« Empire », « post-empire » et « nouvel empire » : histoire et perspectives de la diplomatie russe
p. 131-143
Texte intégral
L’héritage impérial et ses caractères
1Depuis les cinq derniers siècles, l’image de la Russie s’est d’abord résumée à celle d’un immense empire. Cette caractéristique, ayant conditionné sa diplomatie des xviiie et xixe siècles, a aussi marqué, d’une manière spéciale, la politique soviétique. Même dans la nouvelle ère post-guerre froide, la politique étrangère russe se distingue souvent par ce que l’on appelle le « syndrome postimpérial ».
2En effet, la Russie ne manque pas d’expérience impériale. Depuis cinq cents ans, celle-ci influence constamment sa relation avec les autres pays. Le chercheur américain Robert Legvold précise que deux choses peuvent principalement expliquer la continuité de la diplomatie russe contemporaine par rapport à son héritage impérial : d’abord, la Russie constitue de facto un fait impérial et « présente tous les symptômes de la “malformation” et de la faiblesse propres à un empire » ; ensuite, influencée par son passé impérial, le pays ne dispose pas de base sur laquelle il pourrait fonder une autre politique étrangère, normalisée.
3Effectivement, son passé impérial a un impact sérieux sur la construction de sa relation avec d’autres grandes puissances et, d’une manière significative, il oriente sa diplomatie. Phénomène non linéaire, cet impact agit sous différentes formes en même temps. Ainsi, une bonne compréhension de la nouvelle relation sino-russe nécessite de s’intéresser au « caractère impérial » de la politique étrangère de Moscou.
4Ce caractère se traduit dans les termes suivants :
- Continuité du territoire : le caractère continental de l’Empire russe différenciait ce dernier de l’Empire britannique et de l’Empire français, dont les territoires se dispersaient partout sur la planète, et le rapprochait du modèle de l’Empire ottoman ou de celui de l’Empire austro-hongrois. D’une part, ce fait a prolongé la durée du phénomène impérial. Comme le territoire ottoman, celui de l’Empire russe constitue un bloc dont tous les composants sont géographiquement liés. À l’époque impériale, les élites venaient des différents peuples sous l’autorité du tsar ou du sultan. D’autre part, la frontière commune russo-turque n’étant pas bien définie, les deux empires se sont formés par expansions successives autour de leur foyer d’origine – de la sorte, aucun territoire ne se trouvait outre-mer et éloigné de la métropole. Ainsi, l’écroulement brutal des empires a eu un retentissement considérable et a provoqué des bouleversements immédiats.
- Pour la Russie, depuis la guerre de Crimée, le coût du maintien et de l’expansion de l’Empire a toujours dépassé le bénéfice obtenu. Dans ce contexte, la survie de l’Empire, qui a longtemps souffert de ce déficit, imposait principalement le maintien de la pauvreté et de l’obéissance de ses peuples.
- Les situations des diverses régions de l’Empire différaient. À l’est, notamment dans les régions transcaucasiennes et de l’Asie centrale, la Russie jouait un rôle de diffuseur de la civilisation. Malgré leurs riches traditions et cultures d’origine, ces régions n’ont pu acquérir la technologie moderne et le système éducatif contemporain que grâce à la Russie. Les élites locales ont donc trouvé utile que leurs peuples continuent à vivre dans le cadre de l’Empire russe. En revanche, les peuples de l’ouest de l’Empire avaient une civilisation plus avancée. Bien qu’une partie de leurs élites ait été intégrée dans les plus hautes autorités impériales, la majorité des gens ont toujours cherché l’indépendance, qui pouvait leur permettre de se débarrasser du contrôle de leur métropole moins avancée. Avant l’éclatement de l’Union soviétique, chacune des républiques soviétiques concernées ou presque s’estimait victime de l’Empire, qui l’aurait obligée à financer les autres.
L’Union soviétique en tant qu’empire
5Lénine a défini l’impérialisme en s’appuyant sur son analyse du capitalisme contemporain. Suivant sa logique, naturellement, l’Union soviétique n’était pas un empire.
