Chapitre 5. Quelques généralités
p. 189-202
Texte intégral
1. La « niche thérapeutique »
« Fonds commun » et « endémisme ». Les « périmètres de connaissance »
1L’étude des pharmacopées populaires françaises, à peine ébauchée, devrait permettre la mise en évidence de plantes occupant une « niche thérapeutique » analogue à celle de la Germandrée Petit-Chêne en Provence-Languedoc. Ceci pour favoriser la compréhension des facteurs d’élection à la situation privilégiée d’herbe de cure. Une recherche comparative sur l’emploi des dépuratifs majeurs, à une échelle géographique suffisamment large, en est l’amorce indispensable.
2En même temps pourrait être précisée la notion même de « niche thérapeutique », où il faut voir davantage qu’un simple emprunt formel au jargon écologique (ce qui n’exclut pas la boutade). Dans chaque région les différents domaines pathologiques et les affections particulières sont en rapport direct avec une ou plusieurs plantes. Celles-ci peuvent intervenir :
comme représentantes d’un « fonds commun thérapeutique » regroupant les médicinales de base dans leurs emplois les plus courants, connus partout ou presque partout (pousses de Ronce dans les maux de gorge, suc de Chélidoine sur les verrues, etc.) ;
comme remèdes propres à l’unité socio-géographique considérée, où elles apparaissent comme des remplaçantes — mais pas forcément des succédanés — des plantes employées aux mêmes fins dans d’autres régions : la Petite Centaurée se substitue, en plaine, à la Gentiane des montagnes, le Marrube occupe dans le Midi le rôle d’expectorant tenu par le Lierre terrestre ailleurs, etc.
3Dans chaque terroir, une médicinale au moins, polyvalente ou spécifique, d’emplois ubiquistes ou endémiques, est associée à une maladie donnée, comme l’espèce animale ou végérale à un biotope défini. On peut donc bien parler de « niche thérapeutique ». Et « l’étude écologique » du remède végétal populaire — qui n’a jamais été tentée, à ma connaissance, dans nos contrées — pourrait initier une nouvelle approche de la perception et de l’usage traditionnels de la flore médicale, sinon du rapport global entre les sociétés et le milieu « naturel ». Encore faudrait-il disposer d’un nombre suffisant de données comparables ayant trait à des régions assez distinctes tant au niveau de la flore qu’en ce qui concerne les coutumes, ces deux facteurs pouvant prêter à des combinaisons variées.
4Reste la question des remèdes populaires réellement autochtones, des « endémismes » vrais qui attesteraient qu’il y a eu création de savoir dans la région considérée. Phénomènes aussi précieux pour l’ethnologue que pour l’astrophysicien la découverte de nouvelles étoiles au sein d’un nuage gazeux favorable à leur observation. Et non sans analogies — pour continuer la comparaison — avec ce précipité stellaire, car il n’est pas vraisemblable d’imaginer la génération spontanée d’un usage thérapeutique à l’extérieur du halo de possibles et d’incidences dont j’ai montré plus haut la présence constante autour du végétal.
5Une médicinale importante a des usages exclusivement circonscrits à la Haute-Provence occidentale, en France. Il s’agit d’un Plantain ligneux des terrains caillouteux légers (bords des chemins et des cultures en sols secs), particulièrement abondant sur certaines semi-jachères griffonnées une ou deux fois l’an (jeunes plantations truffières, amandaies, etc.) : le Plantain Oeil-de-chien, Plantago Cynops L. (devenu Pl. sempervirens Crantz...), connu à peu près exclusivement sous le nom de Badasson (fig. 51). J’ai déjà tenté de cerner la situation exceptionnelle de ce Plantain dans la pharmacopée végétale populaire française et souligné le fait que, en dépit d’une large distribution géographique dans notre pays et d’un véritable statut local de panacée, cette plante ne connaissait aucun emploi thérapeutique à l’ouest du Rhône (Lieutaghi 1981 : 39-56).
