Quels espaces physiques pour les humanités numériques ?
Texte intégral
Contexte
1Lors du THATCamp Paris 2012, la question de l’espace physique « idéal » pour les humanités numériques avait été posée : on s’était interrogé sur l’accueil physique des projets numériques (http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/editionsmsh/380) et sur l’inscription du corps dans ces espaces équipés de technologies et mobilisant des compétences et des ressources. Il s’agit de poursuivre ici la réflexion en interrogeant aussi les services à mettre à disposition dans ces espaces : comment tenir compte de l’offre de services devant accompagner ces espaces physiques dans le travail de conception immobilière ? Quels outils, compétences et ressources sont mobilisés par ces services ? En somme la question est de savoir comment le projet de recherche peut être accueilli par quel type de lieu ? Les préoccupations et problèmes posés par cette thématique n’étant pas très éloignés de l’atelier « bibliothèques et humanités numériques », il peut être utile de s’y reporter en guise de prolongement ou de croisement de points de vue.
Tour de table
2L’atelier a réuni une dizaine de personnes du monde des SHS aux profils, parcours et activités très divers. En procédant à un tour de table des motivations pour connaître l’intérêt de chacun∙e à discuter de la problématique proposée, ont émergé des éléments de réflexion relatifs à la question d’un « centre pour les humanités numériques ». Ils sont synthétisés ici et répartis en trois ensembles. Le premier ensemble touche à ce qu’un tel centre une fois livré devrait offrir à ses utilisateurs en fonction des enjeux qui le déterminent. Le deuxième ensemble traite de la phase de conception pour atteindre le résultat espéré. Et le troisième fournit des recommandations prioritaires, incluant un début de liste de quelques références actuelles qui peuvent servir de modèles, au moins partiellement.
La cible, enjeux et caractéristiques
3Les conditions de vie sur les campus sont globalement inadaptées. Le cadre de travail est souvent très inconfortable et peu amène. Il faudrait pouvoir avancer dans le sens d’une certaine hospitalité. Car la réussite d’un espace de recherche, quelles que soient ses fonctions, réside dans l’accueil des personnes. Les espaces physiques sont les conditions de réussite du travail de recherche. Comme c’est plus compliqué de travailler sur la motivation des personnes, il est nécessaire de se pencher sur l’aspect physique ou matériel des situations. Là se trouvent de vrais moyens d’action, il s’agit d’une « matière concrète » sur laquelle il est possible de travailler. Pour bien agir il est important de penser les relations et modalités de travail entre les différents acteurs d’un projet (chercheurs, ingénieurs, etc.). C’est à cet égard que les USR du CNRS pourraient mieux fonctionner, elles disposent – normalement – des moyens susceptibles de mener cette réflexion.
4L’espace physique qui accompagne ou accueille les projets « DH/HN » doit surtout être un espace d’échange : aujourd’hui, la dispersion géographique des compétences et des interlocuteurs (informaticiens, webmestres, archivistes, chercheurs…) pose des problèmes aux membres d’une équipe souhaitant se rencontrer. La conception d’un tel « centre » doit donc être comprise pour lutter contre la dispersion spatiale des personnes amenées à collaborer régulièrement sur un programme de recherche. Un projet en DH a besoin de locaux pour que tous les intervenants aux profils et histoires divers puissent parler la même langue, savoir ce qu’ils entendent par exemple par le mot « outils », ou par celui de « métadonnées ». Il est bien sûr possible de passer par un espace de contact virtuel, mais cela est bien moins efficace qu’un espace physique qui serait un lieu d’échange et d’interaction. Il existe même actuellement des projets « hébergés » officiellement par des MSH qui n’ont pas la place d’accueillir physiquement les personnes impliquées dans ces projets. Pour répondre au besoin de rencontre entre les parties prenantes d’un même programme, les interlocuteurs se retrouvent au restaurant ou au bistrot. La dispersion des données est aussi un problème. Elles peuvent être stockées, à titre temporaire, sur les serveurs professionnels des membres du projet, mais cette pratique généreuse n’est pas normale. Les données s’accumulent dans des conditions peu pérennes. Même quand on est associé à un centre de recherche, on se rend compte qu’il manque des compétences sur les questions numériques de ce genre. Les projets devraient avoir accès à des espaces de stockage et d’archivage dédiés (le TGIR Huma-Num par exemple).