6Pourtant, Levin a affirmé, selon sa propre définition de l’« empire », que l’URSS était un empire : d’abord, sur le plan territorial, elle était le plus grand pays de la planète, se composant de nombreuses nations issues de groupes ethniques divers et ayant des cultures et des religions différentes. De plus, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Empire, son contrôle sur le peuple et sur ses pays satellites ne s’est jamais fondé sur l’accord des citoyens. Finalement, de façon plus convaincante encore, l’URSS jouissait d’un statut très important dans les relations internationales au xxe siècle et a exercé une grande influence sur elles.
7Robert Legvold a souligné que l’URSS était elle-même un empire, « malgré des réformes sans pitié que Staline a imposé à l’URSS, celle-ci ne s’est jamais débarrassée de sa nature impériale du xixe siècle, voire de celle du xvie au xviiie siècle ». Selon Legvold, l’histoire de ce pays a montré que chaque fois que la Russie devait choisir entre la constitution d’un État-nation avec les Russes au cœur, et le maintien d’un immense empire mêlant de nombreux groupes ethniques très contrastés et des vastes étendues de territoire, les leaders russes ont toujours choisi la deuxième solution.
8Comme l’a indiqué Hosking, l’URSS fondée en 1922 était, par nature, toujours un État au service de nombreuses nations. La différence par rapport au régime précédent était que le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) et son système bureaucratique s’étaient substitués au tsar pour devenir le nouveau régulateur. La diplomatie soviétique a dû exprimer, pour ainsi dire, des caractères impériaux sous différents aspects.
9D’une part, concernant l’orientation de la stratégie diplomatique, l’URSS a tenté de jouer le rôle de gendarme international pour imposer sa volonté à d’autres pays et les placer dans sa sphère d’influence.
10D’autre part, l’URSS s’est consacrée au développement de l’équilibre international de la force stratégique. Elle a sans doute exagéré le rôle de celui-ci dans le maintien de la sécurité et a consacré d’énormes ressources humaines, matérielles et financières au renforcement militaire soviétique. Rappelons que le critère primordial pour identifier la nature impériale d’un pays est sa capacité de mobilisation militaire (moyens humains et matériels).
« Syndrome impérial » de la Russie à l’époque postsoviétique
11Les avis sont partagés sur ce point, en Chine et dans d’autres pays. Il existe une opinion considérant la Russie comme un « grand pays normal » et non comme un « empire » : c’est celle de Xiang Lanxin, selon lequel il ne faut pas confondre la Russie d’après l’éclatement soviétique avec la superpuissance qu’était l’ex-URSS issue de la révolution de 1917. Il faut noter le changement fondamental pour cet « empire » qui s’est transformé en « État-nation » normal. Xiang a défini la Russie comme un « pays en transition après la chute de l’Empire ». Il a souligné que « l’Empire russe a officiellement disparu suite à l’éclatement soviétique », que « la diplomatie de Moscou a presque terminé sa transformation du mode impérial en mode national », que « la Russie a progressivement renoncé au complexe d’empire pour élaborer sa nouvelle stratégie diplomatique en adoptant la position d’un grand pays responsable » ; en clair, « il est irréaliste que la diplomatie russe caresse le vieux rêve impérial ». La conclusion de Xiang est que la relation russo-occidentale est entrée dans une « ère postimpériale ». En effet, la diplomatie russe a pratiquement abandonné son axe d’« occidentalisation idéologique », préconisé dans un premier temps, et s’est mise à préserver l’intérêt de l’État et à rechercher un ordre international juste, ce qui constitue le point d’appui de sa politique étrangère. En même temps, elle revendique la dimension planétaire de son intérêt et garde une distance égale avec les autres puissances mondiales, dans la nouvelle configuration géopolitique, et pour favoriser la mise en place de sa stratégie diplomatique, la Russie cherche à jouer un rôle de force d’équilibre parmi les acteurs majeurs.
