Introduction
p. 1-11
Texte intégral
« L’argent est la seule création culturelle qui soit de pure énergie, qui se soit complètement abstraite de son support matériel, n’étant plus qu’absolu symbole. Il est le plus significatif des phénomènes de notre temps dans la mesure où sa dynamique a envahi le sens de toute théorie et de toute pratique. Qu’il soit pure relation (et en cela tout à fait représentatif de son temps), sans renfermer quelque contenu de la relation, ne contre-dit cela en rien. Parce que dans la réalité, l’énergie n’est rien d’autre que de la relation. »Georg Simmel, dans son Journal1.
1Les cinq textes de ce recueil portent sur le rapport entre l’argent et « l’économie de la vie », tel que le philosophe berlinois Georg Simmel l’a analysé au tournant des xixe et xxe siècles. Trois essais traitent spécifiquement du problème de l’argent : « Sur la psychologie de l’argent » (1889), « L’argent dans la culture moderne » (1896) ainsi qu’« Argent et nourriture » (1915). Ils ont pour qualité principale de présenter un condensé de la pensée de Simmel sur l’argent, qui, dans son principal ouvrage, Philosophie de l’argent (1900), tend à se dissiper à travers l’abondance des cas qu’il traite au fil de ses 600 pages. Regorgeant de détails et de considérations de tous genres, cette Philosophie de l’argent a plus d’une fois dérouté et fasciné son lecteur, qui se trouvait saisi par telle ou telle proposition singulière avant même d’avoir reconnu les assises théoriques de cette pensée de même que sa proposition maîtresse.
2La thèse de Simmel sur l’argent et l’économie, aucun de ses écrits ne peut mieux en rendre compte synthétiquement que « L’argent dans la culture moderne », qui est le point focal de notre recueil. Il s’agit d’une Philosophie de l’argent en miniature. Une proposition forte ressort de ce texte car Simmel évite l’impressionnante enfilade d’analogies qui caractérise son ouvrage de 1900, pour mieux mettre en valeur son propos théorique : l’argent (Geld) relève d’un régime de pensée particulier qui s’autorise exclusivement d’une mise en rapport des choses prises sur le vif, plutôt que de lui-même. Le tout premier opuscule de Simmel sur l’argent, « Sur la psychologie de l’argent », permet, lui, de camper le contexte vitaliste et biologique à partir duquel sa réflexion a pris corps, tandis qu’« Argent et nourriture » offre, quinze ans après la publication de Philosophie de l’argent, et de surcroît en pleine guerre mondiale, une étude de cas qui reconduit et confirme les catégories heuristiques de ses écrits antérieurs.
3Les deux autres textes de ce recueil ont un statut différent. « La différenciation et le principe de l’économie d’énergie » et « Le tournant vers l’idée » sont deux longs textes qui abordent un problème intraitable : les enchaînements de faits analogues s’additionnant à l’infini, pour fournir le matériau nécessaire à l’élaboration d’une scène de la valeur relative. La thématique de l’argent occupe dans ces deux textes une place aussi discrète que fondamentale. Cité dans les deux cas tant au début qu’à la toute fin d’une longue série de questions, l’argent constitue dans ces deux écrits l’artefact permettant de réfléchir un nombre illimité de considérations dont on ne viendrait pas à bout sans son concours. Il est de ce fait l’exemple même, puis le nom d’emprunt, d’une opération économique de l’esprit. Le premier texte étudie un phénomène vital, l’économie d’énergie, en passant en revue une suite d’occurrences dont on comprend à la fin que l’argent s’en distingue pour les résumer toutes. Le second texte porte moins sur la pléthore de phénomènes qu’il s’agit de mettre en relation pour dégager une pensée de la valeur que sur les modalités mêmes de cette pensée. Il fait état de l’échec du savoir nommément « économique » – au sens de Wirtschaft – à mettre efficacement en relation, dans la perspective beaucoup plus ample d’une « économie de la vie » (Ökonomie des Lebens), les phénomènes vitaux pris dans leur diversité.
