi nous sommes capables, après que le vrai peintre nous a frayé le chemin, de suivre ses pas. La seule différence est que les artistes procèdent à peu près comme le penseur qui, lorsqu’il se trouve devant l’expérience, en extrait la causalité comme une création autonome pure, mais qui ne peut le faire que parce que la causalité a déjà elle-même formé cette expérience. Ils ne nous imposent pas – comme le déclare le paradoxe tant qu’il s’en tient au simple phénomène – leur façon purement artistique de voir les choses à la place d’une manière globalement non artistique de les voir ; c’est au contraire seulement la formation à chaque fois particulière d’un a priori – lequel est de toute façon, dans son fonctionnement non artistique, une forme préalable de l’art – qui est déterminée par eux. Cela ne vaut pas seulement pour la peinture, mais manifestement tout autant pour la poésie. Si nous ressentons et si nous vivons comme les poètes ont ressenti et vécu avant nous, c’est qu’ont contribué d’emblée à la formation du monde intérieur les catégories qui, détachées de tout et maîtrisant le matériau psychique en n’obéissant qu’à elles-mêmes, engendrent « l’art ».
42Car ce que je disais à propos des arts de l’intuition détermine aussi la poésie : nous sommes tous des poètes pré-existentiels. Il faut seulement, une fois de plus, se garder d’oublier que cette formule est antidatée puisque les formes en cause, étant opératoires à l’intérieur de la vie empirique pratique, ne sont pas encore de l’art, pas même un « petit bout » d’art ; elles sont quelque chose de différent, non pas en degré, mais en genre, qui est seulement destiné à se transformer en art. En ce qui concerne la poésie, il faut en premier prendre en compte l’expression verbale. Si nous considérons la langue comme un simple moyen de communiquer de personne à personne |276|, nulle dimension artistique ne semble avoir de place dans ce processus logique. Cela ne vaut cependant que lorsqu’il n’est question que d’un contenu de conscience déterminé qui se déverse de façon en quelque sorte mécanique dans une autre conscience et lorsque, du point de vue de l’intention, la parole de l’un ne vise pas à déclencher chez l’autre une fonction propre à cet autre. Dans ce cas, le style télégraphique est suffisant. Seulement, les fins de la parole – qu’elle soit orale ou écrite – ont généralement pour caractéristique de requérir, outre l’identité de contenu entre la représentation suscitée et celle qui la suscite, également des mouvements psychiques de la part du récepteur ; ces émotions ne peuvent pas être obtenues de la même manière par des moyens logiques et, bien qu’elles soient suscités par ce qui est entendu, elles proviennent pourtant, dans une plus grande mesure – plus grande que la reproduction des purs contenus – de la spontanéité de l’auditeur. Après tout, il doit bien être d’une humeur particulière quand il reçoit ce qu’il entend, ce qu’il entend doit ou bien se graver en lui ou au contraire ne subsister justement qu’un instant, il doit être amené à des réactions spécifiques, comme l’approbation, la conviction, la prise en compte de conséquences pratiques – tout cela ne résultant pas de façon strictement logique du simple contenu mais constituant une suite, un moment nouveau qui dépend en grande partie de la forme dans laquelle ce contenu est présenté. Prenons le concept de « musique » au sens le plus large, à savoir comme rythmique de l’expression, comme vibration du sentiment par delà ce qui est susceptible d’être fixé conceptuellement, comme un ordonnancement temporel et dynamique de la représentation en fonction de qui est le plus opportun pour notre capacité de compréhension, comme traduction immédiate et continuée d’un état psychique que les paroles et les concepts ne peuvent médiatiser que par fragments et par une sorte d’assemblage : si l’on entend par cela la « musique » de nos expressions, alors elle est constamment suscitée par la finalité pratique de ces dernières. Mais c’est seulement dans la poésie que cette façon de leur donner forme prend une valeur autosuffisante ; la tournure créée au moyen de mots prend son sens en atteignant cette sorte de perfection, elle ne le prend pas déjà, ou seulement, au moment où elle est engagée, utilisant cette mise en forme comme moyen, au service de la vie qui tend vers des fins situées encore plus loin. C’est pourquoi, du point de vue de la vie, Schopenhauer a raison : « L’art partout a déjà atteint son but » – parce que l’art |277| n’a absolument aucun « but » au sens de la vie. La téléologie est une catégorie vitale, et non artistique. On peut aisément comprendre que ces formes, dès qu’elles ont accompli leur tournant vers l’autonomie, façonnent de part en part leur champ d’application de manière beaucoup plus conséquente, cohérente, radicale qu’il ne leur est possible de le faire dans leur fonction vitale. Car dans celle-ci, elles ont la contingence d’un simple moyen, sont constamment interrompues par des exigences qui vont dans une autre direction et n’aboutissent à aucun développement conséquent, dirigé vers elles-mêmes, elles sont au contraire condamnées à rester fragmentaires –même si ce n’est pas le cas du point de vue de la vie au sein de laquelle elles possèdent une réalité ; car, dans le flot continuel de la vie, chacune de ces formes est (de manière présomptive) parfaitement à sa place, à la mesure de son efficience, de façon quantitativement exacte, et toute augmentation de sa domination n’apporterait rien de plus pour ce qui est exigé d’elle, mais la rendrait au contraire encore plus imparfaite. C’est seulement au regard de la nouvelle œuvre créée par leur domination exclusive, du point de vue de l’art, que ces mises en forme de moments particuliers de la vie apparaissent comme des fragments. Si l’on entend si souvent qualifier la vie de fragment et prétendre qu’elle trouve son achèvement et sa totalité seulement dans l’art, le sens exact de ce propos réside sans doute dans le principe formel suivant : l’œuvre d’art peut être un tout et être par principe achevée parce qu’elle est de part en part façonnée par des normes qui ont réalisé entièrement leur sens en le mettant intégralement en œuvre en elle, tandis qu’elles sont soumises sinon à quelque chose de plus haut, à la norme de la vie en tant que telle, qui ne leur permet que des mises en pratique changeantes et interrompues ; la vie apparaît en tant que tout comme un fragment dans la mesure où chacun de ses éléments particuliers, du point de vue de sa forme accomplie dans une création autonome, n’est naturellement qu’un fragment. Il en résulte en outre que nous pouvons parler d’art imparfait en deux sens tout à fait distincts. Il y a art imparfait dans la mesure où l’œuvre est certes tout à fait façonnée conformément à l’intention artistique et ressortit strictement à l’autocratie des formes artistiques, mais où elle ne satisfait pas aux exigences immanentes de l’art parce qu’elle est inintéressante, banale, impuissante. Et il y a art imparfait lorsque |278| l’œuvre ne présente peut-être pas ce genre de déficiences mais n’a pas encore complètement libéré ses formes artistiques de leur soumission à la vie, n’a pas encore accompli de manière absolue le tournant par lequel ces formes cessent d’être un moyen et deviennent une valeur propre. C’est le cas lorsque la représentation est connotée de façon déterminante, de quelque manière que ce soit, par un intérêt tendancieux, anecdotique, sensuellement excitant. Ce faisant, il se peut que l’œuvre possède une grande signification spirituelle et culturelle ; car elle n’a pour cela nullement besoin d’être liée à la pureté conceptuelle d’une catégorie particulière. Mais elle demeure inaccomplie en tant qu’art tant que ses mises en forme rendent encore perceptible quelque chose de la signification par laquelle elles s’inscrivent dans les courants de la vie – quelles que soient la profondeur et l’ampleur avec lesquelles elles ont intégré ces courants.