6Le Badasson, que pratiquement tous nos informateurs connaissent, est évidemment réapparu dans la présente enquête, où il a vite pris la première place pour le nombre des attestations d’emploi. Amer polyvalent, à destination surtout externe, il est cité deux fois comme dépuratif, trois fois pour la circulation. Le large éventail de ses usages nécessitait une nouvelle étude particulière (de publication ultérieure) et seules les indications internes ont été prises en compte ici. Je rappelle que ce Plantain n’est jamais reconnu comme tel, au niveau populaire : sa morphologie est très différente de celle des Plantains banals. Il a pourtant « récupéré » la totalité des indications savantes et traditionnelles de ses parents herbacés et en ajoute d’autres. C’est certainement la plante médicinale française la plus riche d’emplois actuels, celle qui mérite l’attention la plus soutenue comme « marqueur » de l’évolution présente de la perception et de l’usage du remède végétal, comme témoin du changement des sociétés rurales dans le sud-est de la France.

51. « Badasson », Plantain Oeil-de-Chien, Plantago sempervirens. Détail de l’inflorescence
7En 1981, j’ai suggéré que la localisation des savoirs relatifs au Plantago cynops en Haute-Provence occidentale, ainsi que l’absence totale d’informations à son propos dans la littérature savante (si ce n’est la prescription ancienne des graines, analogues à celles des Plantains du groupe Psyllium, en laxatives) pouvaient signifier une influence populaire exogène, récente, probablement italienne, véhiculée par certains des nombreux émigrés qui ont franchi les Alpes au xixe siècle pour se fixer dans la région. Des informations nouvelles, recueillies auprès de deux informatrices d’origine italienne, attestent déjà que la plante était connue et employée en Piémont. Nos recherches devraient donc se poursuivre de l’autre côté de la frontière (les bibliothèques françaises à ce jour consultées se sont avérées désespérément pauvres au sujet de l’ethnobotanique transalpine1). Cet exemple, très raccourci, pour illustrer la situation paradoxale de l’usage supposé endémique, qui semble se rattacher toujours à « quelque chose », que ce soit dans l’espace, comme ci-dessus, ou dans le temps (la présence plus ou moins éloignée dans le passé, d’une attestation d’emploi similaire ou assez voisine pour suggérer une influence). Bien entendu, quand ce type d’usage concerne une plante elle-même spéciale à la région considérée, la présomption d’endémisme « vrai » s’affirme considérablement ; mais il semble que ce soit très rarement le cas en France (Millepertuis Hypericum nummularium de la Grande Chartreuse, par exemple ? voir note 83). Interroger ces « isolats culturels » est fondamental pour la compréhension de la transmission, du maintien et de l’évolution des savoirs, qu’ils soient « naturalistes » ou autres. Eux seuls, de surcroît, peuvent tenir lieu de repères en regard des usages du « fonds commun » traditionnel dont l’universalité masque les origines et qui ne valent pas moins d’être questionnés sur les raisons de leur extension que les précédents sur leur localisation plus ou moins étroite.
8En ethnologie comme en histoire naturelle, l’attribution du statut « d’endémisme » ne va pas sans un inventaire préalable, aussi complet que possible, de l’ensemble des savoirs (des espèces) relatifs au domaine (au genre) étudié. En l’occurrence, seul un état précis des données de la bibliographie (au moins celles des « folkloristes » de la fin du xixe siècle, et jusqu’aux enquêtes contemporaines), déjà à l’échelon de la province et, à terme, au niveau national, sinon international, est à même de réaliser la chambre d’écho nécessaire à l’interprétation des résonnances attachées à la rencontre entre l’espèce végétale-remède et les particularités du groupe social. Ce qui implique la mise en place de moyens de traitement de l’information plus perfectionnés que le fichier manuscrit2.
9Sur un mode artisanal, les monographies consacrées ici à la Pariétaire et au Petit-Chêne montrent tout l’intérêt de la démarche comparative et les perspectives de recherche qui en procèdent directement. Nul doute que le recours à une « banque de données » aurait permis de vérifier ou d’infirmer certaines hypothèses, de préciser des interrogations, de circonscrire les « endémismes vrais » ou, du moins, les emplois qui attestent une interprétation — sinon une refonte — locale des savoirs de large et ancienne diffusion.