4Simmel n’a eu de cesse, tout au long de ses études, de définir l’argent comme ce faire-valoir des phénomènes les uns par rapport aux autres qui, de moyen qu’il était pour faciliter l’obtention des fins, s’est érigé lui-même en fin. Et sans varier jamais son argument, d’apologiste qu’il s’est fait de ces puissances de l’argent au départ, Simmel en est devenu progressivement le critique. L’argent, qui passe pour « le Dieu de notre temps », fonde, en donnant l’impression de transcender les événements, la fantasmagorie d’une « assurance » et d’un « calme » ultimes. La thèse fondamentale qui jalonne le parcours intellectuel de Simmel à travers tous ces textes, s’énonce donc à la fin ainsi : « L’argent a perverti nos plans d’organisation en s’attribuant, comme moyen, un statut de fin à prétention salvatrice ».
5Nombreuses sont les situations qui sont occultées lorsqu’on ne considère plus la valeur que selon ce que Simmel appellera dans la Philosophie de l’argent la « force centripète de la finance » (Zentripetalkraft der Finanz)2. Il s’ensuit alors cette thèse faisant état à la fois des prouesses et des ratés d’un argent voué à synthétiser ensemble des faits de valeur d’une différence radicale. L’argent se présente donc à travers ces pages comme une modalité infiniment perfectible de considération des faits de valeur, à la fois capable des fédérations les plus spectaculaires et sujette aux plus stériles perversions.
L’argent dans la culture moderne
6Le texte pivot de ce recueil, « L’argent dans la culture moderne3 », permet de comprendre à quel point la traduction française de Geld par « argent » est insatisfaisante. Geld est un substantif formé à partir du participe présent du verbe gelten, « valoir ». Il est un « valant », ou un « faire-valoir ». Plus encore, ces considérations étymologiques nous amènent à inscrire la problématique du Geld dans un ensemble de questions traitées par le courant néo-kantien de la « philosophie de la valeur », Hermann Lotze en étant la figure la plus percutante. Le Geld n’est pas seulement à considérer comme une devise monétaire réductible aux attendus de l’économie politique, mais – depuis que la philosophie, au tournant du xixe siècle, s’est détournée de ses prétentions à fonder indépendamment de l’expérience les modalités propres à l’entendement – comme un régime particulier de l’entendement, faisant reposer la valeur de ses productions proprement noétiques sur des faits d’analogie tirés de l’expérience. Pour Hermann Lotze, et Simmel avec son concept de Geld radicalisera cette approche, l’appréciation réflexive exige de la pensée qu’elle s’attelle à comprendre la valeur relative des phénomènes en en suivant le cours, sans pour autant se laisser prendre de fascination pour eux. Apprécier – au sens de donner un prix aux choses –, c’est suivre un rapport de comparaison entre les choses elles-mêmes, sans toutefois succomber à leur diversité au point de se laisser dominer par elle. Pour Lotze, une pensée de la valeur se montre capable de couper court à la diversité avant d’être happé par elle, pour ériger sur un régime du sens, propre à l’esprit lui-même, un concept qui en rend compte.
7C’est au croisement de deux modes de traitement différents, l’un essentiel et l’autre empirique, que Lotze inscrit son concept variable de valeur. « La “formule”, qui doit dénoter l’essence d’une chose, est une formule composée de multiples relations, mais seulement pour notre pensée4 ». Le Geld a pour Simmel ce statut conceptuel : il tient d’un régime de pensée de la valeur qui s’impose du fait d’être passé par mille cas forts de leurs caractéristiques singulières. Il s’entend que le sens du Geld, relevant d’une telle pensée de la valeur, se veut infiniment amendable.
