Humanités numériques : une question de lexique
Texte intégral
Numérique, digital et digital ?
1Alors que l’expression « humanités numériques » est presque acclimatée dans le monde français de la recherche et de l’enseignement, la perspective de création d’une association francophone des humanités numériques implique un état des lieux du champ et de la terminologie pour désigner les pratiques, les réalités et les projets relevant de ce que le monde anglophone nomme depuis le début du 21e siècle les digital humanities. C’est l’objectif de cet atelier animé par Aurélien Berra qui s’appuie sur une présentation (Le nom des humanités numériques PDF)1, car si tout le monde semble s’accorder sur le signifié de cette discipline mariant les sciences informatiques et les sciences humaines et sociales, le signifiant, lui, reste flottant comme en témoigne l’usage de Bordeaux 3, depuis 2008, de l’expression « humanités digitales » : Valérie Carayol et Franc Morandi préparent un collectif aux Presses universitaires de Bordeaux 2014 intitulé Humanités digitales, le tournant des sciences humaines. L’usage s’est aussi répandu en Suisse Romande depuis 2010, notamment en raison du multiculturalisme de ce pays. Le 13 septembre 2012, Frédéric Kaplan, professeur assistant et directeur du laboratoire d’humanités digitales de l’École polytechnique fédérale de Lausanne donne une interview à la RTS (Radio télévision Suisse) où il parle d’« humanités digitales2 ». La formule pose question chez les francophones : n’est-ce pas une faute de français ? Claire Clivaz, professeur assistante à l’université de Lausanne, faisant partie d’une équipe qui a lancé les « humanités digitales » au sein de cette université, revient sur l’idiome, l’argumente et le légitime par le « faire » avec les « doigts ». Elle s’appuie notamment sur Robert Darnton3 qui explique la force du tournant digital avec le terme allemand de Fingerspitzengefühl, illustré notamment par l’usage des iPhone et iPad4.
« Parler d’“humanités digitales” est un choix assumé, argumenté, et revendiqué de l’équipe des chercheurs lausannois Unil-EPFL, depuis le démarrage de la plate-forme Humanités Digitales@unil en 2011 [...] Les digital humanities sont les humanités faites avec les doigts, le digitus latin. [...] d’une part, avec la culture de l’iPhone/iPad, nous entrons en contact avec le monde digital avec nos doigts. [...] D’autre part, le chercheur en humanités digitales tient de l’Homo faber et réellement fabrique, crée les nouvelles sciences humaines et sociales. C’est de ces nouveaux moyens d’expression culturelle et académique que naissent en un temps second les questions de recherche fondamentales, complètement transformées [...]. »
2Aurélien Berra appuie cette réflexion en mentionnant que la dimension pratique de l’activité savante est fréquemment soulignée par les anglophones eux-mêmes et qu’ils réactivent volontiers la métaphore endormie du doigt dans digital – Willard McCarty le fait dans son ouvrage de 20055, aussi bien que les auteurs du Digital Humanities Manifesto de UCLA en 20096. Mais n’est-ce pas plutôt la main entière qui est pertinente pour évoquer l’expérience sensible et l’épistémologie du faire ? Il mentionne le second volume des Lieux de savoir, intitulé Les Mains de l’intellect7.
3Après ThatCamp Paris 20108, Marin Dacos, directeur du Cléo (Centre pour l’édition électronique ouverte), préconisait quant à lui de conserver l’idiome digital humanities pour ne pas s’isoler du monde anglophone, avançant que l’expression serait de toute façon probablement traduite par la suite. Le séminaire Digital Humanities : les transformations numériques du rapport aux savoirs, organisé par A. Berra, M. Dacos et Pierre Mounier conserve encore la trace de cette première intention tactique, même si on y emploie tout aussi couramment les termes français et anglo-américain9. Dans la liste de ses séminaires, l’EHESS a d’ailleurs récemment introduit le mot-clé « humanités numériques ».
4Il faut se souvenir que selon l’étiquette que l’on se donne, les moteurs de recherche réagissent différemment (la notion de capitalisme linguistique) : entre 2005 et 2012, on constate une évolution du nombre de sources publiées (en ligne) dans le domaine, comme en témoignent les statistiques de Google Trends :
La baisse des occurrences de humanities computing ;
L’augmentation de digital humanities ;
L’absence de « humanités numériques » (pas assez de données de référence à l’échelle des requêtes prises en compte par Google !) ;
Les occurrences rares et très localisées de « humanités digitales » (pas assez de données de référence).
5Une autre solution est d’utiliser l’anglais Digital humanities dans les autres langues, pour marquer la référence à un mouvement international qui a déjà son histoire et sa dynamique. Dans la plupart des langues, l’anglais est importé, traduit ou calqué : en espagnol, on parle de humanidades digitales, en italien umanistica digitale, en allemand digitale Geisteswissenschaften. La mixité linguistique de la Suisse explique que ce pays se soit familiarisé avec « humanités digitales » ; ce champ s’y est développé aussi en contact étroit avec le plan international.