10La figure 52 tente la schématisation des différents « périmètres de connaissance » du champ thérapeutique populaire en France (médecine végétale exclusivement). Les sept catégories représentées, trois modes d’endémisme (petits cercles en trait plein), trois modes « ouverts » à des influences connues (cercles en pointillés), et le cas particulier des « savoirs disjoints », ne prétendent pas cerner toutes les expressions possibles de l’adaptation du savoir empirique ou « savant » aux contingences des sociétés locales. Du moins aideront-elles, je l’espère, à confirmer le fait que la présence d’une « recette » en un temps et un lieu définis de la culture populaire n’a rien de fortuit. Toute recette assortie des paramètres spatio-temporels indispensables témoigne, au contraire, tant des diverses influences qui peuvent la véhiculer que de l’aptitude de la société qui la reçoit à la perpétuer, à la préserver (parfois au point qu’on la trouve identique à ce qu’elle était dans des textes vieux de un ou deux millénaires) ou à la modifier en regard des apports nouveaux et/ou de l’expérimentation, de l’invention autochtones. Le schéma proposé a donc une vocation d’abord interrogative : il représente le type de questionnement minimum à quoi devrait être confrontée toute recette de médecine végétale populaire recueillie dans le domaine français.
2. Le domaine magico-religieux : une étrange lacune
De l’écologie des bons et des mauvais anges
11Alors que la médecine populaire française fait grand usage de prières, conjurations et autres rituels magico-religieux au point que la plupart des travaux qui lui sont consacrés finissent par négliger la part « matérielle » de la thérapeutique, c’est-à-dire la pharmacopée proprement dite3, nos collectes en Haute-Provence n’ont pas rencontré la moindre allusion à ce domaine (du moins en ce qui concerne la thérapeutique végétale). Cela ne signifie pas que ce recours n’ait pas existé : comme partout dans notre pays, il y a eu ici des saints guérisseurs, des oraisons à vocation thérapeutique, et si la densité des sorciers au kilomètre carré est très loin de celle rencontrée en Normandie par Jeanne Favret, il subsiste un bon nombre de guérisseurs-magnétiseurs et de rebouteux.

52. Les périmètres de connaissance de la médecine végétale populaire en France
12Guide de lecture de la figure 52
13Comme il s’agit d’une « écologie des savoirs thérapeutiques populaires », les parallèles, avec l’écologie naturaliste sont fréquents dans ce qui suit. Pour une définition comparative de la terminologie usitée, voir : Molinier, R., Vignes, P., Ecologie et biocénotique (Delachaux et Niestlé, 1971) p. 123-132 en particulier, ainsi que P. Lieutaghi, L’environnement végétal (Delachaux et Niestlé, 1972) p. 112-121.
14I. Généralités
15« Aire culturelle »
16Schématisée par un cercle fermé, l’AIRE CULTURELLE considérée est exposée à de multiples incidences d’origine extérieure. Ce n’est pas un domaine clos mais un ensemble de particularités parfois bien circonscrit (originalité linguistique, géographique, écologique...), parfois à peine structuré, à l’intérieur d’un champ d’influences plus ou moins pénétrantes. Influences où interviennent les facteurs temps (sources anciennes, voire très anciennes) et distance spatiale (apports exogènes d’origine parfois lointaine) ainsi que les modalités propres du savoir transmis : culture savante ou populaire.
17L’AIRE CULTURELLE est donc au mieux un optimum, une cellule plus ou moins autonome reliée par de multiples transitions aux cellules voisines. Celles-ci sont simplement suggérées, à droite du schéma, comme AUTRES AIRES CULTURELLES : les savoirs s’y présentent évidemment avec les mêmes caractéristiques que dans l’aire-témoin et y subissent les mêmes influences.
18« Fonds commun thérapeutique »
19C’est l’ensemble des savoirs médicinaux communs aux diverses cultures de notre pays, voire aux divers pays d’Europe, sinon de l’Ancien Monde tempéré (comme l’emploi anti-ecchymotique de la Verveine officinale, qu’on rencontre en France et en Chine).
20Ces connaissances de large diffusion sont vraisemblablement très anciennes dans la plupart des cas. Il faut cependant tenir compte de la faculté d’extension intrinsèque des savoirs, qui doit permettre à certains d’envahir de nombreuses aires culturelles en un temps relativement bref (voir encore la dissémination des espèces végétales et animales).