8Mais ce principe ne se réalise pas aussi rondement qu’on le souhaiterait. En 1896, dans « L’argent dans la culture moderne », Simmel voit soudainement en l’argent un signe culturel capable de détourner la signification même de la valeur, comme s’il la générait de lui-même, plutôt que de médiatiser entre eux des faits de valeurs considérés comme irréductibles. L’argent, effet, contient en lui et permet de simplifier presque tous les moyens donnant accès aux fins. Il le fait si efficacement qu’il devient le but même de nos conquêtes : on ne mobilise plus des moyens pour arriver à ses fins, mais on a pour fin même l’obtention de ce super-moyen qu’est l’argent. « On éprouve l’argent – pur moyen pour obtenir d’autres biens – comme un bien autonome » ; « cet envahissement des buts par les moyens est un des traits fondamentaux et un des problèmes majeurs de toute culture supérieure ». La focalisation de toutes les attentions sur le moyen argent comme fin même de toutes les conquêtes ne permet plus de considérer la valeur de phénomènes vitaux qui seraient imperméables au langage monétaire et qui relèvent pour Simmel du « non-monnayable ». « L’argent s’élève à des hauteurs tout à fait abstraites. »
9L’argent ainsi élu comme signe incarnant la valeur, indépendamment des effets de réel, se trouve perverti sur le mode de « l’élévation » (Erhebung). C’est-à-dire qu’il cesse d’être le média intervenant entre des faits de valeurs pour gager ex nihilo la valeur, au point d’occasionner dans la culture une perte de conscience de ce qui qualifie foncièrement les choses. « Bien des gens sont enclins à se comporter avec beaucoup moins de conscience morale et de manière plus louche dans de pures affaires d’argent que de faire quelque chose de douteux éthiquement dans d’autres relations. »
Sur la psychologie de l’argent
10Cette problématique propre au statut de l’argent – à savoir que, de moyen efficace qu’il était pour surmonter les écarts relatifs qui nous séparent des biens, il est devenu la fin même de toute activité sociale –, Simmel la dissocie radicalement des seules préoccupations de l’économie politique. Il ne s’intéresse pas tant, comme il l’indique en conclusion de « L’argent dans la culture moderne », à la lecture que fait Marx de ce phénomène, même s’il lui est théoriquement redevable sur quelques points précis, qu’aux multiples facettes interdépendantes de la culture se réfléchissant dans une « économie » au sens large.
11Au premier chef, Simmel étudie la mutation du statut de l’argent, de l’ordre des moyens à celui des fins, quant à une économie qui n’est plus tant d’ordre matériel ou « politique » que psychique. Mais il ne le fait pas en se cantonnant dans un secteur d’analyse qui serait proprement celui de la psychologie.
12La toute première intervention de Simmel sur la psychologie monétaire, « Sur la psychologie de l’argent », reproduite ici, a eu lieu dans le séminaire d’un économiste de renom, Gustav Schmoller5. Ce à quoi Simmel invitait les économistes lors de cette intervention, le 20 mai 1889, c’est à un décloisonnement de leur questionnement sur le problème strictement médiatique de la valeur de l’argent, afin de se demander si l’argent est une valeur en soi ou s’il met seulement en relation des valeurs. Il s’intéressait plutôt aux transformations psychologiques qu’entraînent les modifications de statut de l’argent. Réciproquement, il cherchait à comprendre comment la nouvelle économie psychique qui s’en trouvait suscitée appelait à son tour une transformation du statut de l’argent. Car la valeur de l’argent engage la psyché humaine et vice versa. La valeur n’est pas propre aux choses et à leurs attributs, mais l’argent permet de la déterminer quant aux biens et aux prestations en vertu de processus psychiques. L’argent s’impose dès lors comme le média d’une opération de transfert permettant, un tant soit peu, de conférer une mesure à la « conscience de valeur » (Wertbewußtsein) de toutes les choses confondues.
13Mais dans la culture moderne, l’argent, étant donné son caractère anonyme et l’extraordinaire expansion mondiale dont il a fait l’objet, réduit les relations humaines à des actes transactionnels désincarnés et génère un certain nombre de pathologies que Simmel commence à recenser dans cet essai sous la forme de types, par exemple l’avare et le blasé, avant d’en décrire toute la galerie au chapitre trois de la Philosophie de l’argent.