43La forme vitale de la poésie, quant à elle, ne se limite nullement à l’expression verbale. Bien au contraire, la configuration intérieure et substantielle de la contemplation par laquelle la création poétique s’accomplit, prend forme dans d’innombrables actes psychiques préalables grâce auxquels nous mettons la matière de la vie au service des fins de la vie. Je me bornerai à un petit nombre d’exemples. On a de tout temps attribué à l’art en général – encore qu’ici seule la poésie doive nous importer – le pouvoir de ne pas représenter des existences humaines dans leur individualité isolée, mais toujours un caractère général, des types d’humanité au regard desquels l’individu untel n’est qu’une image ou un prénom. Je laisse ici en suspens la question de savoir si cette conception est acceptable ; en tout cas, pour autant qu’elle soit exacte, elle semble mettre la poésie – c’est ainsi qu’on en jugerait de manière générale – en opposition avec la démarche pratique qui saisirait les phénomènes humains dans leur réalité, c’est-à-dire chacun d’entre eux sous son aspect individuel, selon la singularité de sa figure, de sa position, de son sens vital. Il me semble cependant que de la sorte notre image des hommes, telle que nous la formons précisément en vue de nos relations pratiques avec eux, n’est nullement caractérisée de façon suffisante. Il est rare qu’on réalise vraiment clairement à quel point nous généralisons et ramenons systématiquement à des types les personnes auxquelles nous avons affaire. |279| D’abord dans une perspective plutôt extérieure, sociale. En fréquentant un officier ou un ecclésiastique, un ouvrier ou un professeur, même en dehors d’un contexte professionnel, nous avons coutume de les traiter non pas tout simplement comme des individus mais, comme si cela allait de soi, comme des exemplaires de ces notions générales de statut ou de profession, et pas seulement au sens où cette détermination supra-individuelle constitue un élément réel de la personnalité dont on aurait évidemment tort de négliger l’impact. Cet élément s’élève bien plutôt au-dessus de l’unité du fleuve de la vie dans lequel il est inséré, où il est coordonné à d’autres et ne marque aucune rupture, il s’érige en point de repère pratique, il donne le la du commerce, nous ne voyons absolument pas la pure individualité, mais d’abord, et parfois aussi jusqu’au bout, l’officier, l’ouvrier, souvent aussi « la femme » etc., et la détermination personnelle n’apparaît que trop souvent comme une différence spécifique par laquelle cette généralité se donne à voir. Cette structure de la représentation de l’autre est la présupposition qui préside à notre commerce social. Mais elle se dresse dans une même mesure au-dessus des qualités personnelles au sens strict. Aussi intensément que nous ressentions le caractère incomparable et l’unité inanalysable d’une nature, lorsque nous la représentons d’une façon qui peut précisément permettre d’entretenir des rapports pratiques avec elle, elle s’inscrit néanmoins, en dépit de tout ce que l’individu a d’ineffable, sous un concept psychologique général ou se présente comme une synthèse de tels concepts généraux : intelligent ou idiot, mou ou énergique, gai ou morose, généreux ou mesquin, et selon toutes les généralisations qu’on peut imaginer – des généralisations dont le caractère général se révèle précisément par le fait qu’à chaque fois une paire de contraires se partage les directions possibles d’une énergie psychique fondamentale. Nous pouvons bien être conscients qu’une accumulation de telles généralités, si considérable soit-elle, ne constitue pas pour autant un système de coordonnées au sein duquel la personnalité véritable serait un point qui pourrait être déterminé sans ambiguïté, et que par ces généralisations nous l’arrachons à son enracinement le plus propre, nous ne pouvons malgré tout pas échapper aux transpositions de l’individuel dans le général à l’intérieur de la vie pratique. Et, pour ne rien arranger, la représentation de l’autre |280| recèle encore une transformation de sa réalité véritable qui traverse en quelque sorte cette réalité vers le côté opposé. Cette réalité de l’homme qui nous fait face (peut-être même aussi notre réalité propre), nous la voyons inévitablement de telle sorte que nous complétons les seuls traits particuliers qu’elle offre pour en faire une image d’ensemble ; nous projetons de la sorte les aspects successifs sous lesquels se déploie son être dans la simultanéité d’un « caractère », d’une « manière d’être », et finalement nous conférons une sorte de valeur absolue à une personnalité dont ce qui nous apparaît est qualitativement imparfait, tronqué, inabouti, seulement esquissé ; nous voyons chacun – pas toujours, mais sûrement bien plus souvent que nous en prenons conscience – comme il serait s’il était pour ainsi dire tout à fait soi-même, s’il avait réalisé en bien comme en mal l’entière possibilité de sa nature, de son idée. Nous sommes tous des fragments, non seulement d’un type social, non seulement d’un type psychique susceptible d’être désigné avec des concepts généraux, mais en un certain sens aussi du type que seuls nous-mêmes sommes. Et tous ces aspects fragmentaires, le regard de l’autre les complète comme automatiquement pour en faire quelque chose que nous ne sommes jamais de façon pure et simple. Tandis que la vie pratique semble nous pousser à assembler l’image de l’autre à partir des seuls fragments réellement donnés, quand on y regarde bien c’est elle qui repose sur ces compléments et, si l’on veut, sur ces idéalisations vers la généralité du type que nous partageons avec d’autres comme de celui que nous ne partageons avec personne. De cette manière – tout comme la relativité empirique de nos conceptions se situe partout entre deux absolus – nous situons l’autre homme entre l’absolu d’un concept général et l’absolu de son propre sujet – alors qu’il ne recouvre ni l’un ni l’autre.