21Influences anciennes
22Il s’agit de tout ce qui ressortit aux sources passées, populaires ou savantes, et qui constitue la base de la connaissance traditionnelle des plantes.
23Influences actuelles
24Données contemporaines, surtout d’origine savante et via la vulgarisation. Elles peuvent soit modifier des usages issus du « fonds commun », soit induire des pratiques entièrement nouvelles : l’emploi de l’Aubépine en sédative-cardiotonique, ignoré de la médecine ancienne, s’est ainsi répandu en France à la suite des travaux de H. Leclerc (années 1920). De nos jours, la plante est très connue dans ces indications et oubliée dans ses emplois anciens d’astringente et d’antilithiasique.
25Domaine savant
26On l’a vu : aucune limite rigoureuse ne le sépare du domaine qualifié de populaire. Il faut donc percevoir le champ qui lui est assigné comme diffus dans les influences anciennes et, surtout, actuelles.
27II. « Périmètres de connaissance »
28Cercles pointillés : savoirs et usages non spécifiquement locaux
291. Savoirs et usages ubiquistes
30Ils traduisent les apports du « fonds commun » dans la culture considérée.
31N.B. : Le cercle 1 devrait avoir un diamètre double pour exprimer l’importance de ces apports en regard des autres « périmètres de connaissance ».
322. Perfectionnement de la recette traditionnelle
33Les influences actuelles induisent soit une modification du mode d’emploi de la plante (par ex., alcoolature d’Ail contre l’hypertension, prise par gouttes : F., 90 ans, Montjustin, 04), soit une précision de l’indication : injection de décoction de Noyer dans métrite-salpingite.
343. Emplois d’origine savante récente
35Je les qualifie parfois « d’influences livresques » quand ils dérivent manifestement de la vulgarisation actuelle. Ainsi des feuilles de Chou en cataplasme dans le zona (Valnet 1975 — dans ce cas, il s’agit de surcroît d’une extrapolation des usages traditionnels...). Mais le passage au « fonds commun » est parfois très rapide : voir ce qui est dit plus haut de l’Aubépine.
36Cercles pleins : savoirs et usages locaux plus ou moins stricts
374. Endémisme relatif
38Cette catégorie est difficile à cerner car beaucoup de recettes connaissent une adaptation locale qui les distancie plus ou moins de leur(s) source(s) savante(s) ou populaire(s), passée(s) et présente(s). C’est le cas du Plantain « Badasson », savoir disjoint très développé par l’expérimentation haut-provençale (voir ci-dessus au texte). On peut y inclure des « isolats » comme le Marrube antidiabétique ; cet usage n’a pas d’antécédents écrits, à ma connaissance, mais l’indication elle-même laisse supposer une influence savante actuelle, la présomption « d’endémisme vrai » n’étant pourtant pas à exclure. Le « périmètre 4 » fait donc aussi office de salle d’attente des données qui requièrent de plus amples vérifications.
395. Endémisme de survivance
40Écho du savoir ancien subsistant seulement (voir N.B. ci-dessous) dans la zone considérée. Nos enquêtes antérieures révèlent ainsi un emploi de l’écorce de Platane en bains de bouche (ulcérations) dont je n’ai pas trouvé d’attestation postérieure à 1727 (Lémery).
416. Endémisme vrai : la question est traitée en détail au texte
427. Savoir disjoint
43Il s’agit de données qui ont leur optimum (parfois seulement supposé) dans une aire culturelle extérieure et qui témoignent d’un transport en général récent — ce qui suffit parfois à expliquer leur faible diffusion. L’emploi des feuilles de Bardane en bains de pieds, recette bourguignonne citée au corpus, en est un exemple. Le statut de savoir disjoint est une phase transitoire vers l’endémisme relatif, quand l’expérimentation locale est active.
44N.B. : J’insiste sur la relativité des remarques avancées (en 4, 5 et 6 surtout), puisqu’il est hasardeux d’affirmer un statut d’endémisme avant de disposer d’un état aussi complet que possible des savoirs-pratiques en question, sur une échelle géographique très large.