14Le déploiement de l’argent s’est néanmoins produit de façon irrépressible, en raison des avantages psychiques qu’il permet par ailleurs, si l’on s’en tient aux considérations énergétiques autour de l’économie de l’âme dont on faisait grand cas en Allemagne à la fin du xixe siècle, jusqu’à ce que Georg Simmel et Sigmund Freud s’en emparent simultanément pour penser chacun à sa façon le rapport complexe entre les attendus sociaux et une « économie psychique ». C’est l’époque où Ernst Mach et Richard Avenarius analysent comment les stratégies rationnelles et discursives sont conditionnées par un principe d’économie de l’énergie vitale. La psyché, de par sa façon de jouir ou de souffrir des situations, s’emploie à prévenir la conscience contre les formes d’activités de pensée qui lui coûtent tellement d’énergie qu’elles en deviennent préjudiciables pour l’organisme lui-même. C’est dans un tel contexte scientifique et philosophique que Simmel introduit sa psychologie de l’argent, l’argent étant dans ce cas de figure une notion conceptuelle vouée à assister la psyché dans ses entreprises d’économie d’énergie. L’argent permet aux sujets d’une civilisation de faire l’économie du travail psychologique qu’engagerait en termes réels, s’il venait à manquer, la tâche de définition des fins et des moyens, de même que l’œuvre de comparaison effective des biens et prestations entre eux pour en jauger la valeur tangible. « Si nous devions avoir à tout moment sous les yeux l’intégralité de la série téléologique qui justifie un certain agir, la conscience se morcellerait de façon insupportable. » Le signe monétaire, en tant qu’il alloue des « pauses » et prévoit des « étapes » dans l’aperception téléologique de la pensée, concourt à une économie de forces vouées à la prise de conscience des fins. Ainsi acquiert-il une valeur.
15C’est pourquoi Simmel, dès ce premier texte, associe l’argent à l’œuvre psychique d’une économie d’énergie (Kraftersparnis). Il y reviendra plus en détails dans son chapitre sur l’économie d’énergie, le dernier de son ouvrage portant globalement sur « la différenciation sociale ».
16Dans ce chapitre, Simmel explore par le menu, dans une prolifération de considérations, le sens de cette idée lancée dans « Sur la psychologie de l’argent », à savoir que le phénomène d’économie d’énergie qui a cours dans le cas de l’argent « a lieu cent fois dans d’autres domaines ». C’est que « l’argent » – ou plus précisément das Geld, ce qui sert à réfléchir les faits de valeur – n’est pas chez lui une notion que l’on pourrait identifier proprement à de la monnaie, à des devises ou à quelque autre convention pécuniaire, mais qu’est Geld toute production de l’esprit qui, dans un contexte culturel donné, se montre capable de soulager l’esprit et la psyché d’opérations complexes visant à stipuler la valeur des choses. Autrement dit, le Geld est un régime de pensée qui se distingue par sa façon de mesurer selon des modalités récurrentes des effets de relations tout à fait spécifiques. L’argent, avant de relever de quelque science économique ou comptable, dénote un régime conceptuel et une activité psychique traitant sur un plan synthétique un ensemble de contingences historiques.
La différenciation et le principe de l’économie d’énergie6
17Le chapitre « La Différenciation et le principe de l’économie d’énergie », qui fait en réalité figure d’essai autonome, témoigne des nombreux champs sociaux où un élément du tout se différencie – ou est mis en exergue –, pour médiatiser entre eux des faits de valeurs hétérogènes. L’argent passe parmi ces cas comme l’exemple le plus approprié pour illustrer la série de faire-valoir dont il ne reste qu’une occurrence. Les phénomènes langagiers, la biologie, la physique, la philosophie, l’organisation du travail, le capital, l’administration de l’État, le religieux, le militaire, la médecine, la métaphysique, l’art, le sport, la zoologie, l’économie psychique, la sociologie du travail, la finance, la théorie marxienne… sont autant de champs que Simmel considère pour montrer selon quels rapports analogiques se définissent des formes de Geld, des formes d’élaborations de signes et de notions différenciées vouées à faciliter le travail de comparaison de l’esprit entre des faits de valeurs hétérogènes.