5L’idée de concevoir un « centre pour les humanités numériques » pose des questions sur la structuration des organisations de la recherche. On constate que les projets de DH sont isolés dans les labos. À l’heure actuelle un projet DH n’existe vraiment que par un réseau parallèle, non inscrit dans l’espace du labo physique traditionnel. Cette marginalisation est une cause de découragement et de non-inscription dans l’espace, et pas seulement d’ailleurs pour les projets DH. Le cas de Nanterre est négativement exemplaire. Les locaux ne permettent pas d’avoir une vie scientifique, le campus n’est pas convivial, la restauration est déficiente, il n’y a même pas de distributeur bancaire. Pour une question de conception de « centre pour les HN », l’échelle urbaine est prépondérante. Si un tel centre devait abriter un « hôtel à projets » pouvant accueillir des projets transdisciplinaires (comme cela semble envisagé dans le cas du Campus Condorcet), ce serait une manière agile et habile de répondre à certains besoins. Dans sa conception doit être pensée l’optimisation de l’occupation des places, en accord avec un grand confort pour « brainstormer », se reposer, se divertir. Il est noté également que cette approche est similaire à celle consistant, pour faire le lien avec l’espace du domicile, à avoir des canapés dans les bureaux des chercheurs. Car ces derniers actuellement n’ont pas besoin des espaces de la fac pour mener leur recherche. Au-delà des projets, il faut parler des personnes. Le besoin d’espaces privatifs dans les espaces « mutualisés » est de plus en plus fort.
6La conception d’un « centre pour les HN » peut être instruite aussi à l’aide de la notion de tutorat. L’organisation actuelle du travail induit des regroupements de doctorants dans des bureaux collectifs alors que les chercheurs eux-mêmes ne sont pas forcément présents dans leurs espaces individuels. Par rapport à ces choix logistiques, les directeurs de laboratoires ont leurs responsabilités à prendre. Il arrive que des salles soient disponibles mais non utilisées, ce qui est dommage. Au bout du compte la situation logistique fait que les doctorants en viennent à mimer ce que font les chercheurs chevronnés : pour s’organiser on « externalise » tout. Il est par exemple déploré qu’à Nanterre les salles des professeurs ne soient pas ouvertes aux étudiants pour provoquer d’autres modalités de rencontre.
7Pour qu’un tel centre favorise le croisement des disciplines de recherche il faut profiter d’espaces de rencontre dédiés conçus dès l’origine avec des directeurs de recherche. Une expérience prometteuse mais incomplète en UFR est donnée à titre d’exemple, où 170 m2 d’espaces ont pu être équipés de canapés et où les personnels administratifs de soutien à la recherche étaient présents. Mais leur nombre insuffisant et l’absence d’autres équipements de confort (ex : réfrigérateurs) ont limité l’innovation. Les occupants sont des membres rattachés à des équipes d’accueil qui sont obligées de « bricoler » pour satisfaire leurs besoins. Cet espace de recherche offre des bureaux pour des post-doc, et il se trouve juste à côté du bâtiment des informaticiens. Mais les solutions ne sont pas très intégrées, elles sont plutôt juxtaposées. On y trouve des professeurs, des doctorants, des post-doc étrangers, mais il y manque des informaticiens. Dans cet espace de recherche l’outil informatique est arrivé avec un discours du type « il faut s’y mettre pour ne pas être has been ». Ce qui se traduit par un manque d’ambition dans la conception immobilière et un sentiment de contrainte.
8L’exemple vécu par un participant à Jussieu met en exergue des difficultés qui sont moins techniques et immobilières qu’humaines et sociales. Il s’agissait dans le cadre d’un déménagement de laboratoires de concevoir avec les architectes des espaces et équipements mutualisés. La réalisation d’une salle machine mutualisée au profit d’une fédération de labos et d’équipes a été un succès, au contraire des espaces communs de la recherche. Au final la difficulté venait des directeurs de laboratoires, non pas des équipes techniques. Les espaces communs qui avaient été réalisés dans le cadre de cette mutualisation ont été très peu utilisés. Ce fut un échec total car les meilleurs espaces avaient été réservés pour les chercheurs qui ne venaient pas.