12Cependant il existe, à mon avis, une incohérence entre la logique de Xiang et sa conclusion car, pour la Russie actuelle, l’expérience impériale constitue non seulement son passé mais aussi sa raison d’être aujourd’hui. Prenons les exemples du Royaume-Uni et de la France au début du xxe siècle : les deux pays avaient un régime de démocratie parlementaire, mais cela ne les empêchait pas d’avoir une posture impériale par rapport à leurs colonies. Il en va de même pour la Russie actuelle, qui est à la fois un régime « superprésidentiel » aux yeux des autres pays et de facto un empire eurasiatique.
13Bien que les Russes proprement dits représentent 80 % de la population du pays, ce qui lui donne un assez haut niveau d’homogénéité, la Russie reste un empire plutôt qu’un État-nation du point de vue de son régime. Le pays présente toujours aujourd’hui divers « syndromes impériaux » :
14Primo, avec un territoire immense, la Russie garde sur le plan physique la taille d’un empire.
15Secundo, elle cultive encore un sens de l’empire qui conserve et mélange de façon complexe de nombreux comportements et idées préétablis, tels que l’ambition impériale, l’absence de sens citoyen ainsi que l’admiration portée par les Russes aux tsars à la fois « éclairés » et ayant des « bras de fer ». Le complexe impérial des Russes contraste avec le choix des pays Baltes et des autres pays de l’Est, qui ont préféré s’éloigner de l’Empire pour favoriser la démocratisation et la modernisation, ce que manifestent les premières réussites de leur réforme et ce qui écarte la perspective du retour au modèle soviétique au cours de cette transition. En revanche, aucune dynamique ne semble éventuellement empêcher la Russie de revenir sur le plan politique aux anciens modèles soviétique ou impérial. En préservant le tronc principal, le pays conserve des terreaux propices à la renaissance du complexe impérial : au fur et à mesure de l’affermissement de la puissance économique de la Russie, se réveillent de nouveau les notions de « superpuissance », de « troisième Empire romain » et d’ordre impérial.
16Tertio, la Russie dispose toujours d’une structure impériale supranationale, dont la nature réside dans la séparation entre le pouvoir d’État et la société civile. L’État considère le peuple comme un ensemble de simples sujets, soumis, pourvoyeur de recettes fiscales et réservoir de main-d’œuvre mobilisable à des fins politiques.
17L’éclatement de l’URSS a été un choc pour la majorité des Russes. Tandis que d’autres empires s’effondrent dans la guerre, l’Union soviétique est tombée en miettes dans la paix. La seule explication en est, pour la plupart des Russes, la théorie du complot. L’ex-président américain Ronald Reagan a publiquement qualifié l’URSS d’« empire du Mal », ce qui représente un coup dur pour les Russes. Ce sentiment d’humiliation, toujours très vif, est à l’origine du « syndrome postimpérial ».
18Ce syndrome post-guerre froide se traduit notamment par la politique russe envers les autres membres de la Communauté des États indépendants (CEI) qui étaient d’anciennes composantes de l’Empire et sont devenus plus tard des républiques fédérées de l’URSS. Aujourd’hui, dans un stade transitoire concernant sa relation avec ces pays, la Russie a du mal à solder les difficultés relationnelles accumulées au cours de l’histoire, d’autant que s’y associent le renforcement spontané et tendanciel de l’identité nationale et la reprise du nationalisme. Cela pousse la Russie à privilégier une politique diplomatique de coopération concrète et visant des objectifs à long terme à l’égard des pays de la CEI.
19La CEI présente toujours un intérêt majeur pour la Russie. Le concept de l’empire et l’orientation politique de ce dernier se matérialisent par la conservation du statut dominant de la Russie au sein de la Communauté. Important symbole sur le plan politique, la CEI est toujours pensée comme la priorité diplomatique de la Russie : tant qu’ils se tiennent « aux commandes » de l’organisation, les Russes peuvent encore croire disposer partiellement de l’espace de l’URSS, ce qui implique que la Russie demeure un grand pays et une puissance capable d’imposer le respect et la soumission à ses voisins. En conséquence, en gardant des bases militaires dans les pays de la CEI, qui ont retrouvé l’indépendance après la chute de l’URSS, l’intention de la Russie est d’y montrer la présence militaire russe plutôt que de se défendre efficacement contre d’éventuelles menaces extérieures. Bref, la clé de la politique étrangère russe est le maintien de son statut dominant voire de son monopole au sein de la CEI. Au fond, la Russie n’accepte pas de devenir un grand pays ordinaire et normal.