18L’argent est l’exemple par lequel Simmel signifie un nombre extraordinaire d’opérations dont il soutient seulement l’analogie. L’argent tendra plus tard à prêter son nom, plutôt qu’à un seul instrument monétaire proprement dit, à ces processus psychiques et conceptuels par lesquels l’esprit concentre en une notion différenciée un lot de possibilités qu’on ne saurait sonder directement. Il fait l’économie, par la représentation ou le concept, de formes d’observer et de comprendre. Il coupe court. Ce que produit exemplairement l’argent sous sa forme occurrente de monnaie n’est donc en rien exclusif. Il y a bien des formes de Geld, des formes spirituelles et psychiques de faire-valoir. « L’argent, lui aussi, est issu d’un processus de différenciation ; la valeur d’échange des choses, qualité ou fonction qu’elles acquièrent à côté de leurs autres propriétés, doit se détacher d’elles et accéder à une existence autonome dans la conscience avant que cette propriété commune aux choses les plus différentes ne fusionne en un concept et un symbole situés au-dessus de toutes ces choses individuelles ; et l’économie d’énergie, à laquelle on parvient grâce à la différenciation et à la fusion ultérieure, réside également dans l’ascension vers des concepts et des normes supérieurs qui sont acquis de la même manière. »
19Là encore, la pensée de Simmel mobilise un lexique emprunté aux philosophes néo-kantiens de la biologie tels qu’Avenarius ou Mach, ou encore au philosophe de la valeur Hermann Lotze. Il s’agit à chaque moment de rappeler que ce que l’on présente comme étant « économique » se traduit toujours par une économie d’énergie au sens psychique. Mais « l’argent », qui apparaît au début et à la fin du texte, résume si bien le processus d’économie d’énergie ayant cours dans maintes opérations sociales qu’il permet à ses usagers d’en oublier complètement le degré élevé de complexité. Les considérations monétaires qu’on cite socialement à toute occasion tendent à inscrire dans un mode lexical unique la multitude de considérations qu’admet ici Simmel sans l’entremise de l’argent.
20L’argent est en effet présenté dans ce texte comme l’élément le plus à même de concentrer l’énergie, à la fois de façon « contiguë » et « successive ». La contiguïté, ou juxtaposition, consiste en cette matière dans la façon de répartir simultanément de l’énergie disponible – ce autant dans les domaines sociaux qu’en linguistique, ou en biologie, par exemple… – entre différentes fonctions, en faisant toutefois en sorte que celles-ci entrent le moins possible dans un rapport de « friction » les unes avec les autres ; la succession consiste à mobiliser les efforts autour d’une fonction particulière, au détriment des autres fonctions, aux fins d’une activité correspondante. La contiguïté suppose qu’on partage l’énergie entre diverses fonctions, la succession qu’on canalise son attention de fonction en fonction. Ces deux modèles de différenciation font l’objet d’une tension entre deux propensions, celle qui apprécie le cours des choses du point de vue de l’ensemble, l’autre qui consiste à miser sur l’exclusivité des parties. L’argent est l’objet culturel qui a su le mieux opérer une synthèse de ces deux tendances. « Le temps de la possession d’argent doit être considéré comme un « moment fécond », au sens propre de fructueux, comme un assemblage momentané d’innombrables fils qui, l’instant d’après, se disperseront en créant des effets tout aussi innombrables » – il procède donc de la contiguïté, mais ce faisant, rien ne l’empêche d’orchestrer l’énergie sur un mode successif, parce que l’argent, également, « se convertit en travail et en différenciation sans que quoi que ce soit ne soit perdu dans ce processus de conversion ». Bref, l’argent est autant un facteur d’organisation du travail que de thésaurisation de la valeur qu’il produit. Il est donc l’instrument culturel par lequel il a été possible de mobiliser simultanément le plus de fonctions – sur un mode décrit dans l’essai à partir d’une longue série d’analogies – tout en consignant en son signe ces effets de travail. Ces deux qualités – déclinables de maintes façons ainsi qu’on le constate à la lecture du texte – font de l’argent un objet privilégié de la différenciation en vue de l’économie d’énergie, bien qu’il ne soit qu’une occurrence parmi d’autres.
