Graphisme programmé et éditions paramétriques
Note de l’éditeur
Atelier animé le 19 octobre 2013, par Damien Baïs et Johann Aussage, assistants professeurs à l’École supérieure d’art et de design de Saint-Étienne. Ils sont également les fondateurs du studio de graphisme .CORP, particulièrement tourné vers une approche expérimentale du numérique.
Texte intégral
« En fait de calculs et de proportions, le plus sûr moyen de frapper l’esprit, est de parler aux yeux. »
William Playfair, Éléments de statistique, Paris, 1802, p. 20.
1On entend par « design paramétrique » la génération de formes par des algorithmes dont les modalités d’exécution peuvent être réglées par un utilisateur ou un concepteur selon un ensemble de paramètres.
Enjeux du graphisme programmé
2Le travail de .CORP est de produire des affiches, visuels, et autres installations, générés à partir de données numériques associées au contenu de ces derniers, afin de leur donner du sens. Ce « don de sens » ne s’applique pas qu’à la visualisation (plus ou moins efficace) de la dimension statistique de ces données, mais aussi à la transmission de ce qu’elles représentent et de lectures possibles, produites par les choix graphiques de mise en forme de ces données.
3Les projets développés par Damien Baïs et Johann Aussage posent la question de l’automatisation d’un certain nombre de processus dans le métier de graphiste. Ils illustrent également une activité de « développeur/designer » se positionnant comme créateurs d’outils pour qui il s’agit de lier des informations et de proposer des solutions de lecture.
4C’est non sans ironie que le duo de designers prend à revers les idéologies du moment, notamment celle de la simplexité : « Comment rendre compliquées des choses simples par la complexité des représentations ? » lancent-ils avec une certaine provocation en affichant une série de recettes de cocktails1.
5Par leur démarche surprenante, ils tentent de montrer que les visualisations ne simplifient pas forcément les choses pour les gens.
6Par ailleurs, ils considèrent que la libération des données ne nous dit rien des usages qui en sont faits et qu’il serait opportun de permettre l’accès aux codes sources des productions qui en sont issues afin de permettre les réappropriations. L’utilisation de Processing s’inscrit dans cette dynamique : utiliser un logiciel libre, tout en fermant les codes source ou les données, paraît aberrant.
7Pour illustrer leurs propos et inviter à la discussion, D. Baïs et J. Aussage présentent cinq projets qu’ils ont développés depuis ces trois dernières années.
Rapport d’activité du Centre national des arts plastiques (2010)
8En 2010, le Centre national des arts plastiques (CNAP) a commandé à .CORP l’édition de son rapport d’activité 20102. Ce rapport, à destination des artistes, exigeait de donner une place plus importante aux éléments visuels de la mise en page.
9Il s’agissait de faire dix mille copies différentes avec une couverture unique. Le sommaire a été généré avec le langage de programmation Processing à partir d’une table des sommaires en XML.
10D. Baïs et J. Aussage se sont inspirés du mode de représentation des systèmes de planètes pour concevoir leur algorithme de génération de mise en page. Avec Processing, ils ont ainsi généré une visualisation interactive de la table des matières, où le lecteur peut déplacer les éléments et, quand il est satisfait, « figer » l’image et l’exporter en PDF (de Processing en SVG puis vers Illustrator).
11Au niveau visuel, la « génération par Processing » a un intérêt notable pour les modifications a posteriori : on génère un premier visuel automatiquement puis on déplace les nœuds pour rendre un visuel pertinent…
What’s wind drawing (2010)
12Présenté dans un espace d’exposition, ce projet3 consiste à produire une représentation graphique par le truchement du souffle des visiteurs de l’exposition. En effet, ces derniers soufflent sur de petites hélices disposées en rang et qui sont reliées par un système informatique à une tablette traçante produisant une composition graphique abstraite.
13Ce projet était une manière de parler de data visualization de façon décalée, tant du point de vue des « sources » (le souffle est une donnée inhabituelle) que de la forme poétique et suggestive des représentations graphiques et volumiques produites.
14Développé notamment avec François Brument et Gérard Vérot du laboratoire Random du pôle numérique de l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne, What’s wind drawing a été exposé à la Biennale design de Saint-Étienne en novembre 2010 et à la galerie Ars Longa à Paris en novembre 2011.
Trade War (2012)
15C’est un jeu vidéo4 qui prend pour cible les traders. « Leur mode de vie nous inquiète, et à juste raison. Ces hommes-là ont leur propre langage, qui n’est pas un langage oral mais composé de chiffres, de courbes, de flèches qui montent, de flèches qui descendent, de la couleur verte et de la couleur rouge. »
16Le dispositif comprenait deux écrans : le premier présentait les données de la bourse, et le second, comme dans un jeu vidéo, permettait de pointer et shooter les différentes variations de la bourse.
