Chapitre 4. L’évolution de l’espace du ve s. au début du haut Moyen Âge : « terres noires » et vestiges associés
p. 83-119
Texte intégral
4.1 Les « terres noires » (phase 8)
1La découverte, lors des sondages préliminaires, d’un dépôt énigmatique de sédiments communément appelés « terres noires » (en raison de leur couleur foncée) avait retenu l’attention de certains chercheurs dont P. Van Ossel. Un des enjeux importants de la fouille fut donc de tenter de comprendre la nature, l’origine et la signification de ces dépôts (cf. supra Avant-propos).
2Les « terres noires » du Collège de France se présentent sous la forme d’un épais dépôt homogène et discontinu que nous avons pu observer sur seulement 46 m2 dans la cour d’honneur et 12 m2 dans la cour Letarouilly, soit 58 m2. Malgré la discontinuité de ces « terres noires » (plan IX et fig. 68), provoquée par les creusements médiévaux et modernes, on peut estimer leur extension sur une surface minimale de 400 m2. Leur épaisseur maximale est de 60 à 70 cm au-dessus des « terres brunes » ou du « sol vert » (fig. 67) ; elle peut atteindre localement 95 cm dans une grande fosse (fig. 26).

PLAN IX
Plan général des terres noires et des structures associées (phase 8).

