Préface
Les savoirs simples
p. VII-XXXIV
Texte intégral
C’est bien après coup, c’est tout juste maintenant que les hommes commencent à se rendre compte de l’énorme erreur qu’ils ont propagée avec leur croyance au langage.
F. Nietzsche : Humain, trop humain
1Une sorte de paradoxe exemplaire me fait introduire à la lecture d’un ouvrage consacré à certains usages « populaires » provençaux de la nature. L’essentiel est heureusement le texte qui suit ; les propos qui précèdent ne sont pas toujours lus, ce qui diminue mon malaise et atténue l’outrecuidance dont on pourrait me taxer. C’est que je serais plutôt myope dans l’efflorescence naturelle et les tisanes ne me tentent guère en dehors de quelques mélanges subtils offerts par des amitiés voisines.
2Il faut aussi avouer que je sais mieux les noms hawsa d’arbres poussant au Niger et la préparation d’onguents spéciaux du pays mawri que les termes qui désignent nos flores françaises et les composants de recettes campagnardes contre l’urticaire ou les gerçures !
3Malgré les patiences de mes amis, mes yeux regardent sans reconnaître : une véritable infirmité m’empêche d’identifier au creux des chemins qui m’absorbent les plantes dont les couleurs m’enchantent, les parfums me captivent et les formes invraisemblables, innombrables ne cessent de m’intriguer, de m’étonner, de m’éblouir.
De la botanique comme une estampe japonaise
4Fascination et aveuglement sans doute s’entraînent, s’encouragent l’un l’autre mais cela ne devrait pas m’autoriser à présenter cet ouvrage qui cherche aux sources la connaissance des simples. Cependant l’ignorance s’interroge et se soumet à la curiosité de ceux qui ont mené l’enquête et parcouru les allées initiatiques aux ombrages parfumés. Ce non-savoir persistant n’est peut-être pas seulement un empêchement, il convient d’y chercher l’instrument d’une rencontre, parfois irritante mais souvent féconde, entre la naïveté incrédule, impertinente, qui me pousse à mettre en question tout ordre botanique et l’admirable repérage du naturaliste à qui rien n’échappe. Qui n’a pas été un jour séduit par l’esthétique fragile et précieuse de ces planches où s’alignent des séries de plantes, épinglées selon un graphisme savant dont l’art ne vient en aucune manière de l’inspiration ou de l’invention mais au contraire d’une soumission absolue à la reproduction des plus précise et strictement ordonnée d’un objet saisi par un savoir ne laissant rien en son dehors. La fidélité n’est pas ici celle d’un regard qui restituerait la totalité de la perception mais en réalité celle d’une écriture qui sélectionne, dans l’ensemble confus d’une profusion naturelle, l’exemple épuré de variantes et de détails non significatifs. Et cette grâce singulière que nous respirons sans bien l’identifier, n’est-elle pas en fait la même qui émane immanquablement des estampes japonaises, c’est-à-dire du graphisme éprouvé qui écrit l’image, qui dit le sens à l’intérieur duquel s’entend la nature ? Dans cette mise en page, la couleur est un artifice, une concession à la faiblesse des non-initiés. La seule forme au trait1 suffit en fait à la transcription de la connaissance complète du botaniste ou plutôt à l’expression de son savoir ordonné à l’intention d’un public peu spécialisé. En fait, et sans doute comme pour le musicien qui « entend » la partition, l’épure botanique est certainement plus « réelle » pour le chercheur, c’est-à-dire plus adéquate à l’identification de l’objet que l’objet lui-même, masqué derrière les anecdotes incorporées dans son schéma par les conditions particulières de son existence.
Les certitudes de la science et les variantes d’un savoir sans fin
5Contingence ou nécessité, le bornage de l’une par rapport à l’autre sépare le « savant » de l’expérience naturaliste. En ce qui nous concerne, il ne s’agit nullement de privilégier un ordre plutôt qu’un autre mais d’élucider les conditions significatives à la mise en place de ces logiques de classement différentes. Il s’agit là d’une opération au centre même du projet ethnologique quel qu’en soit le lieu particulier. C’est bien dans cette mesure que la méconnaissance, l’étrangeté pour moi du domaine botanique, faisaient interrogation au même titre que les données proposées par la nouveauté qu’offrait à mon regard sans repères la nature française, et particulièrement cévenole, à laquelle je suis maintenant confronté2.
6Le doute à l’égard de la certitude botanique est pour moi une nécessité vitale. C’est là certainement une provocation à l’égard de collègues si savants que l’infinie diversité de l’univers végétal semble entrer sans désordre dans leur énoncé, produit de la rigueur. Aucune crainte semble-t-il de l’innommable et d’une étrange façon l’identification botaniste paraît quasiment aristotélicienne par rapport au savoir populaire ; elle procède en effet de la conjonction de la végétalité à la nature du végétal, à l’opposé de ce que serait une conception plus galiléenne, constituant cette végétalité comme un ensemble de relations observables et quantifiables. En ce sens le savoir populaire qui formule des équations complexes où s’alignent les coordonnées d’appréhensions différentes, se situerait au-delà du positivisme du xixe siècle où Nietzsche percevait à juste titre une descendance de la théologie.
7La liberté conquise par la raison cartésienne était seulement celle de soumettre à son déroulement ce qui auparavant était dominé par la croyance. Cependant, l’exercice de connaissance du sujet dont l’être est conséquence de la pensée, réduit le réel hors du sensible à une conjonction irréductible de la réflexion philosophique, de l’élaboration scientifique et de l’opération technique. Cette liberté de réflexion d’abord périlleusement conquise, finit à son tour par mettre en place un ordre sans rémission de la cohérence : vérité, réel, science et totalité se rejoignent. Le doute initial entraîne finalement à une certitude sans failles dont sont exclues les contradictions, les différences, les incohérences fécondes, les bizarreries créatrices, les inquiétudes inventives. Nous sommes loin des intuitions fertiles, prophétiques du supplicié de Rome, Giordano Bruno, affirmant en 1581 l’infini d’un univers sans limite ni surface mais constitué de parties finies, elles-mêmes composées d’innombrables mondes finis ! En ce sens, la nature échapperait en partie à la science, et le savoir ne s’achèverait donc jamais. Le rationalisme, pourtant né de ces visées fulgurantes mais sans doute trop sulfureuses, trop troublantes, poussera jusqu’au bout sa dérive, confondant méthode et dogme, identifiant sa réflexion au tout du réel, faisant précisément disparaître la nature au profit du langage qui la saisit, se l’approprie. La révolution copernicienne, merveilleux déplacement de regard, entraînera l’établissement de vérités qui, pour être « scientifiques », n’en auront pas moins les mêmes exigences absolues de fondement du réel que les dogmes antérieurs : les vérités de l’Église étaient accompagnées de la condamnation augustinienne de toute connaissance naturelle en dehors de la foi ; désormais en dehors de la science, point de salut ! Pour Galilée la nature écrit en langage mathématique et l’on voit poindre là les signes qui feront prendre le langage comme donnée générale d’une sorte d’identité universelle de l’homme, expressive également de l’adéquation progressive ou potentielle de son « esprit » et de son savoir à la nature intrinsèque, à la logique du ou des mondes. L’ethnologie reconnaîtra là certaines de ses expressions les plus contemporaines...
8Aussi, dans un mouvement aux sources, je serais poussé vers un doute raisonnable à l’égard de la certitude scientifique qui s’impose et, par contre, j’aurais la prétention de prendre au sérieux les démarches de savoir de ceux qui utilisent et ménagent également la nature, les conditions de leur environnement. Ceux-là expérimentent avec leur corps, et l’interprétation qu’ils font des usages de la flore, par exemple, est acquise dans l’appréhension de leur identité, dans l’accomplissement de leur personne, dans la mise en réalité de leurs rapports sociaux. Nous aurions mauvaise grâce à douter de l’intérêt de ces approches qui conditionnent la vie même. Sans doute des contradictions majeures signalent-elles des zones d’ombre dans l’exploration « populaire » du monde naturel, sans doute des accidents éveillent-ils la méfiance ; mais peut-on prétendre à l’encontre que la science avancera irrésistiblement sur un chemin sans détours et dépourvu de tout drame, de toute erreur ?
L’apprentissage de l’incertitude
9La rencontre d’approches africaines de la nature m’avait proposé dès longtemps une mise en perspective des classements scientifiques rapportés aux objectifs déterminés d’une société donnée : une logique d’appropriation et de domination ne situe pas l’environnement de la même façon qu’une conception de partage et d’équilibration des usages. Les processus mêmes du connaître ne sont pas nécessairement en cause, le développement technologique n’a pas besoin d’être invoqué ni même évoqué. Ce qui importe est le protocole d’usage, c’est-à-dire la finalité d’existence. Construire un système d’identification généralisée est ce qui préoccupe la pensée rationnelle et donc botaniste. Dans une perspective plus récente, la science accepte d’être un système de réduction de l’incertitude. Mais il s’en faut de beaucoup qu’au-delà de cette attitude plus modeste d’apparence, tous les secteurs de réflexion rationaliste aient compris la leçon du doute non cartésien. L’ethnologie comme expérience, plus que comme science, est précisément un apprentissage de l’incertitude dont on cherche à repérer les étendues, à baliser les frontières : constituer des certitudes provisoires, proposer des modes de perception de la mouvance, formuler les données des transits, imaginer les rampes d’accès aux changements de plan, praticables intellectuels ou sensibles, couloirs et cheminements entre les temps différents et les rythmes comparables...