21Ce texte, dont on ne dira pas qu’il est de lecture aisée, se révèle plus pertinent pour le labyrinthe général qu’il constitue que pour tous ses détours dans leur particularité. Négligera cet essai le lecteur qui voudra seulement s’en tenir à la faculté qu’a l’argent de nous épargner précisément ces généreuses réflexions. Mais là réside sa pertinence, dans la façon abondante qu’il a de nous donner à voir le torrent de questions que refoule, concentre et recèle la glose pécuniaire. L’aspect déchaîné de ce texte est l’occasion d’apprécier consciemment la multitude d’opérations dont le recours à l’argent nous permet de faire l’économie. Car un magma de questions fait irruption lorsqu’on s’ouvre à la question monétaire. On comprend alors que l’argent permet à l’esprit de penser au rabais, de penser en faisant l’économie d’opérations mentales qui seraient sans fin s’il devait effectivement s’engager dans la considération de toutes les relations qu’implique le signe monétaire, celles-là même que ce dernier parvient à synthétiser et à médiatiser. Et, a contrario, c’est l’épreuve même de cette impossibilité qu’exemplifie cet essai.
L’argent et la nourriture
22« L’argent et la nourriture » fait partie des quelques essais écrits par Simmel après Philosophie des Geldes dans lesquels il reprend le thème de l’argent. C’est aussi le cas de textes qui font brièvement référence à l’argent, tel que « La crise de la culture »7. Tous confirment la thèse centrale de Simmel à propos de l’argent, à savoir que de moyen, l’instrument pécuniaire s’est imposé comme fin. Plus que les autres essais, qui l’évoquent seulement au passage, « L’argent et la nourriture » fait de l’élévation de tout au rang de la finance, une situation qu’il convient historiquement de chercher à dépasser. La position de Simmel sur l’argent et son statut excessif se précise alors dans cet essai de circonstance. La question de la pénurie en temps de guerre est en cause. Elle marque le retour possible de la pensée de la valeur, soumise jusqu’alors à son média, à la question des biens et prestations tangibles. Considérer la valeur des choses plutôt que de fantasmer la valeur dans leur média pécuniaire, c’est renier l’évolution historique des derniers siècles. Simmel en appelle à cette prise de conscience, moins par nostalgie des vérités passées qu’aux fins d’élaboration de formes symboliques nouvelles, capables d’une plasticité suffisante pour orchestrer un rapport relatif de comparabilité, de comptabilité et de compatibilité entre faits hétérogènes de valeur, sans pour autant engloutir sous le signe de la valeur les qualités singulières et irréductibles desdits faits.