FIG. 68
Études effectuées sur les « terres noires » dans la cour d’honneur.
4.1.1 Le problème des « terres noires »
3Les « terres noires », traduction discutable de l’appellation anglo-saxonne dark earth (« terres sombres » ou « terres foncées »), sont des dépôts énigmatiques parfois épais de plus d’ 1 m, généralement foncés, bioturbés et indifférenciés, attribuables à l’Antiquité tardive et au haut Moyen Âge. En Grande-Bretagne, elles sont considérées comme un type de dépôt spécifique et étudiées depuis longtemps.
4Curieusement, le travail et les résultats des équipes anglaises n’ont pas débouché, en France, sur une prise en compte satisfaisante des « terres noires » et ont plutôt contribué, semble-t-il, à juger ces sédiments comme des dépôts archéologiquement peu intéressants, sauf dans de très rares cas où, non identifiées comme « terres noires », elles ont été simplement fouillées traditionnellement, comme ce fut le cas à Lyon lors des fouilles de l’îlot Tramassac (Arlaud et al. 1994). Ailleurs, ces dépôts pré-interprétés comme « remblai », « couche d’abandon », « terre à jardin » sont encore fréquemment enlevés à la pelle mécanique sans même un repérage spatial de leurs limites. En contexte rural1 et urbain, cette pratique conduit à ne prendre en compte que les traces de structures en creux subsistant dans les sédiments sous-jacents en ignorant les potentialités informatives contenues dans les « terres noires ».
5La difficulté de cartographier les « terres noires » urbaines éradiquées depuis des années dans les villes françaises interdit toute comparaison avec les travaux de topographie historique pour les périodes concernées. En effet, en dépit des nombreuses fouilles urbaines, on ne connaît pratiquement pas l’occupation des villes durant le haut Moyen Âge (sauf à Lyon, Arlaud et al. 1994), à l’exception des cimetières, des églises et parfois de quelques groupes cathédraux, autant d’éléments fondamentaux dans l’organisation des villes mais qui ne rendent pas compte de l’occupation civile urbaine, avec ses maisons et ses zones artisanales et commerciales. La vision de la rétraction des villes à partir de l’Antiquité tardive jusqu’à la fin du haut Moyen Âge a favorisé l’interprétation hâtive des « terres noires » comme le témoignage d’une paupérisation de la ville, d’apports pour la mise en culture (marquant un changement de gestion de certaines parties de l’espace), d’une période d’abandon d’un secteur, voire d’une discontinuité de l’occupation urbaine. Pourtant, les « terres noires » ne représentent probablement pas une question anecdotique mais une réelle problématique archéologique et historique du milieu urbain (Cammas et al. 1995).
4.1.2 Stratégie d’intervention
6L’objectif de l’étude fut donc, dans un premier temps, de déterminer si les « terres noires » étaient un unique remblai informativement stérile ou un dépôt complexe, plus ou moins stratifié, exprimant différents modes d’occupation difficiles à cerner. La réponse à cette question, par des approches conjointes (études stratigraphique et géoarchéologique, fouilles) (cf. infra § 4.2), était indispensable avant d’entreprendre des analyses complémentaires (cf. infra § 4.3). Dans cet esprit, un poste de coordinateur des études spécialisées a été créé et confié à C. David, afin d’articuler les interventions des disciplines naturalistes sollicitées (David 1995). L’effort analytique a porté essentiellement sur la cour d’honneur (fig. 68) qui présentait une stratigraphie non perturbée.
7La stratégie a consisté en une approche « généraliste », archéologique et micromorphologique –inspirée des travaux anglo-saxons– s’attachant à définir la nature et l’organisation des constituants naturels et anthropiques, sur le terrain et à l’échelle microscopique (cf. infra § 4.2). Leurs caractères témoignent de l’origine, du mode de dépôt et des transformations que les sédiments ont pu subir. La tentative de restitution de la nature et de la fonction de cet espace s’est effectuée à partir des données sur l’écosystème (cf. infra § 4.3) et sur les activités pratiquées, afin de mettre en évidence d’éventuelles interactions de phénomènes naturels et culturels (cf. infra § 4.4.2). Ensuite, nous avons tenté de dégager des caractères permettant de préciser la place de cet espace dans l’organisation urbaine (cf. infra § 4.4.3).
4.2 Les approches de terrain et la micromorphologie
4.2.1 Méthodologie
4.2.1.1 Les premières approches stratigraphiques
8L’approche stratigraphique a été menée en deux étapes. Les premiers nettoyages des coupes, réalisés rapidement, n’ont pas donné de résultats significatifs. Apparaissaient cependant çà et là un certain nombre d’éléments (pierres, tuiles, tessons, os), en position fréquemment horizontale à l’intérieur de ces terres d’apparence uniforme. Un second nettoyage des stratigraphies fut réalisé plus minutieusement. Les coupes furent lentement rafraîchies en laissant en place tous les constituants grossiers au-dessus de quelques millimètres. C’est ainsi qu’apparurent des cordons discontinus de graviers, tessons et os, en position fréquemment horizontale, découpant ponctuellement la couche de « terres noires » en quatre ou cinq strates (fig. 26, 67).
4.2.1.2 L’approche géoarchéologique
9Parallèlement furent effectués un suivi géoarchéologique (étude et description de coupes, Cammas 1995) et des prélèvements en vue d’analyses micromorphologiques, chimiques et granulométriques des unités stratigraphiques. Ces deux dernières approches permettent de caractériser le milieu actuel et d’en déduire les paléoconditions de milieu. De plus, elles sont nécessaires à des fins de comparaison entre les différents sites. Les premiers résultats de l’étude des lames minces ont indiqué que les « terres noires » résultent d’une accrétion progressive, qu’elles ne procèdent donc pas d’un événement unique de type remblai ou aménagement mais qu’elles représentent une durée. La proportion importante et la nature des constituants ont suggéré un écosystème anthropique particulier caractéristique d’une couche d’occupation, bien que différent des strates habituelles en milieu urbain (Cammas 1994 ; Cammas et al. 1995). Des prélèvements de référence ont été effectués dans les niveaux sous-jacents afin d’étudier l’évolution verticale des conditions de milieu.
4.2.1.3 La fouille
10Trois méthodes de fouilles ont été expérimentées sur différents secteurs (fig. 26, 68). La fouille très fine, dans un premier temps, a porté sur une surface de 7,5 m2. Elle a été réalisée à la truelle ou au couteau et a permis de se familiariser avec le dépôt. Nous avons pu mettre en évidence une alternance de strates régulières de 2 à 3 cm d’épaisseur séparées par des nappes sablo-limoneuses millimétriques discontinues. La fouille « semi-fine » a été réalisée à la truelle sur 12 m2, par passes mécaniques de 3 à 7 cm suivies d’un fin nettoyage. Les six ou sept passages effectués ont correspondu à de réels niveaux, comparables à ceux trouvés dans le secteur fouillé très finement. Une fouille grossière et rapide à la pioche, par passes de 10 cm, a été effectuée sur le reste des « terres noires » (environ 40 m2).
11Par ailleurs, l’enregistrement du matériel archéologique par unité de décapage a permis d’étudier les variations verticales dans la nature et la datation du matériel archéologique (cf. infra § 4.3.6).
4.2.2 Données géoarchéologiques
4.2.2.1 L’étude de terrain
12L’étude de terrain a consisté à observer, décrire et échantillonner des coupes. Elle a été le cadre de l’élaboration des hypothèses qui ont conditionné la position de l’échantillonnage et qui ont servi de guide à l’analyse microscopique.
Les coupes
13Cinq coupes avec des « terres noires » et/ou le « sol vert » et les « terres brunes » ont été échantillonnées en colonne stratigraphique continue dans la cour d’honneur (coupes 7, 9, 20, 34 et 52, fig. 68). Le « sol vert » et les « terres brunes » ont également été considérés afin de déterminer si les « terres noires » se sont développées à leurs dépens.
14Les coupes 7, 20 (fig. 67) et 34 regroupent l’ensemble de la séquence stratigraphique. Les « terres noires » ont pu être observées sur une épaisseur d’environ 30 à 70 cm d’épaisseur. Elles sont brun-gris très foncé (10 YR 3/2) (coupe 34) à noir (10 YR 2/1) (coupe 7), la structure est grumeleuse et pulvérulente, des chenaux issus de l’activité biologique et des déjections de vers de terre sont visibles. Dans la coupe 7, un lit discontinu de constituants grossiers a été observé à 50 cm de profondeur. Il est à noter que la structure est plus massive et plus solide à la base des dépôts. Les fragments de matériaux de construction (briques, tuiles, mortiers) sont assez abondants dans l’ensemble des coupes, des coquilles de gastéropodes ont été observées.
15Dans la coupe 9, les « terres noires » sont accumulées dans une grande dépression (environ 1 m de profondeur). Les caractères de terrain sont proches de ceux observés dans les coupes précédentes, ici, 6 lits discontinus d’éléments grossiers (cailloux, matériaux de construction) espacés de 10 à 20 cm d’épaisseur ont été observés.
16Le « sol vert » et les « terres brunes » présentent une progression dans leurs caractères de terrain depuis l’ouest jusqu’à l’est du chantier. Ces couches ont été échantillonnées dans les coupes 7, 20, 34 et 52. À l’est, le sol vert est matérialisé par un simple lit de constituants grossiers (coupes 7 et 20), alors qu’à l’ouest, il est constitué d’un véritable aménagement sableux et caillouteux (coupes 34 et 52).
17Les « terres brunes » sont limono-sableuses et massives à l’ouest du site (coupe 7) ; la texture est semblable mais des lentilles cendreuses sont intercalées plus à l’est (coupe 20, fig. 67) ; ensuite, elles présentent une alternance de couches limono-sableuses et sablo-limoneuses (coupe 34) ; enfin, tout à l’ouest, elles sont constituées d’une succession de couches plus hétérogènes, sablo-limoneuses à limono-sableuses (coupe 52).
Les hypothèses de terrain
La phase des « terres brunes »
18La couleur des « terres brunes » massives indique un développement pédologique différent des « terres noires », la texture semble indiquer une origine alluviale du sédiment, la présence de charbons de bois et de lentilles cendreuses indique une anthropisation du sédiment. Ces caractères, en contexte archéologique urbain romain, indiquent un remaniement de matériaux de construction périssables, la structure massive pouvant provenir du mode de dépôt du sédiment (ruissellement, désagrégation fine) et/ou de son homogénéisation par l’activité biologique. L’abandon des lieux n’est pas la seule interprétation possible, ces unités peuvent aussi provenir de l’usure régulière des structures.
19En effet, latéralement, les « terres brunes » peu litées présentent une microstructure dense, avec parfois une fissuration subhorizontale témoignant de la compaction par le passage en extérieur. Les « terres brunes » litées s’apparentent à des couches d’occupation urbaines en extérieur.
La limite « terres noires »– « terres brunes »
20Dans la coupe 7, la limite est assez nette quand il y a des pierres ou tessons, et diffuse lors de l’absence d’éléments grossiers. Cette variation résulte très probablement de l’homogénéisation des deux unités par l’activité biologique, ce qui semble exclure un apport massif des « terres noires » ; en effet, dans ce dernier cas, l’accumulation des « terres noires » aurait scellé les « terres brunes » et limité l’action de la faune et de la flore du sol.
La phase du « sol vert »
21Le « sol vert » se caractérise par une augmentation des constituants grossiers, une structure compactée par le piétinement et une coloration verte probablement liée à un fort taux de matière organique décomposée. La bonne conservation des fins litages de la stratigraphie sous le sol vert témoigne de l’absence d’homogénéisation par l’activité biologique. De fins niveaux d’imprégnations organo-phosphatées immédiatement sous le sol vert dans les coupes 52 et 34 indiquent qu’à ces endroits, le sol vert est peu perméable. Les variations latérales et verticales correspondent à des unités distinctes regroupées sous le terme de sol vert par les archéologues. Ces variations peuvent provenir de plusieurs épisodes d’aménagement ou correspondre à des modes d’occupation de l’espace différents.
La phase des « terres noires »
22Les traces d’activité biologique indiquent que la faune et la flore du sol sont à l’origine de la structure massive. Les « terres noires » sont pulvérulentes du fait de leur faible teneur en argiles, de l’abondance des sables et du remaniement probable par les acariens ou les vers de terre de type enchytréides qui forment une structure peu résistante. La base de ces unités est moins pulvérulente et implique une variation dans l’un des trois facteurs précédents. L’abondance moindre de traits d’origine biologique peut aussi indiquer l’effondrement et la cimentation d’une ancienne structure biologique.
23Les niveaux de constituants grossiers correspondent à des ruptures de la dynamique sédimentaire et/ou à des phases d’occupation et d’aménagement. La couleur gris foncé peut avoir différentes origines, cependant la seule vraisemblable dans ce contexte bien drainé est la fragmentation de charbons de bois ou de résidus organiques. La présence de coquilles de gastéropodes indique une acidité faible du profil, leur étude par un spécialiste peut permettre de préciser l’écosystème local (couvert herbeux, etc., cf infra § 4.3.2).
24En conclusion, l’homogénéité apparente de ces unités est due à la faible variabilité des constituants et à un taux élevé et constant de microparticules charbonneuses bien incorporées à la masse fine du sol par l’activité biologique. Les « terres noires » présentent des variations fines dans la taille des constituants grossiers, dans la texture de la masse fine et dans la structure. Ces caractères indiquent des modifications d’origine anthropique dans le mode de mise en place, ils sont indices d’une accumulation rythmée.
Acquis des études antérieures
25Les différentes procédures analytiques appliquées sur plusieurs sites en Angleterre, principalement par R.I. Macphail, ont apporté des résultats variés sur les « terres noires ». La compréhension du mode de dépôt des « terres noires » nécessite la détermination de l’origine des constituants et la caractérisation des transformations qu’ils ont subies. La micromorphologie a permis de distinguer des constituants de différentes origines : matériaux de construction, coprolithes, fumier, sédiments locaux naturels (Macphail, Courty 1985 ; Courty et al. 1989 ; Macphail 1994), d’établir des modèles de transformation des constituants urbains (Macphail 1994) et d’évolution pédologique à l’origine des terres noires (Macphail 1994). Cette méthode a été la plus efficace (Courty et al. 1989 ; Macphail 1994), elle est à la base de cette étude.
26Les analyses granulométriques, le pH (acidité du sol), le carbone organique, le nitrogène, le CaC03 (carbonate de calcium) et la CEC (capacité d’échange) (Macphail 1994) caractérisent ces dépôts et leur potentialité agricole (Macphail 1994). Elles permettent de mieux connaître la paléoécologie du milieu (acidité, etc.) et participent à l’interprétation ; elles peuvent être utilisées à des fins de comparaison entre les sites.
Élaboration d’une procédure analytique
27La procédure analytique, inspirée de l’approche anglo-saxonne, regroupe la micromorphologie, les analyses granulométriques et pédologiques de routine. La micromorphologie est l’étude de sédiments meubles non perturbés. Les échantillons sont indurés puis amincis jusqu’à une épaisseur de 25 à 30 microns. Cette méthode permet d’observer l’arrangement des constituants fins ou microstructure, de la même façon que l’on observe sur le terrain l’arrangement des constituants grossiers par rapport aux constituants fins. Ces analyses permettent également l’identification d’une grande partie des constituants les plus fins qu’ils soient d origine anthropique ou naturelle. Les lames sont décrites selon Bullock (Bullock et al. 1985).
28Les fragments de roches, les matériaux manufacturés et certains constituants d’origine végétale (phytholithes, charbons de bois...) sont aisément reconnaissables en lame mince, mais une étude plus fine et des déterminations peuvent requérir l’intervention de spécialistes, par exemple pour les phytolithes. Les constituants ont été regroupés par famille (mortiers, roches calcaires...) et quantifiés approximativement pour chaque faciès.
29Différentes hypothèses peuvent être émises pour l’origine des sables quartzeux et de la fraction minérale fine (limons et argiles) d’après Macphail (1994) et Courty (Courty et al. 1989) :
– apport de sédiment naturel (amenagement) ou transformé avant le dépôt (matériaux de construction en terre). La comparaison avec les sédiments alluviaux du boulevard Saint-Michel et avec les matériaux de construction périssables du Collège de France permettra de discriminer ces deux modes d’apport ;
– altération des mortiers de chaux et les tuileaux (Macphail 1994). Ces matériaux se présentent sous différentes formes : masse fine et inclusions, masse fine seule, inclusions seules. La hiérarchisation de ces différentes formes par l’observation fine des caractères de surface des constituants et l’analyse des traits pédologiques permettra d’établir des modèles d’altération physico-chimiques et mécaniques. La nature des transformations postdépositionnelles des unités microstratigraphiques des « terres noires », ou mode d’occupation du sol, est abordée par l’analyse de la microstructure combinée avec les autres informations.
30L’observation des lames détermine la nature des analyses complémentaires à effectuer. Les analyses granulométriques, le pH, le carbone organique, l’azote, le calcaire total et la CEC (Macphail 1994) ainsi que la perte au feu sur les niveaux bruns et noirs (Macphail comm. pers.) seront pratiqués par la suite sur les échantillons de vrac.
4.2.2.2 Résultats de l’analyse micromorphologique
Les constituants
31Les constituants peuvent se présenter sous forme élémentaire (grains de sables, par exemple) ou sous forme agrégée comme, par exemple, des granules de mortiers sableux. Ces derniers, lors de leur altération mécanique et/ou chimique, peuvent se fragmenter et/ou libérer les constituants élémentaires (Macphail 1994).
La fraction fine
32Les quartz et quartzites
33Les quartzites sont subarrondis, leur morphologie témoigne de leur origine alluviale. Deux principales classes morphométriques de sables quartzeux ont été distinguées : 60 à 200 microns environ, subanguleux ; 800 microns à 1,5 mm environ, subarrondis. Les sables sont présents dans tous les faciès mais les rapports entre les deux classes peuvent varier d’une unité stratigraphique à l’autre, et dans les différents niveaux de « terres noires ».
34Les limons et argiles
35Les limons sont calcitiques et les argiles peu abondantes. Ces constituants fins sont intimement mélangés, et les traits texturaux sont très rares dans les « terres noires ». Ces constituants peuvent être plus ou moins organiques ; à fort grossissement, ils présentent une masse fine claire avec de nombreux résidus organiques noirs et isotropes. Ces classes de particules sont présentes dans tous les faciès, leur pourcentage par rapport à la fraction grossière peut varier. Dans certains faciès (base des « terres noires » des coupes 7 et 20), des limons calcitiques analogues à ceux des « terres brunes » peuvent être observés.
36Les restes végétaux noirs et isotropes (0.30 microns)
37Ils présentent une morphologie en baguette, avec des extrémités souvent effilochées ; les caractères optiques sont semblables à ceux des charbons de bois. Cependant, en raison de leur taille réduite, l’observation en lumière réfléchie ne permet pas toujours de différencier les particules charbonneuses et les résidus végétaux pourris. Ces fragments sont présents dans la plupart de la masse des « terres noires », ils sont le principal facteur à l’origine de leur couleur. La discrimination entre végétaux humifiés et charbons de bois est importante, car elle participe à l’interprétation : rejets charbonneux et/ou apports organiques frais.
38Les squelettes siliceux des végétaux ou phytholithes
39Les phytolithes sont les squelettes internes des plantes, leur morphologie et leur abondance est spécifique des espèces. Ils présentent les caractères optiques de la silice amorphe (opale) : transparents en lumière naturelle, isotropes en lumière polarisée. Deux principales classes morphologiques sont présentes dans les lames : en baguette rectangulaire simple et en baguette rectangulaire aux bords crénelés. Ils peuvent résulter de la décomposition des matières végétales. Certains phytolithes présentent un aspect fondu aux limites ; ces phénomènes se produisent en cas de combustion vers environ 600 °C (Courty et al. 1989) ; d’autres présentent un aspect fondu et des pointillés gris en lumière naturelle qui résultent d’une combustion vers 1 000 °C (Courty et al. 1989). Les phytolithes sont présents et assez abondants dans tous les faciès de « terres noires » ; dans les « terres brunes », ils sont très abondants (environ 20 % de la fraction fine).
40Les sphérolithes
41Ils sont circulaires, gris en lumière naturelle, la biréfringence est celle de la calcite avec une croix noire. Ils peuvent résulter de la combustion/décomposition des feuilles, ils peuvent aussi témoigner de la présence de déjections d’ovicapridés. Ils sont présents essentiellement dans les « terres brunes ».
La fraction grossière
42Les constituants manufacturés
43Tous les matériaux manufacturés sont présents sous forme de fragments, en position secondaire dans les « terres noires ». Plusieurs types de céramiques sont présents dans les lames :
masse fine jaune en LN, jaune en LP, microstructure massive, nodules argileux jaune-orange, quelques quartz ;
masse fine brune, subisotrope, microstructure massive, 20 à 30 % de sables quartzeux triés (200 à 400 microns) ;
masse fine beige-gris clair, subisotrope, rares inclusions, présence de quartz (entre 30 et 200 microns) subarrondis rares et subanguleux beaucoup plus abondants ;
masse fine brune tachetée subisotrope, microstructure massive et quelques vésicules avec calcite, nodules argileux brun-rouge mesurant jusqu’à 2-3 mm (céramiques ?), rares quartz inférieurs à 200 microns, rares silexoides ;
masse fine brun-rouge subisotrope, microstructure fissurale, inclusions noires isotropes, quelques quartz.
44Il a aussi été possible de constituer un référentiel d’imbrex et de tegulae dans le but d’identifier les céramiques présentes dans les lames. Les céramiques ont été coupées à la scie circulaire et systématiquement comparées avec les tessons des lames. Nous avons constaté que les quatre premiers types de céramique correspondent à des céramiques architecturales type imbrex ou tegulae. Ils se présentent dans 80 % environ des cas sous forme de nodules subarrondis avec un liseré de mortier (cf. infra tuileau). Les nodules céramiques subarrondis sont souvent interprétés sur le terrain comme indice de transport par microcolluvionnement, ici leur morphologie provient des transformations qu’ils ont subies lors de la préparation du tuileau.
45Les mortiers à inclusion de céramique (tuileau) présentent une microstructure massive, la porosité est vésiculaire et fissurale. Les cristallisations de calcite dans la porosité sont abondantes. La masse fine présente une coloration jaune-gris clair, ponctuée de taches grises à rouges ; quelques quartz sont présents dans la masse fine. En lumière polarisée, les assemblages cristallins sont ceux de la micrite ou de la sparite selon les zones. Les inclusions sont principalement de nodules de céramique hétérogènes. Ils sont orange à brun-rouge, subisotrope, avec une proportion variable de sables quartzeux. Leur morphologie est subarrondie, ils ne sont pas triés, et ils présentent souvent à leur surface un liseré diffus plus foncé. Ce matériau de construction est présent sous forme de fragments, ou encore de nodules céramiques partiellement enrobés de masse fine de type mortier. Nous avons estimé qu’environ 80 % des nodules de céramique présents dans les lames proviennent de tuileau (qui entre dans la composition des bétons antiques).
46La microstructure des mortiers à inclusions de grains minéraux ou de roches est massive, la porosité est constituée de vésicules et de fissures. Les pores résultent de l’air emprisonné dans la matrice et les fissures de la déshydratation ou des contraintes mécaniques (Collardelle, Loebell 1991). La masse fine est brune à grise, tachetée à plus fort grossissement ; en lumière polarisée, l’assemblage cristallin est le plus souvent celui de la micrite ou de la sparite selon les zones. Les inclusions sont principalement des quartz ou quartzites mesurant de 100 à 200 microns, des roches calcaires micritiques. Certaines zones présentent des calcaires à Milioles teintés de brun-jaune aux contours diffus (incuits). Les caractères descriptifs sont ceux du carbonate de calcium chauffé et transformé en chaux avec ajout de dégraissant (Courty et al. 1989 ; Sapin 1991). Ce matériau est présent sous forme d’agrégats et, plus rarement, de quartz partiellement enrobés de chaux.
47Les constituants d’origine organique
48Les charbons de bois sont noirs, isotropes ; ils peuvent présenter toutes les variations de la morphologie végétale. Ils se distinguent optiquement des végétaux humifiés par la présence de particules brillantes en lumière réfléchie. Ils peuvent être ferruginisés (attaque bactérienne) ou présenter une auréole d’imprégnations organo-phosphatées témoignant d’un passage dans un milieu anérobie. Ils sont présents dans tous les faciès, peu abondants dans les « terres brunes », plus abondants dans les « terres brunes » litées, et très abondants dans les « terres noires ».
49Les os présentent une grande variabilité morphologique. Ils se discriminent par leur coloration blanc à jaune-brun selon leur degré de cuisson, leur structure interne et leur extinction ondulante. En cas de combustion à haute température, ils se transforment en carbonates. Ils sont moyennement abondants dans les lames. Quelques niveaux présentent des os de poissons.
50De rares agrégats d’origine organique ont pu être identifiés comme coprolithes par leurs caractères optiques, leur structure interne et leur morphologie. En revanche, de nombreux agrégats phosphatés ont subi une fragmentation qui rend plus difficile leur détermination.
51Les coquilles de gastéropodes se présentent sous forme de croissants, et différents plans de coupe de coquilles complètes sont visibles ; elles sont blanc-gris en lumière naturelle et leur biréfringence est celle de la calcite. Elles sont assez abondantes dans les lames et semblent peu altérées, indiquant plutôt un milieu faiblement acide.
52Les constituants minéraux et rocheux
53Les calcaires à Milioles micritiques et ciment spari tique sont blancs et gris en lumière naturelle, la biréfringence est micritique faible. Certaines zones sont jaune-brun et présentent une baisse de la biréfringence, les bords sont irréguliers. La coloration et la baisse de la biréfringence témoignent d’une chauffe (Wattez 1992). Ces calcaires ne sont présents dans les lames qu’essentiellement sous leur forme chauffée. Les Milioles seuls sont présents dans diverses unités stratigraphiques et particulièrement dans les « terres noires ». Les calcaires à Milioles sont présents dans les faciès du Lutétien parisien.
54Les calcaires à bioclastes calcitiques (coquilles) et ciment micritique présentent une morphologie arrondie qui indique qu’ils sont d’origine alluviale. Ces calcaires sont peu abondants et sont principalement présents dans les agrégats de mortier.
55Dans certains calcaires à ciment microsparitique à micritique, les oolithes sont brun-jaune, fibroradiés, hétérométriques, ils présentent en lumière naturelle et à fort grossissement une structure interne en forme de pétale, la biréfringence est celle de la calcite avec une croix noire. Ces fragments de calcaires sont tous chauffés, ils sont rares dans les lames. Les oolithes sont très abondants dans les « terres brunes » massives, et moins fréquents dans les « terres noires ».
Les unités microstratigraphiques des « terres noires »
56Pour chaque type d’unités stratigraphiques la description, le modèle de formation pédosédimentaire et les conclusions archéologiques sont indiqués. Les lames sont décrites selon Bullock (Bullock et al. 1985). La limite fraction grossière/fine dépend du type de sédiment (Bullock et al. 1985), ici nous l’avons fixée à environ 60 microns. Pour chaque type, la microstructure et les traits pédosédimentaires sont indiqués. La granulométrie et la nature de la fraction fine sont aussi indiquées. La nature et l’abondance des différents constituants de la fraction grossière sont présentées sous forme de tableau (tabl. II).
Constituants grossiers | Type 1 | Type 2 |
Abondance | Abondance | |
Céramiques | P | + |
Tuileau, mortier | + | +++ |
Charbons de bois | +++ | +++ |
Os | + | + |
Agrégats organiques | ++ | ++ |
Coquilles | nq | nq |
Calcaires à Milioles | +++ | +++ |
Calcaire microsparitique à micritique | Fragments de roche : A | Fragments de roche : P |
et oolithes fibroradiés | oolithes : + | oolithes : + |
TABL. II
Abondance des différents constituants de la fraction grossière des « terres noires », l’abondance est notée de + à ++++++. P présence rare ; NQ non quantifié ; A absent.
57L’analyse des lames permet de discriminer un ensemble de caractères significatifs du mode de mise en place et des transformations postdépositionnelles des sédiments. La stratigraphie présente des limites tous les deux à quatre centimètres. Ces limites correspondent à de fins niveaux de tassement, des litages de constituants grossiers et/ou à des variations d’un ou plusieurs des trois aspects suivants : la microstructure, la proportion entre les constituants grossiers et les constituants fins, la nature des constituants grossiers.
58La présence dans les coupes 7 et 20, à la base des « terres noires », d’une évolution verticale cohérente d’un point de vue pédologique permet de formuler un modèle pédosédimentaire et de proposer une interprétation de l’ensemble de la stratigraphie.
59Description
60Trois microstructures élémentaires d’origine biologique ont été discriminées :
microstructure agrégée, porosité structurale d’entassement libre, présence de vides polyconcaves, agrégats subarrondis (150 microns environ), bruns, massifs, aux contours plus ou moins réguliers, limono-argileux, biréfringence faible, restes végétaux noirs isotropes très abondants. Ces agrégats résultent de l’activité des vers de terre de type enchytréides (Bullock et al. 1985), les faciès avec d’abondantes déjections sont indices de surface ou de subsurface (Yule 1990) ;
microstructure agrégée, porosité polyconcave, agrégats subarrondis (1,5 mm environ), bruns plus clair et biréfringence légèrement plus élevée que le faciès précédent, massifs, contours lisses, coalescents, limono-argileux, restes végétaux noirs isotropes abondants. Ces agrégats résultent de l’activité des lombrics (Bullock et al. 1985), ils peuvent travailler le sol assez profondément. À certaines saisons et dans les zones herbeuses, leurs déjections s’accumulent à la surface du sol ;
microstructure massive, mêmes constituants et même coloration que le type 2, fraction fine plutôt limoneuse, sables quartzeux, porosité polyconcave à vésiculaire beaucoup moins abondante que dans le type 2. La porosité polyconcave témoigne de la présence antérieure d’agrégats compactés. La fraction fine est semblable à celle des déjections de lombrics. Ce type résulte de l’évolution des déjections de lombrics par compaction et effondrement en conditions humides.
61Ces microstructures élémentaires s’organisent en trois types de microstructures complexes (ou faciès) qui correspondent aux unités microstratigraphiques :
M1 : déjections d’enchytréides très fréquentes, porosité assez ouverte, pores racinaires rares ;
M2 : déjections de lombrics plus abondantes, porosité plutôt fermée, pores racinaires rares ; quelques fragments de croûtes sédimentaires superficielles réincorporées par l’activité biologique ;
M3 : il y a une évolution verticale de la microstructure. À la base, les sédiments sont foncés, subisotropes ; la porosité est très fermée, les agrégats sont polyédriques et séparés par de fines fissures courtes, peu accommodées, sinueuses ; des fissures subhorizontales peuvent également être présentes, la porosité est plus ouverte vers le haut. Les constituants présentent plus d’altération sur leur surface.
62Dans tous les types de faciès, les phytolithes sont présents, les résidus végétaux fins et isotropes sont très abondants, des agrégats phosphatés sont présents, la présence de parasites est attestée par les analyses paléoparasitologiques.
63Selon les unités stratigraphiques, deux principaux assemblages de constituants grossiers ont été discriminés, le premier type est à dominante de calcaires, le second à dominante de matériaux de construction :
64Modèle de formation pédosédimentaire
65M1 résulte principalement de l’activité des enchytréides, ces niveaux indiquent donc d’anciennes surfaces. Elles sont protégées par un recouvrement rapide. M2 résulte principalement de l’activité des lombrics, ils travaillent plutôt en profondeur et leurs déjections sont enrichies en fraction fine, ils peuvent recouvrir le sol de déjections ; les niveaux avec une fraction fine plus abondante peuvent provenir de ce phénomène. Les variations entre M1 et M2 peuvent provenir de variations de l’ambiance du sol (humidité, etc.) favorisant une conservation de la structure agrégée, ou son effondrement. M3 résulte d’une pédogenèse plus évoluée que les deux premières, en effet la porosité est plus fermée et la présence de fissures témoigne de la compaction des agrégats d’origine biologique. Ces unités très compactées sont parfois surmontées d’unités avec des microstructures de type M1, correspondant à la surface du sol.
66Les différences d’évolution pédologiques entre les unités microstratigraphiques sont de l’ordre de la variation de mêmes processus. Ce caractère et la présence d’unités microstratigraphiques indiquent une évolution pédologique simultanée de l’accrétion. Les limites des unités stratigraphiques n’indiquent pas toujours des surfaces réelles ; elles témoignent alors de phases d’accumulation de sédiments. M1 et M2 sont des horizons de surface ou subsurface, M3 un horizon plus profond. La nature de l’activité biologique, la faible abondance des pores d’origine racinaires et la présence de phytholithes indiquent une couverture végétale basse (de type couvert herbeux).
67La fragmentation fine des restes végétaux probablement carbonisés est à l’origine de la coloration foncée du sédiment. L’abondance et la fragmentation des restes végétaux sont plus importantes ; ceci indique un net enrichissement en matière organique végétale dans les « terres noires » par rapport aux couches sous-jacentes.
68Conclusions archéologiques
69Par rapport aux « terres brunes », il y a un très net changement d’occupation du sol. Les caractères observés en lames minces indiquent une végétation herbeuse et une certaine anthropisation, ainsi qu’une accumulation rythmée. Les constituants spécifiques d’activités domestiques très proches sont peu abondants ; ils proviennent de rejets d’activités plutôt spécialisées (calcaires chauffés) et de matériaux de construction.
70Ces unités microstratigraphiques correspondent à des espaces en herbe tels que des jardins ou des terrains vagues, la mise en culture est possible. Cependant, la conservation d’une stratigraphie infirme l’hypothèse d’un travail mécanique du sol. Les apports organiques sont très abondants. La présence des constituants anthropiques, à dominante carbonatée indique soit un terrain vague avec rejet de matériaux de construction, soit des apports à des fins de modification des conditions de milieu.
4.2.2.3 Dynamique pédosédimentaire des dépôts (coupes 7 et 20)
71Dans la coupe 7 (tabl. III), les « terres brunes » ne présentent pas de limites nettes dans sa partie inférieure. Cependant, quelques fragments de croûtes sédimentaires réintégrés, et la présence de constituants provenant de rejet, témoignent de rythmes dans l’accumulation. La partie supérieure des « terres brunes » est fortement compactée en ambiance humide, ce qui suggère des épisodes de passage. La nature des sédiments évoque des matériaux de construction remaniés.