6Aurélien Berra note le risque de choquer deux fois avec l’expression « humanités digitales » : une fois avec humanités dont la renaissance peut étonner et une autre avec digital (généralement perçu comme un anglicisme), tandis que l’étiquette « humanités numériques » est actuellement plus visible et implantée parmi les chercheurs et les institutions. Concrètement, l’idée d’« humanités numériques » se voulait une « marque » (qui se démarque) repérable.
7Selon A. Berra, parler d’« humanités numériques » semble être :
intégrée au paradigme numérique (la radio, la télévision, le téléphone sont devenus « numériques ») et aux réalités sociales au milieu desquelles nous vivons ;
une référence à la computation et au médium, ancrée dans les principes de l’informatique et dans sa matérialité ;
un terme à la fois nouveau et suffisamment familier ;
un calque presque acclimaté en France où le CNRS a nommé « Huma-Num » la TGIR (très grande infrastructure de recherche) issue de la fusion d’Adonis et de Corpus ;
L’expression « humanités digitales » constitue quant à elle :
un anglicisme chez tous ceux qui ne se posent pas la question ;
un jeu de mot séduisant sinon original ;
commodité stylistique (par soucis de variation – on rencontre souvent « digital » et « numérique » employés côte à côte sans distinction de sens –, pour éviter les répétitions) ;
un surcroît d’étrangeté (remettre « humanités » au goût du jour et lui accoler un mot encore plus étonnant) ;
peut-être une innovation naturelle ou plus facile en Suisse, si elle s’insère dans un paradigme différent (parle t-on de « technologies digitales » et que disent les informaticiens ?).
8C. Clivaz ajoute que la référence à la fleur lui paraît intéressante : la digitale peut empoisonner ou guérir et on retrouve ici la trace du pharmakon platonicien, fortement sollicité par Bernard Stiegler.
9Enfin, il est habituel, et sans doute juste, de dire que les sciences humaines et sociales évolueront de toutes façons et que les adjectifs – « numérique » ou « digital » – disparaîtront avec le temps. Le débat est-il pour autant vain aujourd’hui ? Probablement pas, car cette phase de transition peut être longue, contemporaine et concomitante avec notre présent.
Humanités et SHS
10Quid de l’utilisation de « humanités » ? Pour Aurélien Berra, la notion est si obsolète qu’elle devient disponible et il rappelle que le bon calque serait « SHS numériques ». Mais il rappelle dans le même temps que le périmètre des SHS en France est complexe (sciences humaines/sciences sociales) et qu’il ne correspond pas forcément à ce qui peut se pratiquer ailleurs. C. Clivaz signale qu’à Lausanne, la situation est très différente : plus d’ouverture, plus d’interdisciplinarité ; les sciences sociales sont très présentes dans le développement des digital humanities dans le cadre du « Laboratoire des cultures et humanités digitales10 ». En Suisse, des chaires ont déjà été attribuées sous le nom d’ « humanités digitales », ainsi que trois laboratoires. La machine est en marche, il faudra voir quel type de pratiques se développera sous ce paradigme. Pour elle, la francophonie a un rôle à jouer pour son développement et son ouverture. Elle signale des travaux au carrefour du devenir humain et des humanités digitales et notamment ceux de N. Katherine Hayles, dont la réflexion développée dans How We Became Posthuman : Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics (1999) s’est poursuivie avec un ouvrage de référence sur les humanités digitales en 2012, How We Think : Digital Media and Contemporary Technogenesis. Pour C. Clivaz, il est important de replacer l’humain et le corps au centre de la réflexion : « faire ses humanités » évoquait le primat de l’humain, est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
Pratiques et débat
11Olivier Le Deuff explique qu’à Bordeaux, le concept d’humanités digitales s’est imposé depuis quelques années à l’initiative de Valérie Carayol. Il partage l’approche de N. Katherine Hayles sur l’importance de prendre conscience de la place de l’homme dans le concept « humanités ». Il rappelle qu’il s’agit de dépasser le seul cadre scientifique pour interroger le positionnement des SHS et leur impact dans la société. Le renouveau des humanités par les humanités digitales est aussi une nouvelle possibilité pour les « humanités » de réformer la société et non plus de se contenter d’un rôle de simple observateur.
12Pour Stéphane Pouyllau, le débat est de savoir si on veut aller plus loin qu’une marque commerciale – ce qui est déjà indispensable. Pour lui, « humanités numériques/digitales » est une marque commerciale. Selon l’émission Place de la toile, sur France Culture11 :
Dans un discours de marque, dans les sphères académiques, « humanités numériques » fonctionne, ça marche. Mais l’important, c’est de savoir comment intégrer des gens qui ne se reconnaissent pas dans le mot « humanités » parce que leurs pratiques n’évoluent pas dans ce cadre-là. Les dénominations sont très liées aux lieux où se travaillent les DH.
13La traduction du Manifeste des Digital humanities de 2010, en différentes langues, a révélé que ni l’emploi de l’anglais ni le calque ne vont de soi ; est-ce que le sens de l’expression anglaise fait sens dans la langue visée ?
