Avant-propos
p. XXXV-XLI
Texte intégral
1Écrire cet avant-propos au livre de Pierre Lieutaghi est pour moi tout à la fois un honneur et une joie. Joie qui prolonge celle de la lecture, me permettant d’exprimer ma résonnance personnelle à ces propos d’autant plus stimulants qu’ils émanent d’un chercheur polyvalent, à la fois botaniste et ethnologue. La recherche évolue souvent à partir de zones frontières, de marges, d’emprunts féconds à des disciplines connexes, à condition toutefois qu’il ne s’agisse pas de rencontres factices, superposant des approches de disciplines diverses sans les mettre réellement en relation. Ce livre donne au contraire l’exemple d’une véritable interdisciplinarité, la plus difficile, celle qui émerge progressivement de l’accoutumance du chercheur aux méthodes et aux problématiques de chaque discipline. Pierre Lieutaghi est naturaliste de formation, et, bien qu’il s’en défende par modestie ou timidité, la rencontre avec le terrain des savoirs populaires a fait de lui un ethnologue de qualité : les problèmes qu’il aborde dans son livre sont au cœur des préoccupations actuelles de l’anthropologie
2Une autre raison de la joie que j’ai à parler de ce livre est d’ordre symbolique. Je me méfie trop du pouvoir centralisateur des institutions pour ne pas être sceptique devant des recherches programmées à l’avance comme collectives et dont les résultats sont souvent décevants. Je crois plutôt au lent mûrissement des rencontres entre artisans ayant creusé isolément et lentement leur sillon personnel. Depuis longtemps j’admirais et je connaissais les travaux de l’auteur ; son Livre des bonnes herbes était pour moi un instrument de travail indispensable ; mais je situais plutôt ce chercheur du côté de la botanique et la lecture du rapport qui a précédé ce livre a été pour moi une découverte. Découverte d’une certaine complicité, bien au-delà des approches. Partie du corps, de son symbolisme et de sa signification dans la société française traditionnelle, j’en étais venue, bien sûr, aux maladies et aux moyens de les traiter. J’ai donc entrepris une recherche systématique sur les recettes de médecine traditionnelle : symptômes traités et ingrédients utilisés, au rang desquels, bien entendu, figuraient les plantes. Pour ce faire, j’utilise l’ordinateur, mais je cherche à le faire de façon souple, en restant proche de la complexité des données, souci dont Pierre Lieutaghi témoigne aussi dans un passage profondément juste de son texte (chapitre 5,3). Similitude donc de nos deux approches, d’autant plus remarquable que nous ne nous étions pas concertés à l’avance. Manque de coordination regrettable entre les chercheurs travaillant sur le domaine français, diront probablement certains. Pour ma part, je pense au contraire que c’est là la condition nécessaire pour que chaque recherche avance de façon autonome, avec sa propre personnalité, et que des complicités réelles puissent se forger.
3Si j’étudiais les plantes, en effet, ce n’est pas celles que rencontrait Lieutaghi dans ses promenades quotidiennes. J’ai souri au portrait que fait Marc Piault de son rapport personnel aux plantes car j’aurais pu — avec moins de talent littéraire — dresser le même pour mon compte, et ce n’est peut-être pas par hasard si deux ethnologues se retrouvent dans une même abstraction.
4Mes plantes, ce sont celles que je collectais dans les proverbes, dans les recettes de médecine traditionnelle ; mais lorsque dans nos randonnées à travers le bocage normand ou les alpages savoyards, mes enfants me demandaient le nom des fleurs que nous rencontrions, je savais rarement répondre, et ils étaient éberlués de ce que mon érudition livresque dont j’aimais leur faire part ne coïncide pas avec un réel savoir de terrain. Souvent les ethnologues se trouvent dans une telle situation : travaillant sur le discours, les pratiques des autres, sans les avoir personnellement expérimentés dans le concret. Au stade actuel de ma recherche, je ressens maintenant le besoin de passer moi-même par une reconnaissance meilleure, une plus grande implication. C’est là le seul moyen pour véritablement saisir le point central de ce savoir traditionnel : les relations entre propriétés sensibles et propriétés symboliques. En cela, ce livre, dans la précision de ses analyses, a été pour moi, et devrait être pour tous, une découverte très stimulante.