10L’inquiétude est à l’ordre du jour et ordonne des réponses précises au cas particulier plutôt que des règles générales. Il s’agit bien là d’une expérience fondamentale, existentielle, de nature autre ; ce qui m’est accessible aujourd’hui appartient à un univers dont je suis partie et qui exige attention pour que mon usage n’en trouble pas l’équilibre visible. Mes connaissances s’organisent en savoirs auxquels participent tous les sens qui constituent mon appréhension du monde extérieur. Des gestes et leurs aboutissements, des signes, des mouvements tracent dans l’espace vécu les coordonnées d’un savoir vivant. Dans cette trame où se situe la personne, à sa place au sein de la multiplicité à la fois finie et sans limite de l’univers, l’expérience pratique de la nature constitue une des approches possibles de l’identité socio-culturelle et de ses procédures d’instauration, d’établissement. Le mode de saisie, de compréhension, d’usage, les positions d’éventuels classements ou formes génériques de désignation et donc d’identification, participent de la mise en œuvre d’un savoir partagé, à la fois latent et explicite, dans une gestion commune d’un espace de vie appréhendé comme tel.
11En Afrique, l’attention du chercheur est nécessairement portée sur la différence ; l’histoire même de l’anthropologie, fondée principalement sur une expérience directe ou indirecte de « l’exotisme », porte à tenir compte des ensembles de compréhension proposés par les sociétés autochtones. Le langage et les comportements s’accordent et obligent l’observateur occidental à se mettre à distance de ses propres concepts. Sans apprécier nécessairement la validité des démarches exploratoires de l’univers qui animent les populations abordées, l’ethnologue inventorie l’observation faite par l’Autre, qui sollicite d’évidence les catégories préétablies du système de rationalité académique. Quelles que soient les analyses et les éventuelles conclusions qu’elles entraînent, l’interprétation différente du monde fait problème immédiatement. Cette étrangeté de prime abord est sans doute constitutive du type d’interrogation qui s’organise, et notamment de l’attention portée au discours de l’Autre en tant que tel, non pas tant sur le plan de son adéquation au réel exprimé, que dans son mode manifeste d’organisation du vécu transcrit dans la parole.
Sens et violence de la langue
12Revenant en France au moment où se met en question la nature monolithique d’une formation sociale dont les mémoires avaient été longtemps interdites au profit d’une mythologie historique unitaire, mes propres interrogations s’ancrent immédiatement dans la réalité locale. Redécouverte des langues et des cultures régionales, colonisation intérieure, reviviscence et évaluation des contraintes sinon des oppressions économiques, sociales et politiques : le terrain français s’offre à mes regards sous des couleurs qui évoquent sans cesse les situations africaines. L’identité est à l’ordre du jour, la différence se proclame et se cherche, l’histoire de notre propre formation nationale renouvelle les propositions de « l’école pour tous » où se légitimait la nécessité historique de l’État. Certains faits tout d’un coup prennent une dimension nouvelle d’être retrouvés quasiment identiques dans l’expérience hexagonale et dans le déroulement colonial. Ainsi je réalise que le désapprentissage systématique des langues vernaculaires qui en Afrique passait par l’humiliation des enfants scolarisés, a procédé des mêmes méthodes à l’intérieur du territoire français dont on voulait extirper les expressions régionales, les langues, réduites à l’état dévalorisé de patois folklorisant. Ce que l’on appelait le « symbole », ici comme dans les colonies, était également un objet repoussant ou ridiculisant suspendu au cou de l’élève surpris à parler sa propre langue ! Ces procédures de violence exercées à rencontre de civilisations contraintes de céder ou de disparaître, montraient en fait les mêmes antagonismes irréductibles opposant, sur le territoire métropolitain comme dans les espaces d’outre-mer, des sociétés paysannes à la logique expansive des sociétés industrielles.
13Les mécanismes mis en œuvre au cours des diverses révolutions industrielles ont opéré une ponction grandissante sur les paysannats. L’ensemble des nécessités extérieures à l’économie autochtone a tellement pesé sur les sociétés productrices locales qu’elles ont été persuadées de l’impossibilité interne de leur survie. La réduction progressive des autonomies matérielles et techniques a entraîné l’ensevelissement des expressions idéologiques de la personnalité autochtone. Culture et identité régionales ont été niées, provoquant au niveau des personnes concernées des troubles dont l’analyse a rarement été faite en ce sens.
14Il paraît donc de plus en plus évident et nécessaire de s’interroger sur les fondements de ces cultures afin d’en considérer avec une plus juste mesure les dynamiques actuelles. Ni disparues complètement, ni intactes ou semblables à ce qu’elles auraient été, protégées des influences extérieures, les identités contemporaines se définissent en rapport avec une histoire sociale, économique, politique qui entraîne une histoire des mentalités, des pratiques, des savoirs locaux.
Le savoir incorporé : le traitement de la personne
15Au carrefour de conflits qui animent les sociétés complexes englobantes avec les formations sociales locales qu’elles ont absorbées, l’individu intériorise les valeurs dominantes d’un système qui relativise, souvent détruit et, en tous cas dévalorise les normes locales antérieures. Sa personne se développe en fonction de modèles culturels orientant ses comportements mentaux et sociaux, il réagit dans son propre corps à la transformation de ces modèles. C’est bien la raison qui fait des nominations du corps, des pratiques de sa conservation et de sa sauvegarde des instruments propices à une approche renouvelée de ce qu’est la personne dans un contexte de changement. Ce que nous appelons santé et maladie sont en réalité des déterminations particulières, des approches du corps le situant à l’intérieur d’une problématique spécifique de la médecine. Notre société a engendré une objectivation apparente du corps dont les événements sont soumis aux catégorisations d’un ordre spécialisé. Les médecins gèrent pour l’ensemble social non seulement ce qui serait du désordre du corps par rapport à son fonctionnement autonome mais également la conception même de la normalité physique et mentale. Cette inscription de l’identité (de l’intégrité) de la personne dans une série de pratiques définies comme celles de la médecine, renvoie nécessairement à une représentation sociale des fonctions du corps et de la place de l’individu par rapport à l’ensemble social. Et voilà que l’on prend pour catégorie universelle cette idée de la maladie en face de laquelle viendrait s’instaurer tout naturellement aussi la nécessité du thérapeutique ! Et toutes les attitudes de l’individu vis-à-vis du corps (mais quelles en sont les définitions, les composantes, les limites ?) se borneraient en fait à une distinction du pathologique et du normal au sens où nous l’entendons : au point qu’une série d’opérations d’entretien qui situe l’attention au corps ne pourrait être envisagée qu’à travers un langage médicalisé. Ainsi parlera-t-on de cures dès qu’on aura affaire à des opérations régulières sur le corps et visant à assurer son bon fonctionnement. Et pourtant, si l’on prend la précaution de recourir à la langue propre de la société concernée, on peut n’y pas voir apparaître ce terme de cure, on peut aussi en repérer des équivalences mais ne s’appliquant pas nécessairement à des pratiques matérielles liées directement à une manipulation du ou sur le corps visible. Les fameuses cures de printemps qui, en Cévennes par exemple, comme dans les Alpes-de-Haute-Provence, entraîneraient à la consommation systématique de tisanes, de potions herbacées destinées à la purification de l’organisme humain, sont-elles en réalité considérées par ceux qui les pratiquent comme l’équivalent de ce que la population urbanisée consomme en médication d’entretien ?
16Nos enquêtes cévenoles signalent bien des nécessités de « nettoyer le sang » qui ne semblent liées à aucun trouble spécifique, mais constituent des pratiques d’entretien dont il faudrait certainement approfondir le sens. Ainsi on faisait sécher les feuilles de Noyer et « on en faisait de la tisane, tous les matins à jeun il fallait la boire ». Des infusions de Noyer ou de Frêne se prenaient notamment lors du passage « à l’âge adulte », ou bien lorsqu’on en sentait le besoin « au printemps ou à l’automne ». On nous fait d’ailleurs remarquer que parfois, à la fin de l’hiver, il peut y avoir « un mouvement du sang qui est comme la sève qui monte » : il faut alors utiliser le Noyer, le Frêne, le Petit-Chêne, le Pissenlit ou la Pensée sauvage pour « nettoyer » ce sang agité par l’arrivée du printemps.