9Le développement des learning centers et la place qu’y occupent les nouvelles générations de bibliothèques laissent augurer des changements de paradigme. Dans les labos de recherche par exemple, la notion de bibliothèque n’est plus pertinente. On a surtout besoin d’avoir des petits espaces pour se réunir à 3 ou 4. Du point de vue du chercheur, ce qui peut faire la plus-value d’un « centre pour les HN », comme pour un bureau ou une bibliothèque, c’est d’avoir une infrastructure informatique bien supérieur à celle qu’on peut avoir chez soi.
10Pour qu’un tel « centre » fonctionne et soit utilisé, on peut citer une dernière clef. Il faut laisser ouvert, laisser l’accès libre. Le gardiennage pourrait être assuré par des étudiants, cela commence à se développer, notamment à l’étranger. Quand on mène une recherche, l’idée géniale peut arriver à 3 heures du matin.
La démarche de conception à employer
11La conception d’un « centre pour les HN » rejoint des préoccupations professionnelles de bibliothéconomie, ou plus précisément de design d’espaces en bibliothèque. En effet, comme dans le cas des bibliothèques municipales, les espaces à concevoir doivent pouvoir accueillir différentes pratiques de consultations. Comme il n’est pas possible de répondre à la question des moyens nécessaires ou disponibles, il faut prendre le problème par l’autre bout et se bâtir un futur désirable et tangible. Pour tout ce qui est espace de coworking, et tiers-lieu (pour mixer les rencontres), on y travaille déjà dans les bibliothèques et on a développé des méthodes de conception collaborative, notamment en programmes architecturaux. Mais la traduction physique finale souvent n’est pas à la hauteur car les bibliothécaires sont coupés de la phase de design. Les architectes imposent des espaces qui contraignent les pratiques. Se pose donc la question de la méthode à suivre pour intervenir plus tôt dans la programmation architecturale, pour y intégrer les usages, les pratiques.
12Deux expériences de conception innovante peuvent être données. La première expérience porte sur le design pour une bibliothèque de village qui est en cours de construction dans le Puy-de-Dôme. Ce projet de future bibliothèque/médiathèque de Lezoux a intégré la réflexion sur l’usage à son projet architectural (http://bibliomancienne.wordpress.com/2013/05/01/le-laboratoire-vivant-une-experience-de-societeculturedesign-pour-la-future-mediatheque-de-lezoux-en-auvergne/). Le projet a tenu compte de l’écosystème qui entoure la bibliothèque et c’est un designer qui a dessiné les plans : ce sont les usages, les services qui ont conduit à ce résultat idéal sans doute : http://bibliomancienne.files.wordpress.com/2013/05/mediatheque27eregion.jpg L’enjeu était de faire émerger un futur désirable à partager avec les futurs utilisateurs de l’équipement. Le dialogue entre les parties a permis de produire un plan fonctionnel qui a été livré à l’architecte en plus du programme technique. Sur ce plan ont été identifiés un laboratoire de fabrication, un atelier de reliure, des fonds collaboratifs, des cabines de téléchargement, etc. Ont été également mis en évidence les relations avec l’extérieur et notamment les bibliothèques mobiles. Plus généralement, c’est tout un écosystème social et urbain qui a été pris en compte dans ce travail de design à travers un plan fonctionnel. Et en tant que représentation non écrite, ce plan était plus immédiat, plus parlant. On peut se dire que ce type de plan fonctionnel et produit collectivement pourrait être adapté pour la conception d’un « centre pour les humanités numériques ».
13La deuxième expérience a eu lieu à Rennes et s’intitule Biblioremix.fr (http://biblioremix.wordpress.com/). Il y était question de réinventer les espaces existants en prenant acte de l’évolution des usages en bibliothèque. Dans ce travail de (re)conception, la plus grande difficulté consistait à mixer les usages dans un espace peu diversifié. Les acteurs de ce projet se sont également interrogés sur la méthode à mettre en œuvre pour développer la bibliothèque du futur (http://biblioremix.wordpress.com/premiere-experience-en-juin-2013/bibliolab/). Une grande phase de prototypage avec une zone temporaire pour réaliser des essais a permis d’avancer avant de tout stabiliser. C’est une démarche qui peut être suivie pour concevoir « un centre pour les HN ». À l’aide d’un atelier créatif on s’autorise une phase d’ajustement et de remodelage des espaces qui en quelque sorte joue le rôle de préfiguration en fonction d’usages liés à des fonctions support, à du soutien à la recherche, de la veille et prospective, de la R&D, de l’accueil de projets de recherche, etc.