Le tournant vers l’idée
23Dans « Le tournant vers l’idée », en 1918, Simmel, malade, se sachant vivre ses dernières heures, couche sur le papier ses ultimes thèses dans un recueil de quatre textes intitulé Lebensanschauung8. Sa pensée est plus concise que dans ses écrits antérieurs. Les analogies par lesquelles s’y dessine une pensée sur les rapports économiques à instituer portent sur les principaux dispositifs critiques à l’œuvre dans notre culture, plutôt que sur la pléthore de considérations objectives qu’il relevait dans « La différenciation et le principe de l’économie d’énergie ». Il en ressort une pensée sur un art de concevoir des « mondes » qui coïncide tout à fait avec la façon dont notre époque succombe aux flous théoriques autour d’une « mondialisation », dont on ne sait pas si elle est rétrograde ou innovante, financière ou culturelle, destructrice ou féconde… Ce dont prévient Simmel, c’est qu’une pensée en termes de « monde » risque de se figer en une forme dogmatique qu’illustre au mieux le devenir téléologique de l’argent, dans son « complexe économique » (wirtschaftlicher Komplex). L’argent devient de ce fait la monnaie symbolique permettant d’illustrer des phénomènes de récupération qui ont lieu également en religion, en art, en sciences et en droit. Cette façon qu’ont ces domaines de prétendre tout subsumer sous leur sens et de faire « un monde » de tout ce qu’ils sont à même de traduire, même si cette économie de signification est partielle et lacunaire, le domaine de l’économie (das Gebiet der Wirtschaft) en témoigne au mieux. À cela, Simmel oppose le projet d’une « économie de la vie » (Ökonomie des Lebens), laquelle relève d’un régime de pensée de tout ce qui médiatise les faits de valeur entre eux sans en occulter la portée singulière. Pour un faire-valoir, médiatiser la valeur des choses les unes par rapport aux autres sans récupérer celle-ci à son compte, c’est se hisser au-delà d’une chaîne de signification tout en s’en trouvant paradoxalement tributaire.
24Cette économie reste le projet de Simmel. Les opuscules qu’il a écrits sur la question permettent d’envisager cette économie au sens large, comme « économie de la vie », par rapport à une culture financière qui s’est progressivement imposée comme son principal théâtre.
25Alain Deneault
Notes de bas de page
1 « Geld ist das einzige Kulturgebilde, das reine Kraft ist, das den substantiellen Träger völlig von sich abgetan hat, indem er absolut nur Symbol ist. Insofern ist es das bezeichnendste unter allen Phänomenen unserer Zeit, in der die Dynamik die Führung aller Theorie und Praxis gewonnen hat. Daß es reine Beziehung ist (und damit ebenso zeitbezeichnend), ohne irgend einen Inhalt der Beziehung einzuschließen, widerspricht dem nicht. Denn Kraft ist in der Realität nichts als Beziehung » (« Aus Georg Simmels nachgelassenem Tagebuch », Logos, Internationale Zeitschrift für Philosophie der Kultur, éd. par Richard Kroner et Georg Mehlis, Tübingen, J.C.B. Mohr, t. VIII, 1919-1920, p. 121-151 ; reproduit aussi in : Georg Simmel, Fragmente und Aufsätze aus dem Nachlaß und Veröffentlichungen der letzten Jahre, sous la direction et avec une introduction de Gertrud Kantorowicz, Munich, Drei-Masken-Verlag, 1923, p. 1-46.
2 Philosophie de l’argent, traduction de Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Presses universitaires de France 1987, p. 651 ; Philosophie des Geldes, in : Gesamtausgabe, t. VI, texte établi par David P. Frisby et Klaus Christian Köhnke, Francfort-sur-le-Main., Suhrkamp, 1989, p. 705.
