La différenciation et le principe de l’économie d’énergie1
p. 45-77
Texte intégral
1. L’économie d’énergie psychique obtenue par la différenciation des contenus de pensée. Augmentation absolue et diminution relative de l’utilisation d’énergie au sein de formations2 élaborées.
1On peut considérer que toute évolution ascendante dans la chaîne des organismes est régie par la tendance à l’économie d’énergie. L’être évolué se distingue de celui qui l’est moins par sa capacité à remplir non seulement les mêmes fonctions que ce dernier, mais à en assumer d’autres encore. Cela n’est possible que dans la mesure où des réserves d’énergie plus abondantes sont à sa disposition. Cette énergie est-elle cependant équitablement distribuée que l’être évolué parvient à un surcroît d’activité orientée vers une fin en exécutant les fonctions inférieures avec une moindre dépense d’énergie ; il peut de cette manière réserver cette énergie pour l’exécution de fonctions supérieures ; l’economie d’énergie est la condition préalable à la dépense d’énergie. Un être vivant est d’autant plus proche de la perfection qu’il peut atteindre une même fin avec une plus petite quantité d’énergie. Toute culture ne consiste pas seulement à rendre disponible une quantité croissante d’énergies issues de notre nature primitive pour la réalisation de nos fins, mais aussi à réaliser chacune de celles-ci par des voies de plus en plus économes en énergie.
2Il existe selon moi trois sortes d’obstacles à l’accomplissement d’une activité téléologique, et le principe d’économie d’énergie vise précisément à les surmonter : la friction, le détour et la coordination superflue des moyens. La coordination superflue est à la juxtaposition ce que le détour est à la succession3 ; si, pour parvenir à une fin, il m’est possible d’effectuer un mouvement conduisant à elle directement, mais que j’entreprends malgré cela un mouvement qui s’écarte de cette trajectoire directe, et s’il faut que ce soit ce mouvement, peut-être même sous l’effet d’un troisième, qui provoque le mouvement menant directement au but, cela revient, transposé dans le temps, à exécuter, à côté du mouvement permettant d’aller droit au but, une série d’autres mouvements – soit qu’ils soient associées à celui-ci et ne puissent pas être séparés de lui bien qu’ils soient en l’occurrence superflus, soit qu’ils servent effectivement |259| le même but, lequel est toutefois atteint par un seul de ces mouvements, qui serait suffisant en la circonstance.
3L’avantage évolutionniste de la différenciation peut dès lors être interprété en termes d’économie d’énergie dans quasiment toutes les perspectives indiquées ici. Je partirai d’abord d’un domaine qui ne relève pas directement du social. Dans l’évolution de la langue, la différenciation a conduit à ce que toute une variété de voyelles apparaisse dans les langues nouvelles à partir des quelques voyelles existant dans les langues anciennes. Ces voyelles anciennes se caractérisent par des différences de sonorité fortes et tranchées, tandis que les voyelles récentes introduisent des niveaux intermédiaires et des nuances entre les sons, les scindent pour ainsi dire en parties et combinent ces parties de multiples façons. On a donné une bonne explication du phénomène en disant qu’il permet d’alléger le travail des organes de la parole ; la fluidité plus grande de la langue, obtenue grâce à des sons intermédiaires, à des nuances souples et discrètes, représentait une économie d’énergie comparée au passage sans transition d’une voyelle fortement marquée à une autre, qui exigeait à chaque fois une innervation complètement différente. Sur un plan purement intellectuel maintenant, il se peut que lorsque les limites qui définissent un concept perdent leur netteté et deviennent flottantes, comme on peut l’observer dans la théorie de l’évolution et la Weltanschauung moniste, nous ayons également affaire à une économie du travail de pensée, dans la mesure où la représentation du monde exige d’autant plus d’effort que ses parties sont hétérogènes et que la pensée de l’une d’elles entretient, quant à son contenu, moins de relations avec celle d’une autre partie. De même qu’il est nécessaire de recourir à une législation plus élaborée, et exigeant une plus grande énergie, là où les différentes classes d’un même groupe se distinguent les unes des autres par des droits ou des formes de rapports juridiques particuliers, de même qu’il est plus facile d’embrasser ces rapports par la pensée lorsque les discriminations juridiques perdent leur caractère absolu et se dissolvent dans des distinctions fluctuantes qui persistent en raison des disparités de propriété et de position sociale, aussi unifiée et égalitaire que puisse être par ailleurs la législation, de la même manière, toute opération psychique se trouve-t-elle peut-être facilitée lorsque les frontières qui délimitent les concepts de façon stricte perdent de leur rigidité et s’ouvrent aux médiations et aux transitions. Il faut comprendre cela comme un processus de différenciation dans la mesure où le lien qui a réuni |260| sous un même schéma un grand nombre d’individus est rompu et où c’est désormais l’individualité de l’être qui détermine le contenu de sa propre représentation4, et non plus des qualités collectives identiques. Tandis que ces ensembles conceptuels délimités de façon nette comportent toujours un caractère subjectif – toute synthèse, comme le dit Kant en épuisant la question, ne peut résider dans les choses mais seulement dans l’esprit –, ce retour à l’individu envisagé dans sa singularité témoigne d’une tendance réaliste ; et la réalité a toujours un rôle de médiation vis-à-vis de nos concepts, elle est toujours une sorte de compromis entre eux, parce qu’ils ne constituent que des aspects détachés de la réalité qui s’autonomisent dans notre esprit, tandis qu’elle-même renferme tous ces aspects mêlés à beaucoup d’autres. C’est pourquoi la différenciation, quoiqu’elle paraisse être un principe de séparation, est en réalité bien souvent un principe de réconciliation et de rapprochement, et donc précisément un principe d’économie d’énergie pour l’esprit qui opère au moyen d’elle de façon pratique ou théorique5.
4La différenciation témoigne ici encore de son rapport avec le monisme ; dès qu’on cesse de rassembler dans des groupes et des concepts clairement délimités les uns par rapport aux autres et qu’entrent en jeu, en même temps que l’individualisation, une médiation et une gradation propres aux états intermédiaires, toute une série d’infimes variations liées les unes aux autres, et par là même la multitude des phénomènes, se présentent comme un tout homogène. Or, le monisme, quant à lui, a été abordé comme un principe d’économie d’énergie de la pensée. Si ce n’est pas sans de bonnes raisons, je doute néanmoins que ces raisons soient aussi inconditionnelles et aussi immédiates qu’elles en ont l’air. Même si l’intuition moniste des choses s’attache plus étroitement à la réalité que ne le font par exemple le dogme des actes de création isolés et leurs pendants dans la théorie de la connaissance, elle a toutefois elle aussi besoin d’une activité synthétique, et peut-être d’une activité synthétique plus englobante et plus exigeante que lorsqu’on se contente d’examiner n’importe quelles séries de phénomènes et qu’en fonction des similitudes qu’ils présentent on les considère comme ayant une origine commune ; pour saisir la totalité des mouvements physiques à partir d’une source d’énergie homogène et à partir de leur conversion les uns dans les autres |261|, il faut un acte de pensée supérieur à celui qui est requis pour concevoir une cause différente pour chaque phénomène différent : pour la chaleur une énergie calorifique particulière, pour la vie une énergie vitale particulière, ou encore, selon une exagération tout à fait typique, pour l’opium une vis dormitiva particulière. Comprendre la vie psychique comme un tel tout homogène, alors qu’elle se présente à nous de façon discontinue, dans des processus entre des représentations individuelles, est finalement plus difficile que lorsqu’on s’en tient à des facultés psychiques distinctes et que l’on croit pouvoir expliquer la reproduction des représentations à partir de la « mémoire » ou l’aptitude à conclure à partir de la « raison ».
5En réalité, lorsque l’intuition moniste n’a pas pour corrélat une différenciation et une individualisation des contenus appréhendés, elle économise une grande quantité d’énergie ; seulement ce n’est pas au sens où elle la réserverait à une autre activité, globalement plus élevée, mais dans le sens d’une inertie. Aussi, pour rester sur un plan théorique, ne s’agit-il pas toujours nécessairement d’une force de la pensée, d’une force conduisant à des abstractions élevées et universelles comme par exemple l’idée hindoue de Brahma, mais bien plus souvent d’un certain relâchement, d’une absence de résistance qui fuit la réalité crue et tranchante des choses, qui n’est pas en mesure de venir à bout des énigmes de l’individualité et est entraînée de plus en plus haut jusqu’à l’idée métaphysique de l’Un universel en laquelle cesse toute pensée particulière. Au lieu de descendre dans l’obscur puits de mine des particularités de ce monde, le seul dont on puisse extraire l’or que représente une connaissance vraie et juste, un type de pensée plus confortable et dépourvu d’énergie saute par-dessus les contradictions de l’être, qu’il devrait plutôt s’efforcer d’unifier, et se baigne dans l’éther de l’Un et du Bien universels. Toutefois, le fait que, comme dans les cas cités ci-dessus, le monisme obtenu grâce à la différenciation dépense plus d’énergie qu’une forme de pensée pluraliste est plus provisoire que définitif. Car les résultats acquis de cette manière sont d’autant plus riches que la dépense d’énergie est en fait comparativement moindre – un peu comme une locomotive |262| consomme beaucoup plus d’énergie qu’une diligence, mais, par rapport aux effets obtenus, en consomme beaucoup moins. Ainsi, un grand État, administré de façon uniforme, rend nécessaire une grande administration organisée jusqu’au moindre détail dans la répartition du travail, mais grâce à cette importante dépense d’énergie, exigée par son homogénéité et sa différenciation, il accomplit d’une certaine manière beaucoup plus de tâches que si un même territoire était constitué uniquement de petites unités étatiques dont aucune ne requiert un degré élevé de différenciation du corps administratif.
2. La formation d’un parti et le déploiement d’énergie qu’elle induit. Division du travail supérieur et du travail inférieur.