20D’une manière générale, il n’y a pas de contradiction entre la revalorisation de l’autoritarisme dans la politique intérieure russe et le regain de l’esprit impérial de sa diplomatie. Les deux phénomènes ne sont que les deux aspects d’une même logique. Après la chute soviétique, la Russie n’avait d’autre solution que de rejeter son régime de la dictature pour adopter la démocratie, de transformer son économie planifiée en économie de marché sur le plan intérieur, et de nouer des partenariats avec des démocraties occidentales en matière de politique étrangère. Cependant, les difficultés sociales et son niveau de développement limité ont fait obstacle à la greffe du système occidental. Dans les années 1990, la démocratie russe a été finalement transformée en une démocratie bien contrôlée, et sa diplomatie est progressivement retournée à son modèle d’ancien régime : c’est le retour de l’esprit impérial.
21Les deux aspects ci-dessus ressortent non seulement de la même mentalité, mais ils sont également complémentaires. La diplomatie russe s’emploie à préserver les intérêts et le contrôle hérités de l’Empire et de l’ex-URSS contre tout ce qui menace cet héritage. La peur de les perdre peut trouver sa traduction dans la politique intérieure et a été exploitée pour restaurer le pouvoir autoritaire dans le pays. Face à la menace terroriste venant du sud – notamment de la Tchétchénie – et à l’élargissement de l’OTAN, de manière permanente et silencieuse, la Russie a fait naturellement le choix d’établir un pouvoir très hiérarchisé et vertical comme moyen principal pour assurer la sécurité et l’intérêt de l’État.
22Par conséquent, l’écroulement de la CEI serait un fiasco total pour la diplomatie russe, il porterait un coup terrible à la vision du monde de Moscou, fondée sur son modèle de « démocratie contrôlée ». Si les autorités russes ne parviennent pas à freiner, voire à empêcher l’éclatement de la CEI en tant qu’héritage de l’Empire russe et de l’Empire soviétique, leur légitimité sera largement contestée à l’intérieur du pays. De plus, le maintien de la CEI porte un autre message politique fort : si la Russie restait entourée de pays qui tous partagent son modèle de « démocratie contrôlée », elle serait confortée dans la certitude que ce modèle constitue une des normes internationales dans l’espace postsoviétique. Suivant cette logique, toute adoption d’un modèle autre que le sien (notamment la transition vers une démocratie occidentale) par ses pays voisins ferait perdre l’avantage au régime russe.
Redressement de la Russie : « État postimpérial », « nouvel empire » ou « super-empire » ?
23Les analystes du monde scientifique sont partagés entre deux visions paradigmatiques quant à la politique de la Russie après la chute de l’URSS :
24Le premier paradigme relève d’un État « postimpérial », soit un État dont le rôle de la diplomatie est d’assurer sa propre sécurité et son développement. L’argument de cette vision est que la Russie est actuellement en transition politique et économique, ce qui va créer, de manière progressive, un nouveau régime caractérisé par la liberté sur le plan politique et la coopération sur le plan économique. Au fur et à mesure de son intégration à l’économie mondiale, la Russie va y trouver amplement son compte et va devoir certainement agir selon la règle du jeu internationale. L’augmentation continue des bénéfices du commerce extérieur et de l’investissement international va rendre le pays plus libéral, de telle manière que la stratégie impériale ne sera plus une orientation privilégiée quand la Russie définira son intérêt d’État et les priorités de sa diplomatie.
25Le second paradigme, dit « néo-impérial », est fondé sur le constat que la Russie cherche sans arrêt à être un empire qualifié de « quasi-empire ». La logique de ce raisonnement consiste à dire que le nationalisme et la vision géopolitique notamment traduite par « l’intérêt transcontinental eurasiatique » ont une influence forte et durable sur la définition de l’intérêt de l’État russe. Se considérant comme une civilisation unique disposant d’une sphère géopolitique très spéciale, la Russie trouve parfaitement naturel le fait qu’elle doive assumer une responsabilité internationale en accord avec cette position. Il en résulte que ce pays cherche à renforcer son statut international, en tant que nouvel empire, en coopérant davantage avec l’Occident, la Chine ainsi que d’autres grands pays. Plus concrètement, ce nouvel empire va s’appliquer principalement à une compétition visant le « match nul » ou le « jeu à somme nulle » avec les États-Unis et avec d’autres éventuels adversaires régionaux.