45Le silence affiché par notre terrain à cet endroit peut, en premier lieu, tenir au fait que notre questionnement n’a jamais porté sur cet aspect de la médecine populaire, qui requiert bien évidemment un sondage particulier : il s’agit d’un domaine dont il est assez rare qu’on parle spontanément. Mais un tel mutisme, surtout quand il est partagé par une centaine d’informateurs, n’est pas plus fortuit que la priorité accordée à telle ou telle herbe de cure : le Midi anticlérical et frondeur aurait-il eu raison du Midi superstitieux ?4
46Dans son Folklore de la Provence (1963), Claude Seignolles ne fait guère état de survivances de magie thérapeutique ou de conjurations para-religieuses. L’un de ses informateurs, l’archéologue Jean Barruol, de Mazan (84) précise même à propos des cahiers de recettes qu’il a pu consulter :
J’insiste sur ce point, j’ai souvent trouvé dans ces petits manuscrits des bizarreries, de grandes naïvetés, et jamais de pratiques magiques. Mon père était médecin à Apt et ne vit que deux fois des actes de superstitions (cependant, il avait fait naître 5 000 enfants) (p. 342).
47Faut-il penser qu’il y aurait, dans notre région (sinon dans l’espace méditerranéen français - Provence et peut-être bas Languedoc), un « autre regard » sur le remède végétal, une pharmacopée moins assujettie qu’ailleurs à la croyance religieuse, moins pénétrée de magie, plus pragmatique d’un bord, plus parente du symbole brut, de l’analogie, d’un autre ?
48Il est frappant de constater que les enquêtes de médecine populaire dans les régions de forte tradition religieuse, comme la Bretagne et le Centre-Ouest, font toujours apparaître spontanément un certain nombre de références à la magie, aux saints, aux fontaines miraculeuses, aux dons des guérisseurs, en même temps que la pharmacopée végétale semble régresser au profit des substances d’origine animale et minérale (voir ainsi Mahé 1975). Faut-il aussi y voir un autre rapport à la flore, induit par l’environnement végétal lui-même ? La végétation atlantique (la majeure partie de la France des plaines et des basses montagnes non méditerranéennes) n’a ni la diversité de paysages végétaux ni surtout le nombre d’espèces des régions méridionales collinéennes et montagnardes : le massif Armoricain dans son ensemble héberge environ 1 750 espèces (Des Abbayes 1971), quand le seul département des Alpes-de-Haute-Provence, qui est loin d’être entièrement exploré et qui ne dispose toujours pas d’un catalogue complet de sa flore, dépasse les 2 000, sinon les 2 500 espèces.
49Partout en France, c’est la flore banale sous dépendance humaine forte, et d’abord celle des lieux habités, qui constitue la base du droguier populaire. A ce « fonds commun » s’ajoute-t-il d’autant plus de particularités que la flore locale se diversifie ? Cette question, déjà posée au chapitre 1, fait aussi partie de celles qui sollicitent des comparaisons sur une large échelle géographique pour être élucidées. De surcroît, serait-il aventureux de prétendre que, dans nos cultures fortement marquées par le recours aux bons office de l’Église, ceux-ci ont d’autant moins été appréciés que la nature païenne offrait davantage de possibilités de guérison ?
50Cela dit, « l’écologie du savoir » évoquée à plusieurs reprises dans ce travail concerne bien plus que le seul usage du milieu. Sans parodier la « théorie des climats » par une tentative prématurée d’associer culture et nature dans le champ étroit de la pharmacopée traditionnelle française, on peut souligner cette évidence que, même dans nos régions tempérées à la végétation relativement homogène, il existe des ruptures naturelles/paysagères/agro-socio-économiques suffisamment nettes pour qu’on soit tenté d’en poursuivre la faille du côté de l’imaginaire et, partant, de l’appréhension des possibles du végétal. Climat atlantique et lande bretonne engendrent des créatures maléfiques inconnues dans les garrigues méridionales. Les dragons des forêts germaniques n’habitent pas les taillis maigres des terres de chaleur... En ordonnant à ses soldats d’abattre le bois sacré des Massaliotes, César inaugurait-il une insoumission qui, après vingt siècles et une sérieuse usure du tapis végétal méditerranéen, allait faire que l’expérience l’emporte bien sur la croyance ?