6La question de l’économie d’énergie se complique quand il s’agit d’une différenciation qui contient en elle-même une tendance aux oppositions conflictuelles, par exemple, dans le cas mentionné plus haut, lorsqu’une corporation homogène à l’origine développe en elle-même des partis qui s’opposent de toutes sortes de façons. On peut considérer cela comme une division du travail ; car les tendances qui conduisent aux formations de partis sont bel et bien des instincts propres à la nature humaine, qui se retrouvent chez tous les individus en quantité plus ou moins inégale, et l’on imagine très bien que les différentes aspirations qui, dans la tête de chaque individu, étaient auparavant soumises à une pondération et à un relatif équilibre sont désormais dévolues à des personnalités différentes et appréhendées par chacune de manière spécifique, alors que l’équilibre ne peut être réalisé que par l’être-ensemble de tous. Un parti qui, en tant que tel, n’est que l’incarnation d’une idée partielle et limitée réprime, chez celui qui lui appartient, et dans la mesure où celui-ci lui appartient effectivement, tous les instincts qui ne vont pas dans son sens alors qu’on peut estimer en règle générale qu’il n’en est pas a priori entièrement libéré ; si l’on observe les processus psychologiques qui déterminent la prise de position partisane d’un individu, on constate que, dans la très grande majorité des cas, ce n’est pas une disposition naturelle implacable qui a conduit à cette prise de position, mais le hasard des circonstances et des influences auxquelles l’individu était exposé et qui ont développé en lui une orientation et un type d’énergie parmi d’autres possibles, potentiellement disponibles mais qui sont restés pour leur part à l’état de germe. Ce phénomène, c’est-à-dire le fait qu’aient été interrompus les mouvements intérieurs contradictoires qui, avant que nous n’adhérions à la vision unique d’un parti |263|, ôtent à notre pensée et à notre volonté une part de leur énergie, explique le pouvoir que le parti exerce sur l’individu, un pouvoir qui se manifeste entre autres dans le fait que des hommes possédant les plus hautes qualités éthiques et morales se vouent à la défense peu scrupuleuse d’intérêts politiques que le parti juge précisément nécessaire de défendre sous cette forme, en se souciant presque aussi peu des considérations de morale individuelle que le font les États dans leurs relations réciproques. C’est dans cet esprit partisan que réside la force du parti, et il en résulte notamment que la passion qui lui est vouée conserve toute son intensité et même ne se manifeste souvent dans toute son ampleur que lorsque l’acte de partition, de création d’un parti, a entièrement perdu son sens et sa signification, lorsqu’on ne débat plus du tout à propos de buts positifs à atteindre, mais que l’appartenance à un parti, qu’aucune raison objective ne vient plus motiver, suscite un antagonisme vis-à-vis d’un autre parti. Les partis du cirque à Rome et à Byzance en sont peut-être l’exemple le plus probant ; alors qu’aucune différence tangible ne distinguait le parti blanc du parti rouge, ou le bleu du vert, et d’autant moins d’ailleurs que les chevaux et les conducteurs n’étaient même pas la propriété des partis mais celle d’entrepreneurs qui les louaient à n’importe lequel d’entre eux, néanmoins l’adhésion aléatoire à l’un ou l’autre des partis suffisait à susciter une inimitié mortelle vis-à-vis des autres. D’innombrables querelles de famille qui, dans les temps anciens, avaient perduré pendant plusieurs générations, relevaient de la même logique ; l’objet de la discorde était souvent oublié depuis longtemps ; mais le fait que l’on appartenait à l’une ou l’autre des familles poussait chacun à prendre parti de manière extrême contre l’autre. Lorsque des tyrannies se mirent en place en Italie aux xive et xve siècles et que la vie politique construite autour des partis perdit toute sa signification, les luttes entre Guelfes et Gibelins se poursuivirent, vidées de tout contenu : l’opposition des partis avait en tant que telle acquis une importance qui ne s’interrogeait plus du tout sur son propre sens. Bref, la différenciation qui intervient dans une prise de position partisane déploie des énergies dont la grandeur se mesure précisément par cette absence de sens, qui la conduit, souvent d’ailleurs sans dommages, à se débarrasser de tout contenu et à s’en tenir |264| uniquement à la forme du parti. Certes, toute association découle de la faiblesse de l’individu et de son inaptitude à la stabilité, et le dévouement aveugle et absurde pour un parti, comme dans les cas cités plus haut, survient justement souvent dans les époques de décadence et d’impuissance des peuples et des groupes, où l’individu a perdu le sentiment rassurant de sa propre force, du moins quant aux façons qu’il avait jusque-là de l’exprimer. Il reste que, sous cette forme, se manifestent encore des quanta d’énergie qui, sinon, ne se seraient pas développés. Et même si beaucoup d’énergie peut être consumée et gaspillée inutilement dans ces prises de position partisanes, il ne s’agit là que d’un excès et d’un abus dont aucune tendance humaine ne peut être à l’abri ; pour résumer, il faudra donc dire : la formation d’un parti engendre des modèles généraux ; en adhérant à ces modèles, l’individu se voit épargné tout mouvement intérieur contradictoire, et son énergie produit de grands effets dans la mesure où elle est concentrée dans un seul et unique canal où elle peut se déverser sans se heurter à des résistances d’ordre psychologique ; dans cette lutte parti contre parti où chacun concentre en lui-même une grande quantité d’énergies personnelles, l’issue, mesurée au regard des énergies déployées à chaque moment essentiel, doit apparaître plus clairement, plus rapidement et plus complètement que si la lutte était menée dans un esprit individuel ou entre individus isolés6.
7Dans le cas de la division du travail que l’on pourrait qualifier de quantitative s’établit un rapport singulier entre la dépense d’énergie et la différenciation. La division du travail au sens usuel signifie qu’un individu ne fait pas le même travail qu’un autre, ce qui implique donc une approche qualitative ; mais un autre point de vue a également son importance : le fait qu’un individu travaille plus qu’un autre. Cette division du travail quantitative ne contribue certes à une avancée culturelle que si elle est au service d’une division qualitative du travail, en ce sens que la distribution inégale d’un travail qui est au départ exactement le même pour tous entraîne la formation de personnalités et la création d’activités de nature différente ; l’esclavage et l’économie capitaliste témoignent de la valeur culturelle de cette division quantitative |265| du travail. La convertir en approche qualitative a tout d’abord consisté à différencier entre activité corporelle et activité spirituelle7. La simple diminution de la première devait conduire très naturellement à une augmentation de la seconde, puisque celle-ci se met en place plus spontanément que celle-là et le plus souvent sans attendre des impulsions et des efforts conscients. On voit donc ici comment l’économie d’énergie permet de déployer, grâce à la différenciation, une quantité d’énergie nettement supérieure. Car il est clair que l’opposition entre l’essence du travail spirituel et l’essence du travail corporel tient à ce que la première parvient, avec une dépense d’énergie inférieure, à des effets supérieurs.
3. Décomposition d’anciens complexes et recomposition de leurs éléments dans de nouvelles formations ; maîtrise de ce processus grâce à la tendance à l’économie d’énergie.
8En vérité, cette opposition n’est pas absolue. Il n’y a pas d’activité corporelle entrant ici en considération qui ne soit gouvernée d’une manière ou d’une autre par la conscience et la volonté, pas plus qu’il n’y a d’activité spirituelle qui demeure sans action ou intervention du corps. On peut donc seulement dire que le surcroît relatif de spiritualité dans une action a pour effet d’économiser de l’énergie. On peut tout à fait établir une analogie entre ce rapport du travail plutôt spirituel et du travail plutôt corporel et le rapport qui existe entre activité spirituelle supérieure et activité spirituelle inférieure. Le processus psychique qui demeure prisonnier de l’individuel et du sensible coûte certes moins d’efforts que le processus abstrait et rationnel, mais ses résultats théoriques et pratiques sont du même coup d’autant plus minces. La pensée procédant selon des lois et des principes logiques économise de l’énergie dans la mesure où elle remplace l’examen minutieux de l’individuel par une approche synthétique : la loi, qui condense dans une seule formule le comportement d’une infinité de cas individuels, représente pour la pensée la plus grande économie d’énergie qui soit ; quiconque connaît la loi est à celui qui ne connaît que le cas individuel ce qu’est le propriétaire d’une machine au travailleur manuel. Mais s’il faut concevoir toute pensée supérieure en termes de synthèse et de condensation8, il faut aussi avant tout la comprendre comme une différenciation. En effet, chaque individualité de ce monde, bien qu’elle représente seulement le cas particulier d’une loi déterminée, n’en est pas moins le point de rencontre entre des forces et des lois extraordinairement nombreuses, et il faut tout d’abord en faire l’analyse psychologique |266| pour découvrir la relation particulière qui, liée à une relation similaire dans d’autres phénomènes, définit le fondement et le domaine d’application d’une loi supérieure ; c’est seulement sur la base de la différenciation de tous les facteurs, dont l’agencement aléatoire constitue chaque phénomène individuel, que la norme supérieure peut s’élever. Et dès lors, l’activité spirituelle se comporte manifestement vis-à-vis de l’activité corporelle comme se comporte à l’intérieur de son propre domaine l’activité spirituelle supérieure vis-à-vis de l’activité inférieure, puisque, comme nous l’avons vu plus haut, la différence entre activité spirituelle et activité corporelle signifie seulement un plus ou un moins d’ordre quantitatif entre les deux types d’activité à l’œuvre. La pensée s’immisce entre les activités mécaniques comme l’argent entre les valeurs et les processus économiques réels, en concentrant, en médiatisant, en facilitant. L’argent, lui aussi, est issu d’un processus de différenciation ; la valeur d’échange des choses, cette qualité ou fonction qu’elles acquièrent à côté de leurs autres propriétés, doit se détacher d’elles et accéder à une existence autonome dans la conscience avant que cette propriété commune aux choses les plus différentes ne fusionne en un concept et un symbole situés au-dessus de toutes ces choses individuelles ; et l’économie d’énergie, à laquelle on parvient grâce à la différenciation et à la fusion ultérieure, réside également dans l’ascension vers des concepts et des normes supérieurs qui sont acquis de la même manière. Il est évident que concentrer et condenser les fonctions individuelles dans une énergie centrale économise beaucoup d’énergie ; mais il faut bien avoir à l’esprit qu’il y a toujours, à la base d’une telle centralisation, une différenciation, qu’elle ne doit pas, pour économiser de l’énergie, embrasser un complexe de phénomènes dans sa totalité, mais seulement certains de ses aspects. On peut comprendre l’histoire de la pensée humaine, tout comme celle des évolutions sociales, comme l’histoire des fluctuations à travers lesquelles un complexe de phénomènes hétérogène et agencé sans aucun principe est soumis à un processus de différenciation suivant certains points de vue, au terme duquel les résultats de cette différenciation fusionnent dans un modèle supérieur ; mais l’équilibre entre décomposition |267| et concentration n’est jamais stable, il est toujours précaire ; cette unité supérieure n’est jamais définitive : en effet, soit elle est elle-même différenciée à son tour en éléments qui forment de nouveaux modèles généraux, dont ils constituent le matériau, soit les anciens complexes sont différenciés en fonction d’autres points de vue, ce qui implique alors de nouvelles fusions et rend les précédentes caduques.
9On peut présenter ce mouvement comme dominé dans son ensemble par la tendance à l’économie d’énergie, qu’il faut d’abord entendre au sens d’une diminution des frictions. J’ai déjà avancé cette idée plus haut, en l’abordant sous un autre angle, à propos des rapports entre les intérêts de l’Église d’une part et ceux de l’État et de la science d’autre part9. Tant que la division du travail n’a pas encore assigné à chacun un domaine particulier et que la prétention à exercer le pouvoir sur un même domaine indivis déchaîne les rivalités, des quantités énormes d’énergie sont gaspillées ; car autant la concurrence profite au produit dans bien des cas et incite à des prestations objectives supérieures, autant elle implique dans bien d’autres cas que l’on dépense son énergie pour éliminer les concurrents avant de se mettre au travail, et même pendant. La plupart du temps, ce combat se solde par une tension de toutes les forces non pas en direction du travail, mais en direction de moments plus ou moins subjectifs extérieurs à celui-ci ; et ces énergies sont dilapidées : elles sont perdues pour la cause du travail ; elles servent uniquement à éliminer une difficulté qui est là pour l’un parce qu’elle est là pour l’autre et qui disparaîtrait pour tous les deux si l’objectif poursuivi était mieux choisi : ce rapport est doublement improductif parce qu’il dilapide des énergies dans le but de contenir d’autres énergies. Si l’idéal de la civilisation consiste pour les hommes à dépenser leur énergie pour triompher des objets, c’est-à-dire de la nature, plutôt que de leurs congénères, une répartition des différentes domaines du travail est ce qui lui est le plus favorable ; et quand les penseurs grecs de la politique et de la société considéraient que le métier de marchand était nuisible à l’État et prétendaient que seule l’agriculture était une activité convenable et juste puisqu’elle ne tirait pas profit |268| des hommes et de leur spoliation, c’était, sans aucun doute, l’absence de division du travail qui les amenait à porter un tel jugement. Car le fait qu’ils toléraient l’agriculture montre qu’ils savaient deux choses : d’une part, que c’est uniquement en s’occupant de l’objet lui-même que l’on peut vaincre la concurrence, dont ils craignaient d’ailleurs qu’elle fît éclater l’État ; d’autre part, qu’il eût été impossible, dans le contexte social de l’époque, marqué par l’absence de division des tâches, de se consacrer à un objet particulier, à moins qu’il ne s’agît d’un objet aussi peu exposé à la concurrence que l’est l’agriculture. Seule une différenciation croissante peut éliminer la friction qui découle de la poursuite d’un même but et du fait que les énergies sont déviées de ce but et dépensées pour éliminer personnellement le concurrent.