26En quelque sorte, les deux visions paradigmatiques ont chacune leur raison d’être et leur avantage pour interpréter le fondement de la diplomatie russe post-guerre froide. Pourtant, toutes les deux ont des limites non négligeables.
27Concernant la théorie de l’« État postimpérial » :
- D’abord, elle est incapable d’expliquer pourquoi la Russie s’est permis de manipuler le levier énergétique pour exercer une forte pression sur la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine.
- Ensuite, il lui est aussi impossible de justifier le constant effort de la Russie depuis l’époque de Boris Eltsine pour renforcer son lien avec la Biélorussie, l’Ouebékistan et le Tadjilistan.
- Enfin, un autre exemple, plus important, s’opposant à cette théorie est que, dans la coopération économique internationale, la Russie maintient une grande vigilance sur l’investissement étranger dans ses secteurs stratégiques et qu’elle est allée jusqu’à recourir à une forte pression politique pour obliger Mitsubishi, Mitsui et British Petroleum à vendre leurs actions du projet Sakhalin. Évidemment, au cours de son intégration à l’économie mondiale, la Russie réclame de plus en plus le droit d’agir selon sa propre « règle du jeu ».
28D’un autre côté, la théorie du « nouvel empire » a aussi ses défauts : elle ne peut pas expliquer certaines caractéristiques des opérations militaires russes hors de ses frontières : primo, malgré le renforcement de sa présence militaire en Asie Centrale, pourquoi la Russie a-t-elle clairement adopté une attitude imprudente quant à l’usage de la force dans les autres pays de l’ex-URSS ?
29Secundo, si la Russie de Vladimir Poutine a l’intention de restaurer un empire ayant la même puissance que l’ex-URSS, pourquoi a-t-elle pris l’initiative de s’entremettre dans le conflit d’Abkhazie au sein de la Géorgie ?
30Tertio, pourquoi Moscou a-t-il finalement accepté l’arrivée au pouvoir des leaders de la « révolution orange » en Ukraine ?
31Quarto, pourquoi la Russie a-t-elle décidé, d’un côté, d’établir son système international dans l’espace de l’ex-URSS et, de l’autre côté, d’insister sur son adhésion à des organisations internationales telles que l’OMC en vue d’accélérer son intégration à la communauté internationale ?
32Selon moi, les deux théories ci-dessus sont victimes, l’une comme l’autre, d’une rupture entre la logique du raisonnement et la conclusion déduite, car elles ont négligé la motivation de la diplomatie russe. Ceci parce que, pour la Russie d’aujourd’hui, l’Empire est la représentation non seulement de son passé mais aussi de son présent. Comparable avec le Royaume-Uni et la France du début du xxe siècle, qui étaient en même temps des démocraties parlementaires pour leurs citoyens métropolitains, et des empires à l’égard de leurs colonies, la Russie actuelle est à la fois un régime « superprésidentiel » aux yeux des autres pays et le prolongement d’un empire eurasiatique et transcontinental ancré dans son histoire. L’Occident aurait voulu voir la naissance d’une Russie « postimpériale » sous la présidence d’Eltsine, mais la faillite du traitement de choc et son effet désastreux ont fait couler ce rêve. De plus, la négligence de l’Occident quant à l’intérêt de Moscou et à son empiétement sur l’espace stratégique de la Russie n’ont fait qu’intensifier la résistance du pays face à lui. En fait, la Russie a toujours sur son dos la lourde charge de l’Empire. Dans son histoire, chaque fois qu’il était nécessaire de choisir entre le régime impérial et l’État-nation moderne, tous les dirigeants russes ont favorisé la première option. Au début de sa gouvernance, Poutine s’était montré plus radical, en termes d’abandon de « l’ambition impériale » et du « style de grande puissance » ; cependant, avec le redressement du pays, le complexe impérial imprimé dans le « gène » russe a été réactivé et certains caractères d’un nouvel empire ont commencé à se profiler à l’horizon.