5Lorsqu’il nous rappelle l’importance du rapport au concret, Pierre Lieutaghi se situe dans un des courants anciens de l’ethnologie — citons par exemple Marcel Mauss et son insistance sur la nécessité de procéder à des inventaires minutieux des techniques du corps1. Les nombreuses collectes des folkloristes, injustement négligées pour des raisons de biais pourtant facilement surmontables, les musées d’ethnographie, témoignent du même souci de recueil précis de données dont Lieutaghi est ici l’héritier. On a, certes, montré qu’à cette description attentive du rapport de l’homme à son terroir et à ses objets manquait, chez les premiers observateurs, une analyse des rapports sociaux inévitablement mis en jeu. On a ainsi insisté fort justement, et Marc Piault a raison de le rappeler, sur la relativité de la notion de nature, sur le fait que le terroir, le corps lui-même sont constructions culturelles et occasions de rapports sociaux. Certes. Cela n’en enlève pas moins de réalité à une fleur ou une graine. Simplement, comme le montre clairement l’auteur, ce ne sont pas tous les aspects d’une plante, d’un arbre qui sont pris en considération par telle ou telle culture, mais telle ou telle caractéristique, ou plutôt tel ensemble spécifique de traits. Ainsi, la plante devient une construction culturelle, mais cette construction n’est pas arbitraire, elle se fait à partir de propriétés sensibles significatives. L’importance fondamentale de la relation entre le concret et le symbolique dans la médecine populaire, que j’ai rencontrée dans mes propres recherches, sur laquelle Marie-Christine Pouchelle insiste dans son analyse de la médecine médiévale, est une fois de plus montrée ici2.
6Dans le même souci de socialiser le biologique, les recherches les plus récentes en anthropologie de la maladie ont montré que, beaucoup plus que la réalité concrète d’une maladie, c’est le sens que prend la maladie à l’intérieur d’un système culturel donné qu’il importe d’étudier et de comprendre3. Ainsi s’opposent souvent deux types d’approche : l’anthropologie médicale étudierait de façon précise les maladies et leurs traitements, alors que les partisans d’une anthropologie de la maladie insisteraient plutôt sur les relations sociales autour de la maladie et sur sa signification symbolique. Pierre Lieutaghi donne l’exemple d’une réconciliation entre ces deux approches. Il montre parfaitement, à partir d’un cas exemplaire, que pour comprendre pleinement le sens que prend tel type d’affection ou de symptôme dans une société donnée il est indispensable de passer par une analyse précise des thérapeutiques utilisées. Le reproche souvent fait, à juste titre, aux tenants de l’anthropologie médicale, celui de rester à l’intérieur d’un système médical tenu comme « réel » et de souvent trier entre des thérapeutiques qui seraient efficaces et d’autres qui seraient des résidus « magiques » ne peut s’appliquer à Pierre Lieutaghi, qui, au contraire, prend soin de se démarquer vivement de ces positions. C’est là, à mon avis, un passage de son livre qu’il convient de souligner, tout d’abord parce que, comme lors d’autres digressions qui donnent à l’ouvrage un complément tout à fait essentiel, il propose une série de réflexions sur la médecine moderne actuelle, mais aussi parce que, à cet égard, la transformation du botaniste en ethnologue est tout à fait évidente ; en témoigne également sa respectueuse prise en considération en tant que savoirs de ce que d’autres auraient qualifié de croyances ou de superstitions. Une telle démarche n’est simple pour personne, encore moins pour quelqu’un qui a été formé aux canons d’une science dite exacte. Marc Piault insiste à ce propos à juste titre sur l’opposition dont on n’est pas assez conscient entre ces sciences dont un objectif est de réduire l’incertitude et l’ethnologie qui est apprentissage de l’incertitude.