44Il n’est pas nécessaire de consacrer plus de temps à démontrer que toute représentation de l’homme, qu’elle soit poétique ou de manière générale artistique, trouve son prototype dans ces modes de conception constamment mis en œuvre dans la vie courante. Les généralisations auxquelles on procède dans une perspective sociologique et psychologique créent les assises sur lesquelles s’élèvent le commerce et la compréhension ; cette image perfectionnée de l’individualité nous servira en quelque sorte de schéma pour reporter sur lui les traits et les actions empiriques de |281| la personnalité (peu important que ce schéma ait découlé d’elles), pour les mettre en rapport et faire que l’homme soit pour nous un facteur stable pour nos calculs et nos exigences. Mais à cet égard il se trouve que l’image artistique naît d’une complète rotation autour de l’axe : il ne s’agit plus en l’occurence de rendre l’autre insérable dans le cours de notre vie grâce à l’efficacité de ces catégorisations, car l’intention artistique trouve son accomplissement dans le fait de donner à un caractère humain, à une possibilité de l’être-homme ces formes et pas d’autres. Les figurations poétiques les plus parfaites qui nous aient été données – chez Dante et chez Cervantes, chez Shakespeare et chez Goethe, chez Balzac et chez Conrad Ferdinand Meyer – constituent une unité que nous pouvons seulement caractériser comme la rencontre dans une simultanéité des démarches opposées que nous avons évoquées : elles sont, d’une part, quelque chose de tout à fait général, comme si l’individu, délivré de lui-même, s’était inscrit dans une figure typique qui n’est accessible aux sens que comme une pulsation de la vie générale de l’humanité ; et elles sont, d’autre part, approfondies jusqu’au point où l’homme n’est tout simplement plus que lui-même, jusqu’à la source d’où jaillit sa vie absolument inimitable et responsable d’elle-même, pour ne connaître qu’ensuite, dans le cours empirique de cette dernière, des généralisations et des assimilations avec d’autres.
45Je citerai encore un deuxième cas relevant d’un tout autre registre. Parmi les catégories de sentiments dans la perspective desquelles s’inscrit le matériau de la vie, la poésie lyrique en a choisi deux pour les couler plus souvent que toutes les autres dans sa forme artistique : l’aspiration7 et la résignation. Les instants d’accomplissement lors desquels la volonté de vie et son objet s’interpénètrent complètement ont de manière générale non seulement plus rarement cours dans la poésie lyrique, mais proportionnellement, ils y accèdent encore bien plus rarement à une véritable perfection artistique. La raison me paraît être que l’aspiration et la résignation – ou, en nuançant un peu, l’espoir et la perte – portent en elles un moment de distanciation qui, pour ainsi dire, ouvre la voie à la mise à distance et à l’objectivation artistiques. Si je ne me trompe pas, l’usage de la langue tend à désigner l’aspiration et la résignation comme des |282| « sentiments lyriques » ; et je ne saurais dire à propos de quoi cette affinité pourrait être ressentie si ce n’était à propos de cet éloignement singulier de la totalité accomplie de la vie qu’implique la possession. Pour l’aspiration comme pour la résignation, l’écoulement du temps – même si c’est dans des significations tout à fait différentes – s’est en quelque sorte arrêté ; dans les deux cas, l’âme se situe d’une certaine manière au-delà des contingences temporelles (ainsi que l’exprime Goethe dans l’une des deux perspectives : « Ce que je possède, je le vois comme au loin, Et ce qui disparut, me devient réalité8 »), et elle crée ainsi une forme préalable du rapport artistique au temps, tout comme l’écart par rapport à la vie – au sens véritablement plein du terme – qui caractérise ces deux affects place ceux-ci dans la sphère préalable de l’art. Mais c’est en dessous de cette apparente continuité extérieure que s’accomplit le tournant radical : dans le vécu réel l’aspiration et la résignation naissent parce que nous sommes éloignés d’une certaine immédiateté intensive de la vie, dans l’art lyrique ces affects sont à l’inverse privilégiés parce qu’ils créent précisément pour nous la distance artistique requise. L’affect que la vie produit en tant qu’effet d’une intangibilité, d’une mise à distance, devient alors à son tour le centre, parce qu’il répond le mieux aux conditions de l’art.
46La mise à distance constitue le point de rotation entre la vie empirique et l’idéalité poétique dans une autre perspective encore. On a depuis longtemps remarqué que les personnes et événements du passé présentent des dispositions particulières pour un usage poétique dans l’épopée comme dans le drame. De fait, la manière dont le passé se présente à nous en tant que tel est déjà une forme préalable à l’art : le fait qu’il soit détaché de tout intérêt pratique, qu’il fasse ressortir l’essentiel et le caractéristique tandis que l’insignifiant retombe dans l’oubli, le pouvoir que l’esprit – autrement que face à la réalité immédiate – exerce ici sur l’organisation et la figuration du matériau, toutes ces caractéristiques de la remémoration du passé sont créatrices d’essence artistique dès lors qu’elles s’adaptent elles-mêmes au matériau donné. Il en va également ainsi pour l’histoire en tant que figuration scientifique, mais d’une manière moins absolue. Elle aussi forme la |283| matière vivante de l’événement par le bais de telles catégories et en fait une œuvre créée idéale qui se situe au delà de la vie ; mais dans son cas le contenu a des exigences encore plus grandes à l’égard de la forme aboutie du résultat que dans l’art, de sorte que l’histoire constitue une sorte de transition entre le souvenir lié à un vécu – qui contient ces catégories à l’état embryonnaire – et la poésie (historique). On a l’habitude de concevoir la relation entre histoire et art comme si les formes et les qualités artistiques étaient données pour soi et comme si elles étaient ensuite utilisées pour produire l’image historique. Il se peut que cela soit vrai sur le plan psychologique et une fois les deux domaines constitués, mais la relation essentielle dans le registre idéel s’établit en sens inverse. Car ce qui entre ici en considération, ce n’est pas seulement l’histoire relevant d’une méthode d’investigation scientifique, mais ce qui en est le précurseur, ce qui – incontestablement du reste – en prépare les formes : la réactualisation quasiment ininterrompue du passé vécu ou transmis sous forme d’images se présentant d’une manière ou d’une autre comme achevées. Et cette expérience vécue ininterrompue ne présuppose pas l’art, elle prend immédiatement forme à travers ces catégories, qui à l’intérieur de la vie sont fragmentaires et asservies à une fonction, au même titre qu’elles ont par ailleurs une fonction déterminante centrale, qu’elles asservissent le matériau et créent ainsi le domaine de l’art en tant que tel. Au niveau de cette strate, la plus profonde de toutes, ce n’est pas l’art qui est un véhicule de l’histoire, mais c’est bien au contraire l’histoire qui, en vertu de sa nécessité intrinsèque, se révèle une deuxième forme préalable à l’art, la première étant constituée par le type de remémoration du passé qui se produit à l’intérieur de la vie.