51En Europe occidentale, les géographes de la végétation distinguent deux grandes unités bio-climatiques : 1) La région dite « holarctique » aux modalités plus ou moins douces-humides et froides-sèches, où s’insère un « domaine des hautes montagnes » (Alpes et Pyrénées) qui n’est pas sans affinités étroites avec la zone arctique ; 2) la région méditerranéenne, qui borde les côtes sud du continent et s’avance plus ou moins vers le nord en fonction de la latitude et des reliefs. Des différences floristiques et faunistiques considérables séparent la région holarctique et la région méditerranéenne : en France, celle-ci possède plus de 700 espèces végétales qui lui sont propres.
52Flore de lumière, à dominante chaude et sèche, très riche en aromatiques, le cortège végétal méditerranéen accompagne l’optimum d’une culture naguère très distincte de celle des régions septentrionales. Il est hautement probable que cette rencontre a suscité des savoirs, des pratiques et des représentations différents sur le fond de leurs équivalents dans les autres entités bio-culturelles. On dispose déjà, grâce aux recueils des folkloristes, de données suffisantes pour tenter des comparaisons fiables. On peut aussi étudier des témoins actuels de l’évolution des savoirs en région méditerranéenne d’une part (considérée aussi bien dans l’acception de l’écologiste que scindée en ses divers « pays »), et dans des zones extérieures bien individualisées d’autre part (bocage normand, Alsace, Savoie, etc.), témoins choisis parmi les plantes d’usage courant, communes aux deux aires considérées (Ortie, Sureau, Bardane, etc.), dans les domaines pathologiques (soin des fièvres, par exemple), les concepts thérapeutiques (modalités de la dépuration...), etc.
53Ainsi, comme il a déjà été proposé, pourraient être définies des « aires de savoirs » qu’une simple comparaison avec les unités naturelles permettrait de trouver plus ou moins distinctes ou proches. Et peut-être verrait-on saints guérisseurs, bons et mauvais démons répugner à s’installer aux pays des Oliviers, où les sources ombreuses sont trop rares pour les premiers, où les feux de l’été et les durables clartés de l’hiver conviennent mal aux effets pyrotechniques des seconds.
3. Du traitement et de l’usage des informations ethnobotaniques
54Les pages précédentes ont plusieurs fois suggéré le recours au traitement informatique comme moyen majeur de mémorisation et de classification des données, déjà innombrables, de l’ethnopharmacologie française. Il ne s’agit pas ici de revenir sur la nécessité impérieuse de l’assistance électronique, aujourd’hui, en sciences humaines — à quoi l’ethnobotanique a déjà recours, d’ailleurs, ainsi pour ordonner les informations relatives aux races végétales de l’agriculture traditionnelle (voir, ainsi Cooper et Marchenay 1983).
55Une simple remarque, au terme de deux longs chapitres qui ont tenté de montrer quelques subtilités de la perception populaire du remède végétal : pour utile qu’elle soit, la mémoire informatisée va-t-elle amplifier ou restreindre la distance entre la connaissance rassemblée et celui qui la questionne ? L’accès aux données « saisies » par l’ordinateur profite au savoir des savoirs, aide à la formalisation et aux théorisations, mais n’incite nullement à la prise en compte de ce qui échappe à la nécessité prioritaire de « faire de la science ».
56La connaissance traditionnelle des remèdes végétaux est un fait toujours présent, qui requiert mieux que le statut de survivance, même s’il s’agit bien d’un savoir à son crépuscule5. Ce rapport actif au monde, expression d’une pensée structurée dont les lignes de forces restent perceptibles, nos informateurs ne nous en livrent le plus souvent que des bribes. C’est la réunion des fragments qui fait apparaître un dessin parfois intelligible, sinon un dessein primordial : vivre en accord avec le vivant, interpréter ses offres, moduler au mieux son pouvoir.