17Le corps, et il faudrait encore s’interroger pour savoir s’il s’agit du corps proprement dit, aux sens physique et biologique, n’est-il pas simplement entretenu et alimenté, chargé d’un certain nombre de matières qui font force et alliance et le lient à la nature au moment précisément où s’exprime sa plus grande vigueur, sa capacité renouvelée de vie ? Sans qu’il soit possible de l’affirmer ici, l’hypothèse n’est-elle pas également possible d’un ensemble conceptuel qui réunirait ces pratiques d’entretien corporel du printemps avec des manifestations festives et sociales de renouvellement des cycles plutôt que de les réduire à n’être qu’une sorte d’exercice thérapeutique ? Les formes de perception de la relation de la personne avec l’environnement proche et lointain, visible et invisible, sont impliquées dans l’élaboration des pratiques de gestion de ce corps par lequel se manifeste en certains temps la singularité d’une personne. Attitudes et traitement du corps dépendent, et c’est une banalité qu’il faut sans doute répéter, d’un point de vue spécifique sur la totalité des rapports de la personne à ce qui l’entoure, ce qui renvoie aussi bien aux instrumentations de son savoir, à ses connaissances et à leur mise en pratique, qu’aux régimes des croyances plus ou moins constituées en système. Il faudrait donc situer les formes d’entretien et les lieux de rupture qui seraient signes de désordre (donc de maladie en un sens), en relation avec les conceptions relatives aux formes et aux limites de ce qui serait vie et donc mort. On comprendra parfaitement bien que les attentions portées au corps seront différentes à la fois d’intention et de désignation, qu’il s’agisse d’un brahmane ou d’un protestant, d’un guerrier sioux ou d’un banquier helvète... On peut aussi estimer que dans une perspective commune, il y ait des distinctions significatives entre des manifestations comme les épidémies souvent reliées à l’idée d’une rupture de l’ordre général et des brûlures d’estomac. La peste et l’angine ne sont certainement pas confondues dans la vision populaire et il faudrait bien s’entendre sur les conditions d’application et le champ de couverture sémantique d’un terme comme celui de maladie !
Les ordres possibles des choses
18Il n’est pas ici de notre propos d’engager une réflexion sur ce thème du corps, mais on ne saurait aborder une étude concernant quelque usage que ce soit de plantes considérées comme agissant sur les constituants de la personne sans évoquer l’ampleur d’une mise en question de catégories comme celles de santé, de maladie, de guérison ou de mort dont les définitions ne sont pas universelles. Il paraît à l’évidence que le corps est l’un des lieux privilégiés d’une expérimentation générale du monde : rencontre avec la nature, avec l’autre et donc avec soi-même comme et dans cette différence identique de la socialité. Rencontre également avec une réflexion-langage, un déplacement de l’être qui singularise, autonomise l’individu par rapport à son environnement. On comprend donc la nécessaire investigation des termes exacts qui désignent le monde utilisé par ceux qui en font constamment l’expérience. L’épreuve des arbres et du vent, la fraîcheur d’un souffle d’air en fin d’après-midi, cette singulière coloration rousse au flanc de la montagne, le regard et le mouvement des bras qui désignent, relient ces perceptions ensemble ; il faudrait également savoir les comprendre et tout au moins saisir que tous ces éléments font sens et construisent le discours vécu du réel.
19Le procès d’intelligence populaire de l’environnement n’est pas la constitution d’un simple catalogue d’objets d’utilisation classés par l’usage. Il s’agit d’une formulation du monde plus ou moins achevée et mettant en œuvre des principes spécifiques d’investigation, dont l’élucidation renvoie précisément à une cosmogonie véritable. Si l’on ne cherche pas au moins la présence de cet ordre des choses par rapport auquel toute désignation va prendre son sens, la tentation réductrice du regard scientiste se poursuivra jusque dans les reconnaissances contemporaines de la « validité », ou plutôt du caractère tout à fait opératoire, des savoirs autochtones. En effet la découverte, par exemple, des substances susceptibles d’intervenir au niveau de la biologie des troubles mentaux dans l’analyse de plantes utilisées par des Indiens précolombiens ne fera que renforcer ces conceptions évolutionnistes réduisant les connaissances locales, indigènes ou populaires à l’état de savoirs obscurcis ou troublés dans les marges de la découverte scientifique. Pierre Lieutaghi relève d’ailleurs de très nombreux cas où les propriétés « traditionnelles » des plantes sont prises en compte par la pharmacologie contemporaine (voir en particulier ses tableaux 7 et 8 avec les commentaires qu’il en donne). Sans doute n’est-il pas indifférent que nombre de remèdes soient polyvalents et soient, comme il le note justement, « des médications globales » (p. 211), car c’est peut-être ce qui a longtemps permis, tout en leur accordant une certaine efficacité, de les considérer comme englués dans les fatras du symbolique, immergés dans une sorte d’épaisse gangue de croyance populaire. Mais ce qui importe précisément aux anthropologues, en dehors de l’acuité, de l’efficacité particulière de ces savoirs, ce sont les procédures de leur acquisition, les instruments de leur formation. C’est la logique constitutive de ces ensembles qui est en cause, cette mise en équation d’éléments appartenant à des sérialités distinctes pour nous mais qui se trouvent ajustées dans l’opération autochtone d’identification d’un objet.
20Ainsi dans la catégorie cévenole des « plantes » (et nous n’entrerons pas ici dans le détail de cette définition particulière), l’Antoune3 se situe à l’intérieur d’un processus de définition complexe coordonnant plusieurs axes de perception. Un contexte culturel partagé par l’ensemble d’une population constitue la possibilité de l’objet « Antoune » pour un observateur particulier qui définit en outre une relation particulière avec cette plante-là. Les deux systèmes, l’un de définition et l’autre de mise en situation, formulent une véritable démarche classificatoire utilisant, dans ce cas, la couleur, l’énergie et le nombre. Ce qui importe c’est de comprendre la relation menant de cette plante-là à la personne à travers un usage mis en pratique ou bien exprimé. Le lien établit une relation nécessaire, une adéquation de la personne en son corps avec l’univers dont participe également cette plante désignée, située. Cette connaissance établit des corrélations particulières, choisies et pertinentes. Ce qui reste en dehors de ce savoir exprimé n’est pas l’ombre de la méconnaissance ni l’effet d’une vision qui serait essentiellement pragmatique et laissant l’inutile à l’écart : il s’agit bien d’un choix orienté, d’une distinction opérée, délimitant à propos les critères d’identification efficaces d’un objet. Au même titre que le botanique écarte de son plan de repérage un ensemble de fonctions d’usage par exemple, le savoir populaire écarte éventuellement de l’objet ce qui le placerait en série au point d’en supprimer les coordonnées de situation par rapport à un observateur-utilisateur. Mais cette sélection reste toujours provisoire, alors que la science borne définitivement les lieux et catégorise constamment. Les limites d’un savoir n’en font pas nécessairement un savoir-limite, mais plus justement un savoir de ses limites dans un monde où toutes les instrumentations restent possibles. C’est à très juste titre que Pierre Lieutaghi écrit : « A force de plier les choses à la syntaxe de la pensée rationnelle, qui se suffit à soi et ne considère la nature — de l’atome à la galaxie — que comme un ensemble de données réductibles, promu à la seule vocation de la consolider sans fin, nous avons oublié que ces choses pouvaient être porteuses, d’un sens indéchiffrable dans le cadre de ce système d’analyse » (p. 143). Sans être aussi assuré que Marcel Mauss pour affirmer que les premières catégories logiques ont été des catégories sociales, néanmoins il paraît certain que les deux ordres de la compréhension des choses et de la compréhension des êtres sont en relation de dépendance réciproque et à cet égard nous conviendrons volontiers que toutes les formes de classification sont « des systèmes de notions hiérarchisés... (et que, tout comme les systèmes savants, les classifications ’ primitives ’, populaires, autochtones) sont donc, avant tout, destinées à relier les idées entre elles, à unifier la connaissance ; à ce titre, on peut dire sans inexactitude qu’elles sont œuvre de science et constituent une première philosophie de la nature »4. Il faudra, malgré ces déclarations qui datent d’il y a plus de quatre-vingts années, du temps et beaucoup d’hésitations, de prudents détours pour que l’on accepte d’aller au bout des conséquences qu’elles entraînent et pour échapper au risque qu’implique cette idée de primitivisme comme première démarche, historique ou logique, sur le chemin d’un savoir s’accomplissant progressivement. La validité de savoirs pluriels n’est pas encore une évidence partagée !
Un cheminement de raison
21Depuis quelques années les interrogations sur la nature des connaissances, sur les systèmes gnoséologiques, les logiques de l’appréhension et de la compréhension, débordent largement le domaine « savant » qui leur était depuis longtemps essentiellement réservé. Les « folksciences » anglo-saxonnes se sont attachées à dévoiler les modes de classement spécifiques d’une culture, les ordonnancements propres à une société dans son effort pour aménager, comprendre, utiliser l’univers au sein duquel elle se développe. On s’est engagé ainsi dans une voie qui permettait de sortir des certitudes scientistes réservant à la seule logique rationaliste occidentale le privilège de la coïncidence effective entre la démarche du dévoilement du « réel » et la réalité de ce réel.