47Si l’on présente le rapport entre la vie et l’art de cette façon fondamentale, l’antagonisme des motifs ou des registres, qui fait peser sur l’essence de l’idée en général la menace d’une contradiction interne, peut être réconcilié. Nous pouvons – avec plus ou moins de perfection historique et psychologique – retracer le développement de l’art ainsi que celui de la science et de la religion et montrer comment ils sortent du cours de la vie empirique naturelle, mais également comment ils évoluent à l’intérieur de celui-ci ; par d’imperceptibles transitions, les œuvres créées idéelles émergent des non idéelles ; les phénomènes en tant que tels semblent ne faire l’objet d’aucune démarcation absolument brutale, ne marquer aucun point de rupture du point de vue des principes. |284| Pourtant, nous maintenons qu’un tel revirement a bien lieu au niveau du principe, que l’art, et de manière générale l’idée, tire son sens et son droit précisément de ce qu’il est l’autre de la vie, qu’il libère de sa pratique, de sa contingence, de son écoulement temporel, de ses enchaînements infini de fins et de moyens. Si nous admettons dès lors que des formes sont malgré tout à l’œuvre dans tout cela, et qu’elles n’ont besoin que de troquer leur statut de moyen et de point de passage pour celui de valeurs propres, de forces autonomes menant à des figurations définitives, pour que ces œuvres créées idéales soient données, alors, les deux exigences sont satisfaites. Car, dans la perspective du phénomène extérieur, le tout consiste en ce que des modes de formation qui ont toujours existé et été efficaces à divers degrés deviennent souverains – et l’on comprend alors que la frontière entre ces deux réalités que sont l’œuvre créée par la vie et l’œuvre créée par l’art ne puisse pas toujours être tracée avec précision, qu’elles interfèrent par moments et que le langage quotidien passe par exemple subrepticement dans la poésie, de la même manière que la forme empirique de la contemplation passe dans la forme artistique. Mais la différence essentielle réside précisément dans l’intention, dans le fait que soit ces formations mettent leurs moyens à la disposition de la matière de la vie et de son cours imprévisible, soit elles interviennent au contraire comme des valeurs autonomes qui intègrent en elles cette matière et la saisissent dans des œuvres créées définitives, et telle est précisément la raison pour laquelle la différence entre la vie naturelle réelle et l’art n’est, quant à son sens, rien moins que radicale. Puisque, dans les deux cas, le processus tout entier consiste à modeler une matière déterminée pour obtenir des formes déterminées et que toute la différence tourne autour de la question de savoir ce qui doit être moyen et ce qui doit être valeur finale – ce qui signifie qu’elle est de prime abord purement intérieure et ne devient explicite que dans la mesure où les formes passent du contingent, du fragmentaire, du mélange désordonné, à une existence dominante, complète, définitive –, il s’ensuit que la continuité des phénomènes ne constitue plus une contradiction au regard de la rotation sans médiation de leur sens ; c’est au contraire précisément dans la réunion des deux que la structure du rapport s’exprime.
48Par là devient aussi compréhensible que nous |285| ressentions dans une grande œuvre d’art toujours plus que simplement l’œuvre d’art. Si les formes de l’art proviennent du mouvement et de la productivité de la vie, elles produisent dans certains cas un effet d’autant plus puissant, d’autant plus significatif et d’autant plus profond que la vie qui les porte est forte et ample. Cela requiert bien sûr la médiation de ce que nous appelons le talent – à savoir que ces formes ne sont pas seulement vouées au service de la vie mais peuvent accomplir, grâce à une force individuelle, le tournant vers des figures souveraines de la matière du monde en général. Mais à talent spécifique égal, le facteur décisif est le degré d’intensité et de richesse de la vie intégrée dans ces formes. Celle-ci ne s’écoule à présent plus à travers elles pour atteindre ses propres buts pratiques, elle s’est condensée dans ces formes, elle leur a pour ainsi dire transmis sa force, et c’est grâce à cette dernière et en fonction d’elle que ces formes agissent désormais selon leur propre loi. Si la vie qui les fonde est faible et étriquée, il en résulte les manifestations d’un esthétisme uniquement maniéré et d’une perfection technique creuse. Mais d’un autre côté, on a l’impression que la signification d’ensemble de l’œuvre n’est pas épuisée par sa seule valeur artistique et qu’au-delà de celle-ci se manifeste en elle quelque chose de plus large et de plus profond. Si ce qu’on vient d’exposer est juste, cette impression ne renvoie pas à un dualisme des facteurs agissants mais à leur ordonnancement uniforme. La vie avec sa signification biologique et religieuse, psychique et métaphysique n’intervient pas dans l’œuvre depuis un au-delà des formes artistiques, ces formes sont au contraire les formes de la vie elle-même, qui certes se sont émancipées du fleuve téléologique de la vie mais tirent malgré tout leur dynamique et leur richesse de cette même vie, dans la mesure où elle en est dotée. Le plus-que-de-l’art qui distingue tout grand art coule de la même source dont est issu cet art, qui se présente désormais en tant qu’œuvre créée purement idéale, émancipée de la vie. Finalement, la vie transmet son caractère aux formes qui ont émané d’elle, même si ces dernières agissent selon leur propre logique, de façon absolument objective et indépendante, et la vie se laisse en retour déterminer par elles, de sorte qu’elle |286| se situe à la fois de son côté et du leur ; à droits égaux elle est éternisée en elles, de même qu’elles sont vitalisées par elle.