10L’examen de l’individu témoigne de tout cela sous un angle différent. Lorsque l’ensemble des actes de volonté et de pensée d’un individu apparaît comme un tout très différencié par rapport à son groupe, c’est-à-dire comme une entité en soi très homogène, les retournements et les changements d’innervation nécessaires lorsque les orientations et les impulsions intellectuelles sont plus diversifiées se trouvent par là même évités. On peut observer dans notre psychisme un phénomène à tout le moins analogue à notre force d’inertie physique : la tendance à rester fixé sur une pensée momentanément dominante, à rester soumis à la volonté qui s’est exprimée à ce moment, à continuer à évoluer dans le même cercle d’intérêts une fois qu’il a été défini. Quand un changement ou un écart deviennent nécessaires, il faut d’abord vaincre cette inertie en donnant une impulsion particulière ; la nouvelle innervation doit être plus forte que ne l’exige en soi le but qu’elle est censée atteindre, parce qu’elle croise une énergie ayant une orientation différente et ne peut en neutraliser l’effet déviant que par un surcroît d’énergie. On peut peut-être s’expliquer cette analogie entre les manifestations physiques et psychiques de la vis inertiae en remarquant que nous ne pouvons jamais quantifier avec une parfaite précision la somme d’énergie qu’il faut transférer d’un état latent à un état actif pour atteindre un but donné, interne ou externe ; mais comme rester en deçà du quantum nécessaire ferait rapidement sentir ses effets, nous péchons |269| manifestement davantage et plus souvent par excès, et l’énergie motrice mise en œuvre va au-delà du point vers lequel elle a été dirigée de façon rationnelle. S’il advient qu’en ce point la volonté prenne une autre direction, elle n’a pas vraiment le champ libre, mais se retrouve face à un excédent d’énergie orientée autrement qu’elle et ne peut le surmonter qu’en déployant une quantité d’énergie correspondante10.
11On doit également rappeler ici les processus à l’œuvre à l’intérieur même de l’individu, qu’il faut comprendre, au moins dans un sens métaphorique, en termes de friction et de concurrence. Plus notre activité est variée, moins notre être est homogène et clairement délimité, et plus sa quantité d’énergie disponible est fréquemment sollicitée par différentes directives, lesquelles se livrent aussi peu à un partage pacifique de cette énergie que les individus entre eux, mais puisque chacune revendique au contraire le plus d’énergie possible pour elle-même, elle doit porter préjudice à toutes les autres, et cela se produit manifestement assez souvent de telle sorte que, pour éliminer directement une pulsion concurrente, on utilise de l’énergie qui n’est donc, finalement, pas employée pour nous rapprocher de notre but concret ; tout ce qui a lieu, c’est une annulation réciproque d’énergies orientées les unes contre les autres, avec un résultat égal à zéro, avant même qu’elles ne débouchent sur une quelconque réalisation positive. Pour économiser les énergies ainsi gaspillées en lui, l’individu ne peut compter que sur deux types de différenciation : soit il se différencie comme un tout homogène, c’est-à-dire qu’il ramène, de façon aussi exclusive que possible, ses pulsions à une seule et unique tonalité fondamentale avec laquelle celles-ci sont dès lors globalement en accord, de sorte que leur similitude ou leur parenté les empêche d’entrer en concurrence ; soit il se différencie en fonction de ses pulsions et de ses facettes particulières, chacune d’elles possédant alors un domaine si particulier – juxtaposé aux autres ou, comme nous le développerons plus tard, dans un rapport de succession avec eux –, un but défini de façon si nette et des voies pour l’atteindre si originales, en marge de toutes les autres existantes, qu’il ne peut y avoir aucun contact, et donc aucune friction ni aucune concurrence entre elles ; que la différenciation soit comprise en termes de tout ou de parties, elle fonctionne de la même façon, en économisant de l’énergie. Si l’on voulait assigner à ce rapport une place dans une métaphysique cosmologique, ce qui ne saurait prétendre à mieux que d’en donner une |270| idée incertaine et une formulation symbolique allusive, on pourrait renvoyer à l’hypothèse de Zöllner : les énergies inhérentes aux éléments de la matière seraient censées être de telle nature que les mouvements réalisés sous leur influence tendent à réduire au minimum le nombre de chocs ayant lieu dans un espace délimité11. D’après cette hypothèse, les mouvements ayant lieu dans un espace cubique rempli de molécules de gaz se diviseraient avec le temps en trois groupes, chacun d’eux s’effectuant parallèlement à deux faces du cube ; il ne se produirait plus du tout de chocs entre les molécules elles-mêmes, mais seulement avec chacune des deux cloisons qui se font face, ce qui réduirait le nombre de chocs au minimum. De façon tout à fait analogue, nous pouvons concevoir comment la diminution des chocs ou des frictions se produit à l’intérieur d’organisations plus complexes de façon telle que les voies empruntées par chacun des éléments s’écartent le plus possible les unes des autres. À partir du désordre et de la confusion qui, à tout moment, les font se rencontrer en un point où se produisent des phénomènes de friction, de répulsion et d’annulation d’énergie, s’élabore un état consistant en trajectoires particulières, et l’on peut qualifier cette tendance physique de différenciation, tout comme on peut la caractériser dans l’ordre psycho-social en termes de réduction des chocs. Cherchant à y voir des motifs fondamentaux pour la théorie de la connaissance, Zöllner lui-même interprète ce rapport en prétendant qu’une sensation de déplaisir correspondrait aux collisions externes des choses, et il donne donc à l’hypothèse physique susmentionnée la forme métaphysique suivante : tout ce que les êtres naturels entreprennent dans l’ordre du travail est conditionné par les impressions de plaisir et de déplaisir, de sorte que les mouvements qui ont lieu à l’intérieur d’un champ clos de phénomènes se comportent comme s’ils avaient pour but inconscient de réduire au minimum la somme des impressions de déplaisir.
12On comprend parfaitement comment la tendance à la différenciation s’ordonne selon ce principe. Mais on peut peut-être encore franchir une étape supplémentaire dans l’abstraction et considérer l’économie d’énergie comme la tendance formelle la plus générale propre à tout fait naturel ; cela permettrait de substituer au vieux principe, toujours exprimé on ne peut plus confusément |271|, selon lequel la nature emprunte toujours le chemin le plus court, la maxime selon laquelle la nature cherche le chemin le plus court ; quant à savoir vers quels buts mène ce chemin relève ensuite de considérations matérielles12 et n’autorise peut-être pas de point de vue unique. Susciter le plaisir et éviter le déplaisir constituerait donc ou bien l’un de ces buts ou bien, pour certains êtres naturels, le signe d’une économie d’énergie réussie, ou bien encore une ressource et un appât psychologiques développés pour parvenir à celle-ci.
4. Dilapidation d’énergie par une différenciation trop poussée ; régression de cette dernière. La différenciation religieuse et militaire du point de vue de l’économie d’énergie.
13Si nous subordonnons la différenciation au principe d’économie d’énergie, il est a priori vraisemblable qu’un certain nombre de limitations et de mouvements qui lui sont opposés serviront aussi occasionnellement ce but suprême. Car étant données la diversité et l’hétérogénéité des choses humaines, aucun principe supérieur ne peut être réalisé à chaque fois par des processus d’un genre unique ; au contraire, en raison de la diversité des situations de départ et de la nécessité de faire en sorte que de l’hétérogène agisse aussi sur de l’hétérogène afin d’obtenir de l’homogène comme résultat, les maillons intermédiaires qui conduisent vers l’unité la plus élevée devront être dans une même mesure différents les uns des autres qu’ils sont, dans la chaîne téléologique, encore éloignés de cette unité. L’illusion que l’on se fait à ce sujet, la fausse apparence moniste que projette psychologiquement l’unité du plus élevé des principes sur les étapes qui mènent jusqu’à lui, expliquent les innombrables aveuglements et partis pris qui entrent en jeu dans l’action comme dans la connaissance.
14Les dangers d’une individualisation et d’une division du travail poussées trop loin sont trop connus pour nécessiter ici davantage qu’une simple évocation. Je soulignerai toutefois un seul aspect : l’énergie déployée pour accomplir une activité spécifique augmente dans un premier temps à l’extrême puisque l’on renonce à d’autres types d’activité, mais elle décroît dans un deuxième temps si cette situation perdure de façon insistante. Car le manque d’exercice entraîne un affaiblissement et une atrophie de tous les autres muscles ou de toutes les autres représentations mentales, ce qui affecte naturellement l’organisme dans son entier. Or, comme toute partie fonctionnant seule tire, en fin de compte, sa nourriture et son énergie |272| de ce tout, ses aptitudes se trouvent nécessairement affectées lorsque le sont celles du tout. Aussi tout effort exclusif entraîne-t-il par le biais de ses connexions avec l’organisme tout entier, affaibli par la sous-utilisation inévitable des autres organes, un affaiblissement de l’organe que cette tension visait initialement justement à renforcer.
15Ajoutons encore que la division du travail qui consiste en l’attribution de fonctions à des organes publics et qui produit en général une économie d’énergie très importante reviendra finalement souvent à des associations plus réduites ou à des individus, précisément dans le but d’économiser de l’énergie. Il se passe en effet la chose suivante : quand de nombreuses fonctions sont retirées aux individus et assumées par un organe central commun, par exemple l’État, elles s’intègrent à celui-ci, qui constitue un organe homogène, dans des relations de dépendance et de réciprocité telles que les changements qui affectent les unes influencent aussi les autres dans leur totalité. De ce fait, chaque fonction se trouve accablée par un fatras de considérations et forcée de reconquérir un équilibre constamment différé, ce qui provoque une dépense d’énergie plus grande que ne l’exigerait en soi le but poursuivi. Dès qu’un nouvel organisme doté d’une certaine polyvalence s’organise sur la base des fonctions qui lui sont attribuées, il est assujetti à des conditions de vie autonomes qui répondent à l’ensemble des intérêts et qui obligent donc chaque fonction à mettre en œuvre un mécanisme plus lourd que ne le nécessiterait sa finalité propre. Je n’énumérerai ici que quelques unes de ces charges qui affectent les fonctions transférées à l’État : l’étatisation des dépenses ; la nécessité de faire entrer la moindre dépense dans un équilibre budgétaire portant sur des sommes vertigineuses ; la multiplicité des contrôles, nécessaire en général, mais souvent superflue dans les cas particuliers ; l’intérêt des partis politiques et la critique publique, qui incitent souvent à d’inutiles initiatives et qui, dans le même temps, brident celles qui sont utiles ; les privilèges particuliers dont jouissent les fonctionnaires employés par l’État – retraites, avantages sociaux et bien d’autres choses encore. Bref, le principe d’économie d’énergie permettra de limiter, en maintes occasions, le retrait de ces fonctions particulières |273| aux individus et leur transfert à un organisme central, tout comme il les encourage par ailleurs.