22La démarche « scientifique » s’était constituée comme parangon de la logique, jetant dans les ombres pestilentielles d’une « prélogique » confinant à l’illogique sinon à l’absurde et à la folie, les sociétés « primitives », « sauvages », « populaires » : elles survivraient (survivent encore... heureusement !) dans l’illusion permanente d’une raison obscurcie inventant à sa mesure une image du monde qui n’aurait que de lointains rapports avec une vision « objective » !
23Connaissance, savoir devenaient l’apanage des sociétés constituant dans leur démarche la nature comme objet certain et différencié d’une interrogation codifiée, instrumentale, expérimentale. On reconnaissait éventuellement l’existence d’autres savoirs ou connaissances, mais comme embryonnaires, ou simplifiés, traductions approximatives d’un réel plus aperçu que conçu, à moins qu’il ne s’agisse (et c’était l’hypothèse la plus fréquente) d’aberrations véritables, mélanges indescriptibles d’expériences douteuses, de croyances singulières, de racontars improbables, d’intuitions aliénées, de visions déformées par les nécessités culturelles de sociétés infirmes. Que des hommes et des femmes aient pu survivre et pendant des millénaires avec des visions tellement déformées de leur environnement, une méconnaissance apparemment si complète de son fonctionnement, cela n’inquiétait nullement nos savants assurés de l’acuité de leurs instruments, armés d’une raison englobante, légiférant de l’Ordre de la Nature peu à peu dévoilé, persuadés de la pertinence définitive, décisive, de leurs approches. Des errements passés ou des curiosités « exotiques », ils tiraient au mieux une interrogation admirative sur le lent, périlleux et sûr cheminement de La Raison émergeant progressivement de sa gangue historique ou sociologique d’erreurs...
24Au regard du savant, et à sa suite, nous avons longtemps partagé ses vues, le bricolage pragmatique des sociétés pré-industrielles ne pouvait s’estimer que par rapport à l’opération centrale, décisive, normative du savoir scientifique. Le décryptage de la nature auquel se sont livrées toutes les sociétés n’était, n’est au mieux qu’une approximation, une tentative, la plupart du temps dévoyée, vers cette démarche de mise à jour « objective » du fonctionnement universel de l’univers en tant que tel, cette construction-déconstruction des modalités constitutives de la nature à laquelle se livrerait seule vraiment la science occidentale5.
Du recueil des usages à la formation des cultures
25Réagissant au xixe siècle qui élaborait son optimisme dans le triomphalisme du « progrès » devenu la divinité principale du monde industriel, quelques chercheurs s’essayèrent à réintroduire l’homme dans l’univers désincarné de la science. Naissance de l’écologie, retrouvailles d’une espèce rajeunie d’histoire naturelle, reprise en compte ou remise en situation des sociétés au sein d’un milieu... Les sociétés « archaïques », « primitives » servent à la dissertation des philosophes ; l’ethnologie se constitue peu à peu, marquant les pratiques persistantes de sociétés insérées dans un milieu naturel dont elles semblaient prendre mesure pour s’y conformer et s’en contenter et non pas pour s’y mesurer et le domestiquer. A côté donc, mais sans confrontation ni véritable débat avec l’élaboration scientifique du savoir, ou plutôt avec le positionnement dominant du savoir scientique comme seul réaliste, une sorte d’ethnographie naturaliste cherche à repérer les liens des plantes avec les groupes humains, ordonnant des circulations instrumentales et culturelles, où l’emprunt et la diffusion font office d’histoire. Il s’agissait d’un premier repérage de pratiques saisies non pas encore en tant que telles, mais dans les constantes d’usage. Par la suite, cette saisie des concomitances socio-naturelles a fait place à une reconnaissance marquante du discours « indigène ». L’usage observé ne suffisait plus et la simple collection de faits recensés ne faisait pas lien ni compréhension entre des sociétés voisines ou lointaines participant cependant d’usages éventuellement comparables.
26Un pas décisif a été franchi lorsque l’on a cessé de considérer les sociétés « primitives » comme des ensembles naturels du même ordre que les fourmis ou les singes et dont seule l’observation raisonnée pouvait rendre compte. Le discours qu’elles tenaient sur elles-mêmes, premier indicateur d’une autonomie effective et d’une culture propre autochtone, conduisait d’abord aux identifications sociales et religieuses. Ensuite, les liens établis avec l’environnement large, les modes d’interprétation du monde, la gestion de la nature, la mise en ordre de systèmes de production matériels et idéologiques se sont imposés aux observateurs « extérieurs » réalisant les concordances, les cohérences au-delà de ce qui pouvait leur paraître comme interprétation spécifique et « non objective » ou « prélogique » de l’univers.
27Depuis longtemps déjà on avait bien reconnu l’influence du milieu naturel sur les sociétés inscrites en son sein, c’était même le point central de l’argumentation de Montesquieu ; on avait par la suite conçu l’unilinéarité d’un temps au long duquel l’homme « évoluait » et cette transformation progressive que l’homme occidental percevait de lui-même s’alimentait d’une attitude comparativiste faisant en quelque sorte de l’Autre un véritable instrument de mesure de soi, jalon sur la route triomphale de La culture.
28Émergeant enfin du carcan qu’avait imposé pendant des siècles la vision religieuse d’un homme créé tout achevé par Dieu, la fin du xviiie siècle propose toute une série d’histoires de l’humanité, dont il suffira de rappeler ici le Tableau historique des progrès de l’esprit humain, publié par Condorcet en 1794. Tentatives pour définir, situer les grandes étapes de l’histoire de l’humanité dont vont s’inspirer les anthropologues et les sociologues du siècle suivant. En faisant à nouveau de l’homme en société, ou plutôt des hommes à travers les sociétés, l’objet d’une interrogation, la voie s’ouvrait vers l’anthropologie contemporaine ; évolutionniste ou diffusionniste, la discipline s’organise et définit ses programmes et ses champs d’intervention, fondant en réalité des problématiques toujours à l’ordre du jour. L’initiative de l’éphémère mais très moderne Société des observateurs de l’Homme (1799-1805), destinée à coordonner l’ensemble des recherches prenant l’homme comme objet d’étude, se développe : l’homme et les formes sociales qui le réunissent sont abordés systématiquement en relation avec les milieux naturels qui le conditionnent et sont transformés par sa présence. Sans doute la description et l’interprétation s’enchevêtrent-elles en débats sur les chaînes causales, mais n’en sommes-nous pas encore là ! Cependant, qu’il s’agisse d’évolution ou de diffusion, les transformations sont à l’ordre du jour et les multiples facteurs du changement sont pris en inventaire. De cette étape cruciale s’inscrit la question du savoir et de son accumulation à l’intérieur des différentes formations sociales considérées non plus comme organismes constitués dans un immédiat achèvement mais émergeant d’un processus plus ou moins long d’interactions variables entre des facteurs appropriés : d’une part convenant les uns aux autres sous certaines formes et dans certaines conditions, d’autre part intégrés en tant que tels et dans une configuration décrite et identifiée spécifiquement par les individus et les institutions de la société elle-même. Toute une série de procédures et de démarches a tenté de contourner cette évidence et d’en retarder les conséquences : l’objectivité nécessaire, le repérage scientifique de l’environnement, la détermination rationnelle des composantes environnementales, enfin la sacro-sainte observation avec son cortège de descriptions et ses typologies sans cesse renouvelées. Les consignes d’enregistrement, par une sorte de fait exprès, omettaient systématiquement de situer les coordonnées de l’observateur à l’intérieur du champ même de l’observation ; tout au plus fallait-il en mesurer (et comment pouvait-on opérer sans le lier véritablement avec l’objet précis de l’interrogation ?) les conditionnements par rapport à d’autres observateurs éventuels. En dernier recours on ne prenait jamais en compte la possibilité d’un choc en retour, d’un effet de l’observation sur l’observateur dont le système de référence faisait étalonnage.
29Long et lent cheminement qui passe des discours sur les pratiques de l’Autre à l’écoute du discours de l’Autre : apprentissage de la différence réciproque et non plus seulement mise en équation de la distance ; l’exotisme est à double tranchant, et l’anthropologie, sur les frontières dangereuses du relativisme culturel, ne sait plus ce qu’elle défend ! Recherche marginale, élégante, élitaire sinon élitiste dans ses pratiques, elle ne cesse de dévoiler et de masquer les trucages de l’histoire sur laquelle s’instaurent les certitudes de l’Occident et de ses sciences. L’expérience du terrain signifie bien au-delà de l’observation sans fin ressassée. II y a confrontation, contact physique, mesure des sens et des raisons, réévaluation des données partagées de l’expérience, mais les conséquences ne s’évaluent pas facilement et l’on peut préférer retrouver les cadres originaires. Les circonstances deviennent péripéties et l’ordre renouvelé des certitudes académiques, des catégories universalisantes de La raison, fait son office d’assimilateur général. Le chercheur peut alors rentrer chez lui, les notes prendront forme du langage nécessaire, unique, les épreuves seront démonstrations et la transcription achèvera l’œuvre de digestion. Des craintes et méprises et surprises initiales il ne restera que l’approche extérieure. Bien mieux et pour faire tout à fait savant, on parlera d’une approche etic en empruntant aux Anglo-Saxons ! Encore peut-on justifier une certaine mise en ordre dans le langage analytique de la discipline puisqu’il s’agit bien de notre regard sur les choses, même lorsque ce regard si particulier se désincarne d’apparence et prétend identifier pertinemment le réel. Mais qu’en est-il finalement de cette écoute enfin retenue et qui met à notre disposition en principe l’expression propre que la société examinée donne d’elle-même ?