TABL. III
Dynamique pédosédimentaire de la coupe 7. FG fraction grossière.
72La limite « terres brunes »–« terres noires » était matérialisée sur le terrain par un lit discontinu de constituants très grossiers. En lame mince, cette limite est matérialisée par une unité microstratigraphique agrégée qui correspond à un développement de l’activité des enchytréides et d’une végétation basse. Ils sont les témoins d’un épisode d’arrêt/fort ralentissement de l’accumulation.
73L’ensemble des « terres noires » résulte d’une succession de petits horizons de surface ou de subsurface avec une végétation basse, cependant, des variations verticales peuvent être observées. À la base, et sur environ 17 cm d’épaisseur, de nombreux agrégats de terre brune sont présents, cette phase correspond probablement à l’homogénéisation des « terres brunes » et des « terres noires » par l’activité biologique, ce phénomène étant favorisé par le caractère peu perméable du lit de constituants grossiers. Sur le terrain, cette phase était surmontée d’un nouveau lit de constituants très grossiers.
74La dernière phase des « terres noires » correspond à une succession de petits épisodes d’accumulation et de remaniements biologiques (horizons de surface ou de subsurface M1 et M2).
75Dans la coupe 20 (fig. 67 et tabl. IV), des lentilles sont intercalées dans l’épaisseur des « terres brunes », témoignant ainsi d’une accumulation rythmée. La microstratigraphie est constituée d’une alternance d’apports boueux semblables à ceux de la coupe précédente et d’épisodes de rejet. Ces derniers sont constitués de cendres siliceuses (phytolithes) avec des formes de fonte indiquant des combustions à haute température. Ainsi, les « terres brunes » apparaissent, comme sur le terrain, nettement plus litées vers l’ouest.

TABL IV
Dynamique pédosédimentaire de la coupe 20. FG fraction grossière.
76Le sol vert correspond à un aménagement de matériaux grossiers et de sables quartzeux mélangés aux « terres brunes » à la base. Il est surmonté d’une unité agrégée témoignant du passage à un milieu avec de la végétation basse, comme dans la coupe précédente. Les « terres noires » présentent à la base un horizon profond plus compacté, puis une succession de fins niveaux de surface ou de subsurface. La stratigraphie des « terres noires » est représentée jusqu’aux aménagements modernes ; elle est d’une amplitude moindre que les « terres noires » de la coupe 7.
4.2.2.4 Éléments de réponse aux questions archéologiques
Origine des constituants grossiers
77Ils proviennent essentiellement des matériaux de construction (briques, tuiles, tuileau, mortier de chaux) ou de rejet d’activité (calcaires à Milioles chauffés). La présence de ces constituants peut résulter d’épandages afin de tamponner l’acidité du sol.
Origine de la couleur sombre des dépôts
78Elle résulte principalement de la présence de restes végétaux finement fragmentés et en partie carbonisés dans la masse fine des agrégats. Cette couleur résulte probablement simultanément d’un apport plus important et d’une fragmentation plus prononcée des résidus végétaux.
Processus à l’origine de l’aspect homogène des dépôts
79Ces dépôts d’aspect massifs (une stratification fine avait été observée sur le terrain dans l’angle sud-ouest de la cour d’honneur) sont en réalité constitués d’une succession d’unités microstratigraphiques de 2 à 4 cm d’épaisseur. L’action de la faune du sol (enchytréides, lombrics, végétation), synchrone de l’accrétion, est à l’origine des litages et de la convergence morphologique macroscopique des différentes unités.
Les hypothèses archéologiques et les dépôts du Collège de France
80En Angleterre, différentes interprétations sont proposées pour les « terres noires » selon les sites (Macphail 1994). Le remaniement postdépositionnel d’une stratigraphie complète (Yule 1990) est infirmé au Collège de France. Il ne s’agit pas non plus d’activités typiquement urbaines structurant fortement le sédiment par le piétinement (rue, cour, habitation).
81Le remaniement des dépôts par l’activité biologique est simultané de l’accumulation. Les déjections des enchytréides sont présentes dans toute l’épaisseur de la stratigraphie, alors qu’ils n’agissent que dans la surface et la subsurface, cette contradiction apparente (Yule 1990) est résolue par l’étude de la microstructure qui indique une rythmicité due à des accumulations rythmées.
82Le développement de l’activité biologique et l’absence de pores racinaires de grande taille indiquent plutôt une couverture végétale basse, herbeuse par exemple. Un travail intense du sol est impossible, mais l’hypothèse de la mise en culture (Macphail 1994) et du maraîchage peut encore être explorée (Macphail 1983) et les importants apports végétaux doivent encore être expliqués.
4.2.3 Observations archéologiques
4.2.3.1 Un ensemble stratigraphique
83Dans la partie ouest de la cour d’honneur, le « sol vert » (phase 7d) et les fosses creusées dans celui-ci (phase 7e) (fig. 65) sont respectivement recouvert et comblées par une première séquence de « terres noires » (phase 8a). Dans la partie est, le « sol vert » n’est plus matérialisé que ponctuellement par un lit de pierres. Au nord-est, les « terres noires » surmontent directement les « terres brunes ». Le contact entre « sol vert » et « terres noires » est net (fig. 67), probablement en raison de la compacité et de la résistance mécanique de ce sol. Là où les « terres noires » reposent directement sur les « terres brunes », la limite est diffuse (sur 10 cm environ), et témoigne des conséquences de l’activité biologique attestée dans les « terres noires ».
84Dans un second temps, des matériaux de construction ont constitué une sorte de radier sur une grande surface (phase 8b).
85Alors que la fouille et l’étude stratigraphique ne sont pas en mesure de révéler d’hiatus, l’étude du matériel a permis de montrer clairement une lacune chronologique (phase 8c).
86Le développement des « terres noires » s’est poursuivi (phase 8d) jusqu’à l’apparition d’une série de creusements au milieu de la séquence (phase 8e), 20 à 25 cm après le début du processus de formation des « terres noires ». Ces éléments ont été rattachés à d’autres vestiges observés dans la cour Letarouilly.
87Enfin, la séquence de « terres noires » se prolonge au-dessus de ces creusements sur 40 cm et constitue la partie supérieure de l’ensemble conservé (phase 8f). L’arasement du terrain à l’époque moderne nous a donc privé d’une partie de la séquence stratigraphique qui pourrait correspondre à l’extrême fin de l’époque carolingienne et au début du bas Moyen Age (hiatus, phase 8g).
4.2.3.2 Le premier développement des « terres noires » (phase 8a)
88Sur le « sol vert » et dans le fond des fosses, un premier dépôt de terre noire a été observé. Peu épais, plutôt compacté, d’une texture fine assez proche de celle des terres brunes, il contenait peu d’éléments grossiers ; il s’agit probablement d’un niveau d’occupation (Cammas 1995 : 204).
89Le matériel recueilli dans ces niveaux est peu abondant, en raison du faible développement de ces dépôts, mais pourrait dater principalement de la fin du ive s. et du début du ve s. On pourrait le rapprocher du dépôt riche en matériel découvert dans la cour Letarouilly (phase 7d-e, US 1041), situé à l’interface des « terres brunes » et des « terres noires », dont la chronologie est semblable.
4.2.3.3 Les amas de matériaux de construction (phase 8b)
90Plusieurs amas de matériaux de construction ont été observés dans la partie inférieure des « terres noires », tant sur la couche de terre noire fine recouvrant le « sol vert » qu’à proximité (fig. 69-72), notamment dans une partie du remplissage des creusements CS 241 et 242.

FIG. 69
Plan des amas de matériaux de construction (phase 8b).

FIG. 70
Le sol vert (phase 7d) et les amas de matériaux de construction (phase 8b) dans la cour d’honneur, vus de l’ouest.

FIG. 71
Un amas de matériaux à la base des terres noires (phase 8b) dans l’angle S-E de la cour d’honneur, vu de l’est.

FIG. 72
Amas de matériaux au-dessus du « sol vert » (phase 8b). Remarquer les nombreux ossements d’animaux reposant sur le sol.
91Ces amas, qui suivent donc immédiatement la première apparition des « terres noires », sont constitués de matériaux de construction provenant sans doute de l’édifice thermal (gros fragments de briques, tubuli, fragments de fûts de colonnes et placages en marbre, moellons, etc., mais peu de mortier, fig. 70-72). Leur fouille fine n’a pas montré d’agencement caractéristique des éléments : ils comblent localement des irrégularités du terrain (cas d’un tassement d’une fosse du ier s.) ainsi que les creusements CS 241 et 242, au moins sur la périphérie de ce dernier (fig. 66, 69), laissant penser que les matériaux ont pu tomber accidentellement dans la fosse. Dans ces creusements, deux strates de matériaux clairement discernables impliquent une notion de durée.
92Ces amas pourraient correspondre à des empierrements destinés à stabiliser un terrain périodiquement trop meuble, notamment sur les « terres brunes » antérieures lorsque le « sol vert » n’est pas présent. L’aspect de ces empierrements (fig. 70-72) ne donne plus l’image du sol que l’on a cherché à constituer alors, puisqu’une grande partie du sédiment interstitiel a été ôtée lors de la fouille. En effet, on doit pouvoir imaginer que la plupart des éléments grossiers étaient à la fois enfoncés dans la couche de terre noire sous-jacente et partiellement noyés par de la terre. Sur ce sol, le matériel archéologique (céramique, ossements animaux, dont certains en connexion) était disposé à plat (fig. 72).
93La datation du matériel est comparable à celle de la phase précédente et couvre principalement la fin du ive et le début du ve s.
4.2.3.4 Un hiatus au ve s. (phase 8c)
94Cet hiatus chronologique a été mis en évidence au Collège de France par l’étude des céramiques, qui commencent à être bien connues en Île-de-France. Elles indiquent clairement une lacune entre la deuxième et la neuvième décennie du ve s. En effet, si l’on se réfère aux séries céramiques de la base des « terres noires » (phases 8a-b), l’occupation est bien attestée au Collège de France au début du ve s. et ne reprend qu’à la fin de ce même siècle, au début de la période mérovingienne.
95Les vestiges du ve s., que l’on rencontre de plus en plus fréquemment sur les sites ruraux, notamment d’Île-de-France, restent rares dans Paris (Fleury, Dérens 1985 : 51) à l’exception de l’île de la Cité et de la nécropole Saint-Marcel. Ici comme ailleurs, rue de la Harpe, boulevard Saint-Michel ou rue Saint-Martin (rive droite), les séquences céramologiques semblent s’arrêter au tout début du ve s., pour ne reprendre qu’à la fin du ve s. ou au vie s. Doit-on en conclure que la ville de la rive gauche et le faubourg de la rive droite sont abandonnés ? Dans ce cas, comment expliquer l’importance de la nécropole Saint-Marcel (plan X, p. 22), pourtant très utilisée durant cette période (Busson, Robin 1993) ?

PLAN X
Plan schématique de Paris à l’époque mérovingienne.
4.2.3.5 Le nouveau développement des « terres noires » et les fosses de la cour Letarouilly (phase 8d)
96Dans la cour d’honneur, cette phase de développement des terres noires pourrait atteindre une dizaine de centimètres au-dessus des amas de matériaux de construction. Le matériel céramique de deux strates superposées (US 2475 et 2061) comporte une part de matériel résiduel important et quelques tessons typiques du début de la période mérovingienne.
97Dans la cour Letarouilly, ce sont deux fosses de grand diamètre qui ont été repérées (fig. 73, 74). La première (CS 135) n’était que partiellement conservée ; son diamètre peut être estimé à au moins 2,50 m et sa profondeur observée était de 45 cm. Son remplissage était composé d’un remblai stratifié de terre noire très charbonneuse contenant de nombreux éléments brûlés : pierres, fragments de cloison en plâtre et torchis sableux mêlés sur clayonnage, céramique tardo-antique et mérovingienne, dont la chronologie couvre la fin du Ve et de début du VIe s.

FIG. 73
Plan des vestiges et des « terres noires » de la phase 8d.

FIG. 74
Fosse CS 110 recoupant le mur M.106 dans la partie sud de la cour Letarouilly (phase 8d).
98La seconde fosse (CS 110, fig. 74), située quelques mètres plus au sud, avait un diamètre d’environ 3,60 m pour une profondeur conservée de 0,50 cm. Elle contenait le même type de remplissage, avec toutefois beaucoup plus de faune et moins de pierres. Le matériel céramique était en partie mérovingien, avec une grande proportion de céramiques résiduelles de l’Antiquité tardive ; il comportait près de 40 % de céramiques rugueuses2.
4.2.3.6 Des restes d’habitat d’époque mérovingienne (phase 8e)
99Dans la cour Letarouilly, deux structures parallèles distinctes et situées à la même altitude ont été interprétées comme les traces d’un bâtiment installé à 23 m de la rue Saint-Jacques (fig. 13, 75). Il s’agit d’une part d’un solin large de 75 cm, constitué d’une assise de moellons et placé juste au-dessus d’un mur de l’Antiquité tardive ; cette maçonnerie (CS 105) recouvrait l’une des fosses de la phase 8d. D’autre part, nous avons observé, à 4,50 m à l’est de ce solin, une tranchée creusée dans les « terres noires » et remplie par un sédiment comparable. Ce creusement (larg. 90 cm ; prof. 50 cm) pourrait correspondre à la tranchée de récupération du mur oriental de ce bâtiment.

FIG. 75
Plan des vestiges et des « terres noires » de la phase 8e.
100Dans la cour d’honneur, deux creusements (CS 233 et 234) ont été repérés également au milieu des « terres noires », respectivement à 43,77 et 43,90 m. Cette altitude est tout à fait voisine de celle du bâtiment de la cour Letarouilly (43,80 m). Il est donc vraisemblable que ces aménagements appartiennent à la même phase d’occupation. Le premier creusement est un trou de poteau (CS 233) de 50 cm de diamètre environ pour une quarantaine de centimètres de profondeur. Son remplissage était plus meuble que le terrain environnant. Le second est une fosse (CS 234) de plus grand diamètre (1,50 m) et d’une profondeur de 18 cm (fig. 76) dont le remplissage était très légèrement stratifié.

FIG. 76
Fosse découverte au milieu des « terres noires » (phase 8e).
101L’étude géoarchéologique a aussi permis de mettre en évidence à ce niveau une ou deux strates plus riches en constituants grossiers (Cammas 1995), difficilement discernables à l’œil nu, et qui pourraient correspondre à des aménagements de sols.
102Ce niveau de « terres noires » correspond donc bien à une phase d’occupation marquée par la présence d’un habitat (?) riverain de la rue Saint-Jacques, à l’arrière duquel sont attestées des activités humaines dont la fonction ne peut être définie. Le faible nombre de structures peut paraître modeste mais l’est nettement moins si l’on considère le morcellement – et donc la discontinuité – des surfaces fouillées, de surcroît extrêmement réduites (58 m2, plan IX).
103La chronologie pourrait correspondre à la seconde partie de la période mérovingienne (viie-viiie s.?), mais les indices chronologiques sont peu nombreux.
4.2.3.7 Le dernier développement des « terres noires » (phase 8f)
104Dans la cour d’honneur, les 30 cm supérieurs des « terres noires » ont été regroupés et définis comme étant la dernière phase de développement ou d’occupation perceptible dans cette séquence stratigraphique. Dans l’angle sud-ouest de la cour (fig. 26), une petite couche d’argile jaune plus ou moins décomposée a été découverte au sein de la séquence et pourrait témoigner d’un aménagement spécifique (sol) ou d’un rejet (remblai).
105On rapprochera de cette phase les quelques tessons de céramique sableuse rosâtre, certains de type « lissée peinte » attribuable à la période carolingienne.
4.2.3.8 Un nouvel hiatus à la fin du haut Moyen Âge ? (phase 8g)
106En raison d’un arasement du terrain à l’époque moderne, les niveaux médiévaux et modernes qui devaient se trouver au-dessus des « terres noires » ont quasiment disparu au xviie s., entraînant probablement la partie supérieure de ces couches. Quelques structures creusées dans ces sédiments, peu profondes et contenant un peu de matériel médiéval, semblent indiquer que l’arasement des « terres noires » est faible, quelques dizaines de centimètres tout au plus. La contamination superficielle de ces « terres noires » par du mobilier du bas Moyen Âge pourrait indiquer l’existence de jardins, antérieurs à la réurbanisation du quartier vers la fin du xiiie s.
107Le matériel carolingien recueilli dans la partie supérieure des « terres noires » (phase 8f) et dans les fosses médiévales (phase 9a) pourrait attester la fréquentation des lieux à l’époque, sous une forme indéterminée (aucune structure n’a été observée), avant une mise en culture éventuelle ; le secteur est en effet connu pour sa culture de la vigne, encore très abondante au début du xiiie s. (Willesme 1985 : 142, 145), avant la nouvelle urbanisation du quartier.
4.3 Approches complémentaires
108Les résultats de l’étude micromorphologique ont montré qu’une étude plus approfondie de témoins spécifiques pouvait être réalisée. Les écofacts sont susceptibles de nous renseigner sur les conditions de milieu anciennes, contrôlées par l’interaction des phénomènes naturels et des activités anthropiques (Cammas 1994). La nature même des espèces végétales et animales, ainsi que leur répartition verticale et horizontale, témoignent d’activités anthropiques. Bien que la bibliographie anglo-saxonne indique en général que les « terres noires » correspondent à des milieux acides et oxydés, donc peu favorables à la conservation des pollens et des coquilles, nous avons pu observer sur le terrain et en lames minces que les « terres noires » correspondent à un milieu moins acide, et que des carbonates et d’abondantes coquilles sont présentes (cf. infra § 4.3.2, tabl. V). C’est pourquoi nous avons programmé une étude malacologique (cf. infra § 4.3.2), un test palynologique (cf. infra § 4.3.3) et une étude paléoparasitologique (cf. infra § 4.3.4).
109D’autres études ont été entreprises comme une étude de faune (cf. infra § 4.3.5) et de quantification du matériel archéologique (cf infra § 4.3.6). Elles apportent des informations sur les activités domestiques ou artisanales et les pratiques de rejets spécifiques de cet espace.
110Ces études et analyses complémentaires ont porté sur un ensemble stratigraphique élargi comprenant la séquence des « terres brunes », le « sol vert » et les « terres noires », afin de les comparer entre elles (cf. infra § 4.4).
4.3.1 Tamisages et granulométrie
111Une réflexion sur l’échantillonnage et sur le choix des analyses effectuées sur le site a pu être menée de la préparation de la fouille à la phase d’étude. Pour la séquence de « terres noires », des séries d’échantillons pour les diverses approches ont été prélevées en colonne à proximité des coupes et en cours de fouille pour certains secteurs (fig. 68).
4.3.1.1 Les produits tamisés
112Les échantillons d’un volume de 10 l à tamiser ont été prélevés pour définir les études à envisager. La technique de tamisage que nous avons utilisée conjugue deux types de récupération du sédiment : la flottation en trois fractions (0,5-1 mm ; 1-2 mm ; 2 mm et plus) et le tamisage manuel à l’eau en quatre fractions (0,5-1 mm ; 1-2 mm ; 2-8 mm ; 8 mm et plus).
4.3.1.2 Granulométrie des « terres noires »
113Une démarche de classement étendue aux fractions granulométriques des sables (50 microns-2 mm) et des graviers (2 mm et +) selon les normes sédimentologiques a été esquissée, sur les prélèvements réservés aux granulométries n’excédant pas une masse de 400 g et sur des produits déjà tamisés. Nous n’avons pas pu mener d’études quantitative et qualitative rigoureuses, mais quelques observations intéressantes ont pu néanmoins être effectuées.
114Les premiers résultats issus de l’observation des produits tamisés confortaient la possibilité d’entreprendre une analyse malacologique. Hormis la collecte complémentaire de mobilier, les refus de tamis laissaient entrevoir un complément d’information utile à d’éventuelles études archéozoologiques, en raison de la présence de restes de très petite taille qui n’ont pas pu tous être pris en compte lors de la fouille. Les quelques graines, pupes de mouches et les restes diversifiés d’insectes n’ont pas fait l’objet d’études particulières.
115D’un point de vue des constituants, les sédiments lavés au-dessus de 0,5 mm ont permis de montrer une surreprésentation des fragments de mortier. Les sédiments traités en granulométrie ont confirmé la prédominance de ce type de constituants anthropisés, probablement sous-évalués pour les parties les plus fines, inférieures à 0,5 mm. Elles nécessiteraient un examen à la loupe binoculaire pour les fractions 200-500 microns et des outils plus sophistiqués, tel le recours au microscope électronique à balayage, afin d’individualiser des encroûtements des sables fins dus à leur mise en œuvre dans la confection et la dégradation des mortiers.
116La première opération menée avant de pratiquer la granulométrie a consisté en un lavage du sédiment dans un tamis de 50 microns. À l’issue de cette opération, les constituants apparaissaient colorés avec une présence systématique de particules charbonneuses jusqu’à une taille de 2 mm, tous les constituants étant débarrassés de leur gangue teintante. La couleur caractéristique des « terres noires » est donc essentiellement héritée de la matière organique d’une taille inférieure à 50 microns, probablement incorporée à la matrice argileuse par l’activité biologique, d’après les résultats micromorphologiques. À ce stade, l’agent teintant n’est probablement plus imputable aux uniques particules charbonneuses, mais ces dernières contribuent partiellement à la coloration même dans la phase argileuse comme l’a montré C. Cammas.
117La présence dans les « terres noires » de particules charbonneuses de la taille des argiles jusqu’à 2 mm est une constante. Nous les avons envisagés comme un traceur potentiel susceptible de délivrer des informations générales sur la parenté de ces dépôts trouvés dans des contextes pouvant être très différents. Jusqu’à aujourd’hui, aucune étude complète de la matière organique n’a été entreprise, sauf peut-être l’amorce d’étude encore inédite du contenu organique d’échantillons de « terres noires » du boulevard Saint-Michel3.
4.3.2 L’étude malacologique
118Les premières études micromorphologiques au Collège de France (Cammas 1995) ayant montré une accumulation progressive et régulière des niveaux de « terres brunes » et de « terres noires », une étude malacologique fut menée en parallèle à un test palynologiquc afin de tenter une reconstitution du milieu.
4.3.2.1 Prélèvements et méthodes
119La majorité des prélèvements provient de trois profils stratigraphiques situés au sud de la cour d’honneur, également répartis d’ouest en est (fig. 68). Les échantillons couvrent la totalité des dépôts situés au-dessus du dernier niveau de la palestre des thermes de l’est, constitué par un sol de tuileau (phase 6). Deux prélèvements complémentaires proviennent des accumulations situées dans la cour Letarouilly et concernent un niveau à la transition « sol vert »–« terres noires ».
120L’analyse des malacofaunes vise à reconstituer la succession des milieux correspondant aux différents dépôts, à définir la nature de la couverture végétale du sol au moment de l’accumulation des « terres noires », confirmation ou infirmation de l’interprétation des « terres à jardins », et à percevoir une éventuelle variation spatiale (O/E) de l’environnement.
121Les associations malacologiques ont été analysées selon la méthode de J.‑J. Puisségur (1976) : après détermination et comptage, les espèces sont réparties en groupes écologiques et les pourcentages de représentation de chaque groupe au sein des prélèvements sont calculés (tabl. V) ; ces pourcentages sont ensuite traduits graphiquement sur des spectres représentant les prélèvements et sur lesquels chaque groupe écologique apparaît avec un figuré particulier (fig. 77).