14Claire Clivaz cite l’exemple de la traduction en français du titre du colloque Digital humanities 2014, Digital Cultural Empowerment, qui a abouti au contresens de « montée en puissance de la culture numérique » et qui ne correspond pas à l’esprit initial12.
15Huguette Rigot revient sur les objectifs :
de marque (identifier un vocable commun) ;
d’opportunités (institutionnelles).
16Pour Stéphane Pouyllau, il faut appliquer des techniques marketing de bas niveau et adapter l’étiquette au contexte où on l’énonce, pour permettre à des collègues de rejoindre le mouvement, ceux qui ne seraient pas venus si l’on avait appliqué la terminologie anglaise. Il faut plusieurs mots, pour caractériser le mouvement et l’adapter selon l’interlocuteur pour servir les intérêts du mouvement : il faut être opportuniste !
17Pour Charlotte Touati, il est fou, du point de vue allemand, de rejeter les termes parce qu’ils sont anglais, l’attitude française est très étrange de son point de vue. Aurélien Berra rappelle que l’attribution des budgets dépend aussi souvent du choix des termes.
18Fatiha Idmhand signale que l’ANR n’a pas tranché dans ses appels à projets : humanités numériques et digital humanities sont des équivalents stricts ; il est par conséquent difficile d’y répondre.
19Claire Clivaz revient sur la proposition de Marin Dacos, d’utiliser « Humanistica - Association française pour les humanités numériques ». Le chapeau peut servir de « marque » pérenne même s’il y a une connotation médiévale et sur-spécialisée. Mais pour Aurélien Berra, l’idée de société savante que porte cette proposition ne permettrait pas de prendre en compte les métiers de l’information scientifique et technique. Claire Clivaz estime quant à elle que l’« humanistique » permet d’entendre quelque chose qui transcende le clivage humain/machine.
20Nicolas Larrousse observe qu’il faut tenir compte de cette logique de marque en rappelant l’exemple de « sciences cognitives » : une « marque » qui ne se vend plus au CNRS. Bertrand Müller conclut sur la nécessité de définir une stratégie car il y a beaucoup d’enjeux derrière le nom que se donnent les digital humanities.
21La séance se terminera justement sur l’idée d’adopter un nom unique, sans trancher entre des adjectifs, pour la future association : cette idée sera soumise au vote lors de la réunion sur l’association et largement plébiscitée13.
Une digitale

Agnieszka Urbaniak (derivative work : Flekstro)
Notes de bas de page
1 Voir la sélection de diapositives jointe. Voir aussi A. Berra, « Faire des humanités numériques », dans Mounier P. (dir.), Read/Write Book 2. Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition Press, 2012, p. 25-43, http://0-press-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/238, en particulier les paragraphes 2, 3 et 19.
2 Radio télévision suisse, la 1ère, L’invité de la rédaction, 13/09/2012, http://www.rts.ch/la-1ere/programmes/l-invite-du-journal/?date=13-09-2012#4250487 (consultée le 31/10/13).
3 Darnton R., The Case for Books: Past, Present, Future, PublicAffairs, 2009, Introduction, p. XIII : « We find our way through the world by means of a sensory disposition that the Germans call Fingerspitzengefühl. If you were trained to guide a pen with your finger index, look at the way young people use their thumbs on mobile phones, and you will see how technology penetrates a new generation, body and soul. »
4 http://claireclivaz.hypotheses.org/114 ; voir aussi Clivaz C. et al. (dir.), Lire Demain : des manuscrits antiques à l’ère digitale, Lausanne : PPUR, 2012, ebook, p. 23-60; ici p. 23-25 et 52-53
5 McCarthy W., Humanities Computing, Londres – New York, Palgrave McMillan, 2005, 328 p.
6 Université de Californie à Los Angeles, A Digital humanities manifesto, manifesto.humanities.ucla.edu/2008/12/15/digital-humanities-manifesto/ (consultée le 31/10/13).
7 Jacob C. (éd.), Lieux de savoir 2 : Les mains de l’intellect, Paris, Albin Michel, 2011 et http://lieuxdesavoir.hypotheses.org/lieux-de-savoir-2-les-mains-de-lintellect-2 (consultée le 03/12/13).
8 Blogo numericus, le blog d’homo-Numericus, http://blog.homo-numericus.net/article10527.html (consultée le 03/12/13).
9 Voir OpenEdition, Philologie à venir, http://philologia.hypotheses.org/category/seminaire (consultée le 31/10/13) et École des hautes études en sciences sociales, Digital Humanities. Les transformations numériques du rapport aux savoirs, http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2013/ue/620/. (consultée le 31/10/13).
10 Université de Lausanne, Laboratoire de cultures et humanités digitales, www.unil.ch/ladhul (consultée le 31/10/13).
11 France Culture, place de la toile : digital humanities, http://www.franceculture.fr/emission-place-de-la-toile-digital-humanities-2010-07-02.html 02/07/2010, (consultée le 31/10/13).
12 En version française : http://dh2014.org/call-for-paper/call-for-papers-dh-2014-french/
13 Voir Clivaz C., OpenEdition, Association francophone DH : en quête d’un nom, http://claireclivaz.hypotheses.org/361 (consultée le 31/10/13).

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