57Autant l’aide des moyens modernes de traitement de l’information peut favoriser l’émergence de ces images de fond de la pensée traditionnelle, autant elle peut concrétiser leur immobilisation au stade d’objets de savoir, au grand catalogue d’une anthropologie qui n’a jamais fait infuser le Petit-Chêne.
58La mise en place d’une banque de données informatisée consacrée à l’ethnopharmacologie intéressera beaucoup les laboratoires pharmaceutiques. Comme on l’a déjà vu à propos de certaines plantes du domaine traditionnel français (telle l’Anémone Hépatique et la Ficaire, herbes à « signatures » encore tournées en dérision voici quelques années), des brevets viendront attester que les meilleurs apports du savoir ancien méritent bien l’honneur d’accéder à la propriété privée des multinationales. Mais qu’en sera-t-il des nécessités du regard ? S’il est illusoire de songer à restaurer une culture que nulle énergie renouvelable, écologique, sociale, économique ne soutient plus, même si elle peut proposer certains modèles (de gestion du milieu, par exemple) directement adaptables à certains impératifs de nos sociétés, il est manifeste que le domaine traditionnel recèle beaucoup plus que des « recettes » récupérables : des modes de perception, des façons autres de « penser le vivant », des gens toujours capables de dynamiser une réflexion. Évidence un jour apparue sous la plume des anthropologues des sociétés « primitives » et dont on peut douter qu’elle ait beaucoup compté depuis lors, dans l’évolution des nôtres : les sagesses exotiques n’alimentent qu’un temps les salons, après quoi le public un tant soit peu concerné les dégrade en nostalgie. Mais cette sorte de non-convertibilité des valeurs tient en partie à leur origine même : nous n’avons rien à faire des systèmes de parenté mélanésiens ni de la place du castor dans certaines tribus canadiennes. Séparée de son contexte naturel, des contraintes matérielles qui en procèdent, la « pensée sauvage » se fait abstraite, sinon rebutante : elle peut encore nous intéresser comme preuve de notre aptitude quasi infinie à échafauder des compréhensions du monde, des règles sociales sans limites de complexité ; elle reste malgré tout anecdotique.
59Et voici que nous nous découvrons, au temps du TGV et de Télétel, une pensée sauvage bien de chez nous, certes très effritée, maintes fois repeinte au cours des siècles — au point qu’il est parfois impossible de deviner son visage ancien — mais toujours héritière d’un regard sur un monde qui reste le nôtre.
60Alors peut-être est-il possible, cette fois, puisque le décor est encore en partie intact, non de tenter une version dérisoire du jeu ancien, mais d’interroger ses cohérences, voire d’en vérifier certaines séquences sans a priori cartésiens. Ce qui implique de considérer la « mémoire populaire » en quelque sorte comme l’étalon de ce que nous pouvons toujours éprouver devant un monde où le végétal garde le rôle de « témoin d’origine ».
61Conserver à la plante, au talus, au champ, au bois, et même à la grande machinerie cosmique un clair-obscur en-deçà des explications savantes, ce n’est pas sacrifier au folklore ni à cette « soif de mystérieux » qu’on dénonce d’autant plus bruyamment que les cosmologies modernes nous ramènent plus près de la case départ du questionnement métaphysique : c’est laisser libres d’accès des champs de perception toujours fertiles, où d’autres sens s’avèrent possibles, d’autres quêtes nécessaires (en témoigne l’ouvrage de W. Pelikan, L’homme et les plantes médicinales, 1975-79).
62Sans doute sommes-nous bien loin des dépuratifs : c’est parce qu’on a cru y déceler un sens vraisemblablement rebelle à toute tentative de transfert en disquette. Quelque chose qui nécessite la poursuite du dialogue naïf avec le monde, c’est-à-dire, aujourd’hui, le réapprentissage d’une écoute hors de tout déterminisme mécaniste. Car si le dragon est mort, son sang conserve le pouvoir de faire entendre la parole des oiseaux.
63Quand tout le savoir des herbes et des saisons, quand tout le fruit de l’attention « empirique » aux propositions des choses auront nourri les banques de données, la terre sera-t-elle regardée plus lucidement, gérée avec plus d’intelligence ? Notre assujettissement à l’ordre des machines se relâchera-t-il ? Sauver la mémoire de l’aveugle ne lui rend pas la vue. Qu’on permette à un transfuge provisoire de l’écologie de rappeler que la gestion de notre seule terre, c’est aussi mettre sur la face inerte des ordinateurs un regard encore capable de printemps.