TABL. V
Liste des malacofaunes. Groupes écologiques : 1 forestier ; 2 semi-forestier ; 4 steppique ; 5 terrain découvert ; 7 mésophile ; 7’ limaces ; 8 hygrophiles ; 9 palustre ; 10 aquatique. Les effectifs corrigés excluent l’espèce Cecilioides acicula. Les pourcentages sont calculés à partir des effectifs corrigés. Unités stratigraphiques de la base vers le sommet : T tuileau ; TB terres brunes ; SV sol vert ; TN terres noires.

FIG. 77
Spectre des malacofaunes (en %). Les phases et les unités stratigraphiques sont signalées à gauche des spectres : T tuileau (phase 6) ; TB terres brunes (phase 7) ; SV sol vert (phase 7d) ; TN terres noires (phase 8).
4.3.2.2 Description des associations
122Dans les échantillons analysés, l’espèce Cecilioi. des acicula est présente en abondance. Ce mollusque de zone sèche a la particularité de vivre sous terre, sa coquille très effilée lui permet de s’enfoncer profondément dans le sédiment, en suivant les racines ou à la faveur des trous existants, à des profondeurs qui peuvent atteindre parfois plusieurs dizaines de centimètres (Kerney et al. 1983 ; Puisségur 1976). Par conséquent sa position dans les dépôts n’est jamais fiable et, si elle est recensée sur le tableau des effectifs (tabl. V), elle est exclue du calcul des pourcentages (tabl. V et fig. 77). Les « terres noires » ayant été, en effet, recouvertes par une épaisseur de sédiment sans doute bien postérieure (comm. L. Guyard et C. David), il n’était pas possible de considérer C. acicula en place même dans ce dernier dépôt.
123Toutes les associations des dépôts du Collège de France présentent une diversité spécifique faible. Ce phénomène est une conséquence directe de la très forte anthropisation du milieu : son uniformité offre peu d’habitats susceptibles d’abriter des malacofaunes. L’importance des effectifs est progressive : de faibles dans les « terres brunes » (phase 7b-c), ils deviennent moyens dans le « sol vert » (phase 7d) et importants dans les « terres noires » (phase 8) (tabl. V et fig. 77). Les malacofaunes colonisent progressivement ce milieu urbain qui leur offre une possibilité d’implantation. Au niveau des « terres noires », l’abondance de mollusques est un indice de la stabilisation du milieu par rapport à la colonisation progressive perçue dans les niveaux sous-jacents.
124La séquence S-E de la cour d’honneur, la plus complète, permet de distinguer trois phases dans la succession des malacofaunes qui se corrélent avec les unités sédimentaires définies.
125Le premier ensemble regroupe les échantillons des « terres brunes » (phase 7b-c). Les associations sont pauvres en individus. Les espèces hygrophiles, palustres et aquatiques (groupes 8, 9 et 10) constituent une part importante des malacofaunes mais tendent à diminuer progressivement vers le sommet de la formation. Parmi ce groupe, les espèces les mieux développées, Lymnaea truncatula et Oxyloma elegans (tabl. V), sont capables de résister à des phases d’assèchement régulier en se réfugiant dans la boue. Ces mollusques, qui indiquent une forte humidité voire un écoulement d’eau même temporaire, sont remplacés peu à peu par des taxons mésophiles (groupe 7) comme Trichia hispida, Cochlicopa lubrica et Oxychilus cellarius, qui apprécient les milieux humides mais ont des facultés d’adaptation plus vastes et peuvent s’accommoder d’un terrain moins gorgé d’eau. Les espèces steppiques et de terrain découvert (groupes 4 et 5) sont présentes en proportion constante dans tous les échantillons des « terres brunes », elles se maintiennent mais ne se développent pas. Parmi les mollusques de zone ouverte (groupe 5) on note la présence de Vallonia pulchella (tabl. V) qui apprécie les milieux ouverts mais de préférence humides. Cette observation est intéressante malgré le faible nombre de spécimens recueillis car l’espèce deviendra très sporadique, voire absente, dans les dépôts supérieurs. Enfin, une faible fraction d’espèces aux exigences écologiques plus étroites (groupes 1 et 2) se maintient.
126Les associations du « sol vert » (phase 7d-e), qui constituent le deuxième ensemble malacologique, sont caractérisées par l’essor du groupe 7 des mollusques mésophiles au détriment des espèces très hygrophiles. Les autres groupes écologiques représentés dans ces échantillons ne montrent pas de distribution notablement differente par rapport aux spectres des « terres brunes » (fig. 77). Les effectifs sont cependant en hausse.
127Le troisième ensemble est composé par les échantillons des « terres noires » (phase 8). Les quantités d’individus deviennent importantes. Les groupes de mollusques liés à une forte hygrométrie ont presque totalement disparu. Même les mésophiles sont en forte baisse et seules deux ou trois espèces des groupes 1 et 2 arrivent à survivre. Les mollusques de zone ouverte (groupe 5) conservent des proportions semblables à celles qu’ils avaient dans les deux ensembles précédents, cependant, l’espèce V. pulchella a disparu alors que sa congénère 17 costata, qui est attirée par les milieux plus secs, se développe. Le déficit enregistré sur les populations de mollusques hygrophiles est entièrement au profit des taxons steppiques (groupe 4). Ce groupe n’est en fait représenté que par une seule espèce, Candidula intersecta, dont il convient de détailler les exigences écologiques. Ce taxon communément répandu en France habite les milieux secs et exposés ; très xérothermique, on le retrouve surtout dans les dunes et les pelouses rases mais aussi sur les talus, au bord des chemins, sur les coteaux secs et exposés au soleil. Il se fixe souvent aux plantes herbacées, aux murs et aux palissades (Kerney et al. 1983 ; Germain 1931).
128La séquence sud de la cour d’honneur regroupe un échantillon pris dans le « sol vert » (phase 7d-e) et deux prélèvements provenant de la partie basse des « terres noires » (phase 8). Les trois associations sont très semblables, à part une différence de richesse des effectifs entre le « sol vert » et les « terres noires » déjà observée sur la séquence S-E. L’agencement des populations malacologiques varie peu. Toutefois, par rapport aux assemblages du profil précédent, les malacofaunes des « terres noires » comportent une fraction d’espèces de milieu couvert (groupes 1 et 2) plus importante. Cette augmentation est due à deux taxons. Le premier, Clausilia bidentata, apprécie les milieux modérément humides et se trouve souvent parmi les pierres, sur les vieux murs et dans les haies (Kerney et al. 1983). Sa valeur d’indicateur « forestier » est donc très relative. Le second, Dis. cus rotundatus, peut vivre dans une grande variété d’habitats humides et ombragés tels que les bois, la litière, sous les pierres ou dans l’herbe humide, mais il a aussi été signalé comme très fréquent dans les déchets des jardins (accumulation de débris végétaux divers) (Kerney et al. 1983). La meilleure acclimatation de ces deux espèces au niveau du profil sud n’est donc pas forcément le fait d’une légère augmentation de la couverture végétale mais elle est peut-être due à un aménagement très ponctuel de type tas de déblais ou accumulation de pierres qui fourniront les habitats abrités et humides leur convenant. Le fait qu’aucune autre espèce de milieu forestier ou semi-forestier n’apparaisse semble confirmer cette interprétation. Les associations de ce profil restent largement dominées par les mollusques steppiques et de zone ouverte (groupes 4 et 5). On note au sein de ce dernier groupe la présence de Truncatellina cylindrica (tabl. V), taxon de milieu très sec et calcaire. La fouille de ce secteur a montré que ces niveaux étaient en effet constitués d’amas de matériaux de construction (phase 8a).
129Sur le profil S-O, les trois échantillons analysés proviennent des « terres noires » (fig. 77). Les associations sont similaires à celles de la séquence sud. Les deux espèces de milieu plus humide, C. bidentata et D. rotundatus, se maintiennent dans les mêmes proportions. Les groupes dominants sont toujours constitués par les mollusques de milieu sec et ouvert et on note le développement encore plus important de T. cylin. drica dans les malacofaunes de cette série.
130Dans la cour Letarouilly, les deux échantillons livrent des malacofaunes équitablement partagées entre les groupes de mollusques de milieu couvert (groupes 1 et 2), les taxons de zone ouverte (groupe 5) et les espèces mésophiles (groupe 7) (fig. 77). Les malacofaunes sont très moyennement développées et quelques mollusques hygrophiles arrivent à survivre. L’ensemble de ces caractères malacologiques rapproche ces associations de celles du « sol vert » de la cour d’honneur et non des « terres noires » qui ont livré, sur les trois séquences échantillonnées, des malacofaunes de milieu beaucoup plus sec. Par son contenu malacologique, cette unité est donc à mettre en équivalence avec le « sol vert » (phase 7d).
4.3.2.3 Interprétation et conclusion
131L’étude malacologique des dépôts de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge du Collège de France permet de faire plusieurs remarques. Les effectifs des malacofaunes suivent une progression régulière de la base vers le sommet des accumulations sédimentaires. Les mollusques colonisent peu à peu un terrain libéré d’une part importante de l’implantation anthropique. Au niveau des « terres noires », le milieu est resté disponible suffisamment longtemps pour que les populations de mollusques se stabilisent et développent des colonies riches en individus. Cet élément s’accorde bien avec les données micromorphologiques qui indiquent une aggradation régulière des sédiments (Cammas 1995). De plus, l’évolution de la structure des malacofaunes fait, elle aussi, preuve d’une certaine continuité.
132Le milieu est d’abord caractérisé par une composante humide importante dans les « terres brunes », qui régresse progressivement dans le « sol vert » et devient anecdotique dans les « terres noires ». En parallèle, les mollusques de zone ouverte et sèche augmentent. Au moment du dépôt des « terres brunes », le sol n’est pas très couvert par la végétation mais il est très humide. Régulièrement, il doit être imbibé d’eau et parsemé de grandes flaques temporaires qui permettent à une fraction de mollusques très hygrophiles de le coloniser.
133Lorsque le « sol vert » se dépose, les conditions ont évolué vers un assèchement, les mollusques très hygrophiles régressent au profit de taxons mésophiles toujours attirés par l’humidité mais dans des proportions bien moindres. La part des mollusques de zone ouverte est par ailleurs importante et suppose un sol largement découvert par endroits.
134Dans les « terres noires », la caractéristique principale du milieu est la sécheresse. Les assemblages malacologiques, très largement dominés par des espèces xériques, témoignent de l’existence d’un sol très ouvert, très exposé, où les végétaux sont peu couvrants et où la présence de grandes herbacées est probable. La variation latérale des malacofaunes au sein des « terres noires » est faible. Le milieu pourrait sembler un peu plus humide de l’est vers l’ouest si l’on suit la progression des mollusques des groupes 1 et 2 sur les spectres (fig. 77). Cependant, en contrepartie, l’espèce T. cynlindrica, qui est très xérophile, est plus développée à l’ouest que sur le profil est (tabl. V). De plus, les remarques faites précédemment sur l’écologie des espèces des groupes 1 et 2 permettent de supposer que leur augmentation est due à un contexte très ponctuel (présence d’un tas de débris), plutôt qu’à une variation latérale générale du milieu.
135Enfin, le type de malacofaunes recueillies dans les « terres noires » ne correspond pas à ce que l’on pourrait trouver dans un jardin. Les limaces, en particulier, fréquemment abondantes dans ce contexte, sont très rares voire absentes dans les « terres noires ». Le milieu décrit par les malacofaunes est beaucoup trop sec pour correspondre à un sol régulièrement arrosé et couvert par des plantes cultivées : il s’agirait plutôt d’un terrain vague, en friche, très sec et au sol largement exposé.
4.3.3 L’étude palynologique
136L’étude palynologique des sédiments de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge du Collège de France a été réalisée à partir de deux échantillons prélevés dans l’angle S-E de la cour d’honneur (Gauthier 1995) (fig. 68) ; le premier le fut au milieu des « terres brunes » (phase 7b-c), le second au milieu des « terres noires » (phase 8), 15 cm au-dessus de l’enrochement caractéristique de la phase 8b. Ce test devait permettre de vérifier la nature pollinifère de ces deux types de sédiments et de caractériser l’environnement du site au moment du dépôt de ces couches situées en milieu urbain.
4.3.3.1 Méthode
137Les échantillons ont subi un traitement chimique classique (acide fluorhydrique à 70 %, acide chlorhydrique à 50 % à chaud, potasse à 10 % à chaud) (Faegri, Iversen 1989), suivi d’une lévigation en liqueur dense (chlorure de zinc de densité 1,9) (Cour 1974) et d’un montage des lames dans la glycérine (permettant la mobilité du matériel sporo-pollinique). La détermination des pollens et spores a été réalisée à un grossissement x 1 000. Le comptage a été guidé pour l’observation de seuils de fiabilité statistique : comptage d’au moins 300 sporomorphes (pollens et spores) avec au moins 100 grains en plus du taxon dominant, observation d’un minimum de 20 taxons polliniques (Reille 1990). L’estimation de la concentration sporo-pollinique (ou « richesse » de l’échantillon en spores et grains de pollen) a été calculée pour chaque échantillon selon la méthode volumétrique (Cour 1974).
4.3.3.2 Concentration et conservation polliniques
138La concentration sporo-pollinique suffisante des deux échantillons a permis d’observer les seuils statistiques généralement retenus afin de considérer le spectre pollinique comme représentatif.
139Deux constatations sont à faire concernant l’échantillon no 2 provenant des « terres noires ». La concentration sporo-pollinique obtenue est bien plus faible que celle obtenue pour l’échantillon no 1 (« terres brunes ») et le nombre des Asteraccae à grains fenestrés ou Cichoriae est très important, déséquilibrant ainsi le spectre pollinique. Ces deux observations indiquent que l’échantillon no 2 présente une altération qui a affecté le contenu sporo-pollinique de l’échantillon (Morzadec-Kerfourn 1977 ; Reille 1978 ; Hall 1981) ; cette altération peut s’expliquer par le peu de profondeur de la couche des « terres noires ».
140La conservation pollinique est très moyenne. De plus, les deux échantillons présentent de très nombreux débris de pollens. Quelques très gros microcharbons de bois ont été remarqués sur la lame de l’échantillon no 2.
4.3.3.3 Présentation des résultats
141Le calcul des pourcentages s’est effectué à partir de deux sommes (tabl. VI). La somme de base regroupe les AP (pollen d’arbres) et les NAP (pollen d’herbacées) ; elle a été utilisée pour le calcul des pourcentages des arbres et des herbacées. Le nombre total correspond à la somme de tous les grains de pollen (grains indéterminables compris, c’est-à-dire ceux pour lesquels la détermination a été rendue impossible par leur mauvais état de conservation ou parce qu’ils n’ont pu être placés dans une position permettant leur détermination) et de toutes les spores ; il a servi au calcul des pourcentages de la somme des arbres, de la somme des herbacées, des Filicales (fougères) et des Varia (indéterminables).