16La finalité d’un tel principe de développement, alternant entre la différenciation et son contraire, se manifeste clairement dans les domaines religieux et militaire. L’évolution de l’Église chrétienne avait conduit très tôt à une séparation entre élus et hommes ordinaires13, entre une aristocratie intellectuelle et spirituelle et la misera contribuens plebs. Le clergé de l’Église catholique, qui sert de médiateur entre les croyants et le Ciel, n’est au fond que le résultat de la même division du travail que celle qui a, par exemple, institué la poste comme un organe social spécifique chargé de mettre les citoyens des villes en relation avec des lieux éloignés. La Réforme a supprimé cette différenciation ; elle a restitué à l’individu la relation à son Dieu, que le catholicisme lui avait retirée et avait concentrée dans une institution centrale ; les biens de la religion sont redevenus accessibles à chacun, et les conditions terrestres, maison et foyer, famille et métier, ont reçu une consécration religieuse, ou du moins la possibilité d’une telle consécration, que le processus de différenciation antérieur avait éloignée d’eux. Cette différenciation disparaît entièrement dans les communautés où il n’existe plus aucun clergé spécifique, mais où chacun, selon la motivation que lui insuffle l’Esprit, peut faire office de prêtre14.
17Je voudrais montrer, dans ce qui suit, dans quelle mesure cette situation antérieure relevait du principe d’économie d’énergie. Trois réquisits essentiels du catholicisme – le célibat, la vie monastique et la hiérarchie dogmatique, qui est allée jusqu’à exercer son ascendant par l’Inquisition – constituèrent des moyens extrêmement efficaces dont les effets étendus ont permis de concentrer le monopole de toute vie spirituelle dans un ordre particulier qui aspirait vers lui tous les éléments progressistes provenant des cercles les plus éloignés ; c’était certes, dans les temps primitifs, une façon de conserver les énergies spirituelles existantes, qui se seraient dissipées sans produire d’effets si elles n’avaient pu s’appuyer sur un ordre particulier et sur des foyers particuliers ; mais cela a engendré une sélection naturelle négative |274|. Car pour toutes les natures ayant une certaine profondeur et une certaine disposition à la spiritualité, il ne pouvait y avoir d’autre vocation que la vie monastique, et comme celle-ci exigeait le célibat, la transmission de dispositions spirituelles supérieures s’en est trouvée fortement contrariée ; de ce fait, ce sont les natures primaires et inférieures qui ont conquis la place pour elles et leur descendance. C’est là, encore et toujours, la malédiction de l’idéal de chasteté ; lorsque la chasteté prévaut comme exigence éthique et mérite moral, elle n’attire que les âmes disposées à se laisser guider par des idéaux, c’est-à-dire précisément les esprits les plus fins, les plus élevés, les plus sensibles à l’éthique, et leur renoncement à la procréation a pour conséquence qu’une hérédité médiocre prédomine. Nous avons donc ici un exemple de ce que nous dépeignions plus haut : la concentration des énergies sur un élément précis, dans un contexte de division du travail, produit certes dans un premier temps un renforcement, mais également, dans un deuxième temps, un affaiblissement de l’organisme tout entier, étant donnés les rapports qui s’instaurent en lui. La stricte différenciation entre les organes voués aux intérêts spirituels et ceux qui se vouaient aux intérêts terrestres a tout d’abord conservé et renforcé les premiers, mais dans la mesure où ils empêchaient, par leur rejet total du charnel, que des masses plus nombreuses soient pénétrées par des qualités héréditaires supérieures et n’avaient pourtant d’autre choix que de recruter leurs membres parmi ces mêmes masses, il était inévitable que leur propre substance dégénérât. À cela s’ajouta un dogmatisme touchant au contenu doctrinal lui-même, qui a d’abord restreint le développement de la vie spirituelle dans un sens progressiste par une emprise directe sur les esprits, puis indirectement par la persécution des hérétiques – que l’on a pu elle-même comparer à une forme de sélection puisqu’elle choisissait avec un soin tout particulier les hommes les plus éclairés et les plus audacieux pour les rendre inoffensifs par n’importe quel moyen. Pourtant, il y a peut-être eu dans tout cela une économie d’énergie bénéfique. Peut-être l’énergie spirituelle des peuples était-elle à l’époque trop épuisée dans leurs plus anciennes composantes, trop barbare dans leurs composantes les plus récentes, pour engendrer des spécimens bien constitués si on laissait à toutes les pulsions spirituelles entière liberté de se développer ; il était plutôt opportun d’empêcher ou de restreindre leur éclosion afin que la sève soit plus concentrée ; |275| le Moyen-Âge fut ainsi un réservoir d’énergies pour l’âme des peuples ; sa religiosité bornée tint le rôle d’un jardinier qui taille les pousses superflues jusqu’à ce que se forme, grâce à la concentration de la sève qui n’était finalement que gaspillée par ces dernières, un rameau véritablement viable. À l’inverse, tout ce que le recul de cette division du travail sous l’effet de la Réforme a permis d’économiser en énergies, directement et indirectement, est évident. Désormais, pour mener une vie religieuse et éprouver des sentiments religieux, le détour par le clergé et tout son cérémonial devenait superflu ; puisqu’il n’était plus besoin de faire un pèlerinage dans des lieux particuliers, puisque la plus modeste petite chambre offrait le chemin le plus court jusqu’à l’oreille de Dieu, puisque la prière n’avait plus besoin de l’intercession des saints pour se voir exaucée, puisqu’il était permis à la conscience morale individuelle de percevoir directement la valeur éthique des actions, sans devoir s’adresser à un prêtre et accabler celui-ci ni s’accabler elle-même sous des discours, des doutes et des intercessions, toute la vie religieuse, intérieure et extérieure, s’en trouva simplifiée et la restitution à l’individu des qualités religieuses qui avaient été différenciées économisa l’énergie qu’avait jusque-là coûtée le recours à un organe central.
18Enfin, nous rencontrons plus particulièrement dans les rapports religieux une forme au sein de laquelle la différenciation régresse au profit d’une économie d’énergie. Prenons deux partis, reposant au départ sur une base commune, qui se sont constitués au nom de doctrines distinctives en groupes autonomes résolument différenciés. Une réunification doit désormais avoir lieu ; mais il n’arrivera pas si souvent que l’un des partis ou bien les deux abandonnent leur élément distinctif ; cela sera surtout une affaire de conviction personnelle de la part de chaque adepte individuel. Ce que les deux partis ont en commun et qui jusque-là avait coexisté en si étroite connexion avec leur différence spécifique que chaque parti le possédait en quelque sorte pour lui seul et qu’il ne s’agissait plus d’un élément commun au sens d’une énergie fusionnelle, cet élément, donc, redevient véritablement l’objet d’un partage dès lors que ces différences sont négligées. Ces dernières |276| perdent d’ailleurs le pouvoir qu’elles avaient de constituer des groupes et sont transférées du tout à l’individu. Lorsque Paul iii se montra enclin à tenter une réconciliation avec les Luthériens, l’intention portait clairement d’un côté comme de l’autre sur une reformulation des dogmes susceptible de redonner une base commune aux deux partis, tout en laissant au demeurant à chacun la possibilité d’y ajouter la part de spécificité et de singularité qui lui était nécessaire. Même au sein de l’Union évangélique, en Prusse, on ne considérait pas que les différences doctrinales existantes devaient disparaître, mais seulement qu’elles devaient relever du domaine privé de chacun, plutôt que d’être portées par un modèle confessionnel spécifiquement différencié ; l’Unioniste15 était par conséquent libre de penser la volonté libre dans le sens luthérien et de concevoir la communion selon le culte réformé16. Les différences d’interprétation ne constituaient plus des enjeux décisifs ; elles étaient de nouveau renvoyées à la conscience des individus et les idées fondamentales qui formaient un socle commun pouvaient dès lors dépasser la différenciation qui avait jusqu’alors prévalu – ce qui correspond du reste à la formule à laquelle nous sommes parvenus dans notre troisième chapitre17 et selon laquelle toute évolution conduit d’une part d’un groupe plus petit à un groupe plus grand, et d’autre part à une individualisation. Il y a bien ici une économie d’énergie dans la mesure où l’instance religieuse centrale est déchargée des questions et des problèmes que l’individu peut gérer au mieux tout seul, et où l’individu n’est de son côté plus contraint par l’autorité de sa confession d’accepter en plus de ce qu’il considère, quant à lui, comme juste, un nombre d’articles de foi qui, à l’exception des principaux, lui sont personnellement superflus.
19Même si l’on ne peut pas établir de parallèle absolu, l’évolution de la caste des guerriers témoigne néanmoins partiellement d’une parenté formelle avec celle de la vie religieuse. À l’origine, chaque membre masculin d’une tribu est aussi un guerrier ; toute possession et toute envie de posséder davantage impliquent directement une disposition à défendre et conquérir. Lorsque l’on a quelque chose à gagner ou à perdre |277|, le recours aux armes s’impose inévitablement. Qu’une activité si universelle, si naturelle, liée à toutes sortes d’intérêts, soit détachée de l’individu et prenne une forme autonome, signifie déjà une différenciation élevée et une économie d’énergie particulièrement importante. Car à mesure que la civilisation s’est développée en se ramifiant en différents types d’activité, la nécessité de prendre les armes à tout moment ne pouvait que constituer une gêne croissante, et s’organiser de telle sorte que ce ne soit de préférence qu’une partie du groupe qui se consacre entièrement à l’activité guerrière devait nécessairement représenter une économie d’énergie ; ainsi, les autres membres du groupe pouvaient, en étant le moins possible perturbés, utiliser leurs énergies au service des autres besoins fondamentaux de la vie. Il s’agissait bien là d’une forme de division du travail, qui a atteint son apogée chez les mercenaires, tellement détachés de toute considération extramilitaire qu’ils étaient prêts, au cours d’une guerre, à servir n’importe quel camp. Un premier coup fut porté à cette différenciation lorsque les armées perdirent leur caractère international et apolitique ou du moins lorsqu’elles provinrent du pays pour lequel elles se battaient, en sorte que le guerrier, même s’il n’était rien d’autre qu’un guerrier, pouvait en même temps être un patriote. Quand tel était le cas, les sentiments investis dans le combat, le courage, la tension de toutes ses forces, les vertus guerrières dans leur ensemble étaient portés à un niveau que le mercenaire apatride ne pouvait atteindre qu’artificiellement, par un effort conscient de sa volonté et en fournissant une dépense d’énergie d’autant plus grande. Une quantité d’énergie considérable est toujours épargnée lorsqu’une action est réalisée de bon gré et à grand renfort de sentiments spontanés ; l’inertie, la lâcheté, toutes les formes d’aversion, ces résistances qui s’opposent à nos actions, tombent alors d’elles-mêmes, tandis qu’il faut faire de grands efforts pour les surmonter quand le cœur n’y est pas. Les armées populaires modernes, qui ne connaissent plus la différenciation de l’ordre des combattants, représentent le maximum que l’on peut atteindre en termes d’économie d’énergie. Comme le service militaire concerne désormais à nouveau chaque citoyen, comme la patrie tout entière, constituée d’un nombre incommensurable d’éléments |278|, dépend de chaque individu et repose sur ses épaules, comme ses intérêts les plus divers nécessitent une défense militaire, un maximum de tensions intérieures est libéré dans cette direction, et l’on n’a besoin ni de solde, ni de contrainte, ni d’efforts déployés artificiellement pour atteindre une efficacité militaire égale et même bien supérieure à celle que permettait la différenciation de la classe des combattants.