49En ce qui concerne la formation du « monde » religieux, je me contenterai, en ce point, d’évoquer une seule série de développements qui me permettra de faire abstraction de toutes les questions concernant l’« essence » de la religion. Pour l’heure, il doit seulement être entendu que la religion est un comportement de l’homme – peu importe de quel contexte métaphysique il relève et comment il est dirigé vers le transcendant et déterminé par lui. En effet, il y a des rapports de vie innombrables, en partie intérieurs à l’âme, en partie inter-individuels, qui ont immédiatement et de par eux-mêmes un caractère religieux sans être le moins du monde conditionnés ou déterminés par une religion préexistante ; le mot « religieux » peut leur être appliqué dans la seule mesure où on les considère à la lumière d’une religion connue par ailleurs et où ce qu’on éprouve à leur propos, bien qu’ils ne soient pas en eux-mêmes religieux mais déterminés de manière purement vitale, relève d’une caractérisation qu’on est alors conduit à qualifier de religieuse. Lorsque dans la vie empirique nous « croyons » en un homme, lorsque dans notre rapport à la patrie ou à l’humanité, à une personnalité « supérieure » ou aimée, nous éprouvons l’étrange mélange ou la tension bien particulière associant humilité et élévation, dévouement et désir, distance et fusion, lorsque nous nous savons tout à la fois abandonnés et protégés, dépendants et responsables, quand des aspirations obscures et une insatisfaction à l’égard de toutes choses nous habite jour après jour, alors s’instaure la religion, dans la mesure où ces états et ces affects se détachent des matières terrestres qui les suscitent, deviennent en quelque sorte absolus et se créent par eux-mêmes leur objet absolu. Certes, sur le plan psychologique, cela se produit aussi par des transitions imperceptibles, mais Dieu est en fin de compte essentiellement « l’amour même », il est l’objet par excellence de la foi et de l’aspiration, de l’espoir et de la dépendance ; il n’est pas quelque chose avec quoi nous désirons devenir un et en quoi nous désirons reposer, mais, dans la mesure où ces passions, d’un point de vue terrestre, sont devenues sans objet et rayonnent dans l’infini, nous nommons leur objet et l’absolu vers lequel elles rayonnent Dieu. |287| De manière plus parfaite peut-être que nulle part ailleurs s’est ici accomplie la rotation autour des formes que la vie produit en elle, pour donner immédiatement à ses contenus cohérence et chaleur, profondeur et valeur. Mais à présent elles sont devenues assez fortes pour ne plus se laisser déterminer par ces contenus, mais pour déterminer par elles-mêmes la vie de façon tout à fait pure ; l’objet façonné par elles et correspondant désormais à leur mesure affranchie de toutes limites, peut maintenant prendre en charge la direction de la vie.
50Dans la majeure partie de l’histoire de la religion qui nous est connue, tous les comportements religieux, c’est-à-dire les sacrifices, les rituels, la prêtrise, la prière, les fêtes, l’ascèse, etc., ont pour unique sens de gagner la faveur des dieux, que ce soit pour la durée de la vie terrestre ou pour celle qu’on espère outre-tombe. Cette religiosité a beau, de par son ambiance, ses œuvres, ses techniques se distinguer d’autres mesures téléologiques, elle est quant à son principe ultime coordonnée avec elles toutes, le cordon ombilical la reliant à la vie qui lui a donné naissance n’est pas coupé, et si intériorisée, si sublimée, si fantastique que soit l’« utilité » que ces comportements religieux possèdent, ils restent inscrits dans l’ensemble des rapports vitaux téléologiques. Ce qu’on observe avec étonnement et souvent avec respect dans le monde ethnologique et fréquemment aussi dans le monde antique, à savoir à quel point la vie est pénétrée, de façon presque continue, de pratiques religieuses, l’investissement quantitativement colossal de la vie par le religieux, cela tient précisément à ce que la religion n’a pas encore conquis par rapport à la vie, avec ses désirs et ses intérêts quotidiens, son pur être-pour-soi ; mais une fois que cela a eu lieu, une fois qu’elle a acquis le sens absolument autonome qui lui est propre, elle s’entrelace de nouveau à la vie. La vie l’a produite organiquement comme l’une de ses formes, mais il appartient d’emblée à la détermination de cette forme de parvenir, par une rotation radicale qui lui permet de s’extirper de l’ensemble vital, à un recentrement et à la découverte du sens au sein de soi-même, rendant alors possible un monde unifié par l’idée de religion et reposant sur ses propres assises. Que les dieux soient seulement des absolutisations |288| de relativités empiriques n’est un lieu commun des Lumières qu’aussi longtemps qu’on veut en faire un jugement sur la nature même du divin. Mais si on s’interroge sur le cheminement de l’homme vers Dieu – sur la façon dont il a lieu sur le plan de la religiosité humaine –, le tournant décisif se révèle être en tout état de cause l’émancipation par laquelle ces formations de la vie la plus intérieure se libèrent de leurs contenus téléologiques relatifs et deviennent absolues ; l’objet qu’elles se créent dans ce pur être-soi ne peut être lui-même qu’absolu – l’idée de l’absolu. La question de son être et des déterminations qui sont les siennes et auxquelles on croit se passe de réponse, tout comme la question de savoir si de telles déterminations particulières ne seraient éventuellement pas des restes de leurs rapports empiriques que ces formes continuent de véhiculer et dont elles ne sont pas encore parvenues à libérer le règne de leur idéalité qui n’obéit plus qu’à soi-même.
51J’ai amorcé ces explications en constatant que le « monde » est une forme à travers laquelle nous saisissons comme unité l’ensemble de ce qui est donné – réellement ou potentiellement. Selon le concept suprême sous la direction duquel cette unification s’accomplit, des mondes divers naissent à partir du même matériau : le monde de la connaissance, le monde de l’art, de la religion. L’usage commun de la langue n’applique cependant pas le concept de monde uniquement à de tels ensembles qui, conformément à leur idée, ne laissent rien en-dehors d’eux. Et c’est précisément ce caractère formel du concept qui justifie tout à fait qu’on lui subsume également des totalités relatives, des domaines d’une étendue plus restreinte, à condition qu’un concept supérieur remplisse la fonction de les unifier. C’est ainsi que nous parlons d’un monde du droit, de l’économie, de la vie éthique pratique, etc. On postule de ce fait pour certains contenus de l’existence un caractère clos en vertu d’un sens unitaire qui les traverse, une autonomie et une auto-responsabilité intérieure qui font de chacun de ces mondes, à une échelle réduite, une analogie formelle de celui qui englobe tout. Ils le sont aussi dans la mesure où ils ne peuvent acquérir leur autosuffisance et leur signification objective propre que grâce à la même rotation axiale de la vie et de l’idée. Le matériau de tous ces mondes naît des contextes vitaux, il est engendré |289| par les forces organiques de la vie et par ses nécessités plus ou moins téléologiques entrelacées avec toutes choses, et il joue ce rôle à l’intérieur du tout de la vie sous certaines formes caractéristiques qui sont constamment irriguées par sa signification vitale. Mais ces mondes s’en émancipent, ils acquièrent une valeur qui ne se rapporte qu’à eux-mêmes et dont la dernière instance est leur sens propre, et ils intègrent dès lors en eux des forces et des contenus provenant des pulsations du reste de la vie. Ils deviennent alors à leur tour des créateurs façonnant le matériau de la vie, pour autant que ce dernier présente des affinités avec eux, et le devenir-monde de ce matériau, conformément à leur idée directrice respective, apparaît dès lors comme étant son telos définitif ; avec cette réserve que ces mondes en principe achevés, tout comme c’est le cas pour les mondes de plus grande envergure, peuvent replonger à nouveau dans les flux et les développements de la vie. Je vais tenter d’esquisser ce principe à grands traits à propos de quelques-unes de ces totalités partielles, et, pour commencer, en ce qui concerne le monde du droit.