TABL. VI
Résultats de l’analyse pollinique du Collège de France.
142Le tableau présente les taxons rencontrés dans les deux échantillons, d’abord les arbres puis les herbacées. L’ordre de présentation est le suivant : Gymnospermes puis Angiospermes classés par ordre alphabétique des familles.
4.3.3.4 Analyse et interprétation des résultats
143Concernant la flore, 28 taxons polliniques ont été déterminés, ce qui montre la pauvreté floristique des deux échantillons. Ils correspondent à 21 familles de Gymnospermes et d’Angiospermes (tabl. VII).

TABL. VII
Liste botanique des échantillons provenant du Collège de France.
144Les deux spectres polliniques obtenus sont globalement identiques. Ils se caractérisent par la quasi-absence des arbres. Dans le niveau des « terres noires », un grain de Vitis (vigne) est à remarquer. Bien qu’isolé, on ne peut manquer de le mettre en parallèle avec ceux recueillis plus récemment et systématiquement dans les « terres noires » du boulevard Saint-Michel (information orale D. Busson) (Gauthier 1996). Les herbacées sont dominées par les Poaceae (graminées) et les Asteraceae à grains échinulés et à grains fenestrés qui forment environ 75 % de la somme de base. La dominance des Cichoriae dans l’échantillon no 2 (40 % de la somme de base) est la conséquence d’une altération du contenu sporo-pollinique des « terres noires ». D’autres herbacées sont également bien représentées avec des valeurs se situant entre 3 et 10 % : les Apiaceae (ombellifères), Centaurea (centaurées) et Plantago (plantain). Les autres herbes diverses, avec des valeurs autour de 1 %, sont notamment des Chenopodiaceae (chénopodes), Artemisia (armoise), Brassicaceae (crucifères), Cyperaceae (cypéracées), Fabaceae (légumineuses), Lamiaceae (labiées) et Rosaceae (rosacées).
145La faible représentation (entre 5 et 3 % de la somme de base) des herbacées nitrophiles et rudérales, telles les chénopodiacées, le plantain, Polygonum (renouée) et Rumex (petite oseille) (Behre 1981 et 1988), qui témoignent d’une occupation intensive des sols, est paradoxale. En effet, le Collège de France se situe en bordure d’axes de circulation importants au moment du dépôt des « terres brunes », l’ancienne palestre servant en partie de dépotoir à la boucherie riveraine de la rue Saint-Jacques. C’est toutefois au niveau de cette couche que les pourcentages sont les plus élevés (5 % contre 3 % pour la couche des « terres noires »).
146La présence d’herbacées aquatiques ou de terrains humides, telles les cypéracées, nymphéacées, Thalictrum et Filipen. dula (filipendule), peut indiquer une humidité du terrain ou souligner la relative proximité du fleuve. Enfin, quelques grains de céréales enregistrés dans les deux échantillons témoignent de l’éloignement des champs cultivés (Bastin 1964 ; Heim 1970 ; Richard 1985).
4.3.3.5 Conclusions
147Cette analyse pollinique, qui avait valeur de test, se révèle positive puisque deux spectres polliniques ont été obtenus. Les échantillons présentent une bonne concentration sporo-pollinique. Toutefois, les « terres noires » correspondent à un sédiment altéré ayant affecté la représentativité de l’image pollinique. Par contre, les deux échantillons présentent une flore très peu diversifiée.
148L’image qui ressort de ces deux échantillons est celle d’un terrain totalement laissé à l’abandon et où prolifèrent principalement des graminées et des composées accompagnées de quelques autres herbacées telles les crucifères, les légumineuses, les labiées et les renoncules. La présence de quelques herbacées aquatiques ou de milieux humides indique une humidité du terrain ou est l’écho de la proximité du fleuve. Les champs cultivés sont très éloignés du site mais sont néanmoins perçus dans les spectres.
4.3.4 L’étude paléoparasitologique
4.3.4.1 Présentation
149Sur les 68 échantillons, 10 prélèvements ont été réalisés en colonne dans les « terres noires » et 4 dans les « terres brunes » du secteur de référence situé au S-E de la cour (Bouchet 1995) (fig. 68). Les échantillons ont été réhydratés dans une solution d’eau glycérinée à 5 % puis tamisés sur une colonne de tamis à mailles décroissantes. Les refus des 2 derniers tamis (50 et 25 uni) ont été étudiés.
150Les techniques d’extraction sont basées sur la flottation et la sédimentation. La flottation utilise des liqueurs de différentes densités sélectionnées en tenant compte de l’état de fossilisation des œufs, qui est fonction de l’environnement sédimentaire, et de l’intensité des processus diagénétiques (taphonomie).
151La lecture s’effectue à l’aide d’un microscope photonique ; les œufs de parasites sont identifiés à partir de critères morphologiques et morphométriques.
4.3.4.2 Résultats
152Pour les « terres noires », les 10 échantillons étudiés se sont tous révélés positifs. La conservation des éléments parasitaires est excellente et une forte proportion d’œufs d’Ascaris et de Trichocéphale a été répertoriée. Les œufs de ces deux vers nématodes sont évacués avec les fèces. Leur cycle biologique nécessite un séjour dans le milieu tellurique.
153Leur présence dans les « terres noires » montre que ces dernières correspondent entre autres à une accumulation de matières organiques excrémentielles provenant des rejets latrinaux domestiques. Ces formes tendent à prouver une utilisation anthropique et écarteraient la possibilité d’un fumier provenant d’un élevage, car aucune forme parasitaire spécifique du porc, du cheval, des bovins, ovins, canards et poules n’a été observée.
154Pour les « terres brunes », situées à l’arrière de l’habitat riverain de la rue Saint-Jacques, le paysage microscopique est différent. On note une diminution très nette de la densité parasitaire et les éléments identifiés sont altérés. La couche utérine la plus externe des œufs d’Ascaris a disparu dans beaucoup de cas. L’état de transformation de ces œufs leur confère un aspect d’œuf d’Ascaridés. Il semblerait aussi que ce faciès brun corresponde à des « terres noires » en voie d’altération.
4.3.5 Les restes osseux animaux
4.3.5.1 Présentation de l’échantillon
155Près de 200 000 os ont été découverts, répartis entre la cour d’honneur et la cour Letarouilly, sur une séquence allant de la période augustéenne à la période moderne. Les vestiges osseux et dentaires étudiés ici proviennent de la zone 2 et sont datés de la fin du iiie s. à la fin du premier millénaire de notre ère.
156L’un des objectifs de ce travail était de chercher à caractériser les dépôts osseux des « terres noires » en s’appuyant sur l’analyse des niveaux plus anciens. De ce fait, deux secteurs ont été privilégiés et la totalité des unités stratigraphiques a fait l’objet d’une récolte minutieuse et d’un travail archéozoologique. Le matériel ostéologique du secteur S/S-E est réparti en quatre phases :
la phase d’occupation du sol de « tuileau » (phase 6 ; vers
270-280 ap. J.-C.) : US 2066 ;les « terres brunes » (phase 7 ; entre 280 et 375) : US 2507, 2506, 2505, 2065 (de la plus ancienne à la plus récente) ;
le « sol vert » (phase 7d-e ; 375-400) : US 2064 ;
les « terres noires » (phase 8 ; du Ve au Xe s.) : US 2500, 2496, 2476, 2461, 2440, 2443, 2420, 2410, 2404 et 2188 (de la plus ancienne à la plus récente).
157Le matériel du secteur S/S-O provient des seules « terres noires » (phase plus récente que le secteur S/S-E) : US 2559, 2558, 2522, 2445, 2419, 2405, 2191, 2177, 2173, 2147, 2140 et 2135 (de la plus ancienne à la plus récente).
158Sur les 7 321 vestiges récoltés à la main, seulement 17 % ont pu être déterminés (soit 1 301 os). L’ensemble représente un poids de 29 kg (dont 70 % de déterminés). La très grande fragmentation des os associée à la grande finesse de la fouille, permettant la récolte de très petits éléments, explique le niveau peu élevé de diagnose ; le poids moyen d’un indéterminé est de l’ordre de 1,5 g. Une colonne de sédiment prélevée en vue d’un tamisage a livré 36 restes de poissons. Par ailleurs, les niveaux du ive s. de la cour Letarouilly ont livré une grande quantité d’ossements de bœufs (cf. supra § 3.1).
159Notre travail porte exclusivement sur les niveaux tardifs de la zone 2. Il concerne des vestiges bien moins lisibles, plus petits et fragmentés, dont la détermination spécifique est souvent très délicate. L’approche paléoéconomique (élevage, alimentation...) ne sera que survolée tant les informations sont lacunaires et les interprétations fragiles. Il va de soi que les résultats présentés ici ne prennent toute leur valeur que comparés aux données issues de l’analyse de l’ensemble du matériel archéologique. Plus qu’ailleurs, dans la mesure où l’analyse des « terres noires » fait intervenir un grand nombre de disciplines (palynologie, sédimentologie, parasitologie, céramologie...), c’est bien l’ensemble des résultats qu’il est nécessaire de confronter.
4.3.5.2 Richesse des unités stratigraphiques
160La richesse en ossements des unités stratigraphiques est très variable. Les US 2404 et 2506 possèdent moins de 30 os, alors que 2066 et 2419, plus de 600. Entre ces deux bornes, deux lots composés d’ensembles plus ou moins riches peuvent être définis (de 60 à 180 os et de 220 à 470 os).
161Le relevé du volume de sédiment par niveau permet de pondérer ces données en établissant les liens entre le nombre d’os et le volume de sédiment. Il est de ce fait possible d’apprécier l’abondance des vestiges osseux sur le secteur S/S-E (fig. 78). Les niveaux les plus riches sont les US 2475 et 2496 (3 os au cm3) ; ces deux US possèdent aussi d’ailleurs les deux plus petits cubages. Elles sont suivies par les US 2440, 2461 et 2066, avec une moyenne de 1,5 os au cm3. Les autres, parmi lesquelles se situent les couches les plus volumineuses, sont bien moins pourvues (moins de 0,5 os au cm3). Avec moins de 0,1 os au cm3, PUS 2505 est sans conteste la plus pauvre de la séquence.

FIG. 78
Fréquence moyenne du nombre d’os par cm3 dans chacune des US du secteur S/S-E.
162Cette disparité dans la concentration et la fragmentation des os influence la quantité de vestiges déterminables. Ainsi, il existe une relation entre le nombre de restes recueillis dans une US et le nombre de ceux qui peuvent être déterminés (fig. 79). En comparant les données issues de chacune des quatre phases du secteur S/S-E (phases 6, 7, 7d-e) et de celles du secteur S/S-O (8), la quantité de vestiges attribués spécifiquement est inversement proportionnelle au nombre d’os entrant en jeu. Aux deux extrémités de la courbe se trouvent le « sol vert » (US 2064), où 47 % des 172 os ont pu être déterminés, et les « terres noires » de S/S-O dont seuls 12 % des 3 505 os ont fait l’objet d’une diagnose.

FIG. 79
Évolution de la proportion de restes déterminés en fonction du nombre total de restes pour chacune des phases des secteurs S/S-E et S/S-O.
163Ces facteurs sont liés au degré de fragmentation des vestiges. Celui-ci dépend de la technique de récolte (à la main, fouille mécanique, tamisage...), de phénomènes d’origine anthropique (fragmentation bouchère, accumulations primaire ou résiduelle) et taphonomique (destruction par les chiens, par le piétinement humain, par les sols, par les racines...). L’intervention humaine est nette pour la fracturation de certains d’entre eux : des traces de couperet de boucher et de couteau attestent le traitement des pièces de viande ; il faut aussi envisager l’éclatement de certains os longs pour la récupération de la moelle. Un fragment de métacarpe de bœuf (US 2066) et deux métatarses (US 2461 et 2496) de la même espèce portent des traces de scie typiques de la récupération de l’os. De nombreuses traces de dents de chiens ou de porcs montrent clairement l’intervention de ces animaux dans le phénomène destructif (environ 5 % des os). Quelques os digérés (trois ou quatre pièces dans quasiment toutes les US) révèlent le passage de certains d’entre eux dans le tube digestif des canidés. D’autres ont visiblement traîné sur le sol : ils présentent une patine, un poli, une usure caractéristiques (par exemple un os d’oiseau dans l’US 2505, un fragment de mandibule de bœuf dans l’US 2064, une valve d’huître dans l’US 2476, un talus de bœuf dans l’US 2475). Enfin, la présence de 4 à 13 os brûlés par US (essentiellement des indéterminés) complète la revue des agents taphonomiques dont on peut relever les traces sur le matériel.
164Gardons à l’esprit que ces informations ne révèlent en rien l’ampleur de l’implication des chiens ou du feu dans le processus de dégradation des vestiges, dans la mesure où par définition l’essentiel de ces derniers a disparu. Il ne reste ici que ceux qui n’ont pas été touchés par les animaux ou ceux qui ont échappé, par chance pour nous, à la destruction totale : l’image est donc largement déformée et ne peut pas être efficacement rectifiée par l’analyse des milliers de fragments millimétriques sur lesquels aucune information (mis à part le poids) ne peut être enregistrée.
165L’analyse quantitative autorise cependant à percevoir des dissemblances entre les unités stratigraphiques. Sur le secteur S/S-E, le poids moyen d’un reste indéterminé dans les niveaux de tuileau (2066), « terres brunes » (2507, 2506, 2505 et 2065) et le « sol vert » (2064) est de l’ordre de 3 g (fig. 80). Le poids moyen d’un os des « terres noires » est inférieur et se situe en dessous de 2 g. Seule l’US 2096 est similaire aux niveaux plus anciens. Les résultats des « terres noires » du secteur S/S-O sont proches de ceux du secteur plus oriental. En résumé, les os indéterminés des niveaux d’époque romaine sont plus gros que ceux d’époque médiévale. Il faut chercher les raisons de ce décalage dans la nature des vestiges, à travers les espèces et les parties anatomiques représentées dans les différents niveaux.

FIG. 80
Poids moyen des ossements indéterminés pour chacune des US des secteurs S/S-E et S/S-O.
4.3.5.3 La représentation des espèces
166La liste des taxons des secteurs S/S-E et S/S-O de la zone 2 est relativement riche (au moins 23 taxons) ; cependant, la majorité des os provient de la triade bœuf-porc-mouton et, mis à part les équidés, le chat et le coq, les autres espèces ne sont représentées dans la plupart des cas que par un ou deux vestiges. Il faut noter parmi eux le fémur d’un jeune humain périnatal dans les « terres noires » du secteur S/S-E (US 2440).
167Les os de mammifères sauvages sont peu nombreux (tabl. VIII et IX). Le cerf (Cervus elaphus) est représenté par une phalange dans l’US 2065 et le lièvre (Lepus capensis) dans l’US 2461. Un rongeur indéterminé et une taupe (Talpa talpa) constituent sans doute les témoignages de l’intrusion des animaux fouisseurs dans les niveaux archéologiques. Plus intéressante est la présence au iiie s. (US 2066) du rat noir (Rattus rattus) : ce fémur constitue une preuve supplémentaire de la présence de l’animal dans les régions du Nord à la période romaine (Lepetz et al. 1993 ; Audoin-Rouzeau, Vigne 1994) ; il confirme aussi le caractère indispensable de la pratique du tamisage pour la récolte de ce type de restes (Vigne, Audoin-Rouzeau 1992).

TABL. VIII
Décompte des restes osseux des US du secteur S/S-E en nombre de restes (NR) et en poids des restes (PR), en fonction de leur attribution spécifique.