Les classements inclassables : la question des langages
30Les relations entre les sociétés et leur environnement naturel, cette histoire naturelle des sociétés telle qu’elle est perçue de l’intérieur, cette approche emic, pour continuer la démarche précédente, se développent en comportements et en représentations autochtones ; leurs modalités signifient une intelligence spécifique, des logiques d’appréhension du monde particulières et donc des systèmes de classement qui font l’interprétation de l’univers opératoire à un moment donné pour une société donnée. C’est dans ce domaine progressivement reconnu comme les côtes brumeuses d’un continent nouveau que l’anthropologie distingue le champ particulier des recherches sur les savoirs, sur les modes de connaissance que l’on doit considérer en tant que tels et non plus comme curiosités sur les marges du seul connaître scientifique. Peu à peu on parvient à mettre de côté la question embarrassante du réalisme, on évite même celle de l’efficace, pour conserver l’évidence de ce qui paraît faire système exploratoire ou inventoriai de l’environnement proche et lointain de la société éprouvée. L’auteur a raison de dire que « la fleur sans le mythe peut être laissée aux bons soins de la biochimie » (note 130). Il est vrai que l’on qualifie d’entrée ces savoirs : naturalistes, ils reconnaîtraient et distingueraient bien les catégories en définitive universelles des animaux, des végétaux et des minéraux ; populaires ou traditionnels, ils appartiendraient à des ensembles sociaux relativement indifférenciés et anhistoriques mais, semble-t-il, localisés. Comme par un étrange destin, le langage des sociétés soumises à l’attention de l’ethnologue produirait des ensembles repérables à l’avance dans l’ordre universel ! Sans doute les aménagements, les termes mis en équation, les privilèges de relation seraient propres à chaque formation sociale considérée, mais il ne ferait aucun doute que les végétaux soient considérés en tant que tels ou bien que les minéraux ne s’identifient parfaitement. L’un des théoriciens les mieux reconnus de la folk-classification américaine a publié un article historique sur le système de couleur Hanunoo6 : la démonstration est convaincante d’une logique particulière d’aménagement des couleurs les unes par rapport aux autres et l’on pourra par la suite élaborer à la manière des linguistes de véritables systèmes de transformation logique, ainsi qu’envisager une approche générationnelle des systèmes organisés. Néanmoins l’opération d’identification des couleurs, non pas comme appartenant à un système logique, ce qui est pertinemment démontré, mais faisant en elles-mêmes système constitué, autonome, renvoie à une surdétermination extérieure d’une culture instaurant le concept de couleur et le reconnaissant à l’intérieur de toute autre organisation culturelle. En faisant la démarche méritoire vers les logiques indigènes, mise à jour ou tentative pour approcher les compréhensions différentes du monde, l’ethnologue ne peut se départir de ses catégories fondamentales. Mais si les lignes de démarcation confondaient nos ordres soi-disant « naturels » au point d’identifier éventuellement ce qui participe pour nous de la couleur, un certain rouge par exemple, avec une direction de l’espace ou plutôt l’orientation du regard d’un sujet à un moment particulier d’une journée d’automne ; si cela constituait non plus une catégorie abstraite, dite dans le langage particulier de la parole qui peut s’écrire, mais une catégorie locale d’entendement comportemental ? Pourquoi en effet ne serions-nous pas à la recherche, puisqu’il s’agit dans beaucoup de nos préoccupations de sociétés où l’écriture n’est pas nécessairement prédominante dans l’essentiel des échanges ainsi que dans l’instrumentation du milieu, de procédures d’aménagement et de compréhension, d’explication de l’univers qui ne seraient pas avant tout verbales ? Il a fallu, jusqu’à présent et pour l’essentiel des recherches, s’accrocher à des points de repère qui auraient dû évoluer au fur et à mesure de l’exploration. On persiste en fait à contraindre la pensée de l’Autre dans les cheminements de notre sens commun qui renvoie particulièrement à des rapports spécifiques avec la pensée scientifique dominante dans notre propre société. Encore faudrait-il regarder d’un peu plus près ces lieux communs du sens et ne point dès lors s’étonner de suivre dans la pensée « populaire », « indigène », « traditionnelle », des élaborations distinctives suivant nos propres schémas conceptuels : on décide de prendre d’abord en compte ce qui « fait système », la parenté, la mythologie, les dénominations de lieux, les saisies d’espace, les ordres de la Nature... Mais comment décider a priori que ce sont là les lieux évidents de constitution d’ensembles logiques ? Il s’agirait précisément de s’enquérir non seulement, et certainement pas en premier lieu, des articulations internes à un ensemble donné, mais avant tout des modes de constitution de ces ensembles. Ainsi, et à titre d’exemple, dans l’enquête que nous menons en Cévennes7, il est apparu qu’il n’y avait pas d’expression rendant compte de ce que nous appelons le végétal8. Sans doute y a-t-il une représentation d’une particularité de la vie dans l’ensemble de la nature et qui concerne les différents objets, ou plutôt les différents aspects de la nature (incluant tout aussi bien les animaux et les hommes que la végétation), mais on ne trouve pas de catégorisation vernaculaire correspondant à cette notion de l’être végétal. On en pourrait décider qu’il s’agit d’un manque purement linguistique puisque l’inventaire de ce qui constitue pour nous, observateurs, la flore peut être fait. En réalité cet inventaire force le donné de l’enquête puisqu’il définit les frontières de l’interrogation à l’intérieur de cette notion de végétation comme état de la nature. En outre il ne s’agit évidemment pas d’une difficulté à nommer la totalité dont les parties seraient cependant reconnues constitutives d’un ensemble perçu empiriquement comme tel : en effet nous avons des indications, fragmentaires sans doute pour l’instant mais assez importantes pour réserver l’interprétation, de liaisons opératoires entre les objets identifiés dans l’ordre de ce que l’observateur nomme flore et des objets appartenant à ce qui serait pour nous d’autres secteurs d’identification conceptuelle. Ainsi le déplacement, l’orientation, la distance, la position du sujet à la fois dans le temps et dans l’espace, les modes de saisie peuvent former des ensembles notionnels dont les découpages ne passent pas nécessairement dans le langage de la parole et encore moins dans celui de l’écrit. Identification et compréhension de l’objet dans une classe donnée, à l’intérieur de catégories d’entendement, ne sont peut-être pas de façon universelle des opérations strictement « parolières ». C’est à cette entreprise de déconstruction de notre propre système qu’engage une véritable approche des savoirs autochtones pris au sérieux et non pas simplement constamment éprouvés à l’étalon d’une mesure objective qui serait la systématique de l’observateur savant.
Mise en situation d’un discours autochtone : question de méthodes
31Nous sommes évidemment obligés de partir des catégories qui nous sont propres, mais l’exploration consiste en une remise en question quasi permanente des modalités d’identification et de reconnaissance : il s’agit bien d’un processus de découverte ou d’invention mettant en relation des éléments jusqu’alors séparés par notre logique. Cerner, dans la mesure des moyens qui nous appartiennent et qui partent essentiellement de la parole et de l’écriture, des systèmes qui s’organisent avec des communications différentes entraîne à une réappréciation constante des lieux de l’observation et à un ajustement des instruments mêmes de cette observation. C’est en ce sens que nous évoquons des mises en situation spécifiques d’un discours autochtone et dont nous reprenons les procédures en y incluant l’observateur dans le mouvement de sa démarche. La transcription littéraire ne rendra jamais l’ensemble complexe d’appréciation, de mesure de l’univers qu’utilise un individu en mettant en équation tous les sens dont il dispose. Les langages verbal et/ou écrit sont insuffisants à donner les modes de transmission de l’expérience autochtone où le ton, le rythme, les mouvements de la bouche, des différentes parties du corps, les silences, les intonations parlent, signifient, expriment. La parole n’est qu’un élément de ce discours total : elle n’est pas l’expression complète d’un ensemble signifiant, construit dans une culture partagée et irréductible aux termes spécifiques du langage qui ne traduit pas mais réduit et donc dévie. Le processus même d’écoute, de regard, d’attention, manifesté par l’observateur ethnologue, est appréhendé et renvoyé en images-réponses qui entraînent à leur tour adaptation, précision, dévoilement progressif de l’intention de recherche. Cet ajustement n’est d’ailleurs pas à sens unique ; il ne s’agit pas seulement d’expliquer les finalités d’une enquête à ceux qui en sont l’objet, il y a simultanément une procédure d’auto-contrôle et de clarification qui informe l’observateur lui-même et ajuste, affine le sens de sa démarche. On s’oriente désormais comme pour une véritable navigation du savoir, avec une sorte de triangulation définissant des critères de pertinence soumis à réévaluations. L’univers du non-nommé ne devient pas nécessairement de l’indescriptible, de l’inaccessible et en définitive de l’incompréhensible : il se développe éventuellement dans un espace non parcouru, provisoirement sans doute et qui est donc, dans l’instant précis de la recherche et du discours donnés, non pertinent, à moins qu’il ne s’inscrive dans un système de repérage qui pour nous serait multi-dimensionnel. Dans cette dernière éventualité, il devient indispensable de songer à une autre instrumentation de l’enquête, à d’autres moyens d’enregistrement et donc d’analyse des phénomènes échappant à la saisie de la langue proprement dite. Une indispensable sophistication de l’équipement pour l’observation devrait d’ailleurs contribuer à faciliter une évolution radicale de l’anthropologie vers une pratique expérimentale l’approchant des sciences dont elle prétend déjà posséder la démarche9. Ainsi, en un paradoxe significatif, le terrain même de la recherche dévoile les faiblesses d’une visée réductrice et exige la mise en place d’un dispositif d’observation échappant au carcan conceptuel de l’expression littéraire.