7Il est par ailleurs remarquable de noter que c’est à partir de sa passion pour les plantes que l’auteur en est venu aux savoirs populaires. Chemin de la plante vers l’homme, inhabituel pour les anthropologues, mais qui lui a permis, dans ce dialogue avec la nature, de retrouver le fil des profonds rapports entre les hommes, les plantes et le cosmos. L’ayant ressenti, il a pu le repérer dans les propos de ceux qu’il interrogeait aussi bien que dans les écrits anciens, il a su aussi nous le rendre dans un texte souvent poétique avec un recours aux métaphores qui aide le lecteur à accéder au symbolique.
8Certes, ce texte ne répond pas toujours aux canons habituels de la littérature scientifique que d’ailleurs — et sans doute heureusement — on respecte de moins en moins dans les sciences humaines. Pierre Lieutaghi parle à la première personne, de façon souvent passionnée, et revendique avec modestie mais fermeté le droit à une certaine subjectivité. En cela aussi il hésite à se considérer comme ethnologue, comme « scientifique ». Pourtant sa démarche s’insère dans tout un courant de la recherche en sciences humaines qui insiste sur l’implication, sur une imprégnation du terrain qui passe souvent par une identification. Notons ainsi les remarques de Colette Petonnet sur « l’observation flottante »4 ou celles de Jean-Pierre Peter sur « l’histoire par les oreilles »5. Pour passer à un autre stade d’analyse et en particulier à la comparaison entre différentes cultures, une prise de distance est sans doute nécessaire, et un reproche amical que je pourrais faire à notre auteur, d’autant plus facilement que je me l’adresse souvent à moi-même, est que parfois, dans sa passion, on ne sait plus si ce sont ses enquêtés qui parlent à travers lui ou lui-même qui s’exprime. Mais cette passion constitue en même temps la force de ce texte. Sans doute, au moins en ce qui concerne l’écriture, certains chercheurs ont-ils plus d’aptitude à faire revivre et comprendre de l’intérieur une culture, alors que d’autres se retrouvent mieux dans des généralisations abstraites. On a trop tendance à considérer le second type de formulation comme étant seul de la recherche, alors que l’un et l’autre sont également indispensables à l’anthropologie.
9Ainsi, dans ce livre, sont développés plusieurs points fondamentaux et tout à fait au centre des questionnements anthropologiques actuels. Peut-être parce que c’est là un résultat que moi aussi je pressens à travers mes recherches personnelles, j’insisterai en premier lieu sur la mise en évidence du caractère central de la notion d’humeur, de la médecine comme une dépuration, une remise en ordre et en propreté de l’intérieur du corps ; image aussi de la maladie comme un excès, une effervescence, un désordre ; image du corps comme une plante pleine de sève, vivant, croissant et dépérissant au rythme des saisons.
10Cette notion d’humeur renvoie, bien sûr, à la médecine savante ancienne, et Pierre Lieutaghi, rejoignant ainsi Marie-Christine Pouchelle, insiste sur la double relation entre savant et populaire. Son analyse à cet égard des livrets de vulgarisation et des remèdes vendus par les officines pharmaceutiques est tout à fait intéressante. En effet, l’étude de ces intermédiaires culturels, lieux de creusets et centres de transformation entre le savant et le populaire, est un aspect de la recherche qui se développe en ce moment et qui semble être prometteur.
11Par ailleurs, Pierre Lieutaghi montre très bien la cohérence propre des savoirs populaires. Trop souvent, sous prétexte que l’on est parvenu à décomposer l’écheveau des origines dont ils sont issus, on en déduit que faits de bribes éparses, ils ne peuvent qu’être incohérents. Ce livre montre au contraire avec force leur cohérence, mais leur cohérence différente de nos conceptions actuelles, en relation avec une cosmogonie mettant en correspondance nature intérieure et extérieure. A ce propos, les passages du livre sur la pensée analogique comme « accès toujours ouvert à la compréhension du monde » méritent d’être médités par nombre de chercheurs en sciences humaines un peu trop fascinés par le modèle des sciences exactes. On trouve dans certaines pages de Pierre Lieutaghi une connivence profonde avec un autre beau livre, lui aussi animé d’une écoute respectueuse et attentive, celui d’Yvonne Verdier sur les femmes de Minot6.