20On rencontre par ailleurs un mode également fréquent de développement, en vertu duquel le dernier maillon présente une forme semblable au premier, quand on envisage la question importante de la substitution d’organes différenciés les uns par les autres. Les phénomènes de substitution ne sont pas rares dans la vie organique, et il est clair de prime abord que plus la constitution d’un être est limitée et indifférenciée, plus ses parties peuvent se substituer les unes aux autres ; quand on retourne le polype d’eau douce de telle sorte que sa partie intérieure, qui jusque-là servait à la digestion, sert désormais de peau, ou l’inverse, on assiste rapidement à un échange de fonctions : ce qui servait de peau sert dorénavant d’organe de digestion, et ainsi de suite. En revanche, plus les organes d’un être s’individualisent, plus ils sont assignés à une fonction précise qu’aucun autre organe ne peut remplir. Mais, précisément dans l’organe qui représente le point d’aboutissement de toute évolution, dans le cerveau, on retrouve ce phénomène de substitution entre les différentes parties dans une proportion relativement élevée. La paralysie partielle de la patte dont souffre un lapin en raison d’une destruction partielle du cortex cérébral disparaîtra après un certain temps. Les troubles de la parole causés par une lésion au cerveau peuvent en partie se résorber, car les fonctions des parties lésées sont visiblement prises en charge par d’autres parties du cerveau ; on rencontre cette substitution également sous une forme quantitative, lorsqu’après la perte d’un sens, les autres se développent et gagnent en acuité au point de pouvoir remplir en grande partie les objectifs vitaux handicapés par cette perte. Il en va tout à fait de même lorsque dans une société peu développée l’indifférenciation de ses membres implique que la plupart des activités puissent être |279| accomplies par n’importe lequel d’entre eux, toute personne pouvant prendre la place d’une autre. Et lorsque la société évolue et supprime cette possibilité de substitution en formant chaque individu à une spécialité qui n’est pas accessible aux autres, nous pouvons justement observer à nouveau que les hommes les plus accomplis et les plus intelligents possèdent une capacité hors du commun à évoluer dans n’importe quelle situation et à assumer n’importe quelle fonction. La différenciation s’est transposée ici du tout, dont elle exige que les différentes parties aient une fonction bien précise, à la partie elle-même et elle a doté celle-ci d’une telle richesse intérieure qu’à chaque nouvelle sollicitation extérieure répond en elle une compétence particulière. La spirale de l’évolution atteint ici un point qui recouvre verticalement le point de départ : à ce niveau de développement, l’individu ne se comporte pas autrement envers le tout qu’à l’état primitif, à ceci près que, dans celui-ci, l’individu et le tout ne sont pas différenciés, alors qu’ils le sont dans une société développée. L’apparente régression de la différenciation signifie en fait une progression de celle-ci ; mais la différenciation s’applique désormais à des microcosmes.
21De la même façon, il ne faut pas comprendre le développement militaire évoqué plus haut comme un recul du processus de différenciation, mais comme une mutation des formes dans lesquelles ce processus s’accomplit ainsi qu’une mutation du sujet qui en est le protagoniste. Tandis qu’à l’époque des mercenaires, seule une fraction du peuple était soldat, mais durant à peu près toute la vie, c’est maintenant le peuple tout entier qui doit se battre, mais seulement pendant une certaine période. La différenciation est passée de la juxtaposition à l’intérieur du tout à une succession de périodes dans la vie de l’individu. Cette différenciation en fonction du temps est importante : il ne s’agit plus ici d’attribuer une fonction à une partie déterminée du tout et, conjointement, une autre fonction à une autre, c’est désormais le tout qui se consacre à un moment donné à une fonction déterminée, et à une autre fonction à un autre moment. Il se passe ici pour une certaine période ce qui se passe lors d’une différenciation homochrone, où une partie choisit de se fermer à d’autres fonctions possibles. Ce parallélisme observable dans tant de domaines entre des phénomènes |280| constituant des séquences spatiales et temporelles s’impose également ici. Lorsque l’évolution s’engage dans une voie caractérisée par le fait qu’à partir d’une organisation indifférenciée se constituent des membres nettement distincts les uns des autres et occupant des fonctions contiguës et qu’à partir de la masse homogène de leurs congénères des personnalités formées à une tâche précise se différencient, cette même évolution fait que la vie uniforme des stades inférieurs, qui s’écoulait depuis le début de façon rectiligne, se disloque en des périodes de plus en plus marquées et de plus en plus tranchées les unes par rapport aux autres, et la vie de l’individu, prise comme un tout et considérée dans ses relations aux autres individus comme occupant une place spécifique, passe par une quantité de plus en plus grande et variée de stades de développement fortement caractérisés. En témoigne déjà le fait que plus un être est élaboré, plus il met de temps à parvenir au terme de son développement ; alors qu’un animal développe en un temps très bref toutes les capacités qui vont lui être utiles sa vie durant, l’homme a besoin pour cela d’un temps incomparablement plus long et passe par différentes périodes de développement, beaucoup plus nombreuses ; et de toute évidence cela se retrouve fatalement dans le rapport de l’homme primaire à l’homme accompli. La vie des spécimens les plus élaborés de notre espèce est en perpétuelle évolution, souvent même jusque dans la vieillesse – de sorte que Goethe postulait l’immortalité sous le prétexte qu’il n’avait ici-bas pas assez de temps pour parfaire son développement ; on estime même souvent que l’étape ultérieure n’est pas seulement un progrès par rapport à l’étape antérieure et que celle-ci n’est pas seulement une condition préalable que celle-là devait dépasser, mais plutôt un témoignage de ce que ces différentes formes de conviction et d’activité représentent différents aspects de l’être humain aussi légitimes les uns que les autres ; et chez les êtres qui représentent une forme d’aboutissement de notre espèce, on pense que ces convictions et ces activités ne peuvent que se succéder parce que leur coexistence et leur juxtaposition dans une même période sont logiquement et psychologiquement impossibles. Je rappelle que se sont par exemple succédées chez Kant une période rationaliste-dogmatique, une période sceptique et une période critique, dont chacune représente un aspect universel et à chaque fois justifié du développement intellectuel de l’homme et |281| se retrouve par ailleurs répartie au même moment entre différents individus ; il en va de même de l’évolution du style d’un artiste, de l’évolution des intérêts extra-professionnels – du cercle de fréquentations jusqu’à l’association sportive –, de l’exclusion de périodes de l’existence, idéalistes ou réalistes, pratiques ou théoriques, les unes par les autres, des revirements de convictions au cours de beaucoup de grandes carrières politiques. Chacune des doctrines partisanes à laquelle ces dernières font un temps allégeance repose sur un intérêt de la nature humaine profondément ancré ; dans la mesure où il existe effectivement un progrès d’ensemble, ses différents moments connaissent aussi une évolution, bien que dans des proportions inégales : les moments du collectivisme ou de l’individualisme, des mesures conservatrices ou progressistes, du dirigisme ou du libéralisme ; quant à la détermination qui caractérise de plus en plus la vie de parti, elle témoigne sinon du droit, du moins de la force psychologique de chacune de ces tendances. Si l’individu est désormais capable d’accueillir en lui la totalité et de constituer le point d’intersection de tous les fils tissés en elle, il pourra le faire tant dans la juxtaposition que dans la succession de chacun des moments particuliers qui forment cette totalité. À cet égard le point de vue de l’économie d’énergie est à nouveau en jeu : lorsque des tendances opposées imposent en même temps leurs exigences à notre conscience, il s’ensuit très souvent des frictions, des résistances, des dépenses inutiles d’énergie. C’est pourquoi la finalité naturelle différencie ces tendances en les répartissant sur différents moments dans le temps. L’énergie que possèdent des personnalités qui se vouent à une mission exclusive ne s’explique certainement pas, la plupart du temps, par le fait qu’elles disposent d’emblée d’une quantité d’énergie hors du commun, mais par le fait que leur sont épargnés les entraves et les conflits inutiles qui résulteraient de la disparité des intérêts et des aspirations ; il est, dans le même sens, évident qu’à partir de la possession de dispositions variées et d’une aptitude à réagir à de nombreuses sollicitations, l’être qui montrera les résistances intérieures les plus faibles, c’est-à-dire dépensera le moins d’énergie, sera celui qui se consacrera, à chaque période de sa vie, uniquement à l’une ou à l’autre de ces activités et qui, dans le cas où il n’est pas possible de les répartir simultanément entre |282| différents organes, saura du moins les différencier en les répartissant sur différentes périodes successives. Dans ce cas, les tendances contraires n’entrent en conflit les unes avec les autres et leurs énergies ne se paralysent mutuellement que pendant des périodes intermédiaires relativement courtes, au cours desquelles l’ancien n’est pas encore tout à fait mort, le nouveau pas encore tout à fait vivant, et où le déploiement d’énergie est pour cette raison toujours plus limité.
22On peut répondre de la même façon à cette question du type d’activité qui économise ou dépense un maximum d’énergie en insistant non pas, comme jusqu’à maintenant, sur la succession du divers mais sur la diversité dans la succession. Si la tâche consiste à organiser une multitude d’aspirations de sorte qu’elles puissent s’accomplir le plus pleinement possible et avec le plus d’énergie possible, nous avons vu qu’il est indispensable qu’elles soient différenciées dans le temps ; mais si, à l’inverse, la possibilité du développement dans le temps est acquise et que se pose la question du contenu le plus approprié pour obtenir l’effet le plus grand possible avec la plus petite dépense d’énergie possible, la réponse est alors que ce contenu doit être en soi le plus différencié possible. Une analogie vient ici à tous les esprits : on pense au profit que rapporte la rotation des cultures comparativement à la pratique de l’assolement. Si l’on pratique toujours la même culture sur un même terrain, les composants nécessaires à cette culture viennent tous rapidement à s’épuiser ; il faut donc laisser reposer le sol pour qu’ils puissent se reconstituer. Mais si l’on introduit un autre type de culture, celle-ci a besoin de composants que la première culture ne requérait pas, ce qui permet donc aux composants épuisés de se reconstituer. Le même terrain accorde donc à deux cultures différentes une possibilité de développement qu’il n’accorde pas à deux cultures identiques. Il n’en va pas autrement pour les exigences envers l’énergie de l’être humain. Formuler une nouvelle exigence permet de tirer du sol de la vie une nourriture qu’une exigence demeurée identique n’aurait pas trouvée, parce que cette dernière serait demeurée dépendante des aliments consommés précédemment et donc plus ou moins épuisés. De la même façon, nos relations aux hommes s’étiolent facilement lorsque nous exigeons d’eux toujours la même chose |283| tandis qu’elles se révèlent fructueuses quand nous sollicitons par des exigences variées des parties différentes de leur être. De même que l’homme est un être dépendant d’un principe de distinction dans ses relations sensorielles, c’est-à-dire qu’il n’éprouve et ne perçoit d’un nouvel état que ce qui contraste avec l’état précédent, de même en est-il pour son comportement moteur dans la mesure où l’énergie d’un mouvement s’émousse d’une manière extraordinairement rapide si celui-ci ne contient pas différents types de sollicitation. L’économie d’énergie qui découle de cette forme de différenciation de notre action peut être présentée de la façon suivante. Mettons que nous ayons deux formes d’activité distinctes a et b, qui peuvent générer le même effet e ou bien deux effets e quantitativement équivalents, admettons que nous venions juste d’exercer a ou que nous l’ayons exercé pendant un certain temps auparavant, obtenir une nouvelle fois e demandera plus d’effort si l’on passe par a que si l’on passe par b, qui introduit une variation par rapport à l’activité jusqu’ici exercée. Tout comme il faut aux nerfs sensitifs, pour produire à la suite deux excitations identiques, une stimulation centripète plus grande que lorsqu’une même excitation sollicite un nerf non excité jusqu’ici ou excité d’une autre manière, on a de la même façon besoin d’une plus grande excitation centrifuge, c’est-à-dire d’une plus grande dépense d’énergie de la totalité de l’organisme, pour produire une nouvelle fois un même effet que lorsqu’il s’agit d’un nouvel effet pour la réalisation duquel l’énergie spécifique requise n’a pas encore été dépensée. Il n’est pas possible de dire qu’un être dont les activités ne sont pas successivement différenciées dans le temps dépense plus d’énergie qu’un être qui opère ce type de différenciation, mais on peut dire à coup sûr qu’il dépense plus d’énergie quand il veut atteindre des résultats de même envergure que ce dernier.