33L’enjeu essentiel est l’influence grandissante de la mondialisation sur la politique étrangère de la Russie. Dans le monde actuel, aucun pays ne pourrait imaginer une prospérité en se mettant en dehors de la mondialisation, ceci d’autant moins pour la Russie, dont l’économie présente est fortement tributaire de l’exportation de ses sources d’énergie. Ses dirigeants se sont aperçus que le redressement de leur pays ne sera possible que par l’intégration effective dans le mécanisme de la mondialisation. Mais la vraie adhésion à l’ordre économique international pour en tirer des profits nécessite l’ouverture économique du pays et l’application de politiques plus libérales, par exemple en matière de transparence, d’amélioration juridique et de respect du contrat. En conséquence, une Russie mondialisée sera, en théorie, un régime « postimpérial ». Mais cela ne correspond pas à la réalité politique et économique de la Russie actuelle, qui a passé la deuxième étape de sa transition, ni à l’intérêt fondamental du pouvoir de Poutine.
34Il faut reconnaître qu’après l’effondrement de l’URSS, la Russie en tant qu’héritière est apparue comme un nouveau sujet indépendant en matière de droit international et de diplomatie. Mais la transition brutale du régime et le bouleversement de l’environnement international ont fondamentalement changé presque tous les anciens facteurs conditionnant la politique étrangère et de sécurité de l’ex-URSS. Comparé avec le changement de l’environnement international, celui du régime intérieur joue un rôle encore plus profond et durable. Effectivement, la politique étrangère russe dépend amplement de l’avancement de la réforme du pays et du rapport de force entre ses différents acteurs politiques. De manière plus concrète, la diplomatie du pays est « notamment conditionnée par l’évolution sociale et politique intérieure, par la composition, le rôle fonctionnel et le rapport de force des différents groupes d’élites, par le régime d’État constitutionnel et la structure politique, par la relation entre l’intérêt d’État dans son ensemble et l’intérêt des Affaires étrangères (en particulier, le rapport entre le pragmatisme et l’idéologie), ainsi que par le caractère principal de l’élaboration de ses politiques intérieure et extérieure ». Par contre, le facteur de l’environnement international n’a qu’un rôle secondaire à ce sujet, selon la philosophie diplomatique de Moscou. Si la diplomatie d’Eltsine a aveuglement cherché le statut de grand pays sans tenir compte de la puissance effective de la Russie et du bilan de ses ressources énergétiques, celle de Poutine a progressivement adopté une attitude introspective qui donne la priorité au traitement des problèmes intérieurs. Autrement dit, sous le principe du « pragmatisme », la diplomatie russe actuelle s’est soumise au besoin intérieur, avec pour objectif d’aider la transition. Cette nouvelle stratégie ne va pas changer radicalement dans un avenir prévisible, ce qui implique que d’ici assez longtemps, l’évolution intérieure aura toujours une influence plus importante que le changement de l’environnement extérieur sur l’élaboration de la politique étrangère de Moscou.
35La deuxième transition de la Russie de Poutine a principalement reposé sur une « démocratie sous contrôle administratif » et une « économie mixte des capitaux publics et privés ». Elle exige la fondation et le renforcement d’un pouvoir vertical très hiérarchisé, ainsi que la consolidation accrue et continue du rôle de l’État dans les activités économiques du pays. Ce mode de développement va complètement à l’encontre de celui de l’Occident, caractérisé par la démocratie politique et le capitalisme libéral. Ces deux modes sont incompatibles. Dans ce contexte, la Russie est en difficulté sinon dans une impasse : l’enjeu politique et économique à l’intérieur du pays lui demande non seulement de se débarrasser du mode de transition d’Eltsine, mais aussi de s’isoler des pays occidentaux afin d’éviter que ceux-ci ne profitent des « révolutions de couleur » pour pénétrer dans la vie politique et économique russe et changer l’orientation de la « deuxième transition ». Pourtant, la Russie a besoin de participer activement à la mondialisation en faveur de son développement et de son redressement durable, mais elle a peur que l’intégration internationale excessive ne porte atteinte à son système intérieur.