3 Cet essai se voulait le pendant écrit d’une conférence sur l’argent, que Simmel a donnée, parmi plusieurs, en Autriche à la fin du xixe siècle. Selon les deux comptes rendus de cette conférence (« lxvi. Plenarversammlung vom 24. März 1896 », Zeitschrift für Volkswirtschaft, Sozialpolitik und Verwaltung, n° 5, 1896, p. 310-313, et « Ein Vortrag über das Geld », Neue Freie Presse, 25 mars 1896), Simmel a entamé son propos en faisant valoir l’originalité de la pensée philosophique sur les questions économiques, tout en reconnaissant la pertinence, mais aussi la spécificité, des propositions de l’économie politique. Il aurait présenté le travail de la philosophie comme étant de nature à repérer les liaisons souterraines qui ont cours entre les disciplines de pensée, afin de mettre en évidence leur unité et leurs racines communes. La Zeitschrift für Volkswirtschaft, Sozialpolitik und Verwaltung insiste sur des points qui reviennent dans l’essai : la modernité accentue le rapport d’autonomie relative entre le sujet et l’objet ; l’argent contribue à la fois à isoler et à unir les individus à une échelle désormais planétaire ; il en ressort dans la culture une représentation universelle de la personne reposant sur la logique des prestations monnayées ; ces prestations sont autant liées à un cercle d’échange dont l’ampleur est sans précédent qu’en sont intimement indépendants les individus qui les réalisent ; la dimension qualitative des objets s’efface au profit de la quantitative ; l’argent, qui n’est qu’un moyen, supplante le but et opère entre eux deux une synthèse de façon à se faire lui-même le moyen de toutes les avenues ; cette position centrale lui octroie parfois des airs de puissance qui sont illusoires… En 1900, au moment de sa sortie, la Philosophie de l’argent a eu droit à beaucoup d’attention en Autriche. Après l’accueil que lui fit Gustav Schmoller à Berlin, un autre économiste, cette fois Carl Menger, reconnut l’apport philosophique de Simmel, même s’il lui reprocha son manque de précision théorique. En suivant la pensée de Simmel « en deçà » et « au-delà » du seul domaine de la science économique, Menger cherche paradoxalement à pointer les insuffisances de la pensée vitaliste de l’auteur tout en revendiquant au nom des sciences économiques les recherches que Simmel s’approprie en les situant aux marges des siennes. Ces documents sont réédités in : Georg Simmel in Wien, Texte und Kontexte aus dem Wien der Jahrhundertwende, éd. par David Frisby, Vienne, Parabasen, 2000.
4 Grundzüge der Metaphysik, Diktate aus den Vorlesungen von Hermann Lotze, Leipzig, S. Hirzel, 1887, § 21.
5 Gustav Schmoller invita Simmel à prononcer une conférence sur ce thème dans le cadre de son séminaire le 20 mai 1889. Simmel en était un participant assidu. Son intervention a été une première fois publiée cette même année dans la revue que dirigeait Schmoller, le Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft, vol. 25, Leipzig, 1889, p. 1251-1264. Cette prestation a suffisamment marqué Schmoller pour qu’il la rappelle d’entrée de jeu dans sa critique de l’ouvrage Philosophie de l’argent, paru onze ans plus tard. Il rappelle dans cette critique (reproduite en annexe dans le recueil Georg Simmels Philosophie des Geldes, sous la direction de Otthein Rammstedt, Christian Papilloud, Natàlia Cantó i Milà et Cécile Rol, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2003) que Simmel s’intéresse à l’économie du point de vue interdisciplinaire et s’écarte des considérations établies au xixe siècle dans les sciences économiques. Qu’un économiste approuve ces thèses présentées comme difficiles et parfois embryonnaires, témoigne de la curiosité des économistes de l’époque, alors prêts à établir leurs concepts sous l’influence d’autres apports disciplinaires, comme en témoigneront aussi Friedrich von Gottl-Ottlilienfeld en donnant une touche néo-kantienne à ses définitions des concepts fondamentaux de l’économie politique, ou Carl Menger qui invitera Simmel à son séminaire à Vienne en 1896 pour qu'il y expose ses thèses et commentera Philosophie de l'argent à sa sortie.
6 Ce texte paru comme sixième et dernier chapitre de la monographie sur le concept de différenciation reste un essai lisible en lui-même. Il s’est déjà trouvé publié séparément, mais partiellement, dans un recueil de textes sociologiques dirigé par H.-J. Dahme et O. Rammstedt, Schriften zur Soziologie, eine Auswahl, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1983, p. 61-77.
7 Essai publié dans la Frankfurter Zeitung du 13 février 1916, reproduit dans le tome XIII de la Gesamtausgabe, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2000, et traduit en français par Jean-Louis Vieillard-Baron in : Georg Simmel, Philosophie de la modernité, vol. 2, Paris, Payot, 1990, p. 271-291.
8 « Lebensanschauung », in : Gesamtausgabe, t. XVI sous la direction de Gregor Fitzi et Otthein Rammstedt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1999.
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La parure
et autres essais
Georg Simmel Michel Collomb, Philippe Marty et Florence Vinas (trad.)
2019