5. Opposition entre la différenciation du groupe, qui exige un individu borné à une tâche spécifique, et la différenciation de l’individu, qui requiert sa polyvalence. Causes et conséquences de cette contradiction.
23Si nous regardons l’ensemble des résultats auxquels nous sommes jusqu’ici parvenus, nous butons, semble-t-il, sur une contradiction fondamentale, que je souhaite présenter ici directement plutôt que par une récapitulation : la différenciation d’un groupe social est à l’évidence l’exact opposé de celle de l’individu. La première implique que l’individu se comporte de façon aussi exclusive que possible, qu’une tâche singulière l’accapare entièrement et que l’ensemble de ses pulsions, de ses aptitudes |284| et de ses intérêts soit à l’unisson de cette activité ; car si l’individu se comporte de manière exclusive, il est très possible et même nécessaire que celle-ci ait un contenu différent de l’activité des autres individus. Ainsi, les contraintes des rapports économiques publics condamnent l’individu à effectuer, sa vie durant, un travail des plus monotones, à se consacrer à une spécialité des plus étroites, car il acquiert de cette manière la compétence nécessaire qui garantit la qualité et le faible coût du produit ; de même, l’intérêt public exige souvent une partialité des prises de position politiques que l’individu apprécie peu en général – le décret de Solon sur l’impartialité en fournit un exemple ; la collectivité augmente donc ses exigences envers ceux à qui elle accorde un poste à tel point que souvent celles-ci ne peuvent être satisfaites que si les individus se concentrent à l’extrême sur un domaine particulier, en sacrifiant tous les intérêts qu’ils peuvent nourrir pour d’autres formations. À l’inverse, la différenciation de l’individu signifie justement le dépassement de cette spécialisation exclusive ; elle délie des aptitudes à penser et à vouloir intriquées les unes dans les autres et modèle chacune d’elles afin qu’elle devienne une qualité à part entière. C’est très exactement en reproduisant pour son propre compte le destin de l’espèce que l’individu s’oppose à ce destin ; le membre qui veut se développer en suivant la norme du tout nie, dans ce cas, son rôle en tant que partie de ce tout18. La diversité de contenus nettement distincts qu’exige le tout ne peut être obtenue que lorsque l’individu, précisément, y renonce : on ne construit pas une maison à partir d’autres maisons. L’opposition entre ces deux tendances n’est pas absolue mais trouve ses limites à différents égards ; cela est évident parce que l’instinct de différenciation n’est pas infini, mais doit au contraire, pour chaque organisme individuel ou collectif donné, s’arrêter là où commence le domaine de validité de l’instinct opposé. Il y aura donc, comme nous l’avons déjà souligné à maintes reprises, un certain degré d’individualisation des membres du groupe à partir duquel soit leur rendement devient nul, même dans l’exercice de leur profession spécifique, soit le groupe se dissout parce que ses membres ne trouvent plus à y entretenir de relations les uns avec les autres. Et de la même façon, |285| l’individu renoncera lui aussi à vivre jusqu’au bout la diversité de ses pulsions, car cela entraînerait pour lui la dispersion la plus insupportable. Par conséquent, jusqu’à un certain point, l’intérêt que l’individu porte à sa propre différenciation dans le cadre d’un tout ne produira pas d’autre résultat que l’intérêt que porte le tout à la différenciation de l’individu comme membre de ce tout. Mais quant à déterminer l’endroit où passe cette frontière, où les souhaits de l’individu de disposer soit d’une diversité intérieure, soit d’une spécialisation marquée coïncident avec les exigences de diversité ou de spécialisation que la société a envers lui, seuls s’y risqueront en principe ceux qui entendent justifier une exigence issue de relations provisoires en l’érigeant en exigence absolue, découlant de l’essence même des choses. C’est en toute hypothèse à la culture que revient la tâche de faire reculer toujours plus ces frontières et de donner de plus en plus aux tâches sociales et aux tâches individuelles une forme telle que le même niveau de différenciation soit requis pour elles deux.
24Ce qui va à l’encontre de la réalisation progressive de ce but, c’est avant tout que des prétentions opposées se développent de part et d’autre. En effet, quand le tout est fortement différencié et inclut une multitude d’activités et de personnalités de natures très différentes, les pulsions et les dispositions qui interviennent en puisant dans l’hérédité de l’individu sont finalement très diversifiées et très variées également et s’exprimeront dans toute leur diversité et toute leur variété avec la même ampleur que la différenciation des situations qui les a produites leur refuse la possibilité de s’exercer dans toutes les directions. Tant que la différenciation de l’ensemble social ne concerne pas encore les individus mais plutôt des subdivisions de cet ensemble – c’est-à-dire lorsque dominent le système des castes, l’artisanat transmis de père en fils, la forme patriarcale de la famille et les corporations, et de manière générale partout où les différences entre les états sociaux sont fortement marquées –, cette contradiction inhérente au développement sera moins perceptible, parce que la transmission héréditaire des caractéristiques reste essentiellement confinée à l’intérieur du même cercle, c’est-à-dire |286| concerne des personnes qui peuvent elles aussi développer ces pulsions et ces dispositions transmises. Cependant, dès que les cercles se recoupent, soit que l’individu fasse partie de plusieurs d’entre eux, soit que s’accumulent sur cet héritier des dispositions venant de différents ascendants, l’individu éprouvera en lui, si un tel état persiste à travers de nombreuses générations, une série d’exigences impossibles à satisfaire19. Plus les différents éléments qui constituent la société se recoupent, plus les dispositions que les descendants reçoivent d’elle en héritage sont variées et plus l’individu apparaît, quant aux dispositions dont il est doté, comme un microcosme de la société ; mais moins il lui est aussi possible de porter chaque disposition au degré d’épanouissement auquel elle tend. Car c’est seulement lorsqu’il croît fortement que le macrocosme social voit ses éléments se mélanger, et c’est justement cette croissance qui le contraint à exiger de ses membres une spécialisation de plus en plus poussée. Il est bien possible que le nombre croissant de natures dites problématiques dans les temps modernes soit à mettre en rapport avec cela. Goethe désigne comme problématiques des natures qui ne s’adaptent à aucune situation et auxquelles aucune situation n’est adaptée. Mais là où des pulsions et des dispositions, qui se manifestent naturellement aussi sous la forme de désirs, s’accumulent en grande quantité, la vie regorge volontiers de potentialités inabouties. Les satisfactions que la réalité sait apporter concernent seulement telle ou telle demande, et tandis qu’on a tout d’abord l’impression qu’un destin, une occupation, un rapport aux hommes nous comblent entièrement, il est cependant fréquent, chez les natures plus complexes, que la satisfaction se révèle plus localisée ; en outre, même si les liaisons à l’intérieur de l’âme laissent tout d’abord se propager l’excitation dans la totalité de celle-ci, cette excitation se limite pourtant rapidement à son foyer d’origine, les vibrations de sympathie qui l’ont accompagnée cessent et le problème d’une satisfaction tous azimuts ne peut donc pas davantage être considéré comme réglé par cette situation. Les rapports sociaux, cependant, requièrent dans chaque situation spécifique l’engagement de la personne tout entière, laquelle ne peut toutefois affronter cette situation que lorsque l’ensemble de ses dispositions se laissent en quelque sorte unifier |287| dans cette direction, ce qui est de plus en plus invraisemblable étant donné précisément la diversité des héritages. Seuls des caractères très forts qui, d’une part, contiennent les pulsions qui ne sont pas appropriées à une exigence momentanée et qui, d’autre part, ont l’énergie de modeler l’exigence elle-même pour qu’elle concorde avec leurs propres désirs, peuvent échapper à une façon d’être problématique dans des temps où les positions sont de plus en plus spécialisées et les dispositions de plus en plus diversifiées. C’est donc avec raison que l’expression « nature problématique » est pratiquement devenue synonyme de « caractère faible » –, bien que la faiblesse du caractère ne soit pas la cause réelle et positive de cette façon d’être qui tient plutôt uniquement à la différenciation sociale et aux rapports entre individus ; elle en est en fait la cause seulement dans la mesure où l’on peut affirmer qu’un caractère résolument plus fort représenterait un contrepoids à ces rapports.
25En se rapportant d’une part au tout et d’autre part à la partie, la tendance à la différenciation génère donc une contradiction qui va à l’encontre de l’économie d’énergie. Et de façon tout à fait analogue nous voyons aussi, à l’intérieur même de l’individu, la différenciation dans la succession entrer en conflit avec la différenciation dans la juxtaposition. L’unité qui caractérise un être, sa détermination dans l’action et la défense de ses intérêts, le maintien d’une direction de développement une fois qu’elle a été décidée : tout cela est exigé par de fortes pulsions de notre nature, au prix d’une inévitable partialité, et c’est ainsi qu’on parvient à cette forme primordiale d’économie d’énergie qui consiste à simplement rejeter la diversité ; à cela s’oppose la pulsion qui cherche à s’accomplir de façon répétée, à se développer dans toutes les directions, et qui produit cette économie d’énergie secondaire consistant dans la flexibilité d’énergies diversifiées et dans la simplicité du passage d’une exigence de la vie à une autre. On peut également voir ici l’effet des grands principes qui déterminent toute vie organique : les principes de la transmission et de l’adaptation ; l’unité et la stabilité de la vie, l’identité du caractère d’une période de la vie à une autre correspondent chez l’individu à ce qu’est le succès de la transmission |288| pour l’espèce, tandis que la diversité dans l’action et l’épreuve apparaît comme une adaptation, comme une modification de notre caractère inné en fonction des circonstances qui nous assaillent en quantité et s’opposent à nous de façon imprévisible. Et nous voyons le conflit entre ces tendances, à l’échelle de la vie tout entière, se répéter au sein même de l’effort de différenciation, de la même façon que, dans la vie organique en général, les rapports qu’entretiennent entre elles les parties constitutives d’un tout se retrouvent bien souvent dans les rapports réciproques des subdivisions d’une partie. Quand la tendance à la différenciation est à l’œuvre, une opposition ne manque pas d’intervenir : d’une part, chaque époque relativement brève reçoit un contenu très précisément défini, différencié selon une certaine direction, et est remplacée après quelque temps par une autre époque qui reçoit sur le même mode un autre contenu – il s’agit là d’une différenciation dans la succession ; d’autre part, chaque période de temps donnée exige le contenu le plus diversifié et en lui-même le plus différencié possible, cette fois dans l’ordre de la juxtaposition. Ce clivage est d’une importance considérable dans de très nombreux domaines. Par exemple, le choix des matières à enseigner à la jeunesse doit toujours trouver un compromis entre ces deux tendances : d’un côté, une partie homogène du contenu à apprendre est abordée et inculquée de manière certes partiale et limitée, mais efficace, puis laisse la place à une autre partie qui sera traitée de la même façon ; de l’autre, une juxtaposition des objets d’étude est tout aussi nécessaire, elle ne permet certes pas un approfondissement des objets, mais, grâce à leur alternance, maintient l’esprit en éveil et entretient sa capacité à s’adapter. Les tempéraments, les caractères et tous les traits distinctifs de l’être humain, des aspects extérieurs de la profession à l’intimité d’une conception métaphysique du monde, se distinguent les uns des autres du fait que les uns développent, voire maîtrisent la multiplicité davantage dans la succession, tandis que les autres le font davantage dans la juxtaposition. On peut peut-être affirmer que la proportion entre les deux varie d’un individu à un autre, et que l’équilibre à trouver relève des buts ultimes de la sagesse pratique. En général, ce n’est qu’une fois que le conflit entre |289| les deux tendances aura fait dépenser une quantité extraordinaire d’énergie, que l’on pourra répartir l’énergie restante entre les différentes tâches de la vie, de façon à ce que le principe de l’économie d’énergie la plus élevée soit satisfait.