52Il est à peu près indubitable que le comportement que nous désignons comme conforme au droit et auquel le droit peut contraindre se rencontre pour l’essentiel déjà dans des états sociaux qui n’avaient encore formé ni le concept de droit, ni les institutions que lui seul rend possibles. L’autoconservation du groupe doit avoir atteint cela soit par instinct et par des coutumes exercées naturellement, soit par une menace coercitive. On pourra admettre que ce comportement du tout social et de l’individu l’un vis-à-vis de l’autre ait été ressenti comme « droit » dans le sens de ce qui est correct, justifié. Cette exigence n’a toutefois pas pris sa source dans le « droit » en tant qu’idée située au-delà de la réalité, elle-même et sa réalisation étaient plutôt des fonctions de la vie immédiate, dont le groupe suivait les fins, même si c’était souvent par des cheminements étranges. Ces entrelacs réels de la vie ne doivent pas nous faire perdre de vue que de tels commandements et interdictions interviennent en grande, et vraisemblablement en majeure partie, sous forme de sanction religieuse. Car les puissances religieuses d’états aussi primitifs, le totem et les aïeux adorés, le fétiche et les esprits habitant tout l’environnement, sont eux-mêmes précisément des éléments de cette vie immédiate ; |290| même le Dieu plus élaboré demeure encore longtemps un membre du groupe en tant que tel. Du fait précisément que toutes les sanctions qui seront plus tard différenciées, qu’elles soient de nature éthique ou juridique, religieuse ou conventionnelle, sont encore incluses de manière inséparable dans la norme de la conduite « correcte », cette dernière, et le fait qu’on la suive, est inscrite dans le processus effectif de la vie qui s’écoule de façon organique et solidaire, comme étant l’une de ses fonctions. Or, le « droit » quant à lui se situe à un tout autre niveau. Dès qu’il est établi, ses contenus (qui dans ce sens incluent ses formes) ont beau être « conformes à une fin », le sens de leur réalisation ne réside plus là, mais dans le fait qu’ils sont le droit. Le droit n’est désormais plus un moyen, une technique dont on pourrait oublier éventuellement la fin dernière ; la conscience persistante de sa finalité affecte si peu la nouvelle absoluité de l’exigence du droit en tant que telle que cette exigence se maintient même lorsque cette finalité est délibérément bafouée : fiat justicia, pereat mundus. Au nombre des paradoxes qui constituent la base même des mondes spirituels il faut compter le fait que l’effectivité opérante de la catégorie du droit se développe dans et à partir de la vie, mais qu’à partir du moment où elle se met à déterminer la vie, elle affirme son indépendance et la valeur de son existence objective, allant même jusqu’à la négation de la vie. On peut certes dire que la société a « sa fin dans le droit ». Toutefois cette finalité ne concerne que les déterminations relatives au contenu et le fait qu’elle ait pour elle l’apanage de la contrainte et la forme de la sanction. Car ces deux choses, nées de la téléologie de la vie sociale, sont communes à tous les stades de développement. En revanche, quant à leur sens essentiel intrinsèque, ces derniers font apparaître un revirement radical. Dès que nous disons qu’il existe véritablement un « droit », c’est-à-dire un droit qui doit être réalisé parce qu’il est le droit, toute téléologie est supprimée : le droit en tant que tel est fin en soi, ce qui est seulement une expression un peu confuse pour dire qu’il n’a précisément aucune « fin ». La continuité de ses contenus, de ses sanctions, de son utilité sociale, ne doit pas masquer ce renversement de principe. Il est hautement significatif que tous les droits primitifs sont sans doute marqués par un caractère avant tout criminel. |291| L’idée d’un ordre objectif, dont chaque rapport empirique n’est qu’un aspect réglé par lui et un exemple, n’est à l’origine pas du tout présente. Même une norme aussi élémentaire que celle selon laquelle ce qui est dû est dû n’apparaît pas à l’origine comme une exigence de justice objective, comme un devoir dont la réalisation obéit à une logique des valeurs, c’est seulement le fait de ne pas payer qui constitue de la part du débiteur une action subjective répréhensible. On en trouve encore des réminiscences dans le droit romain, puisque dans le cas de certaines plaintes relevant exclusivement du droit privé, on ne se contentait pas d’une condamnation à payer la somme d’argent en cause mais que le condamné était frappé d’infamie. Au lieu du principe selon lequel un contrat doit être honoré, les personnes contractantes étant investies de droits et de devoirs mais demeurant par ailleurs entièrement hors de toute implication et le procès ne pouvant du même coup porter que sur le seul contrat conclu, on observe une propension beaucoup plus immédiate, beaucoup plus immanente aux entrelacs de la vie, à condamner celui qui perpètre un tort parce qu’il le commet. À cela est lié de la manière la plus étroite le fait que le droit au début de son développement est essentiellement orienté vers la préservation de la « paix » et qu’il tend à supprimer avant tout la menace que représentent pour la collectivité la violence individuelle ainsi que la violence non moins grande avec laquelle on y fait face ; on a formulé cela en disant que la pacification obtenue prime provisoirement sur la justice. La collectivité veut vivre et c’est au nom de cette volonté qu’elle crée, en tant que moyens, les formes qui règlent le comportement de l’individu. On voit bien que cela relève encore, dans cette mesure même, complètement de la téléologie de la vie dans son ensemble, tout comme les formes de comportement de la vie individuelle se règlent sur cette téléologie – et très souvent aussi par la contrainte qu’exerce le centre de la personnalité sur des impulsions particulières périphériques. Aussi supra-individuelle que soit la forme que cela prend, le droit reste ici pris dans la forme de la vie ; il est – expression extrême de cette intention – une mesure immanente de la téléologie de la vie à l’intérieur de la série de ses techniques ; ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il entre dans la forme de l’idée, sans qu’il soit du reste besoin de changer quelque chose quant au phénomène : sinon qu’auparavant, la justice était bonne dans la mesure où elle servait la vie et que désormais la vie est bonne dans la mesure où elle sert la justice. |292|
53Le degré de détermination avec lequel le droit s’extrait des entrelacs et du mouvement de la vie dans son ensemble pour s’assurer une base propre est illustré par ce qui le distingue des coutumes et des mœurs, avec lesquelles il était à l’origine confondu ; ou plutôt, il semble qu’à l’origine de toute évolution pratique et sociale supérieure il y ait toujours eu une norme tout à fait générale, une conscience indifférenciée de ce qui doit être, de ce qui est « dans l’ordre des choses », une conscience bien sûr imprégnée de religion et qui ne s’est développée et différenciée que progressivement dans les formes spécifiques des mœurs, du droit, de la moralité personnelle.