TABL. IX
Décompte des restes osseux des US du secteur S/S-0 en nombre de restes (NR) et en poids des restes (PR), en fonction de leur attribution spécifique.
168Les représentants de l’avifaune sauvage sont la grue (Grus grus) dans l’US 2507 et quelques Turdidés (merle ou grive), ou oiseaux indéterminés de cette taille, en 2173, 2405, 2419, 2445, 2505, 2522, 2558 et 2559 (en tout 12 os). Le secteur S/S-O est plus riche que le S/S-E.
169Les oiseaux domestiques sont plus fréquents dans les « terres noires » que dans les niveaux romains. Le coq (Gallus gallus) est largement dominant ; l’oie (Anser anser forma domesticus), le pigeon (Columbia livia forma domesticus) et le canard (Anus platyrhynchos forma domesticus) sont très discrets (respectivement deux, un et un reste).
170La finesse de la fouille et le tamisage d’une colonne de sédiment en S/S-E ont permis la récolte de quelques os de poissons : éléments crâniens, vertèbres et axonostes (les arêtes par exemple). Parmi les vestiges récoltés à la main, on reconnaît le goujon (Gobio gobio, un reste en 2461), un pleuronectidé (une épine inter hémœle de flet [Platichthys flesus], plutôt que de carrelet [Pleuronecte platessa], en 2173), un reste de perciforme marin non déterminé précisément en 2445. Le tamisage a livré par ailleurs (sans que la localisation puisse être établie) des cyprinidés indéterminés (un axonoste, une dent pharyngienne, une précaudale et une caudale), de l’anguille (Anguilla anguilla, 10 caudales), de la perche (Perca fluviatilis, une écaille, un angulaire, deux précaudales), du barbeau (Barbus barbus, une thoracique) et du flet ou du carrelet (un atlas). Quatre vertèbres, cinq axonostes ou lépidotriches et quatre fragments d’écailles n’ont pas pu être attribués spécifiquement. Les vestiges proviennent exclusivement des niveaux du haut Moyen Âge et mis à part pour une espèce, ils appartiennent à des poissons d’eau douce.
171Quelques mollusques marins et terrestres ont été recueillis. Les premiers sont essentiellement représentés par les huîtres (Ostrea edulis), les seconds par des escargots « petits gris ». Ces espèces n’ont pas la même signification dans la mesure où l’on ne peut pas attester que le dépôt d’escargots est d’origine anthropique. Ceci n’est évidemment pas le cas pour les coquillages marins : ils sont présents dans des proportions peu élevées en regard de leur solidité (28 fragments) mais s’observent en revanche sur l’ensemble de la séquence (« terres brunes », « sol vert » et « terres noires »). Deux fragments de moules (US 2405 et 2419) et un de coquille Saint-Jacques (US 2461) complètent la liste de la faune marine.
172Parmi les espèces mammaliennes domestiques, le chien (Canis familiaris) et les équidés (equus sp.) sont présents sur toute la séquence tandis que le chat (Felis catus) ne s’observe que dans les « terres noires ». Il est vrai que si ce dernier apparaît à la période romaine dans nos régions, il n’y sera abondant qu’à partir du haut Moyen Âge.
173L’essentiel du lot est constitué par les restes de la triade bœuf-porc-mouton (Bas taurus, Sus scrofa domesticus, Ovis aries) (fig. 81, 82). Ils sont les plus nombreux et donc les plus propices à refléter d’éventuelles modifications dans les dépôts (fig. 81). Pour le secteur S/S-E, un changement s’opère à la limite du « sol vert » et des « terres noires ». La proportion d’os de bœufs passe d’une fourchette de 70-85 % dans les niveaux les plus anciens à des valeurs comprises entre 22 et 45 % dans les couches médiévales. Les chiffres sont encore moins élevés pour le secteur S/S-O. Cette modification s’effectue au profit du porc dont la représentation passe d’un niveau inférieur à 22 % à un autre souvent supérieur à 40 %. Le mouton profite aussi de ces changements, mais dans une moindre mesure : de 5 à 10 % dans les US d’époque romaine, ses restes sont présents à hauteur de 15 à 30 %. Sur le secteur S/S-O, le porc possède une place encore plus dominante avec des valeurs supérieures à 50-60 %. La figure 82 et le tableau X résument cette évolution. La progression de la proportion d’os de porc au détriment de ceux de bœuf est nette ; elle l’est d’autant plus si l’on considère que la phase des « terres noires » du secteur S/S-O est plus récente que celle des « terres noires » de S/S-E.

FIG. 81
Fréquence des restes des trois principales espèces domestiques dans chacune des phases des secteurs S/S-E et S/S-O.

TABL. X
Décompte des restes osseux des US du secteur S/S-0 et S/S-E en nombre de restes (NR), en fonction de leur attribution spécifique.

FIG. 82
Fréquence des restes des trois principales espèces domestiques dans chacune des phases des secteurs S/S-E et S/S-O.
174Nous avions remarqué plus haut la singularité de l’US 2496 pour laquelle la fragmentation des os se rapprochait de celle constatée pour les niveaux romains, alors même qu’elle appartient à l’horizon des « terres noires ». On observe ici un phénomène similaire ; elle présente un faciès identique aux niveaux antérieurs par ses proportions de bœuf et de porc.
4.3.5.4 La représentation des parties du squelette
175Pour le bœuf, les os des membres sont déficitaires sur toute la séquence (fig. 83). Ceux des pieds, de la tête, les côtes et les vertèbres dominent largement les ensembles. Les côtes sont majoritaires dans le « sol vert », les vertèbres prédominent dans le niveau de tuileau. Ces vestiges sont très similaires à ceux des niveaux de boucherie du ive s. ; seule la quantité diffère. Par ailleurs, les traces de découpe sont typiques de la technique gallo-romaine de boucherie de gros : désossage des plats de côtes, dégagement de la colonne vertébrale par une découpe longitudinale de chaque côté des corps vertébraux. Il est très probable qu’une grande partie de ces vestiges proviennent de cette activité ; ceux issus des niveaux médiévaux seraient donc plus anciens que le contexte stratigraphique ne le laisserait supposer.

FIG. 83
Répartition anatomique des ossements de bœuf dans chacune des phases des secteurs S/S-E et S/S-O.
176Le cas du porc est différent puisque la découpe ne s’effectue généralement pas dans les boucheries urbaines. Il est ici impossible d’évaluer dans quelle mesure les os de Suidés retrouvés dans les niveaux médiévaux ne datent pas en partie de l’époque romaine. Les US les plus anciennes sont riches en éléments de membres (fig. 84), tandis que les plus récentes sont particulièrement fournies en fragments crâniens (surtout en dents). Ce phénomène est à relier à la différence de fragmentation entre les niveaux de tuileau, de « terres brunes » et de « sol vert » d’une part et des « terres noires » d’autre part. Dans le premier cas, les vestiges sont plus gros et les fragments d’os longs sont donc plus faciles à déterminer. En revanche, dans le deuxième cas, les os sont plus petits, les esquilles ont une taille plus réduite ; la diagnose s’effectue alors préférentiellement sur les dents, plus faciles à reconnaître (même dans le cas de très petits éclats).

FIG. 84
Répartition anatomique des ossements de porc dans chacune des phases des secteurs S/S-E et S/S-O.
4.3.5.5 Conclusion
177La conclusion ne peut être que partielle puisque le travail demande à être confronté aux données issues de l’étude des autres matériels. Il faudrait chercher à caractériser pour ces derniers les ruptures entre les niveaux inférieurs à 2064 (voire 2096) et ceux qui le recouvrent. Il semble clair que pour les os ces changements sont dus à la modification des conditions taphonomiques entre les niveaux romains et médiévaux. On a vu en effet qu’une part non négligeable des ossements des « terres noires » était probablement plus ancienne. On aborde, il est vrai, la question de la nature de ces « terres noires » ; l’analyse archéozoologique trouve ici ses limites.
4.3.6 Étude quantitative du matériel contenu dans les « terres noires »
4.3.6.1 Cadre de l’étude et nature de l’échantillonnage
178L’analyse porte sur le mobilier du secteur S/S-E de la cour d’honneur (fig. 68). La stratigraphie considérée (1 m de hauteur, fig. 67) représente les phases 5-6 (thermes et réfection des thermes), 7 (« terres brunes » et « sol vert ») et 8 (« terres noires »). En effet, l’étude seule des « terres noires » n’aurait eu que peu de sens et nécessitait la confrontation avec les données des niveaux des périodes antérieures.
179Les volumes fouillés sont très variables (fig. 85) en raison de l’épaisseur naturelle des strates ou des passes mécaniques effectuées. Sur les 19 US sélectionnées (0,02 m3 à 1,02 m3), on atteint un volume total de 7,6 m3 (soit en moyenne 0,4 m3 par US). Ces volumes ont été calculés a posteriori à partir des altitudes prises et non par comptage de sédiment enlevé. Les effectifs bruts des artefacts ne peuvent donc pas apporter de renseignements immédiats (tabl. XI) ; seule l’étude des densités et des pourcentages (tabl. XII) peut aboutir à une comparaison. Le type d’artefacts étudiés est assez large. Il comprend la céramique, les terres cuites architecturales, les placages et dallages de pierre, le verre, le fer, les scories, les monnaies et la faune. Les petits objets en os ou en alliage cuivreux ne sont pas pris en compte ici, de même que les pierres brûlées (non collectées) et les enduits.

FIG. 85
Matériel du secteur S/S-E. Volumes fouillés par US.

TABL. XI
Effectif du mobilier dans le secteur S/S-E de la cour d’honneur. C.R. céramique-récipients ; V.R. verre-récipient, Ind. indéterminé ; Teg. tegulae ; lmb. imbrices, Briq. briques, TAS tubuli et briques striées ; Sép. séparateurs ; Mb marbre (dallage/placage) ; Ca calcaire (dallage/placage) ; M.C. métal-construction ; V.C. verre-construction (verre à vitre) ; Sc. scorie ; Mn monnaies.

TABL. XII
Proportion des différents éléments par US. C.C. céramique-construction ; P. C. pierre-construction (dallage/placage) ; M.C. métal-construction ; V.C. verre‑construction ; C.R. céramique-récipient ; V.R. verre-récipient ; Sc. scorie ; Mn monnaies.
4.3.6.2 Observations sur le terrain
Généralités
180D’une manière générale, on peut assurer que les données statistiques qui suivent confortent la perception obtenue par les fouilleurs sur le terrain.
181Sur le plan quantitatif (tabl. XI), trois catégories émergent. Les terres cuites architecturales arrivent très nettement en tête, suivis de la faune et de la céramique. Les effectifs très faibles de certaines catérogies n’autorisent pas de remarques très approfondies, sauf dans de très rares cas ; seule la présence/absence a, semble-t-il, un sens. C’est le cas pour le verre (récipients ou verre à vitre) et le métal (clous, monnaies) ou ses résidus (scories).
182Quant à l’évolution générale de la densité de l’ensemble du matériel (fig. 86), Les phases 5-6 et 7e-8 sont dans l’ensemble assez riches, tandis que la phase 7 est plutôt pauvre. À partir de la phase 8c, la densité du matériel amorce une décroissance progressive. Globalement, on constate que les courbes suivent des profils proches. Quelques accidents sont à remarquer sur la courbe, soit en raison de la nature de l’US (2476), soit à cause du faible volume étudié (CS 234), soit d’éventuels accidents d’inventaire (?). Dans les deux premiers cas, les plus vraisemblables, le message doit être interprété.

FIG. 86
Densités (par m3) des artefacts par US. C.C. céramique-construction (terres cuites architecturales) ; C.R. céramique-récipient ; M.C. métal-construction (clous) ; Os ossements ; P. C. pierre-construction (dallage/placage) ; Sc. scorie ; V.C. verre-construction (vitre) ; Mn monnaies ; V.R. verre-récipient.
183Si l’on s’attarde sur les proportions de chaque type de matériel d’une US à l’autre (tabl. XII), elles semblent très variables. Toutefois, quelques types de matériel paraissent osciller autour d’une moyenne, sans trop s’en écarter (terres cuites architecturales, faune). Pour la céramique, il y a une nette différence entre les phases 5 à 7a et les phases 7b à 8 (terres noires).
Les matériaux de construction
184En ce qui concerne les terres cuites architecturales (fig. 87), on peut noter la décroissance régulière de la proportion des tegulae et imbrices lors des phases 6 et 7. Bien qu’en proportion variable, la proportion globale des deux matériaux de couverture évolue lentement mais régulièrement lors de la phase 8. Les briques montrent en revanche une autre évolution : présentes lors des phases 5 à 7 en proportion voisine, elles ne sont pas systématiquement représentées ensuite lors des phases 7c à 8b. Toutefois, elles sont bien représentées lors des phases 7d et 8a. Elles oscilleront ensuite lors de la phase 8, après deux « chutes » notables en 2461 et 2420. Le cas des tubuli et briques striées (TAS) est très différent, puisque ces éléments ne sont présents qu’occasionnellement, surtout lors des phases 6 et 7 et en 2420- 2410 (phase 8f). Les séparateurs, fonctionnellement liés aux briques striées, suivent la même évolution (tabl. XI) et ont été associées aux tubuli sur le graphique.

FIG. 87
Matériel du secteur S/S-E. Densités (par m3) des matériaux de construction par US. TCI terres cuites architecturales indéterminées ; TI tegula imbrex ; Briq. briques ; TAS tuiles à stries (briques striées et tubulï) ; P. C. pierre-construction (dallage/placage) ; M.C. métal-construction (clous de charpente principalement) ; V.C. verre-construction (verre à vitre).
185Les dallages et placages de marbre (Mb) et calcaire (Ca) évoluent différemment (tabl. XI), les premiers étant plus rarement représentés que les seconds. Mais globalement, la pierre, très présente lors des phases 5 à 7, disparaît quasiment dans la première partie de la phase des terres noires (8a à 8d), pour réapparaître en proportion et variation identiques à celles du groupe des briques.
186En ce qui concerne les éléments en fer (M.C.), on peut noter, au-delà de leur baisse progressive, une absence très nette dans la première partie de la phase 8. Leur proportion, bien que faible, suit celle des pierres et des briques.
187Le verre à vitre (V.C.) n’est présent que dans les phases 5 et 6 (thermes).
188En étudiant le tableau XI, on remarque aisément des associations d’artefacts : celle des éléments pariétaux tubuli. briques striées (TAS) et séparateurs (Sép.) avec le marbre (Mb) est assez nette, tandis que le calcaire est systématiquement présent. Dans une moindre mesure, le fer (M.C.) pourrait leur être associé.
Les éléments de la vie quotidienne
189Si l’on étudie la céramique dans le détail (fig. 88), il est aisé de constater que, mise à part l’anomalie de l’US 2069, la proportion de sigillée est assez constante. En revanche, la céramique métallescente n’est présente que dans les phases 5 et 6 et, sporadiquement, lors des phases 7c, 8a et 8b. À l’inverse, si l’on remarque l’apparition des céramiques rugueuses (Rg, ve‑vie s.) dans la phase 7 (US 2507), leur forte présence coïncide avec la charnière 7e-8a. Ces céramiques supplantent ensuite les céramiques sombres (G/N) et les céramiques à pâte claire (P. C.), la proportion de celles-ci décroissant progressivement à partir du milieu de la phase 7 et jusqu’au début de la phase 8. À noter aussi, l’apparition de poteries du haut Moyen Âge à pâte sableuse (S) dans les « terres noires ».