26On doit cependant garder à l’esprit qu’il s’agit ici au fond davantage d’une différence de degré que d’une différence de nature. En vertu des limites de la conscience, qui à chaque instant réduit son propre contenu à une représentation ou tout au plus à quelques unes, la juxtaposition des différentes activités et des différents développements extérieurs et intérieurs est aussi, en réalité, une succession. Délimiter une certaine période de temps en la qualifiant d’unité, puis considérer que ce qui se déroule en elle se déroule dans un rapport de juxtaposition, est finalement une démarche purement arbitraire. Nous négligeons les petits écarts de temps qui séparent l’éclosion de nouveaux contenus dans la période considérée et postulons qu’ils surgissent de façon simultanée ; or l’importance de ces écarts ne connaît pas de limite objective. Par exemple, si dans le cas cité plus haut plusieurs objets d’enseignement sont traités les uns à côté des autres, il ne s’agit pas stricto sensu d’une juxtaposition, mais d’une succession qui enchaîne seulement des intervalles plus courts que dans le cas que nous désignons au sens strict comme une succession. Par conséquent, la juxtaposition ne peut avoir en fin de compte que deux significations spécifiques. Premièrement, une succession variée des contenus ; nous qualifions de simultanées deux séries de développement lorsqu’une avancée dans une série est toujours suivie d’une même avancée dans l’autre, puis d’un retour à la première ; elles sont traitées comme un tout dans un même laps de temps bien que leurs parties occupent toujours différentes subdivisions de cet espace de temps. Deuxièmement, les aptitudes et les dispositions qui sont acquises au cours d’activités successives sont de fait juxtaposées de sorte que toute nouvelle excitation peut solliciter n’importe laquelle d’entre elles ; à côté de la succession des acquisitions et de la succession des mises en pratique, il y a la juxtaposition des énergies latentes. Si ce sont là les deux formes sous lesquelles la juxtaposition des différenciations prend un |290| sens relativement précis, la concurrence entre la juxtaposition et la tendance à la succession se présentera de la façon suivante. Là où les activités entrent en scène alternativement, la question consiste à savoir combien de temps chaque élément du complexe occupera le premier plan avant de céder la place à un autre. Ce qui distingue ce conflit du simple conflit entre des formes d’activité qui cherchent à perdurer et d’autres qui tentent de s’imposer, c’est la modification occasionnée par le fait qu’au retrait des premières est associée la représentation de leur retour. Cela peut certes faciliter le retrait ; mais cela peut aussi le rendre plus difficile dès lors que le passage d’une activité à l’autre est entouré de difficultés et qu’avoir conscience qu’un premier changement est rapidement suivi d’un second peut facilement conduire à reporter ce premier changement. On trouve une tendance contraire à celles ici évoquées dans l’organisation des fonctions administratives, que ce soit dans le service public ou privé. Le supérieur, ou le chef, aura souvent intérêt à ce que l’activité de ses employés couvre une certaine quantité de tâches auxquelles ils puissent se consacrer en alternance. Cela a pour effet une plus grande compétence dans le traitement des affaires et, surtout, cela permet de mettre en place plus facilement des remplacements et des suppléances si nécessaire. Toutefois, l’intérêt de l’employé lui-même s’y opposera souvent, car il préférera organiser les fonctions qui sont de son ressort selon un ordre tel qu’une tâche soit définitivement bouclée au moment où il s’attelle à une autre. En effet, c’est bien plutôt de cette manière qu’il obtiendra une promotion dans le service, car, très souvent, ce n’est pas tant la fonction assumée en dernier qui est la plus élevée et la mieux payée, c’est plutôt que selon l’usage la fonction qu’on se voit confier en dernier jouit finalement d’une dignité et d’une rétribution supérieures, comme on peut l’observer concrètement dans la hiérarchie des emplois subalternes mais aussi pour les postes les plus élevés, qui frisent la sinécure. En revanche, là où toutes sortes de fonctions, basses comme élevées, se succèdent au sein d’un même poste, il ne sera pas facile d’en tirer une promotion, parce que les moments de différenciation |291| qui exigeraient ou impliqueraient la forme de la succession, coexistent dans un rapport de juxtaposition.
6. La juxtaposition et la succession des différenciations ; les différenciations latentes et actualisées ; l’équilibre des deux comme enjeu de l’économie d’énergie sociale.
27Le deuxième sens que prend une véritable juxtaposition des différenciations chez l’individu conduit à d’autres conflits encore en ce qu’il inclut des énergies et des aptitudes latentes. Les diverses facettes de l’être spirituel et moral s’y manifestent dans le fait que l’un exercera une multiplicité d’activités dans le but d’engranger en quelque sorte les compétences nécessaires pour faire face au plus grand nombre possible, tandis qu’un autre n’aura d’intérêt que pour leur succession, pour leur variété et leur actualité. Deux types de rentiers peuvent illustrer à peu près la même forme de différence ; le premier place ses ressources dans des valeurs de nature diverse – propriétés foncières, fonds d’épargne, hypothèques, parts d’entreprise, etc. – et l’autre voue tout son capital tantôt à un investissement, tantôt à un autre, selon qu’ils lui semblent les plus profitables. La différenciation des biens en une majorité d’investissements réalisés d’une part sous la forme de la juxtaposition, d’autre part sous celle de la succession, vise pour le premier plutôt la sécurité, pour le second plutôt le niveau des intérêts. En somme, on pourrait considérer la possession de capitaux, et d’argent en particulier, comme une différenciation latente. Car l’essence de la possession est de provoquer un nombre illimité d’effets. D’un caractère en soi parfaitement uniforme, parce que parfaitement dépourvu de caractère en tant que simple moyen d’échange, il rayonne pourtant dans la diversité de tout agir et de toute jouissance et, sous forme de potentialité, il réunit en lui toute la richesse des couleurs de la vie économique, tout comme le blanc apparemment dépourvu de couleur contient en lui toutes les couleurs du spectre ; il concentre en quelque sorte en un point aussi bien les résultats que la possibilité d’innombrables fonctions. Car, de fait, il n’implique pas la diversité uniquement de manière prospective, mais également rétrospective ; un tel moyen d’échange, situé en quelque sorte au-dessus des partis, ne pouvait vraiment naître que de l’abondance des intérêts qui se croisent, de la richesse des activités les plus diverses. La différenciation de la vie économique |292| dans son ensemble est à l’origine de l’existence de l’argent, et la possibilité de toute différenciation économique est, pour l’individu, l’apanage de la possession d’argent. Du point de vue de la potentialité l’argent est par conséquent la forme la plus accomplie de juxtaposition des différenciations. Au regard de la possession d’argent, toute activité est une différenciation selon la succession ; elle disperse en tout cas la somme d’énergie existante dans une quantité de moments différents, même si elle se manifeste sous une même forme à l’intérieur de ces moments, tandis que le temps de la possession d’argent doit être considéré comme un « moment fécond », au sens propre de fructueux, comme un assemblage momentané d’innombrables fils qui, l’instant d’après, se disperseront en créant des effets tout aussi innombrables20. Il est évident que la dualité de ces tendances doit conduire à des conflits nombreux et profonds, tant chez l’individu qu’au sein du groupe, et qu’il s’agit ici de rien moins que de la lutte entre le capital et le travail, simplement observée sous un aspect particulier. C’est sous cet angle que la question de l’économie d’énergie entre à nouveau en jeu. Le capital est une économie d’énergie objectivée, et ce dans un double sens : une énergie produite antérieurement n’a pas été dépensée aussitôt, mais a été emmagasinée, et des effets ultérieurs peuvent être exercés avec cet outil tout à fait énorme et absolument efficace. L’argent est manifestement l’outil dont l’utilisation occasionne bien moins de dépense d’énergie que les frictions n’en font disparaître partout ailleurs ; tout comme il provient du travail et de la différenciation, l’argent se convertit en travail et en différenciation sans que quoi que ce soit ne soit perdu dans ce processus de conversion. En conséquence de quoi il implique cependant que le travail et la différenciation existent aussi en dehors de lui, parce que leur absence signifierait que le général existe sans le particulier, la fonction sans la matière, le mot sans la signification. La différenciation dans la simultanéité, ainsi que nous l’attribuons au capital, renvoie par conséquent nécessairement à une différenciation dans la succession ; déterminer la proportion des deux de telle sorte que l’on obtienne globalement le maximum d’économie d’énergie constitue pour les individus et pour la société un des problèmes les plus difficiles à résoudre, et ils entrent souvent fortement en conflit |293| parce qu’ils font ou bien prédominer la différenciation sur le mode de la juxtaposition, laquelle rend possible la propriété, ou bien la différenciation sur le mode de la succession, laquelle correspond au travail ; or, on ne peut se passer d’aucune des deux dans des rapports sociaux complexes.
28Là où, comme on le voit ici, deux éléments ou deux tendances ont besoin l’un de l’autre et en même temps se limitent réciproquement, la connaissance succombe aisément à la tentation de commettre une double erreur. D’abord, apporter à la question des proportions dans lesquelles ces éléments doivent se combiner pour établir une situation optimale, une réponse qui ne veut rien dire : « ni trop, ni trop peu ! » ; c’est là une proposition purement analytique, et même autoréférentielle ; l’adjonction du « trop » signale d’emblée une mesure erronée, dont la suppression ne donnerait pas pour autant de point de repère absolu correspondant à la bonne proportion ; toute la question est donc de savoir à quel moment précis de l’augmentation ou de la diminution des deux éléments commence le « trop ». Ce danger, consistant à croire que formuler un problème c’est déjà le résoudre, est particulièrement présent lorsque la proportion d’un élément est fonction, même de façon variable, de celle de l’autre élément, comme c’est le cas pour le capital et le travail. Le déploiement des énergies sur le mode de la succession, tel que l’implique le travail, semble facilement dépendre de la proportion dans laquelle leur différenciation potentielle sur le mode de la juxtaposition, dans le capital, est présente ou souhaitable ; et l’on détermine la proportion précise de cette dernière d’après la quantité de travail disponible ou à faire.