14L’équipe en charge du projet de Campus Condorcet essaie de penser les espaces physiques aussi en fonction d’une « offre de services numériques » dans le cadre d’une innovation permanente. Ce qui induit dans la conception immobilière la prise en compte d’une nécessaire évolutivité des bâtiments qui doivent régulièrement être repensés en fonction de l’évolution des usages et des technologies. Les espaces diversifiés et complémentaires dans leurs fonctions doivent pouvoir être requalifiés intelligemment dans le temps pour satisfaire de nouvelles situations sans avoir à tout réhabiliter. La pression de l’évolution des usages oblige à reconsidérer ces espaces de travail. Si on devait fictionner, on pourrait imaginer la « bibliothèque » du futur comme un lieu d’exposition des données et de rencontre de compétences ad hoc en fonction d’un projet de recherche spécifique. Il est trop tôt pour savoir si cet avenir adviendra réellement, mais il est nécessaire de procéder à une veille active auprès des utilisateurs pour s’en assurer. L’enjeu est d’éviter de donner un avenir déterminé et figé à ces espaces et de penser collaboratif, d’être à l’écoute des usages, de penser les services avant l’infrastructure.
15La logique d’innovation doit obligatoirement accompagner la conception inventive pour « toucher » les usages émergents. Ici la position de l’expert technicien est remise en cause dans sa vision des usages dans le travail de programmation. Dans la phase de conception fonctionnelle, les aspects techniques doivent rester peu visibles dans l’élaboration d’un plan à partager. Surtout quand on a du temps avant la livraison des équipements, des mobiliers, des bâtiments. À Rennes, certains architectes refusent de revenir sur les programmes au titre du geste architectural, ce qui est bien dommage. Ce travail de co-design doit mêler tous les métiers concernés, le projet retenu passe ensuite par le crible d’experts de toute façon. Il est donc important d’impliquer au maximum les parties prenantes et de bâtir ensemble un futur désirable. L’exemple du théâtre peut être suivi pour élaborer des projets d’espaces équipés technologiquement : dix métiers sont impliqués et obtiennent une reconnaissance collective. La conception d’un « centre pour les HN » peut s’en s’inspirer.
16Toutefois on peut prendre garde à ne pas opposer les contraintes de l’espace et les profits qu’il peut induire comme s’ils étaient indépendants les uns des autres. Le geste de l’architecture n’est pas forcément autoritaire et peut même « accidentellement » produire des effets positifs qui étaient impossibles à prévoir.
17Le travail de conception d’un « centre pour les HN » peut éviter certains écueils en s’appuyant sur des retours d’expérience plus lointains, moins proches de la cible qui se dessine ici. Par exemple des projets immobiliers à Madagascar comme celui évoqué dans l’atelier. L’enjeu y était d’imaginer à partir de rien des espaces de travail pour des étudiants non préparés à ça et dans une zone territoriale mal innervée avec une connexion balbutiante.
Recommandations et perspectives
18Les projets DH étant transversaux, ils exigent que certains services de l’université, traditionnellement cloisonnés, soient rapprochés (DSI, cellule recherche, IST, logistique, etc.) et permettent aux gens de se rencontrer et de parler la même « langue ». Si l’on a fait les bâtiments avant d’imaginer les usages, il est important de revenir sur ces pratiques.
19Une analyse de l’existant est à mener, et sur deux fronts au minimum. D’abord celui des structures « institutionnelles » comme celles développées par exemple par le CNRS. Sont mentionnées plusieurs formes d’unités qui peuvent aider à réfléchir sur ce qu’on veut faire dans un tel « centre pour les humanités numériques ». Les USR (unités de service et de recherche) peuvent servir ici de modèle, alors que les UMR, bien que liées à des projets de recherche, mettent en relation des profils divers mais plus sous l’effet du hasard. Du côté des UPS et UMS, on peut déplorer un manque de chercheurs.
20L’autre front touche au monde des bibliothèques et learning centers, voire d’espaces innovants en entreprise. Il pourrait être utile de jeter un œil du côté des organisations existantes comme la Digital Library Max Planck (http://www.mpdl.mpg.de/?la=en) à Munich, ou les digital centers en Angleterre, pour savoir comment ils ont été conçus. Une liste d’exemples importants à analyser pourrait être élaborée collectivement.


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