FIG. 88
Matériel du secteur S/S-E. Densités (par m3) de la céramique par US. G/N grise à noire ; P. C. pâte claire ; Rg rugueuse ; S sableuses ; Sig sigillée ; Mt métallescente ; Mol. décor à la molette sur céramique commune.
190La faune est en proportion quasi constante durant toutes les phases, mais des variations internes dans les assemblages ont été clairement mises en évidence par l’étude archéozoologique (cf. supra § 4.3.5).
191Les monnaies, assez rares dans les phases 5 à 7, sont paradoxalement plus fréquentes dans les « terres noires ».
192Les scories, qui attestent d’activités artisanales, sont surtout présentes au début de la phase 8 (8a à 8d) et à deux reprises dans la phase 8f.
4.3.6.3 Interprétations, hypothèses
193Pour les phases 5 et 6, la fouille a montré que les niveaux de sols et remblais correspondaient à l’occupation de la palestre des thermes de l’est en raison, entre autres, de la nature du mobilier. La période de réfection et de transformation du balnéaire (phase 6, US 2067) est marquée par une bonne représentation des terres cuites architecturales thermales (tubuli, briques striées, séparateurs), des placages de marbres et des clous en fer ; le verre plat, très employé pour les verrières des thermes, est aussi présent. La couche qui lui succède (US 2066), correspondant à la dernière occupation de la palestre (après 270-280 selon le numéraire), contient ce même mobilier à l’état résiduel, s’il ne témoigne pas des premières destructions.
194À l’ouest du site, la phase 7 est caractérisée par l’émergence à l’emplacement de la palestre, le long du cardo, d’une boucherie dont les rejets ont recouvert l’ancienne esplanade. En d’autres points, divers indices semblent témoigner d’une destruction (déchets de débitages de colonne...), ou du moins d’un dépouillement partiel des thermes proches, à en juger par la fréquence du matériel thermal (US 2507). Le verre plat est cependant absent et les briques ne sont pas plus représentées que dans les niveaux antérieurs.
195Vers la fin du ive s., la sédimentation de terre brune qui finit de sceller la palestre se signale par un appauvrissement général en matériel. L’aménagement d’un sol verdâtre s’accompagne d’une bonne représentation des différents éléments, notamment thermaux, à l’exception des tegulae et imbrices : leur faible représentation dans les comptages doit être due à une forte fragmentation, rendant non identifiable une partie du matériel, alors comptabilisé avec les terres cuites indéterminées.
196La phase 8b, seconde séquence des « terres noires », a été définie en raison de la particularité de ses strates, riches en pierres noyées dans des « terres noires ». Si les moellons ou blocs n’ont pas été comptabilisés, on notera cependant l’absence de matériaux de construction spécifiquement liés aux thermes (tubuli-briques striées ou séparateurs) et du marbre qui leur est associé dans les phases 5 à 7. Ces niveaux sont aussi caractérisés par la présence de scories qui pourraient être l’indice d’un artisanat du métal proche. On peut rapprocher de ces éléments la découverte de petits nodules de terre cuite dont certains évoquent assez nettement des fragments de moules de fondeurs. La présence de monnaies pourrait s’expliquer soit par une résidualité, soit par une circulation tardive des espèces romaines.
197Les US 2461 et 2440 (phase 8d-8de), au-dessus des niveaux de pierre, se distinguent des précédentes et se signalent par l’association des éléments thermaux précédemment définie, auxquels on peut ajouter des scories (US 2461).
198Durant cette phase aussi, la céramique rugueuse, en grande partie d’époque mérovingienne, devient très présente (environ 40 %), mais le mobilier « résiduel » du ive s. reste très abondant. Parmi le matériel datant, on signalera l’existence de décors à la molette.
199Lors des phases 8e et 8f, dont les US –à l’exception de 2426– portent les mêmes caractéristiques que les US 2461 et 2440, l’US 2410 se distingue par une bonne représentativité des éléments thermaux, auxquels on peut ajouter une grande proportion de briques, tandis que l’US précédente (2420) n’en contient quasiment pas. En conséquence, pour ces strates, très proches des US 2461 et 2440, on peut supposer une reprise d’éléments provenant soit de « terres noires » antérieures, soit d’un apport de sédiment comportant les mêmes caractéristiques que celui dans lequel on a puisé pour alimenter les deux US précitées, ce qui peut sous-entendre une origine topographique identique.
4.3.6.4 Conclusion
200Que peut-on en conclure ? Quelle origine peut-on supposer pour les artefacts contenus dans les « terres noires » ?
201D’une part, au-delà de l’appauvrissement général du stock de matériel dans les « terres noires », l’hétérogénéité du corpus dans les différentes strates justifie la démarche de fouille. L’hypothèse d’un seul et même remblai se trouve écartée.
202D’autre part, différents indices montrent que même si le matériel a pour partie une origine thermale, le « spectre matériel » des US sous-jacentes indique qu’il n’y a pas de « remontée » directe de matériel de ces niveaux aux « terres noires » sus-jacentes. On peut donc supposer, sur le site même des thermes, peut-être aux pieds du monument en partie ruiné, l’existence de réserves de matériaux, riches en résidus de démolition (terres cuites architecturales, mortier) auxquelles s’ajoutent quelques céramiques éparses. Par définition, l’activité de récupération a pour but le prélèvement des matériaux réutilisables (moellons, briques, tuiles, métal, verre). Son résultat, après prélèvement, est la production d’un volume sans doute énorme de mortier, enduits et débris divers inutilisables (tubuli fragmentés, placages, etc.). Ce sédiment a pu être réutilisé par la suite, durant l’époque mérovingienne, comme « sable » ou granulat pour réaliser des niveaux de sols extérieurs drainants assez secs (cf. infra § 4.4.2). La pollution par les charbons, issus des activités domestiques et artisanales, pourrait être à l’origine de la coloration de ces niveaux en noir, l’intense activité biologique synchrone homogénéisant ces niveaux extérieurs, sur lesquels du mobilier contemporain aurait été rejeté de façon éparse.
4.3.6.5 Perspectives
203Ce travail d’étude du matériel nous invite à proposer une réflexion critique et méthodologique sur la collecte lors de la fouille. En effet, le caractère expérimental de la collecte sur le terrain amène à souhaiter un calcul des volumes lors de la fouille, au seau, même s’il peut être confirmé par les prises d’altitudes. Au niveau de la collecte sur le terrain, un tamisage ou un criblage à mailles assez larges (5 mm, 1 cm et plus) permettrait de limiter la sélection à la fouille tout en offrant la possibilité de calculer le volume d’éléments grossiers : il serait dès lors plus aisé d’analyser les matériaux de construction (pierres, mortiers, torchis, plâtre) ou autres. Par exemple, la sélection des pierres brûlées, qui pourraient être contemporaines de la formation des « terres noires », mériterait d’être précisément quantifiée.
4.4 Synthèse
4.4.1 Les « terres noires » du Collège de France
4.4.1.1 Caractéristiques
204Succédant sans discontinuité à un épisode d’accumulation progressive de sédiment limoneux brun (les terres brunes, phases 7a-7c) –au moins partiellement imputable à la dégradation de bâti proche en terre crue– puis à un sol construit localisé dans la cour d’honneur (le sol vert, phase 7d) –parfois affecté par des excavations (fosses d’extraction de limon, phase 7e)– une accumulation généralisée de terres noires caractérise les périodes de l’Antiquité tardive (à partir de la fin du ive s.) et du haut Moyen Âge.
205Les faciès de « terres noires » de la phase 8 correspondent à la définition micromorphologique des anthrosols cumuliques (Cammas 1995). En effet, elles sont constituées essentiellement d’une succession d’horizons de surface ou de subsurface avec parfois à la base un horizon plus profond. Ces horizons de surface ou de subsurface sont définis par des variations verticales de l’activité biologique, avec toujours une représentation conséquente des vers de terre de type enchytreïdes, annélide caractéristique de la couche superficielle du sol ; ainsi, les limites observées tous les deux ou trois centimètres ne correspondent pas toutes à des surfaces réelles mais à des « fantômes » ou reliques de surfaces. Les remaniements par l’activité biologique sont simultanés de l’accrétion et indiquent une accumulation progressive, pouvant entraîner le déplacement des petits objets de quelques centimètres.
206Les « terres noires » témoignent d’un affaiblissement de la pression anthropique permettant le développement des malacofaunes ; contrairement aux « terres brunes » et au « sol vert », le sol est alors sec et largement découvert, évoquant « un terrain vague, en friche, très sec, au sol largement exposé » (Limondin 1995, cf. supra § 4.3.2 et 4.3.3), dont les potentialités économiques restent encore à définir. Ceci n’exclut pas une occupation partielle des lieux, attestée par les résultats de la fouille (différents types de sols, du bâti, des creusements), ni une vocation spécifique (épandage de déchets divers).
4.4.1.2 Quelques constituants des « terres noires » et leur origine
207Deux des particularités du contenu des « terres noires » sont son hétérogénéité et sa richesse en constituants anthropiques. Les résultats des différentes analyses permettent de sérier les constituants et de formuler des hypothèses sur leur origine et leur mode de dépôt (tabl. XIII).
Constituants et méthodes d’identification | Origine des constituants | Mode de dépôt |
Matériaux manufacturés (archéologie, micromorphologie) | Thermes Occupation | Apport (thermes) Accidentel (occupation) |
Os Charbons de bois (micromorphologie) Parasites (parasitologie) | Activités domestiques et/ou artisanales | Rejet Épandage ? |
Phytolites Micro-restes végétaux (micromorphologie) | Activités domestiques et/ou artisanales Faune et flore locales | Volontaire (rejet) et/ou naturel Accrétion progressive |
Fraction minérale fine (micromorphologie) | Milieu sédimentaire ambiant | Naturel Accrétion progressive |
Coquilles (malacologie) Pollens (palynologie) | Faune et flore locales | Accumulation naturelle |
TABL. XIII
Origine et mode de dépôt des principaux constituants des « terres noires ».
208La présence de microrésidus végétaux (moins de 15 microns), charbonneux pour la plupart, est le principal facteur à l’origine de la couleur sombre des « terres noires ». L’activité biologique (racines, vers, animaux fouisseurs...), bien développée, à l’origine de la forte fragmentation de ces restes (pouvant provenir d’activités proches ou de la dégradation de végétaux d’habitats voisins), indique un affaiblissement de l’impact de la population sur le sol.
209La présence d’os, de charbons de bois et de parasites résulte soit du rejet aléatoire et occasionnel, soit de l’épandage de résidus d’activités domestiques et/ou artisanales proches.
210Les matériaux manufacturés sont dominés par une forte proportion de matériaux de construction (tuiles, briques, mortier). Des amas observés à certains niveaux des « terres noires » témoignent d’apports volontaires ; de nombreux fragments de mortier et de nodules de tuileau de petite taille, présents dans la masse fine, résultent plutôt de la fragmentation et de la désagrégation de matériaux de construction (provenant des thermes ou d’ailleurs). On notera aussi la présence de nodules de terre cuite sableuse pouvant correspondre à des fragments de torchis, largement utilisé dans la construction civile durant le haut Moyen Âge (des plaques portant des empreintes de clayonnages ont été retrouvées dans une fosse mérovingienne cour Letarouilly). Les rares fragments de terre cuite sableuse, qui pourraient être attribués à des terres cuites architecturales du haut Moyen Âge, ne sont pas tous suffisamment gros pour être formellement identifiés ; d’autres fragments caractéristiques ont été découverts hors contexte du haut Moyen Âge.
211Les activités anthropiques, notamment domestiques, sont matérialisées par des constituants d’origine organique (charbons, ossements, coprolithes) ou minérale (pierres brûlées, nodules de terre brûlée) abondants et divers, en position nécessairement secondaire ; aucune structure spécifique à des activités, comme les foyers par exemple, n’a été découverte. La présence de ces éléments résulte donc principalement de rejets (apport volontaire ou involontaire lors du piétinement). On doit signaler cependant l’absence de cendres qui ont pu disparaître ou être récupérées pour un autre usage (amendement, savon…). Les témoins d’activités liées à l’alimentation, principalement documentés par les os (assez variés et fragmentés) et les œufs de parasites (rejets fécaux humains) résultent de rejets occasionnels (balayages) ou d’épandages systématiques des déchets.
212La présence d’élevages d’animaux (à plumes ou à poils) n’a pu être mise en évidence par la parasitologie, mais la fréquence des ossements rongés ou ingérés par les chiens a été révélée par l’étude archéozoologique (cf supra § 4.3.5).
213Proportionnellement aux matériaux de construction, peu de céramiques de vaisselle liées à de l’habitat ont été récoltées. De nombreux tessons résiduels présentent des traces d’éclatement au gel. Les tessons les plus gros sont ceux en céramique rugueuse, peut-être la poterie la plus résistante et abondamment utilisée à la fin de l’ Antiquité tardive et durant tout le haut Moyen Âge.
214On peut supposer l’existence d’activités artisanales (métallurgie des alliages cuivreux notamment) dans le quartier durant le haut Moyen Âge en raison de la présence de quelques rares scories, de morceaux de creusets en céramique rugueuse et peut-être de petits fragments de moule en terre cuite sableuse (restes de fabrication d’objets à la cire perdue). Ces activités produisent une grande quantité de charbons (poussières et fragments) qui font probablement partie du cortège des constituants anthracologiques des « terres noires ».
215Le remploi des matériaux de construction peut aussi entrer dans ce cadre : leur présence sous forme d’amas indique en effet une récupération sur les édifices antiques, sans doute dans le but d’élever d’autres constructions (basiliques notamment). Nous avons vu aussi que la récupération des moellons et des briques devait produire une grande quantité de nodules et poussières de mortier, que l’on retrouve massivement dans les « terres noires » du Collège de France.
4.4.1.3 Datation et résidualité du matériel archéologique
216Dans ces dépôts, l’étude du matériel archéologique est a priori ingrate. En effet, dans ce matériel parfois assez abondant mais mélangé, peu d’éléments datants se remarquent, ce qui entraîne des difficultés à établir aisément et rapidement un cadre chronoculturel satisfaisant. L’étude de ce matériel, essentiellement la céramique et les monnaies, nécessite d’aborder les problèmes de perduration et de remploi des artefacts ou leur remobilisation lors de remaniements du sous-sol.
217L’estimation de la résidualité ou de la contemporanéité des éléments recueillis n’est pas aisée, notamment en raison de la faible valeur chronologique de la plupart des témoins archéologiques. L’extrême fragmentation du matériel (céramique, verrerie, etc.) le rend parfois difficilement identifiable et datable avec précision. Dans ce contexte, il est délicat d’affirmer que les monnaies –souvent aisément datables– procèdent du numéraire en vigueur (contemporanéité) ou résultent des mélanges sédimentaires (résidualité) (tabl. XIV).
Matériel | Résiduel (Antiquité) | Contemporain (fin de l’Antiquité tardive et haut Moyen Âge) |
Monnaies | Monnaies ive s. | Monnaies ive s (circulation ?) |
Métal autre | Clous | Clous ? |
Pierre | Moellons avec mortier | Pierres brûlées |
Verrerie | Verre plat ? (très rare) Verrerie utilitaire antique | Verrerie utilitaire haut Moyen Âge ? |
Céramique | Céramique iiie-ive s (amphore, poterie commune, métallescente) | Céramique mérovingienne (dont décors à la molette) Céramique carolingienne rare dans la partie sup. Sigillée (dont décors à la molette) Lampes en céramique rugueuse |
Terres cuites architecturales | Mobilier thermal (tubuli, briques striées, briques) | Tegulae et imbrices sableuses (HMA), rares |
Terre crue Terre brûlée Plâtre | Torchis limoneux ive s | Argile crue (nodules) Torchis sableux HMA (nodules) Plâtre (nodules), rare Fragments de moules de fondeur en terre cuite sableuse ? |
Mortier | Mortiers divers | ? ? |
Charbons | ? | Épandages probables, pollution |
Faune | Déchets de boucherie ive s | Os divers |
Objets | Épingles, peigne (très fragmentés) | Peigne (HMA ?) |
TABL. XIV
Caractère du mobilier des « terres noires ». Résidualité et/ou contemporanéité.
4.4.1.4 Acquis et limites des stratégies d’étude
218Malgré les acquis apportés par la combinaison des différentes approches sur les « terres noires » du Collège de France, des zones d’ombre subsistent (lacunes, incertitudes, méconnaissances). L’exiguïté et l’émiettement des surfaces fouillées en sont en grande partie la cause. Il ne nous a pas été possible de pousser les investigations dans tous les domaines envisagés (anthracologie, études des phytolithes, analyses des différents types de matière organique, etc.), ni de parfaire les démarches analytiques choisies par un échantillonnage plus performant, verticalement et horizontalement sur le site du Collège de France, et a fortiori aux alentours.
219Les séquences de « terres noires » du Collège de France révèlent –au moins partiellement– l’intérêt documentaire incontestable de ces sédiments pour la connaissance de la ville de l’Antiquité tardive à la fin du haut Moyen Âge, ainsi qu’il en fut à Lyon pour la fouille de niveaux probablement comparables (bien que non décrits) lors de l’opération archéologique de l’îlot Tramassac (Arlaud et al. 1994). La restriction spatiale liée aux modalités de l’intervention archéologique du collège de France ne permet pas d’entrevoir de façon satisfaisante les relations qu’entretiennent les divers témoignages d’occupation des « terres noires » des deux cours du Collège de France avec la rue Saint-Jacques, cardo de la ville antique. Nous percevons encore moins la nature des liens entre le site et la basilique mérovingienne Saints-Serge-et-Bacchus (devenue Saint-Benoît-le-Bétourné au xie ou xiie s. et démolie en 1854) (Périn et al. 1985 : 143), située de l’autre côté de la rue, à 50 m du bâti observé cour Letarouilly.
220Les fouilles ont permis d’apporter quelques éléments d’information –certes modestes– sur l’organisation urbaine à cette période, encore trop méconnue. Cependant, les prises en compte de ces dépôts restent trop isolées et anecdotiques pour appréhender les spécifications culturelles que recouvrent le début de cette sédimentation si particulière et sa poursuite au cours du haut Moyen Âge. De ce secteur légèrement en retrait d’un axe de communication important, les données suggèrent l’image d’une zone peu construite, faiblement marquée par les activités domestiques ou artisanales, assimilables à une périphérie d’habitat dont témoignent les structures observées cour Letarouilly. Paradoxalement, l’ensemble du dépôt de « terres noires » comporte une imposante proportion de constituants anthropiques, des menus fragments de mortiers aux morceaux de matériaux de construction provenant partiellement des vestiges antiques environnants.
221Les nodules de mortier, majoritairement représentés dans les refus de tamis, d’une taille de 0,5 à 6 mm, ne peuvent pas s’expliquer par un amendement du sol puisque les pratiques agricoles (cultures, maraîchage ou élevage) ne se reflètent pas dans les analyses malacologique, paléoparasitologique, micromorphologique et le test palynologique. Cependant, une portée économique de ce milieu particulier, pour l’instant non explicable, n’est pas à exclure. Les différentes traces d’occupation rencontrées n’explicitent probablement qu’une partie des modes d’occupation dissimulés dans la totalité de la séquence de « terres noires ».
222L’absence de fosses-dépotoirs caractérisées incite à s’interroger sur les modalités de gestion des déchets (économie des déchets) durant le haut Moyen Âge.
223La présence, dans les « terres noires », de particules charbonneuses de la taille des argiles jusqu’à 2 mm est une constante. Nous les avons envisagées comme un traceur potentiel susceptible de livrer des informations générales sur la parenté de ces dépôts trouvés pouvant être très différents. Si aucune étude sérieuse des constituants anthropiques n’a pu être entreprise jusqu’à aujourd’hui, nous proposons plus loin une ou deux hypothèses archéologiques pouvant expliquer, en partie, la récurrence des charbons dans ces milieux particuliers.
4.4.2 Quelques questions sur les modes d’occupation du haut Moyen Âge
4.4.2.1 La gestion du feu
224Les dispositions des foyers domestiques en milieu urbain restent largement méconnues. Y a-t-il des foyers domestiques dans les habitations, comme durant l’époque romaine, ou peut-on appliquer, pour l’habitat urbain mérovingien, le modèle rural du four/foyer collectif à l’extérieur des bâtiments ? La fouille d’un site rural des ive-vie s. (La Petite Dîme à Guichainville, Eure, responsable J.-Y. Langlois), dont la particularité est de posséder une série de foyers au centre du groupement de bâtiments (village), a montré clairement la contamination progressive des sédiments par le charbon autour de ce pôle d’activité. Au plus près des fours, les sédiments étaient très noirs ; plus on s’éloignait, plus les remplissages de structures étaient clairs.
225Un autre exemple, antique, montre qu’aux IIe-IIIe s. les niveaux d’occupation des espaces de service des thermes du Vieil-Évreux (Eure) étaient aussi noirs que les « terres noires » du haut Moyen Âge, tandis que tous les autres niveaux d’occupation (palestre située dans une autre cour, sols extérieurs au complexe thermal) étaient dépourvus de cette pollution. Bien qu’aucune vidange directe de foyer n’ait été mise en évidence, la seule proximité des chaufferies et, peut-être, le stockage du combustible, semblent expliquer l’impact de cette activité spécialisée, ici dans un espace clos non couvert de plus de 1 000 m2. Notons qu’une activité biologique considérable a été constatée dans ce milieu, que l’on ne retrouve absolument pas dans les autres espaces de l’édifice ou à l’extérieur de celui-ci.
226Comme sur d’autres sites à Paris, la présence de quelques rares scories et fragments de creusets, associés à des nodules de terre brûlée comparables à ceux des moules de fondeur, semble indiquer que les activités artisanales polluantes pouvaient s’exercer au cœur des villes, à l’inverse des villes antiques à la périphérie desquelles elles étaient traditionnellement reléguées. Les activités liées aux arts du feu disséminées dans la ville pourraient être génératrices d’une pollution considérable dont une partie des charbons pourraient caractériser les « terres noires ».
227La présence d’une grande quantité de particules charbonneuses constitue une caractéristique commune des « terres noires » de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge, que nous considérons comme un marqueur. Les protocoles diversifiés d’analyse des charbons (microanthracologie, caractérisation de la matière organique, etc.), afin de tenter d’identifier les origines du stock de charbons (souvent incorporé dans le sol par une forte activité biologique), contribueraient au moins partiellement à expliquer certains aspects de cette sédimentation.
4.4.2.2 L’économie des déchets
228À l’époque gallo-romaine, les secteurs situés au cœur des îlots, à l’arrière de l’habitat proprement dit, sont occupés par des activités domestiques ou de rejet. On y rencontre souvent de grandes fosses-dépotoirs dans lesquelles alternent vidanges de foyer, restes alimentaires, céramiques usagées et couches de terre ou de sable destinées à assainir. Cette gestion des déchets est complétée, à Paris notamment, par des zones d’épandage en périphérie d’agglomération. On citera le cas de la fouille de la place André-Honnorat (Paris, VIe), au sud-ouest de l’agglomération antique (Busson 1992) : on y a découvert, entre la ville et une habitation suburbaine, un espace intermédiaire progressivement comblé par des débris de construction (torchis, mortier, etc.) ; il s’agirait peut-être d’une décharge (publique ?) réservée aux produits de démolition de bâtiments civils, et destinée à combler le vallon existant à cet emplacement.
229L’époque mérovingienne, attestée dans les agglomérations par d’abondantes et vastes nécropoles, des basiliques et des groupes épiscopaux, n’a jamais (ou très rarement) livré de dépotoirs comparables à ceux de l’Antiquité. La fouille des rues a en revanche montré que, contrairement au Haut-Empire, elles étaient jonchées de déchets de consommation à partir du début du ive s., marquant nettement l’abandon de l’entretien qui était auparavant un signe évident de la rigueur administrative municipale. À Paris, ce phénomène a été constaté rue Saint-Martin pour les états 8 à 11 de la voirie et, entre autres, pour l’état 10, refait à l’époque mérovingienne (sans doute au vie s.). Cette rue était recouverte d’une couche de boue gris-noir riche en déchets domestiques datés du vie s. au viie s. environ (Guyard 1993a ; 1993b). Toutefois, l’apport de déchets sur la voirie urbaine ne doit pas être surestimé car on ne peut raisonnablement pas penser que les rues aient pu recevoir, pendant plusieurs siècles, tous les déchets d’une ville. Comme durant le bas Moyen Âge, les rejets sur voirie devaient être occasionnels, une grande partie d’entre eux étant, à cette époque plus récente, effectués dans des fosses situées à l’arrière des habitats, ou évacués hors de la ville et épandus dans les champs.
230L’usage du dépotoir domestique semble réapparaître dans le courant du ixe ou du xe s. ; il s’agit sans doute à la fois du signe de nouveaux comportements, de l’essor urbain de l’époque carolingienne et des prémices d’un nouveau dynamisme administratif. À Paris, les fouilles de la place Baudoyer (responsable L.-G. Valencia), de la place de l’Hôtel-de-Ville (responsable P. Marquis) et de la rue Saint-Martin (responsable L. Guyard) ont mis au jour de profondes fosses carolingiennes semblables à celles de l’Antiquité. L’absence de dépotoirs dans l’histoire de l’économie traditionnelle des déchets à l’époque mérovingienne pourrait trouver sa justification par de nouvelles manières de les gérer, plus écologiques (?) ou différemment organisées, dont les « terres noires » pourraient en être partiellement le reflet. Nous pourrions postuler une recrudescence de la récupération des matériaux utilisés à l’époque romaine et de ceux alors en usage (pierre, verre, fer, alliages cuivreux).
231D’autre part, on peut aussi s’interroger sur la possibilité et l’intérêt du brûlage des déchets organiques. Quelques os brûlés (4 à 13 par US dans les « terres noires », cf. supra Lepetz § 4.3.5) pourraient témoigner d’une combustion des déchets de consommation courante non réutilisables, comme on peut encore le pratiquer aujourd’hui lorsque l’on dispose d’une cheminée.
232La petitesse des ossements des « terres noires » pourrait aussi provenir de la fragmentation de ceux-ci pour la récupération de la moelle ou du collagène (utilisé comme colle, cf. supra Lepetz § 4.3.5).
233Les déchets peu éliminables (céramiques ou pierres par exemple) pourraient avoir été épandus dans un but d’assèchement de l’espace, en même temps que l’on récupérait, près des ruines dépecées, le « sable » en formation issu de la désagrégation des enduits et mortiers. La faiblesse des proportions de céramiques peut être recherchée dans la pauvreté du répertoire à l’époque mérovingienne. La vaisselle utilitaire (assiette, écuelle) devait sans doute être en bois, signe d’un lien étroit avec les matériaux périssables.
234La quasi-absence de matériaux de construction typiquement mérovingiens est liée à ce même phénomène. Dès le ive s., le recours à l’architecture de bois, et aux couvertures en matériaux périssables, marque à la fois l’abandon de techniques antiques pour le bâti civil (nécessitant une main-d’œuvre spécialisée et des approvisionnements spécifiques), une économie de la construction différemment organisée (moins de carriers, de tuiliers...) et un lien fort avec les matériaux naturels (bois, chaume, cf. infra § 4.4.2.3).
4.4.2.3 L’art de bâtir : une opposition radicale
235Dans certaines villes, on a mis en évidence une permanence des modes de construction romains (petit appareil de pierre lié au mortier, sols en béton) jusqu’au vie s. au moins, principalement sur les groupes épiscopaux et à l’intérieur des enceintes urbaines (Lyon, Arlaud et al. 1 994 ; Fréjus, Février et al. 1988 ; Toulouse, Pailler dir. 2002). Ces éléments ont suffi, dans certains cas, à la bonne compréhension des espaces fouillés. La récupération des matériaux sur les ruines antiques constituait, semblait-il, la principale source d’approvisionnement.
236Cette vitalité des modes de construction romains est aussi illustrée à Paris par l’usage du petit appareil (cathédrale Saint-Étienne, qui a précédé celle dédiée à Notre-Dame), par le remploi du marbre ou la confection d’éléments spécifiques et aussi par l’utilisation de terres cuites architecturales. Jusqu’alors, pour ces dernières, on ne connaissait que les modifions moulés, les briques chanfreinées décorées et les antéfixes, tous éléments destinés à orner le couronnement des maçonneries et la base des toitures (Périn et al. 1985), ces dernières passant pour être en plomb ou en tuiles de récupération. La collecte des terres cuites architecturales sur quelques sites parisiens (rue Saint-Martin, place Baudoyer, Collège de France) a montré qu’existaient aussi pour l’époque mérovingienne des tegulae et des imbrices fabriquées dans les mêmes matériaux et selon des techniques antiques ; seules diffèrent les pâtes (plus sableuses, homogènes, surface grisée) et la typologie (rebords surbaissés). En fouille, ces éléments ont été retrouvés disséminés dans les terres noires. Ces techniques de construction romaines sont cependant principalement réservées aux monuments religieux.
237Pour le bâti civil, le retour à une architecture plus simple, estimée parfois comme « beaucoup plus précaire » (Arlaud et al. 1994 : 46), a été considéré comme « la négation des traditions romaines », signe d’une paupérisation évidente renforcée par l’absence de schéma d’urbanisme (Arlaud et al. 1994 : 20). En fait, dès le ive s. en France du Nord, le recours à l’architecture de bois, et aux couvertures en matériaux périssables, marque à la fois l’abandon de techniques antiques pour le bâti civil (nécessitant une main-d’œuvre spécialisée et des approvisionnements spécifiques), une économie de la construction différemment organisée (moins de carriers, de tuiliers...) et un lien fort avec les matériaux naturels (bois, chaume), signe manifeste d’un changement culturel fort, certes différent du modèle antique.
238À Paris, l’habitat civil devait donc ressembler à ce que l’on connaît pour les habitats ruraux ; les quelques vestiges retrouvés le long de la rue Saint-Martin sur la rive droite en sont un exemple (Guyard 1993a ; 1993b). À l’époque mérovingienne, des fossés palissadés associés à des tous de poteaux bordaient cet axe majeur de la ville. À l’époque carolingienne, l’ossature de bois d’un bâtiment à vocation métallurgique reposait sur un solin de pierre, contenu dans les « terres noires ». De l’autre côté de la rue, dans les mêmes sédiments, un fond de cabane du xie s. présentait les mêmes caractéristiques morphologiques que les structures observées sur les sites ruraux. Pour le Collège de France, on doit citer la découverte de fragments de parois en terre sableuse et en plâtre, sur lesquels les empreintes de clayonnages étaient bien visibles. Ces éléments n’ont parfois été conservés qu’à l’issue d’incendies.
4.4.3 Les « terres noires » et l’organisation urbaine
4.4.3.1 À l’échelle du quartier
239La topographie du quartier durant le haut Moyen Âge ne peut être basée que sur la combinaison des connaissances issues de l’étude des « terres noires » et des données antérieures concernant la topographie historique de Paris.
240À l’échelle du site, la densité des vestiges et des structures observée pour la période semble obéir à une gradation sensible entre l’ouest et l’est, au moins pour la phase 8e. Elle peut être mise en relation avec l’éloignement progressif des vestiges de la rue Saint-Jacques (plan IX), rue ancienne qui devait être bordée par un bâti en matériaux essentiellement légers, dans lequel le bâtiment hypothétique de la cour Letarouilly serait l’élément le plus oriental. Ce bâtiment était installé à l’emplacement de fosses comblées de gravats (cloisons en plâtre et torchis sur clayonnage) associés à de la céramique mérovingienne. Plus à l’est, les « terres noires » correspondraient à un espace ouvert moins fréquenté, aux sols apparemment peu tassés, recoupé cependant par des structures annexes aux fonctions incertaines (bâtiments sur poteaux, fosses).
241Pour les espaces plus éloignés, vers l’ancien bloc thermal, la documentation est nulle et nous en sommes réduits à des conjectures. L’édifice, sans doute encore en cours de démolition et donc bien visible dans la topographie de la ville, ne devait plus pouvoir servir, contrairement aux thermes de Cluny. L’ancien bloc thermal se trouvait d’ailleurs peut-être en marge d’une zone habitée, en périphérie immédiate de la vaste nécropole Sainte-Geneviève, centrée autour de l’ancienne basilique des Saints-Apôtres fondée par Clovis (édifice disparu partiellement recouvert par l’actuelle église Saint-Étienne du Mont). Vers l’ouest, l’église Saints-Serge-et-Bacchus, au croisement de l’ancien decumanus de la rue des Écoles et du cardo de la rue Saint-Jacques (à l’emplacement de la partie nord de l’actuelle Sorbonne), ne devait comporter qu’une petite nécropole. Son vocable d’origine syrienne, attribué au vie s., la rattache aux premiers édifices religieux parisiens (Périn et al. 1985 : 143).
242Dans ce cadre topographique et historique, on pourrait aisément imaginer que la destruction des thermes ait profité à la construction des monuments mérovingiens. L’évident dynamisme urbain à Paris à l’époque mérovingienne, lié à son statut de capitale, a dû en effet accélérer le démontage des édifices antiques pour la récupération des matériaux et leur mise en forme dans les nombreuses basiliques urbaines et suburbaines.
4.4.3.2 Paris durant le haut Moyen Âge
243À l’échelle de Paris (plan XI) il est possible de dresser un panorama qui corrobore en grande partie l’analyse topographique qu’avait faite P Périn en 1985 à partir de l’étude des collections mérovingiennes du musée Carnavalet (Périn et al. 1985), renforcée par les données d’opérations archéologiques récentes (Duval et al. 1993). L’observation des « terres noires » en plusieurs points de la ville, lors des fouilles récentes, permet de les inscrire totalement dans ce schéma.