54Mais avec la réalité de la vie, dans la dynamique téléologique de laquelle cette notion générale d’impératif est née et a grandi, les mœurs entretiennent un lien organique durable. Coutumes et mœurs sont complètement liées à des sujets qui vivent conformément aux unes et aux autres. On peut certes aussi les penser comme un formalisme anonyme en faisant abstraction d’eux ; mais dotées d’une telle autonomie idéelle elles n’ont pas vraiment de sens ; même en tant que principes, elles ne possèdent de validité qu’à partir du moment où les hommes vivent conformément à elles dans la réalité, quoique avec des exceptions. Elles ne sont pas fondées en elles-mêmes et ne reposent pas sur des assises idéales, indépendantes de la vie, mais restent inextricablement liées avec les réalités et les fins de la vie. Elles n’ont pas participé de la rotation vers l’idée dont résulte la forme d’un « monde » unifié et autonome et que le droit a quant à lui accomplie. Elles continuent à servir la vie, à l’encontre de laquelle le droit est devenu souverain – du moins quant à son idée. Il importe seulement de ne pas oublier que le droit, même s’il est autonome et s’il détermine la vie, conformément à son idée, peut néanmoins être à nouveau englobé par la vie.
55Même dans le domaine de l’économie, et bien que cela ne soit perceptible qu’à un regard capable de différencier et de faire la part d’importants glissements ou masquages, le règne d’un domaine de vie objectif, unifié par un concept, s’est, par une rotation au niveau du principe, soustrait au contexte vital d’origine dont provient sa forme. Il n’y a certainement aucun complexe pratique qui soit aussi intimement lié aux processus primaires de la vie, qui soit autant enchaîné aux exigences qu’ils imposent quotidiennement, que le complexe de l’économie. La |293| faim et les autres besoins qui s’y manifestent ont généré les formes correspondant à leur satisfaction et n’ont laissé à la multiplicité de ces formes, même aux plus riches et aux plus raffinées, d’autre sens que de satisfaire ces besoins de la façon la plus adéquate possible. Que l’économie et les valeurs au moyen desquelles elle opère, en particulier l’argent, puissent ce faisant prendre une importance psychologique qui en fait des fins spécifiques, définitives, ne signifie absolument pas – on l’a déjà souligné – qu’il y ait un tournant au niveau du principe ; tout reste au même niveau et seuls les accents psychologiques changent. En revanche, la rotation complète par laquelle l’économie devient véritablement un monde pour soi intervient dès qu’elle devient un processus qui obéit à des lois et à des formes purement objectives, techniques, et pour lequel les hommes vivants ne sont que des agents, les exécutants de normes qui lui sont immanentes, qui tirent de lui leur nécessité, lorsque le propriétaire ou le chef d’entreprise sont, au même titre que l’ouvrier et le garçon de courses, les esclaves du processus de production. La violence inhérente à la logique de son développement ne prend aucunement en compte la volonté des sujets, ni le sens et les nécessités de leur vie. L’économie suit désormais son chemin obligé, exactement comme si les hommes n’étaient là que pour elle et non elle au service des hommes. De tous les mondes dont les formes ont été créées dans et à partir du développement de la vie et qui ont trouvé par la suite leur centre en eux-mêmes pour dominer la vie à leur tour, aucun sans doute n’a une origine aussi indiscutablement et aussi indissociablement enracinée dans la vie immédiate, aucun n’est autant dépourvu de référence à une possible signification propre, distincte de la téléologie de cette vie ; et en même temps il n’y en a aucun qui, après la rotation axiale dont on a parlé, ne se soit comme l’économie moderne distancié par rapport au sens et aux exigences propres à la vie en faisant preuve d’une objectivité aussi brutale, en les violant de façon aussi démoniaque au nom de sa logique et de sa dialectique purement objectives. La tension entre la vie et ce vis-à-vis-de-la-vie que constituent les formes qu’il produit en fonction des fins qui sont les siennes atteint un maximum – à propos duquel on peut aussi parler de tragédie et de caricature. |294|
56Quant au domaine de l’éthique enfin, je me contente de renvoyer à un seul phénomène qui symbolise l’argument que j’ai exposé. En effet, la distinction kantienne entre l’impératif hypothétique et l’impératif catégorique recouvre très exactement l’objet de mon propos. Ce que Kant appelle le mobile subjectif, en lui-même encore étranger aux mœurs, est précisément ce que dont je traite ici comme moment de la téléologie vitale : la pulsion naturelle tendant à un maximum de réalisation dans la vie empirique, échafaudant toute une série de moyens dont beaucoup satisfont pleinement aux exigences pratiques extérieures de la morale. Que, selon certains moralistes, « l’intérêt propre bien compris » soit identique à l’éthique exprime cela à la perfection. Mais que l’éthique ne soit pas pour autant réalisée en tant qu’idée lorsque l’action conforme au devoir est exécutée de telle sorte que le cours de la vie génère de lui-même des actions par ailleurs conformes au devoir, qu’elle ne soit donc réalisée que lorsque le devoir détermine par lui-même et comme unique instance le cours de la vie – Kant, en soulignant cela, a exprimé le tournant en question ici dans tout sa radicalité. Ce n’est pas pour autant que l’on abonde nécessairement dans le sens de son interprétation du concept de devoir et du caractère exclusif des valeurs qui caractérise son moralisme. Avant tout n’intervient pas dans la réflexion kantienne le moment médiateur qui m’importe ici : il considère comme un simple hasard et comme une pure coïncidence le fait qu’à l’intérieur de la finalité vitale subjective interviennent des actions qui, d’un strict point de vue factuel, sont éthiquement justes. Cette absence de signification, qui chez Kant confère un caractère profondément pessimiste à l’image qu’il donne de notre condition, je répugne à l’admettre. Certes, les motivations sont dans les deux cas bel et bien distinctes. Mais quelle que soit leur contingence quand on les considère isolément, il existe entre elles un lien de principe qui tient au fait que la vie génère, à partir de ses propres nécessités téléologiques, les formes d’action autour desquelles, comme autour d’un axe, la vie doit subir une rotation afin que ces formes s’érigent en idée souveraine et qu’elles déterminent la vie et sa valeur en fonction de leur logique. Kant croyait pouvoir sauver, face à la relativité de la détermination vitale, l’absoluité de la détermination idéelle en se contentant d’affirmer la contingence totale |295| de leurs rapports. Mais c’est précisément là que se manifeste une certaine limite dans sa confiance en cette absoluité. Si l’on est tout à fait sûr de cette dernière et si on la situe réellement au sein de l’intériorité de la conscience qui décide par elle-même, alors elle n’est en rien affectée par le fait que la vie ait déjà – avant ou simultanément – engendré les comportements déterminés par cette absoluité à partir de ses rapports relatifs, ni même par le fait qu’il existe sur le plan empirique et psychologique des transitions floues entre les deux motivations de ces comportements.