29Une autre erreur fréquente a des effets qui portent même plus à conséquence : c’est lorsqu’on considère l’équilibre instable entre les deux éléments comme un équilibre stable, tant dans la réalité qu’idéalement. La prétendue loi d’airain des salaires21 compte parmi les tentatives faites pour comprendre la différenciation effective du travail dans son rapport permanent avec la différenciation latente du capital. Il en va de même de la tentative faite par Carey pour établir une harmonie des intérêts entre le capital et le travail22 : puisqu’une civilisation en développement réduit en permanence la quantité de travail nécessaire pour un produit, le travailleur serait donc |294| toujours relativement mieux payé pour le même produit ; mais comme la consommation croît en même temps de façon extraordinaire, le profit du capitaliste augmente lui aussi, il prend ce faisant une part relativement moindre à chaque produit particulier mais tire néanmoins un plus grand avantage, étant donné la masse de la production prise de façon absolue, que si la production était moins importante. Aussi le développement de la différenciation effective, telle qu’elle existe dans le travail civilisé, doit-elle au moins permettre de mettre en évidence un rapport durable avec le développement de son accumulation dans le capital, un rapport qui n’est pas déterminé par la contingence des circonstances historiques, mais par la relation logique effective de ces facteurs eux-mêmes. D’ailleurs, des utopies socialistes essaient de construire un rapport de cette nature, du moins pour l’avenir, et partent de la présupposition naïve que l’on pourrait découvrir un rapport qui soit entièrement applicable et qui – s’il nous est permis d’interpréter cet idéal socialiste du point de vue des considérations qui sont les nôtres ici – représenterait un maximum d’économie d’énergie sociale. Je pense ici par exemple aux propositions de Louis Blanc, qui veut éviter le gaspillage d’énergies dû à la concurrence des travailleurs entre eux : le travail qui débouche sur un gain de capital et devient latent dans celui-ci ne doit pas être employé de manière individualiste, mais doit être partagé en trois tiers, dont le premier doit être équitablement réparti et les deux autres doivent être consacrés à l’amélioration et à l’augmentation des moyens de travail, etc.
30Je crois que toutes les tentatives pour déterminer en théorie ou en pratique le rapport entre le travail et le capital subiront le sort qu’ont subi les opérations autour des « capacités de l’âme » de l’ancienne psychologie. Là aussi, on a voulu parler des rapports particuliers entre l’entendement et la raison, entre la volonté et le sentiment, entre la mémoire et l’imagination, jusqu’à ce que l’on comprenne que tout cela n’est qu’une synthèse verbale tout à fait approximative de processus psychiques très complexes et que l’on ne peut parvenir à une compréhension de ceux-ci que si l’on fait fi de ce type d’hypostases et qu’on en revient aux processus psychiques les plus simples afin de rechercher les règles d’après lesquelles les différentes représentations individuelles s’influencent réciproquement et fusionnent |295| dans les modèles23 supérieurs qui forment le contenu immédiat de la conscience. On ne pourra donc pas parvenir à une compréhension de structures aussi générales et complexes que celles du capital et du travail ainsi que de leurs rapports réciproques en les comparant directement ou en étudiant l’influence apparemment directe que l’une exerce sur l’autre, mais en revenant aux processus de différenciation originels, dont chacune des deux ne représente que des combinaisons ou des stades de développement différents.
Notes de bas de page
1 Source : « Die Differenzierung und das Prinzip der Kraftersparnis », in : Georg Simmel, Gesamtausgabe, sous la direction de Otthein Rammstedt, t. II : Über soziale Differenzierung, Sociologische und psychologische Untersuchungen, éd. par Heinz-Jürgen Dahme, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989, p. 258-295. Les indications de pages renvoient à cette édition.
2 Gebilde. Cf. infra note 20. Cf. également « Le tournant vers l’idée », note 5.
3 Simmel reprend plus loin, à partir du point 4 jusqu’à la fin, ces notions de succession et de juxtaposition. Elles seront également reprises dans la Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes, op. cit., p. 639 ; trad. fr., op. cit., p. 591 sq.) en relation avec les incidences de l’argent sur l’organisation et la conception de la mode et des modes de vie.
4 Simmel cite et développe ce concept (das Vorgestelltwerden) dans la Phiosophie de l’argent (Philosophie des Geldes, op. cit., p. 32 ; trad. fr., op. cit., p. 29 – traduit là par « représentation »).
5 Simmel prête à l’argent exactement les mêmes attributs qui fondent ici ce principe, tant dans les dernières lignes de « Sur la psychologie de l’argent », que dans les premières de « L’argent dans la culture moderne ».
6 Dans « Le conflit », Simmel inscrit cette réflexion dans le contexte de la lutte des classes (« Der Streit », in : Gesamtausgabe, t. XI : Soziologie. Untersuchungen über die Formen des Vergesellschaftung, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992, p. 308 sq. ; trad. fr. in : Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, traduction de Lilyane Deroche-Gurcel et Sibylle Muller, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 286).
7 Tout le chapitre 6 de Philosophie de l’argent porte sur la redéfinition du travail intellectuel quant aux enjeux de valeur dans la culture en fonction de la présence déterminante de l’argent (cf. Philosophie des Geldes, op. cit., p. 591 sq. ; trad. fr., op. cit., p. 545 sq.). Le chapitre 4, qui porte sur l’autonomie du sujet par rapport à l’objet dans les processus économiques, fournit en particulier des éléments théoriques relatifs aux observations tirées dans ce dernier chapitre.
8 Sur le phénomène financier comme « condensation » de la pensée, cf. Philosophie des Geldes, op. cit., p. 707 ; trad. fr., op. cit., p. 653 sq.
9 Simmel se réfère ici au chapitre sur « L’étendue du groupe et la formation de l’individu » de son recueil de textes sur la différenciation (Gesamtausgabe, t. II, op. cit., en particulier la page 193). Il s’y emploie à expliquer qu’une institution telle que l’Église, qui œuvre à l’élaboration d’un grand tout, doit pouvoir compter sur des composantes elles-mêmes diversifiées, de sorte qu’on ne cherche pas à s’arroger de façon divergente une structure qui s’imposerait d’une façon indifférenciée. « Tant que l’Église par exemple valait et vaut comme la source et la protectrice de la connaissance, le savoir qui lui était acquis s’est toujours finalement opposé à elle de quelque manière ; l’élaboration d’une vérité sur un objet déterminé a débouché sur les revendications les plus opposées possibles, ce qui représentait à tout le moins le début d’une différenciation, mais conduisait inversement dans une même mesure à un conflit d’autant plus grave que l’Église et le savoir étaient compris comme un tout. »
10 Cette représentation des rapports de force renvoie à la dissertation doctorale de Simmel, soutenue en 1881 à l’université Friedrich-Wilhelm de Berlin, L’essence de la matière d’après la monadologie physique de Kant (Gesamtausgabe, t. I, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1999). Simmel y définit une conception évolutive et relative du devenir de la matière, à l’encontre des thèses essentialistes qui postulent l’existence d’irréductibles substrats pour expliquer la matière.
11 Johann Karl Friedrich Zöllner (1834-1882), professeur de physique et d’astronomie à l’Université de Leipzig, a élaboré une théorie générale de la gravitation dérivée des forces électriques fondamentales de la matière (cf. Über die Natur der Kometen. Beitrag zur Geschichte und Theorie der Erkenntnis, Leipzig, Engelmann, 1872). C’est apparemment à cette théorie que Simmel fait allusion. Mais la référence à Zöllner ouvre sans doute des perspectives plus larges. Dans son article « L’éternel retour. Genèse et interprétation » (http://www.item.ens.fr/ contenus/publications/articles_cher/Diorio/ER_originale.pdf) Paolo D’Iorio indique que Zöllner a introduit « une conception organiciste et panpsychique de l’univers, en attribuant aux atomes la capacité d’échapper à l’état d’équilibre ». Il le compte au nombre des références scientifiques que Nietzsche a pu mobiliser à l’appui de sa théorie de l’Éternel retour.
12 La Philosophie de l’argent amorce ses premières pages par ces considérations relatives aux sciences naturelles (Philosophie des Geldes, op. cit., p. 23 sq. ; trad. fr., op. cit., p. 21 sq.).
13 On pense à la distinction augustinienne entre la societas improborum et la communauté des élus (communio electorum).
14 Sur la division du travail touchant les institutions religieuses, cf. note 20 de « Sur la psychologie de l’argent ».
15 Membre de l’Église unie de Prusse ; voir « l’argent dans la culture moderne », note 4.
16 Les essais « Sur la psychologie de l’argent » et « L’argent dans la culture moderne » insistent tous deux sur le cas de la fondation Gustav-Adolph, qui a recouru aux souscriptions en argent pour surmonter les différents partis pris de ses membres.
17 Simmel évoque à nouveau son chapitre « L’étendue du groupe et la formation de l’individu » (« Die Ausdehnung der Gruppe und die Ausbildung der Individualität », in : Über sociale Differenzierung, op. cit., p. 169-198).
18 Simmel a développé ce point dans les trois premiers chapitres de l’essai « La Loi individuelle, essai sur le principe de l’éthique » (« Das individuelle Gesetz, ein Versuch über das Prinzip der Ethik », in : Gesamtausgabe, t. XII, sous la direction de Rüdiger Kramme et d’Angela Rammstedt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2001, p. 417-470), lesquels aboutissent à l’idée que « l’individualité active a cours là où l’unité consiste en une existence objective, là où son essence inhérente est prélevée à même les entrelacs de l’existence cosmologique ».
19 Sur cette notion d’héritage et de transmission (die Vererbung), cf. Philosophie de l’argent, trad. fr., op. cit., p. 578 sq. ; Philosophie des Geldes, op. cit., p. 626 sq.
20 Allusion à la réinterprétation à laquelle Goethe soumet, dans son essai « Sur Laokoon » de 1798, la conception du « moment fécond » de la perception esthétique (fruchtbarer Moment ou prägnanter Augenblick) que Lessing avait élaborée dans son Laokoon, ou les limites de la peinture et de la poésie (1766).
21 « Das eherne Lohngesetz » : la conception de Ferdinand Lassalle, qui, depuis le discours prononcé en 1863 par ce dernier (« Offenes Antwortschreiben an das Central-Comité zur Berufung eines Allgemeinen Deutschen Arbeiter-Congresses ») et appelant à la fondation d’une Association allemande générale des travailleurs (Allgemeiner Deutscher Arbeiterverein, ADAV), a donné lieu à des débats violents dans la social-démocratie allemande, en particulier dans le contexte de l’élaboration du Programme de Gotha (1875) censé réaliser la fusion des courants lassaliens et des courants marxistes (cf. Marx, « Gloses marginales au programme du Parti Ouvrier Allemand » – communément appelées « Critique du Programme de Gotha » –, partie II). Il est frappant de constater que l’ombre de ce débat pèse encore ici, alors que le socialisme allemand a traversé entre-temps bien d’autres crises de maturité, et notamment celle du révisionnisme dans les années 1990.
22 Henry Charles Carey (1793-1879), économiste américain, a écrit les Principles of Political Economy (3 vol., 1837-1840) et les Principles of Social Science (3 vol., 1858-1859). Dans ces ouvrages, il cherche à réfuter les thèses libre-échangistes des économistes britanniques, pour promouvoir un système protectionniste convenant à la réalité américaine. Il est fort probable que citant Carey, Simmel ait pensé à la théorie marxienne du capital variable dans le calcul de la plus-value, puisque ce sont en partie les observations de Marx sur « le sieur Carey et les autres harmonistes du même calibre » que Simmel reprend à propos de Carey (cf. Le Capital, troisième section, chapitre IX, i, « Le taux de la plus-value », Paris, Gallimard, 1965, p. 771 sq. de même que la note à la page 1026).
23 Gebilde. Même s’il n’a pas été possible de maintenir de bout en bout une traduction unique de ce terme, il importe d’en signaler la présence constante et structurante dans la pensée de Simmel.
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