17« Avec toutes les données brutes, souvent générées par des machines, qui peuplent notre monde contemporain, les designers, graphistes et programmeurs sont face à des choix subjectifs vis-à-vis de leur présentation et sont en charge de leur donner un sens dont ils ont la responsabilité et les “commandes” » déclarent les deux designers.
18La question du temps réel était ici le principal enjeu : donner à voir la frénésie du temps réel de la bourse en la confrontant à la « frénésie », somme toute finalement moindre, du temps d’un jeu vidéo.
19Ce projet suscite des questions parmi les participants de cet atelier : « Est-ce que le temps réel des données fait sens ? Comment les représenter ? Le temps réel du jeu correspond-il à celui du trader ? Le trader est-il un gamer ? » D. Baïs et J. Aussage expliquent qu’ils ont essayé de travailler les interstices pour confronter les pratiques et aller plus loin que le champ d’investigation initial.
Citizen (2011)
20Il s’agit d’un projet de cartographie de Saint-Étienne5 réalisé sur le modèle graphique du jeu vidéo SimCity 20006. Le projet a été présenté à Saint-Étienne, où les personnes peuvent laisser des messages sous la forme d’un pictogramme.
21D. Baïs et J. Aussage ont rapidement mis en ligne leur carte puis observé comment elle était prise en mains par les divers visiteurs : le processus d’expérimentation sur Internet, attendant les retours des utilisateurs pour envisager la suite à donner, leur semble une méthodologie intéressante pour les projets issus des humanités numériques.
22Une expérience très proche a été conduite à Rennes les 27 et 28 juin 20137 : elle reposait sur une combinaison ludique et festive de Mine Craft et des données ouvertes de Rennes.
En une formule lapidaire (2013)8
23Exposée au musée de Saint-Romain-En-Gal9, En une formule lapidaire est une pièce qui a l’aspect d’un monument à mi-chemin entre une borne miliaire et une stèle funéraire du début de notre ère. Elle était destinée à répondre à une proposition provocante : « Le design a plus de 2 000 ans. »
24Utilisant un écran numérique mais reprenant les codes et l’organisation graphique des stèles de pierre qui l’entourent, cette pièce a pour objet de questionner le statut de l’affichage : « Qu’est-ce qu’un écran d’affichage ? » D. Baïs et J. Aussage sont partis de notre rapport à la chronologie afin d’interroger les différences d’échelle temporelle entre deux types d’affichage, l’écran de téléphone à l’échelle de la microseconde et la stèle sur l’échelle des siècles.
25Antoine Courtin précise qu’une expérimentation similaire a eu lieu lors du Museomix 201210, où l’on pouvait jouer avec les stèles funéraires.
Conclusion
26L’atelier se termine sur des questions portant sur les modifications du statut de designer/graphiste/créateur en regard du design paramétrique.
27En programmation, il est difficile d’inventer un système ex nihilo : « On va mettre ensemble des choses et trouver une solution spécifique. En ce sens, le design devient un travail collectif, relevant de l’assemblage et de la combinaison plutôt que de la “création démiurgique”. »
28Il semble également que ces processus de création correspondent à une nouvelle forme d’émancipation pour les créateurs-concepteurs : avec Processing, les graphistes fabriquent leurs propres outils, et reprennent le contrôle (politique et créatif) sur les moyens numériques qu’ils utilisent pour élaborer des images.

Notes de bas de page
1 .CORP, Les recettes de cocktails, http://www.corp-lab.com/wp/?p=40 (Consultée le 22/01/14).
2 .CORP, Le rapport du CNAP, http://www.corp-lab.com/wp/?p=46 (Consultée le 22/01/14).
3 .CORP, Le projet What’s wind drawing, http://www.corp-lab.com/wp/?p=42 (Consultée le 22/01/14).
4 .CORP, Le jeu vidéo Trade War, http://www.corp-lab.com/wp/?p=85 (Consultée le 22/01/14).
5 .CORP, Le projet de cartographie Citizen, http://www.corp-lab.com/wp/?p=91 (Consultée le 22/01/14).
6 Wikipédia, SimCity 2000, http://fr.wikipedia.org/wiki/SimCity_2000 (Consultée le 22/01/14).
7 3 Hit Combo, Faîtes du numérique : RennesCraft pendant Connexités & Tu imagines, Construis !, http://www.3hitcombo.fr/2013/06/13/rennes-craft/ (Consultée le 22/01/14).
8 .CORP, En une formule lapidaire, http://www.corp-lab.com/wp/?p=1175 (Consultée le 22/01/14).
9 Musées Gallo-Romains, Présentation du musée de Saint-Romain-En-Gal, http://www.musees-gallo-romains.com/saint_romain_en_gal/presentation (Consultée le 22/01/14).
10 Checkthis.com, STORY STELEing : « faîtes parler la pierre » (Blog Museomix 2012), http://checkthis.com/tkfa (Consultée le 22/01/14).

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