12Bien que je ne sois pas très compétente pour en juger, le terme et la notion de « niche thérapeutique » proposés par Pierre Lieutaghi me semblent propices à faire avancer de façon féconde des comparaisons précises entre régions qui manquent à l’ethnologie de la France, peut-être parce que jusqu’ici on s’était borné à des inventaires de traits peu significatifs. C’est sans doute là un des concepts venus d’autres sciences dont Lévi-Strauss montrait encore récemment la fécondité7.
13Enfin, tout au cours de ce livre, on sent la présence de l’histoire, ce qui rompt avec plusieurs approches classiques de l’anthropologie, tant celle du folklore que de l’anthropologie « exotique », trop souvent marquées par une certaine atemporalité. Au contraire, une des fécondités de l’anthropologie de la France telle qu’elle se développe actuellement est la fréquence des relations et des échanges entre anthropologues et historiens. C’est particulièrement vrai dans le domaine de la maladie, avec des recherches comme celles de Jean-Pierre Peter, Jacques Gélis, Marie-France Morel ou Marie-Christine Pouchelle8, et le présent ouvrage en est un nouvel exemple.
14Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, il faut souhaiter bon vent à ce livre et qu’il puisse essaimer comme ces plantes dont il nous parle. Il est tout à fait souhaitable qu’il dépasse le public de chercheurs, anthropologues ou naturalistes auquel il est d’emblée destiné. En effet il s’insère directement dans une pensée, une action qu’il pourrait contribuer à faire avancer de façon décisive. Et en cela il nous incite à réfléchir sur des rapports entre la recherche et l’action encore trop souvent catalogués sous le terme un peu dédaigneux d’anthropologie appliquée. Il sera en effet essentiel aux professionnels de la santé peut-être pour y déceler des procédés thérapeutiques mais surtout pour comprendre quels savoirs du corps et de la nature traversent maintenant encore la plupart des façons de se soigner et d’appréhender la maladie. Pour le milieu infirmier en particulier, dans lequel se développe toute une réflexion sur les pratiques de soin en relation avec l’anthropologie9, ce livre devrait être un outil de travail indispensable. C’est enfin un public aussi large que possible qu’il faut souhaiter que ce livre atteigne. A chacun désireux de retrouver des racines au sens propre comme figuré, ou se posant des questions sur son rapport à la nature, à la médecine moderne. Son ton passionné, son style le rendent facile et agréable à lire, tout en conservant une certaine rigueur, association si rare qu’elle mérite d’être soulignée.
Notes de bas de page
1 Marcel Mauss. « Les techniques du corps », Sociologie et anthropologie (Paris, Presses Universitaires de France, 1968), rééd.
2 Marie-Christine Pouchelle. Corps et chirurgie à l’apogée du moyen-âge (Paris, Flammarion, 1983).
3 Marc Augé, Claude Herzlich. Le sens du mal (Paris, Maison des sciences de l’homme, 1984).
4 Colette Petonnet. « L’observation flottante. L’exemple d’un cimetière parisien », L’Homme, n° 10-12 82, XXII, 4, pp. 37.47.
5 Jean-Pierre Peter. « L’histoire par les oreilles. Notes sur l’assertion et le fait dans la médecine des lumières », Le temps de la réflexion (Paris, Gallimard, 1980), vol. 1, pp. 273-314.
6 Yvonne Verdier. Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière (Paris, Gallimard, 1979).
7 Claude Lévi-Strauss. « Histoire et ethnologie », Annales, n° 6, 11-12/83, pp. 1217-1232.
8 Citons entre autres : Marie-France Morel, Jacques Gélis, Mireille Laget. Entrer dans la vie (Paris, Gallimard, 1978) ; Jacques Gélis, L’arbre et le fruit (Paris, Fayard, 1984) ; Jean-Pierre Peter, « Entre femmes et médecins. Violence et singularités dans les discours du corps et sur le corps d’après les manuscrits médicaux de la fin du 18e siècle », Ethnologie française, 1976, 3-4.
9 Marie-Françoise Collière. Promouvoir la vie. De la pratique des femmes soignantes aux soins infirmiers (Interéditions, 1982).
Auteur
Maître de recherches au CNRS, février 1986
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