PLAN XI
Bâtiments du XIVe s. (phase 9a).
244À Paris, les « terres noires » ont été observées sur une partie de la ville antique de la rive gauche, file de la Cité et le faubourg antique installé sur la plaine alluviale de la rive droite. Au-delà des marges de l’occupation romaine, on les trouve sur la rive droite dans le IVe arrondissement, place de l’Hôtel-de-Ville (fouille P. Marquis), place Baudoyer (Valencia 1996) et rue de Fourcy. Ces zones se situent entre les nécropoles mérovingiennes encerclant les basiliques suburbaines et sont parfois en relation avec ces cimetières (place Baudoyer). L’abondance de la céramique mérovingienne recueillie sur ce site (Lefèvre 1996), comparable à celle de la rue Saint-Martin (inédit), ne laisse aucun doute sur l’importance de son occupation, qui est d’ailleurs probablement à l’origine de l’essor, à l’époque carolingienne, de cette partie de la rive droite autour de ce qui deviendra le centre de gravité de « la Ville », par opposition à « la Cité » (l’île) et à « l’Université » (le quartier de la rive gauche). Les vestiges étudiés au Collège de France offrent, pour la première fois, la preuve d’une occupation importante de la rive gauche au haut Moyen Âge, sous la forme des « terres noires ».
245Le tableau que l’on peut ainsi dresser de la topographie de Paris à l’époque mérovingienne (plan XI), s’il ne remet pas totalement en question l’organisation de l’Antiquité, montre une nette différence. D’une ville rigoureusement bipolaire (Périn et al. 1985 : 598), ou tripolaire si l’on considère le faubourg de la rive droite (Guyard 1993a : 178), on passe à l’époque mérovingienne à une ville multipolaire dans laquelle les trois pôles « urbains » de la ville antique dominent cependant. L’île, ceinte du rempart édifié au début du ive s., héberge le groupe épiscopal, le palais mérovingien ainsi que des monastères. Rive droite, le faubourg antique est occupé après un hiatus au ve s. Quelques églises suburbaines se développent à sa périphérie immédiate, principalement à partir du début du viie s. (Bautier 1993 : 127). Sur la rive gauche, subsiste une occupation assez étendue correspondant environ au quart ou au cinquième de la ville antique. Quelques édifices émergent encore (thermes de Cluny, arènes) et sans doute aussi des éléments du bâti civil. De nombreuses églises y sont érigées le long des anciennes rues (Périn et al. 1985 : 606), mais aucune n’a succédé à un édifice public antique majeur. D’autres monuments, voire des quartiers entiers, sont voués à la récupération ou laissés au monde des morts, regroupés aux pieds des églises, dont la plus importante fut sans doute la basilique des Saints-Apôtres. Vers le sud-est, le cimetière Saint-Marcel est le plus imposant (Busson, Robin 1993 : 141) et justifie pleinement le terme de nécropole.
246Il convient d’associer à cette agglomération mérovingienne les nombreux centres satellites que constituent les églises suburbaines, entourées d’une auréole de nécropoles et, au-delà de leurs limites, de zones habitées, et enfin d’espaces agricoles. C’est le cas sur la rive droite à l’est de l’église Saint-Gervais-Saint-Protais (place Baudoyer, Valencia 1996) ou, vers l’ouest, à Saint-Germain-l’Auxerrois (Guyard 1994a). Ces éléments constitueront plus tard les principales paroisses.
247D’autres indices confirment le dynamisme de la capitale à cette époque : carrière d’extraction sur la rive droite à l’est du faubourg (Gosselin 1996), habitats ruraux satellites –comme on a pu l’observer lors des fouilles du Louvre (Trombetta, Van Ossel 1993)– dont l’abondance est peut-être liée au nécessaire approvisionnement de la ville (Périn et al. 1985 : 610 ; Duval et al. 1993). La présence d’un atelier de potier est aussi supposée au sud de Paris, à Vanves (5,5 km au S/S-E de Notre-Dame) (Renel 1998), villa mérovingienne connue par les textes, à l’emplacement d’un site gallo-romain vraisemblablement important.
4.4.3.3 Quelle image pour la « ville » mérovingienne ?
248Aux antipodes de la connaissance que nous avons actuellement de la ville antique, notre ignorance de l’état de la ville du début du haut Moyen Âge est considérable. Bien sûr, de nombreux ouvrages ou articles ont montré, d’une certaine manière, que le haut Moyen Âge correspondait pour certains aspects à une époque « brillante », à en juger par l’orfèvrerie, quelques témoignages architecturaux et de nombreux éléments funéraires, introduisant une notion de dynamisme qui tranchait avec les hypothèses anciennes dressant plutôt l’image d’une période de recul démographique, économique, culturel. Les fouilles récentes en milieu rural ont aussi grandement renforcé cette impression de dynamisme en révélant de très nombreux ensembles (fermes, villages...) (Pesez 1993). Mais qu’en est-il de ce qui, pourtant, correspond aux éléments constitutifs essentiels des villes, à savoir les habitations et lieux d’activités de leurs résidents. On ne peut en effet raisonnablement penser que les villes du haut Moyen Âge se résument à des groupes épiscopaux, des églises urbaines et suburbaines, quelques monastères et de gigantesques nécropoles. De même, on ne peut imaginer que les habitants aient tous déserté les villes au profit des campagnes, même proches. On ne saurait non plus admettre l’indigence des découvertes en milieu urbain car, depuis plus de vingt ans, de nombreux centres villes ont été éventrés en différents points « stratégiques » : outre les groupes épiscopaux et les sites castraux, de nombreuses zones intra- ou extra-muros ont été sondées ou fouillées. À l’examen de la documentation des quelques mentions stratigraphiques quand elles existent, il apparaît bien souvent que ces gisements recelaient des « terres noires ».
4.4.4 Perspectives
249L’originalité de l’approche des « terres noires » du Collège de France a été de fédérer des chercheurs travaillant spécifiquement sur cette thématique. Des références bibliographiques ont été rendues accessibles concernant les « terres noires » françaises et étrangères (Cammas et al. 1995). D’autres résultats ont été obtenus sur de nombreux sites et publiés, notamment, phénomène récent, dans des publications dédiées à ce sujet (Documents... 2000 ; Louvain à paraître). Quelques contributions nous semblent particulièrement utiles à une meilleure prise en compte du problème des terres noires. Certains points qui nous paraissent essentiels y sont abordés. À titre d’exemples mentionnons quelques-unes des démarches concernant l’évaluation des terres noires (David et al. 2000 ; David 2000 ; Durey-Blary 2000 ; David à paraître a), les approches analytiques (David et al. 2000) et les stratégies d’intervention sur le terrain (David et al. 2000 ; David à paraître b).
Notes de bas de page
1 – Des dépôts de terre noire existent effectivement également en milieu rural comme à Courdimanche (95) (Marcille 1996), Tourville-la-Rivière (76) (Millard comm. pers.) et Poses (27) (Boivin comm. pers.).
2 – La céramique « rugueuse » ou « granuleuse » est « une céramique bien cuite, à dégraissant calibré affleurant à la surface du vase » (Barat 1993b : 171). De tradition rhénane, cette céramique semble à la mode en Île-de-France à partir du milieu du ive s. et devient très présente à partir du troisième quart de ce siècle ; c’est la production principale durant le haut Moyen Âge.
3 – Ces travaux ont été confiés à François Baudin (Département de géologie sédimentaire, URA 1761 du CNRS, université Pierre-et-Marie-Curie-Paris VI) en 1997.
Auteurs
Inrap
Inrap, rattachée au laboratoire de Thiverval-Grignon, Institut national agronomique
Mission archéologique du Vieil-Évreux, conseil général de l’Eure
EA 3308 associé CNRS ESA 8045, UFR de pharmacie, laboratoire de paléoparasitologie, université de Reims Champagne-Ardennes
CNRS UMR 8591 ; université de Paris I. Laboratoire de géographie physique, Meudon
CNRS, ESA 8045, Centre de recherche de la vallée de l’Oise
Inrap, rattachée au laboratoire de géographie physique Pierre Birot, CNRS UMR 8591
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