La raison universelle contre la diversité des savoirs
32L’oralité propre aux savoirs « populaires » a pu faire illusion dans la mesure où notre civilisation s’est acharnée à restreindre l’expression verbale et ses domaines d’application afin de donner tout son privilège à la transcription des faits dans l’ordre normalisé de l’écriture et particulièrement de l’imprimé. On a donc pensé que ce dont parlaient ces savoirs ne devait pas échapper pour l’essentiel à leur mise en signes universels. Il est pour le moins étrange que, tout en reconnaissant depuis longtemps « le génie de la langue », en cherchant fréquemment à identifier des cultures différentes, soupçonnant à de nombreuses reprises la possibilité « d’esprits », de « caractères », de « mentalités » particuliers à chaque nation, l’intuition occidentale n’ait pas accepté que sa démarche n’ait pas été nécessairement englobante. Pour ce qui est des sciences humaines, il aurait fallu diversifier les approches et notamment échapper à la surdétermination logique des catégories d’appréhension verbale modelées par l’intelligence théorique rationaliste. Les autres disciplines scientifiques ont peu à peu abandonné les procédures de traduction de la Nature pour opérer des montages expérimentaux tentant de reproduire à des échelles observables des phénomènes en quelque sorte « indicibles ». L’observation reprend alors ses droits en incluant toutes les techniques possibles et en entraînant pour l’homme l’usage nécessaire non seulement de ses facultés mentales contrôlées, mais également celui de l’ensemble de ses capacités perceptives quand bien même elles pourraient échapper en certaines parts à la stricte détermination du prévisible et du mesurable. Il s’agit avant tout d’élaborer des procédures, de mettre en place des modalités d’approche et des systèmes de contrôle ou de régulation des approches et sur ce plan la rationalité scientifique élabore tout à fait légitimement une démarche dont la pertinence n’est pas mise en cause par une quelconque hétérogénéité de l’objet. C’est dans la mesure où la vigilance pratique exploratoire est extrême que la disponibilité à cette éventuelle hétérogénéité de l’objet peut se traduire par la transgression des schémas habituels de classement et de repérage au profit d’identifications induites par la spécificité de l’objet en question. La rigueur « scientifique » porte donc en premier lieu sur le procès d’investigation, laissant absolument disponible la capacité de liaison ordonnant les différents modes d’apparaître d’un objet aux espaces qui le coordonnent et dont il balise la constitution. C’est ainsi que dans le domaine de nos préoccupations du moment, l’appartenance des savoirs « populaires » concernant les plantes ne doit pas, ne devrait pas être posée prioritairement et encore moins d’évidence comme relevant de la botanique. Certainement l’enquête définit le champ de son intervention, l’espace de son interrogation par rapport à des hypothèses qui répondent essentiellement aux catégories de la recherche, mais il devrait être clair qu’il s’agit avant tout d’une procédure de travail et non pas d’un ordre de classement logique préalable.
33On verra justement les conditions de ces risques de persistance et de réification des catégories d’hypothèse.
Des savoirs à la science : continuités ou discontinuités
34La position des données recueillies dans une enquête sur les savoirs populaires relatifs aux plantes ne décide aucunement que ces données fassent ensemble dans un corpus de savoir populaire. Cependant l’habituelle familiarité des chercheurs concernés avec le domaine de la botanique qui leur sert en outre de modèle classificatoire, comme il a servi à bien d’autres sciences, les entraîne à fermer les systèmes de liaison aux limites du végétal catalogué essentiellement à partir de l’observation visuelle. Dans ces conditions, l’inventaire des usages recueillis par l’enquête, des descriptions fournies, des désignations et des modes d’identification risque de se limiter aux éléments nécessaires aux mises en forme savantes du botaniste. Ce qui ne s’y conforme pas passera pour inutile et proprement archaïque, inadéquat à une connaissance véritable, tandis qu’on relèvera les absences, les manques du populaire par rapport à la science : ainsi ce qui ferait le « populaire » de ce savoir local, autochtone, serait justement ses imprécisions, ses contradictions, ses lacunes, ses ambiguïtés par rapport à la grille complète du classement naturaliste académique. D’un côté, une expérience partielle, pragmatique, en partie obscurcie par les préjugés, les croyances, la nécessité utilitariste et faisant ordre uniquement à partir de l’observateur-praticien ; de l’autre, une logique sans faille et mettant dans un ensemble de rapports visibles la totalité de l’observable. Mais en tous les cas, populaire ou savante, l’observation inventoriale se situerait à l’intérieur d’une même tentative, finalement simplement plus ou moins réussie et complète de constitution d’une botanique !
35Un autre point de vue, mais sur le même fondement catégoriel, ferait de la saisie locale de l’environnement naturel une sorte de dégénérescence d’un ancien savoir savant10 approprié un moment aux instrumentations et aux expérimentations possibles et que les progrès de la discipline auraient rendu obsolète ; par bribes, par fractions plus ou moins cohérentes, avec des coupures et des sautes, des solutions de continuité, ces connaissances anciennes se seraient conservées dans les mémoires populaires faisant office (sinon officine) d’archives spontanées pour une éventuelle histoire de la science naturelle... Bien entendu cette conservation se serait également accompagnée de déformation, d’emprunts, d’amalgames qui n’auraient pas peu contribué à la dévalorisation nécessaire et à la condamnation officielle de ces connaissances entretenues parfois à l’encontre des nouveaux savoirs officiels.
36Mais là encore le point de vue confond des logiques qui, dans le temps même de l’histoire, n’étaient pas nécessairement identiques et pouvaient déjà entrer en concurrence significative : lorsque Théodore Monod s’efforce de reconnaître la validité du savoir de « l’homme local », il ne peut s’empêcher d’en relever les « erreurs » et pour ce faire, il épingle les observations erronées de Pline ! D’une étrange façon pour un auteur aussi averti et savant, l’antiquité et le local participent du même ordre d’appréhension de la nature alors que l’on peut malgré tout faire l’hypothèse qu’au temps où Pline recensait ses observations sur le pied fourchu du lièvre, le sperme de baleine ou la morve de chacal, il rendait compte justement d’un état donné « savant » et officiel du savoir et qui ne coïncidait probablement pas avec les connaissances populaires de l’époque dont la logique ne retenait certainement pas les mêmes indices de repérage dans la nature11.
Une archéologie du savoir ?
37Savoir incomplet, savoir dégénéré ou bien encore persistance complexe et sans doute syncrétique de sciences anciennes et devenues caduques, la connaissance locale est bien souvent perçue comme une déviance du vrai savoir dont elle gérerait malgré tout les catégories. En définitive, lorsqu’il est considéré en tant que saisie particulière de ce qui est de l’ordre des sciences naturelles contemporaines, le savoir local prend soudain forme sérieuse, non pas tant dans ce qu’il donnerait à comprendre de l’objet qui est le sien, mais en ce qu’il informerait des processus de conservation ou de déperdition des connaissances ; en quelque sorte il serait une donnée essentielle pour une archéologie du savoir. Bien entendu cette validité que d’un coup on lui accorde, ne s’inscrirait dans les faits qu’à la condition expresse de le dégager d’une sorte de gangue idéologique qui, paraît-il, l’engluerait et le ferait participer à des systèmes de croyances étrangers à l’ordre du savoir. On pourrait donc, on devrait, avec toutes les précautions du découvreur savant dégageant à grand peine et soucis une poterie ancienne des terres qui l’enfouissent, faire émerger des pratiques locales, des discours populaires, des collections de gestes, de recettes, de dits, les éléments pertinents du domaine botanique dont le spécialiste contemporain reconnaîtrait l’éclat au milieu des poussières de rites et de pratiques mélangeant des formes de connaissance hétérogènes. On devrait même dire que ce magma singulier que recueillerait l’enquête ressemblerait tout à fait à un minerai de faible teneur dont la qualité pourrait être spécifique d’une société donnée, mais dont la composition serait essentiellement un indice de la distance du savoir local avec le savoir savant pris comme étalon de réalisme. L’opération fondamentale resterait en définitive cette extraction précautionneuse grâce à laquelle on serait susceptible de démontrer que ces sociétés archaïques charriaient, dans le limon boueux de leur perception du monde, quelques pépites reconnaissables et classables dans le corpus exhaustif des savoirs scientifiques. Sorte de miracle de la nature humaine, universalité supposée des langages, ils géreraient en définitive ces catégories éternelles de l’entendement que la science, au terme d’une longue ascèse, aurait élaguées des scories accumulées au cours d’une sorte de parcours culturel théorique inscrit dans la diversité visible des sociétés.