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57L’explicitation de ces séries n’a pas pour but de démontrer que le principe déterminant les régit toutes dans une mesure égale que l’on pourrait établir exactement. Chaque série manifeste bien plutôt une unité pour ainsi dire organique, au sein de laquelle le processus formel fondamental est, du fait même de son contenu, contraint d’adopter les caractéristiques différentielles propres à ce contenu. Entre elles, les séries n’entretiennent pas d’autres rapports particuliers qu’une relation de « ressemblance » qui ne se laisse pas composer à partir d’un certain quantum de similitude et d’une certain quantité de non-similitude, mais qui est sui generis.
58Le sens ultime du thème exposé ici, si on veut l’appréhender sous son acception la plus générale, est l’établissement d’un lien organique entre psychologie et logique. On peut aujourd’hui estimer établi de façon univoque que ce but ne peut être atteint ni par le psychologisme, ni à partir du domaine spécifique de la logique, tout comme il est assurément établi que la contingence réciproque de ces deux domaines n’est pas supportable à la longue. Je ne peux voir ici d’autre issue que métaphysique et, en recourant à la première étude de ce recueil9, je me contenterai de l’indication suivante : de même que la vie est, au niveau physiologique, une production continuelle, de sorte que, pour l’exprimer de façon ramassée, la vie est toujours plus-de-vie, au niveau de l’esprit elle produit quelque chose qui est plus-que-la-vie : quelque chose d’objectif, une œuvre créée, quelque chose qui vaut par soi-même et est en soi-même significatif. Cette élévation de la vie au-dessus d’elle-même ne vient pas s’ajouter à elle, mais constitue l’immédiateté même de son être ; c’est dans la mesure où elle révèle ce dernier que nous parlons de vie spirituelle ; elle |296| dépasse le domaine psychologique subjectif, devient elle-même quelque chose d’objectif et développe à partir de soi-même une objectivité. Nous ne pouvons ici qu’effleurer l’idée fondamentale : à savoir que la vie créatrice (en continuité avec la vie productrice) va constamment au-delà d’elle-même, qu’elle pose elle-même son autre devant elle et fait ainsi de cette objectivité sa créature, formant avec elle un ensemble uni par leur commune croissance ; elle se réapproprie ses significations, ses conséquences, les normes qu’elle pose, et se forme elle-même en fonction de ce qui a été formé par elle. Ce qui se situe en ce point de rotation, c’est cela même que nous appelons objectivité, une objectivité transcendante par rapport au sujet et qui n’est rien moins que son travestissement. Tous deux, en tant que réalités, sont bien plutôt des stades de l’évolution de la vie, dès que celle-ci est devenue vie spirituelle et que, passant par l’un pour atteindre l’autre, elle manifeste néanmoins son unité par l’effet rétroactif de l’objectivité sur le sujet. Dans le processus relativiste, la forme et la vérité, la norme et l’absoluité indépendantes du sujet s’élèvent au-dessus de l’événementialité psychologique subjective – jusqu’à ce qu’elles soient reconnues elles aussi comme subjectives parce qu’une objectivité supérieure est développée, et ainsi de suite dans l’infinité du processus culturel. Il est vrai que c’est en cela que réside aussi tout ce que ce dernier a de tragique, le tragique de l’esprit en général : la vie se blesse souvent en se heurtant aux œuvres qu’elle a créées et qu’elle a dotées d’une objectivité rigide hors d’elle-même, elle ne sait plus comment y accéder et comment satisfaire à partir de sa forme subjective aux exigences qu’elle développe sous leur forme objective. Mais c’est là justement la preuve douloureuse qu’elle a bien affaire à une objectivité authentique à laquelle ne manque rien de ce qu’on peut entendre par là et en aucun cas à une objectivité psychologisée. Ce que je viens d’exposer ici ne propose que quelques exemples du devenir objectif de la vie ; j’ai présenté quelques aspects de la façon dont elle crée ce qui lui fait face, quelques aspects qui révèlent, par leur signification indépendante de la vie réelle et se constituant en être en soi, le caractère métaphysique et non psychologique de la vie créatrice.
Notes de bas de page
1 Source : « Die Wendung zur Idee », in : Georg Simmel, Lebensanschauung, Gesamtausgabe, t. XVI, sous la direction de Gregor Fitzi et Otthein Rammstedt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1999, p. 236-296. Les indications de page renvoient à cette édition.
Michael Landmann a quelque peu romancé l’histoire du recueil de quatre essais Lebensanschauung dans lequel figure ce texte. Il écrit dans le Buch des Dankes an Georg Simmel, un ouvrage collectif publié par lui-même et Kurt Gassen pour commémorer la mort du philosophe (Berlin, Duncker & Humblot 1958) : « [Simmel] demanda à son médecin alors qu’il se savait atteint d’une maladie incurable : combien de temps vivrai-je encore ? Il se devait de le savoir parce que germait en lui le livre le plus important qu’il avait à produire. Le médecin lui dit de quel ordre était le délai, et Simmel se redressa et écrivit finalement la Lebensanschauung. » En fait, l’essai « Le tournant vers l’idée », rédigé pendant sa période strasbourgeoise, qui coïncide avec les années de la Grande Guerre, avait déjà paru antérieurement, tout comme deux autres textes du recueil. On en trouve une première version sous le titre « Vorformen der Idee. Aus den Studien einer Metaphysik » (Les formes préalables à l’idée. Extraits d’études pour une métaphysique) dans la revue Logos de l’année 1916. Simmel n’en retoucha pas moins sensiblement son texte dans les derniers jours de sa vie.
2 On reconnaît là la problématique présentée par Simmel dans « La différenciation et le principe de l’économie d’énergie » à propos de la friction.
3 Corrigé selon la Gesamtausgabe. La première version était « à son service » (in seinen Dienst).
4 Célèbre réplique de Philine dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe (Livre IV, chapitre 9, Hamburger Ausgabe, vol. 7, p. 235). Le personnage de Philine, qui appartient à la troupe de théâtre à laquelle s’agrège le jeune Wilhelm, incarne dans le roman le charme érotique et l’amour gratuit affranchi des conventions sociales.
5 Simmel se contente de complexifier légèrement ce que Kant expose au titre des causalités réciproques comme troisième analogie de la catégorie de la relation.
6 Gebilde. Par la suite, le terme va souvent s’apparenter à celui de Gestalt. On s’efforce de traduire constamment Gebilde par « œuvre créée ».
7 Sehnsucht.
8 Il s’agit des deux derniers vers de la dédicace du premier Faust.
9 Simmel se réfère ici au premier essai, « Die Transzendenz des Lebens » (La transcendance de la vie), de son recueil Lebensanschauung.
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