Notes de bas de page
1 Toutes les flores, nationales, régionales ou locales, d’Europe occidentale, les catalogues floristiques et principaux articles similaires des périodiques, les travaux sur les emplois alimentaires et médicinaux des plantes sauvages, du début du xixe siècle à 1960, ont été répertoriés, avec un bref commentaire sur leur contenu, par S.F. Blake, Geographical Guide to Floras of the World, part II : Western Europe (1961). Cette bibliographie fondamentale, inconnue des ethnobotanistes, figure aux usuels de la bibliothèque centrale du Muséum d’histoire naturelle de Paris.
2 Sous la responsabilité de José Dos Santos (Fondation NEMO, 30640 Lasalle) et avec le concours initial de la mission du Patrimoine ethnologique, une banque de données informatisées sur les usages de la flore est en cours d’élaboration. En 1981, F. Loux et Ph. Richard avaient déjà proposé une méthode d’analyse informatique des recettes de médecine populaire, entreprise malheureusement suspendue pour de très prosaïques raisons matérielles (voir Ethnologie française, vol. 11, n° 4, pp. 369-374).
3 Ainsi en est-il de l’ouvrage référence de Marcelle Bouteiller, Médecine populaire d’hier et d’aujourd’hui (1966). Il n’accorde qu’une place modeste à la thérapeutique végétale, et sur un mode surtout historique (peu de données actuelles). Il ne propose pas d’interrogation sur la pharmacopée empirique comme système en soi digne d’intérêt.
4 Marc Piault : « D’un côté, l’anthropologisme oublie le botanique, de l’autre (ici) le botanisme méconnaît l’anthropologique. D’autre part, et bien que l’expression spontanée soit bien entendu un indice d’existence d’un problème, le silence n’est en aucun cas l’indice de l’absence d’un problème. Encore faut-il être clair sur ce qu’on appelle magico-religieux et faire effort pour approcher (décrire) les pratiques : on pourrait peut-être alors s’interroger sur la présence, au moins, de rituel. Mais le primat originel apporté à l’usage écarte toute recherche en ce sens. Et l’usage est, lorsqu’il est la donnée de base de l’enquête, plus botanistique qu’anthropologique.
5 La plupart des détenteurs de la connaissance traditionnelle sont des gens âgés ou très âgés : enquêter en France, c’est souvent arriver trop tard, tout ethnologue le sait. Cette connaissance, cependant, se déplace. S’il est assez exceptionnel de rencontrer dans les campagnes des informateurs à la fois jeunes et riches d’un grand héritage de savoir, ils existent pourtant : ainsi avons-nous appris beaucoup de choses de deux agricultrices de 35 ans, l’une habitant l’Hérault, l’autre les Alpes-de-Haute-Provence, qui associent la tradition (d’enseignement familial) à l’expérimentation en regard de la vulgarisation actuelle de qualité. Mais c’est surtout au sein de la culture urbaine que se réinvente aujourd’hui le rapport au végétal, comme manque d’abord, et ensuite comme quête d’un savoir facteur d’autonomie. Des « néo-informateurs » s’en détachent, et s’il n’existe plus de veillées, le stage fait office d’apprentissage convivial. Encore faut-il que le partage de la recette aille de pair avec le rappel de ses origines, car la fleur sans le mythe peut être laissée aux bons soins de la biochimie.
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1985
La foi des charbonniers
Les mineurs dans la Bataille du charbon 1945-1947
Evelyne Desbois, Yves Jeanneau et Bruno Mattéi
1986
L’herbe qui renouvelle
Un aspect de la médecine traditionnelle en Haute-Provence
Pierre Lieutaghi
1986
Ethnologies en miroir
La France et les pays de langue allemande
Isac Chiva et Utz Jeggle (dir.)
1987
Des sauvages en Occident
Les cultures tauromachiques en Camargue et en Andalousie
Frédéric Saumade
1994