38On reconnaît une hypothèse fondamentale encore assez largement partagée et qui ferait des cultures exotiques, primitives, populaires, les moments d’un même discours se poursuivant à travers les âges de l’humanité en transformant peu à peu ses appréciations sur la détermination du désordre apparent du monde et en ajustant progressivement les instruments de son appréhension12.
D’autres logiques à l’œuvre : l’objet en question
39Dans cette partie de savoir qui saisit l’environnement et le coordonne à la position de la personne, cela même qui constitue l’utilisation de la nature pour situer l’individu et le maintenir en vie, on pourrait, par contre, penser que les logiques de mise en relation des connaissances seraient, suivant les époques et/ou à la même époque suivant les groupes sociaux, de natures différentes et peut-être inconciliables ou tout au moins irréductibles à un même système de transformation. C’est là le fond d’un débat qui ne met pas nécessairement en cause la validité d’une approche botanique des savoirs naturalistes populaires mais qui est inscrit dans la disposition, l’orientation d’une recherche sur ces savoirs. Va-t-on mesurer, du point de vue de la science, la distance entre le discernement des objets et leur classification-analyse par une logique autochtone et l’estimation d’appartenance catégorielle de ces mêmes objets définis par le sens commun issu du rationalisme occidental ? Ou bien cherchera-t-on les modes d’élaboration de l’objet même, le savoir-reconnaître de l’unité intelligible et appréhensible, l’identifiable pratique dans une conception vivante du point de vue de la connaissance autochtone ? Si c’est bien ce dernier point de vue qui nous importe, il faudrait alors considérer seulement en position commode de départ la réalité de l’objet pour nous et non plus comme réalité en soi. La déconstruction même de l’objet initialement posé par l’interrogation — et dans le cas présent il s’agirait de la plante dépurative — est l’impératif absolu d’une démarche qui vise à l’établissement des connaissances locales. L’hypothèse fondamentale est qu’il y a cohérence générale dans une perception locale du monde et qu’il s’agit avant tout de situer les lieux géométriques de son établissement, au-delà, à travers, avec les contradictions apparentes ou profondes qui pourraient en masquer une architectonique. Nous ne sommes pas persuadés que les pensées populaires procèdent avant tout d’une sorte de syncrétisme qui serait ou bien une vision globaliste et confuse d’un monde perçu dans sa généralité la plus lointaine, ou bien encore la mise ensemble sans lien véritable, sorte de cohabitation purement pragmatique, de fragments de systèmes d’interprétation hétérogènes. Une telle position, née des constatations évidentes de ce qui serait des erreurs, des manques ou des incertitudes dans les classements populaires comparés directement au système référent du botaniste, ne fait que reproduire en réalité une exigence de coïncidence du réel naturel avec sa saisie par le système scientifique de la botanique. Averroès notait justement que la connaissance est l’établissement d’une conformité entre l’objet et l’intellect, mais il paraît que cette liaison est le produit d’une mise en rapport dynamique de ce qui est perçu avec les circonstances et les méthodes de la perception. Le mode de saisie est constitutif de l’objet qui exige une appréhension particulière. En définitive, du point de vue d’une société concernée, la globalité logique des saisies ne définit peut-être pas une sorte d’en-soi absolu de l’objectivité dont la nécessité reste tout à fait à prouver, mais la possibilité d’un objet pour-soi, c’est-à-dire l’existence circonstanciée d’une unité d’intelligence du réel, ou plutôt de l’environnement. Ce qui nous préoccupe principalement n’est donc pas tant d’établir la réalité d’un objet que de trouver ce qui fait objet pour une formation sociale particulière, pour un groupe donné de personnes en un lieu et en un temps définis.
Les mots et leurs choses
40Ce point de vue rejoint finalement les discussions qui jalonnent l’histoire de l’anthropologie et celle de la linguistique depuis le siècle dernier. On pourrait ajouter que ces préoccupations s’alignent également sur celles des philosophies de la connaissance : elles sont donc au centre d’interrogations nécessaires et particulièrement renouvelées dans la période contemporaine de défaillance idéologique. Ces rapports de causalité entre l’environnement aussi bien naturel que socio-culturel avec la structuration perceptive et les formes de son expression alimentent bien évidemment les vieux débats entre matérialistes et idéalistes de toutes obédiences, pour lesquels rien ne serait plus redoutable que d’avoir à concevoir des univers de compréhensions provisoires et qui en outre ne se succèdent pas nécessairement dans la voie unique d’un savoir cumulatif.
41N’y aurait-il pas des savoirs contradictoires puisqu’il y a bien des théories scientifiques qui s’opposent et l’éternelle tentative de reconstruction du sensible et de l’intelligible ne pourrait-elle s’accommoder d’être l’expression des besoins particuliers d’une société donnée et non pas d’une vérité universelle ? Nietzsche inscrivait une question qui reste féconde lorsqu’il démontait la croyance à la vérité des concepts : « dans la mesure où l’homme a cru aux concepts et aux noms des choses comme à autant d’aeternae veritates, il a vraiment fait sien cet orgueil avec lequel il s’élevait au-dessus de l’animal : il s’imaginait réellement tenir dans la langue la connaissance du monde13.
42Pierre Lieutaghi cherche « la rumeur de source sous le sable des mots » et il évoque « ce savoir impossible à saisir intégralement du dehors, parce que les concepts-premiers s’adressent à l’en-deçà de la raison ». Il avance ainsi sur le chemin que nous proposons et qui s’est amorcé lorsque se sont réfléchies les caractéristiques concrètes des langues14. En effet ce sont de ces décalages entre les expressions linguistiques de différentes cultures que naissent simultanément les hypothèses sur l’adéquation de la langue à ce qu’elle exprime — donc le réalisme du dire — et sur l’irréductible particularité des langues créant la réalité perceptible du monde. Nous sommes bien sur ce terrain difficile et que formulait avec une excessive rigueur Edward Sapir : « Le langage est un guide dans la ’ réalité sociale ’... Les êtres humains ne vivent pas seulement dans un monde objectif, ni dans le monde d’activité sociale tel que nous le comprenons ordinairement, mais ils sont dans une grande mesure à la merci de la langue particulière qui est devenue le moyen d’expression dans leur société... le ’ monde réel ’ est dans une grande mesure inconsciemment construit sur la base des habitudes linguistiques du groupe... Les mondes dans lesquels vivent les différentes sociétés sont des mondes distincts, et non pas simplement un seul et même monde auquel on aurait collé différentes étiquettes... La compréhension d’un simple poème, par exemple, suppose non seulement la compréhension de ses différents mots dans leur signification ordinaire, mais aussi la pleine compréhension de la vie entière de la collectivité qui est reflétée dans ces mots ou qui est suggérée par ses réticences »15. Il s’agit de ne pas se méprendre sur une telle citation et sans chercher à pousser ici une analyse qui n’est pas notre objet, disons simplement que Sapir affirme pour chaque langue, marquée par son environnement social, une vision particulière du monde. C’est une voie ouverte vers la reconnaissance de savoirs multiples qui ne se réduisent pas nécessairement les uns aux autres par la médiation de ce qui serait un même objet de visées différentes.
43Le jeune Hegel s’assignait pour tâche de « penser la vie » et, dans son projet de rendre le présent intelligible, il fit entrer l’histoire dans la préoccupation philosophique. Aujourd’hui l’entreprise reste toujours de proposer une appréhension de ce qui se passe, mais l’histoire a perdu son sens avant même de l’acquérir : sur le champ désastreux que laisse la disparition des affrontements idéologiques, l’anthropologie parcourt les ruines des constructions unifiantes de la pensée. Derrière la fumée des grands ensembles on voit peu à peu réapparaître les modestes constructions d’artisans bricolant à leur mesure de nouveaux arpentages. Entre une science devenue mégalomane dans sa réduction de l’espace et les rêveries archaïsantes des voyageurs de l’exotisme, un travail de longue haleine nous attend : déconstruire l’unicité d’un monde dont on voit trop bien qu’elle correspond à un dangereux souci de négation des différences et donc des autonomies relatives ; naviguer entre les écueils des identités irréductibles dont la suraffirmation masque des volontés de puissance ; débloquer la spécialisation outrancière des savoirs coupés de leur signification dans un environnement mis à l’écart ; explorer les voies de circulation entre des mondes où la communication ne signifie pas nécessairement l’universalisation d’un seul langage.
44Nous n’en sommes plus à déclarer la reconnaissance de l’Autre, ce qui le fixerait dans la désignation qu’on en voudrait bien faire, non plus qu’à bêtifier sur l’identique et l’altérité. Il s’agit d’appréhender (peut-être dans les deux sens de saisir et de craindre !) la rencontre avec l’autre ; cela nous met ensemble dans un même mouvement qui ne nous identifie pas nécessairement. Percevoir ce qui me distingue — autant moi-même que ce que je peux apprendre ou traduire dans ma propre réalité — de la réalité de l’autre, à la fois comme je la saisis et comme il l’exprime en même temps pour lui et à mon intention.
45Parcours sur des voies qui ne mènent plus aux lieux qu’elles prétendaient relier, les questions d’aujourd’hui retrouvent les mots, les phrases d’autres langues qui n’en finissent pas de mourir. Et si ces agonies prolongées étaient notre chance de ne pas contribuer au triomphe de la ruche ? Lorsque Lieutaghi reprend à son compte des expressions venues d’enthousiasmes populaires contemporains, et peut-être mystifiées, pour « les plantes », il sait bien qu’on ne cherche pas des recours inutiles dans un passé révolu ou peut-être inventé. Son trajet est un véritable transit par quoi se transforme ce qui pourrait n’être qu’une incantation passéiste en production d’un savoir nouveau. Plus qu’il n’ose l’affirmer lui-même, la recherche dont il présente ici quelques aspects n’est pas un simple hommage à la validité exploratoire de savoirs populaires entretenus jusqu’à présent. Lui aussi choisit entre les données possibles et les arrangements qu’on en peut faire, ce qui correspond à sa propre proposition de l’environnement social. Nous assistons à la naissance d’un discours dont il s’agirait maintenant d’identifier l’auteur. Qu’à l’issue d’une telle entreprise cheminant au travers d’une vaste forêt de savoirs réévalués on puisse entrevoir l’ombre d’un homme, ne serait-ce pas là une réponse encourageante à la quête méprisante de Diogène ?
46Marc H. Piault, Calviac août-septembre 1985
Notes de bas de page
1 Usages de la flore en montagne méditerranéenne, rapport rédigé par José Dos Santos pour la mission du Patrimoine ethnologique (Lasalle, Fondation NEMO, 1985), p. 118.
2 Il importe à ce propos qu’une recherche soit également menée en Cévennes sur les savoirs naturalistes populaires à l’usage des plantes médicinales : parce que j’étais mêlé à cette entreprise, j’ai rencontré Pierre Lieutaghi et les membres de son groupe avec lesquels nous eûmes de nombreuses et fructueuses réunions. C’est de cette collaboration initiale qu’est issue mon intervention ici ; j’espère que l’auteur ne m’en voudra pas trop de ces interrogations qui précèdent très pesamment les énoncés de son très grand savoir. Les questions proposées se sont élaborées au long des travaux avec l’équipe de recherche cévénole dont je suis entièrement débiteur : Françoise Clavairolle, José Dos Santos, Martine Du Pasquier, Wicky Gerbranda m’ont donné ce dont je ne saurais jamais les remercier, le partage d’une réflexion, d’une curiosité, d’un goût commun pour une région vécue ensemble. Leurs travaux font précisément réponse à mes attentes ethnologiques ; l’exploration est en cours, souhaitons la voir se poursuivre (recherches sous l’égide de la mission du Patrimoine ethnologique, en collaboration avec l’ER 225 du CNRS, l’association Pensée Sauvage et la Fondation NEMO).
3 L’Antoune (Levisticum officinale Koch, ou Aegopodium podagraria ou Peucedanum ostruthium Koch — qu’on me pardonne ces précisions empruntées !) est utilisée contre les effets de « grands froids » notamment et jouit d’une réputation de très grande efficacité.
4 Marcel Mauss : Représentations collectives et diversité des civilisations ; Œuvres (Paris, Minuit, 1974), t. 2, p. 82.
5 Dans la section qu’il consacre au « savoir populaire comme système et non comme fatras » (p. 182 et suiv.), l’auteur évoque bien la persistance du discrédit que les savants contemporains imposent aux savoirs différents considérés comme un ramassis de connaissances fortuites et strictement empiriques. Lieutaghi a bien raison de souligner que « le remède végétal est donc au nœud d’un réseau de possibles et de nécessités... La thérapeutique traditionnelle... ignore le remède fortuit ». Je serais seulement réservé sur l’utilisation du concept de « thérapeutique » qui, d’une part, réduit l’opération d’usage de la nature sur et par la personne à une thérapeutique et d’autre part, accepte une position anhistorique d’un état « traditionnel ».
6 J.-C. Conklin, « Hanunoo color categories », Southwestern Journal of Anthropology, vol. 11, 1955, n° 14, pp. 339-344.
7 Cette recherche est menée, comme nous l’indiquons plus haut, en collaboration avec l’ER 225 du CNRS et les associations La Pensée Sauvage et la Fondation NEMO. Elle porte sur les usages de la flore en montagne méditerranéenne et s’est déroulée principalement dans le canton de Lasalle (Gard). Ces travaux, qui prennent en compte, et en premier lieu, le discours local, doivent servir à l’établissement d’une banque informatisée de données ethnobotaniques.
8 Voir Usages de la flore en montagne méditerranéenne, p. 10. Ces considérations doivent beaucoup à José Dos Santos.
9 On ne dira jamais assez combien l’observation et l’équivalent d’une véritable expérimentation dans nos disciplines pourraient se développer dans un sens strictement scientifique en travaillant à la mise au point d’une instrumentation audio-visuelle. Il s’agit là de l’équivalent de ce qu’a été le microscope pour les sciences de la nature. Cela signifierait évidemment une autre attitude et d’autres investissements. Margaret Mead exprimait déjà cela en 1973 : « Toute science en se perfectionnant requiert un matériel de plus en plus coûteux... On continue à rédiger des questionnaires... à se servir des mots pour montrer comment on façonne une poterie... dans de nombreux cas, on a entravé, voire saboté les efforts de collègues et de chercheurs pour pratiquer de nouvelles méthodes » (« L’anthropologie visuelle dans une discipline verbale », in Pour une anthropologie visuelle (Paris, Collège de France/Mouton, 1979), p. 16.
10 P.L. formule l’hypothèse que « les dépuratifs pourraient bien représenter la survivance d’un système premier, d’une médecine d’avant la médecine » (p. 242). Il ajoute un peu plus loin que l’approfondissement « de notre connaissance du domaine dépuratif pourrait donc s’apparenter à une archéologie du savoir thérapeutique en Occident » (p. 244). L’hypothèse de la « survivance » est certainement suggestive, mais constituée ainsi elle risque de figer le savoir populaire dans un archaïsme de conservation qui ferait oublier la dynamique effective et... efficace de systèmes d’appréhension de la nature en permanente évolution et notamment pratiquant l’emprunt : emprunt délibéré, glissements de proximité, mémoires organiques ou historiques, tous les systèmes de représentation et de savoir bricolent ainsi sur les territoires proches dans le temps et l’espace ! Indicateurs donc d’ensembles différents (antiques, voisins ou lointains), mais autonomes et contemporains, c’est de cette façon que nous pensons pouvoir saisir ces systèmes naturalistes. Et c’est bien ainsi que nous lisons pour l’essentiel le texte de P.L.
11 Théodore Monod, « Sciences naturelles et ethnologie », in J. Poirier (ed.) Ethnologie générale (Encyclopédie Pléiade, 1968), p. 1732.
12 P.L. perçoit bien le lieu fondamental de la différence entre discours « scientifique » et parcours « populaire » lorsqu’il écrit : « La thérapeutique populaire de ’ champ ’, à enracinement symbolique, a réussi la gageure de rassembler corps, maladie et remède dans un système dynamique où l’inconscient est comme naturellement à sa place, en regard d’une nature dont il détient quelques clefs » (p. 251).
13 Nietzsche F. : Humain, trop Humain (Paris, Gallimard, 1968), t. 7, § 11.
14 Peut-être est-ce l’occasion d’évoquer la mémoire bien maltraitée de Lévy-Bruhl dont on a oublié qu’il avait lui-même rejeté la théorie du prélogisme primitif qui l’a fait injustement condamner : son analyse des systèmes numériques apporte des observations décisives sur ce caractère concret des langues autochtones (voir Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan, 1912).
15 E. Sapir, « The Status of Linguistics as a Science », Selected Writings of Edward Sapir (Berkeley University of California Press, 1951), p. 162.
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