36Certains chercheurs qualifient la diplomatie russe sous Poutine de « transimpérialisme ». Selon eux, elle s’attache de plus en plus à l’établissement d’un réseau d’élites transnational afin de valoriser les services et les ressources russes dans l’économie internationale. En tant qu’arbitre et décideur de l’interaction économique russo-étrangère, Moscou veut s’assurer que la Russie ne sera pas influencée par l’effet de la libéralisation.
37À mon avis, la diplomatie russe n’est ni purement « postimpériale » ni tout à fait « néo-impériale », mais elle est une combinaison des deux modes : d’une part, elle souhaite la continuation et l’accélération de son intégration dans la communauté internationale, d’autre part, elle veut assurer la sécurité de son régime intérieur. Autrement dit, la Russie veut profiter de son héritage impérial pour préserver, renforcer voire valoriser ses influences et statut internationaux tout en rejetant le fardeau dû à cet héritage, afin de pouvoir adhérer au club international qu’a construit l’Occident. De plus, Moscou tient à ce que cette adhésion ne soit possible qu’à condition que la Russie puisse garder son autonomie et un certain pouvoir dans l’élaboration des règles du jeu. Cette nouvelle manière pourrait être définie comme une diplomatie « surimpériale ».
Mode impérial et perspectives de la diplomatie russe
38Un spécialiste des problèmes russes, Philip Longworth, de l’université McGill du Canada, vient de publier Russia : The Once and Future Empire from Pre-History to Poutine (« Russie : l’Empire du passé et du futur, de la préhistoire à Poutine »). Insistant sur l’histoire des quatre « empires dans leur splendeur » que la nation russe a connus à partir du ixe siècle, ce livre se termine par une prévision sur son expansion potentielle. D’une analyse détaillée de l’histoire de la Russie (préhistoire incluse), Longworth conclut : en étudiant la longue histoire russe, nous pouvons à la fois trouver l’explication de la situation actuelle du pays et prévoir son avenir. En effet, la vaste étendue de son territoire et la richesse en ressources stratégiques accordent à la Russie une puissance non négligeable. À cela s’ajoute un caractère belliqueux et provocateur de la nation russe. Ce pays guerrier et agressif a ainsi écrit une histoire magnifique. Empire dans le passé, l’État russe le restera aussi dans le futur.
39L’histoire impériale a des effets divers sur la Russie d’aujourd’hui. Comme l’Empire russe s’est développé à travers des conquêtes militaires, son régime ne constitue pas, par sa nature, un modèle à généraliser dans d’autres pays. Quant aux empires américano-européens, bien au contraire, ils avaient une économie de marché et un régime démocratique qui étaient attractifs pour les pays étrangers, ce qui constitue un modèle « d’appel ». Le point fort de la Russie était dans le passé sa cavalerie, ses atouts contemporains sont les armes nucléaires stratégiques et, plus récemment, le levier énergétique. Cependant, ses richesses naturelles seules, sans une bonne organisation administrative, ne peuvent permettre à la Russie de réaliser un rêve impérial. Sous un autre aspect néanmoins, le modèle russe présente une particularité : dans l’histoire de sa modernisation, la Russie est réputée pour l’originalité de la voie choisie : d’une part, elle emprunte à l’Occident son expérience, d’autre part, elle s’oppose à ce dernier. Telle est la complexité de son état d’esprit. Ce choix empêche le plein usage de son influence de grand pays et la restauration de sa puissance impériale.
40Pour les Russes d’aujourd’hui, l’histoire de l’Empire est une source de fierté nationale et joue un rôle identitaire. Mais elle cultive, de manière profonde, leur réticence à devenir un « petit frère » et une copie de l’Occident. Certes, l’expansion et la concurrence militaires sont à l’origine de la chute de l’Empire, y compris de celle du régime soviétique, qui sert de mauvais exemple, à éviter absolument. Mais les gens ont souvent la mémoire courte : il y a peu, l’opinion publique russe appréciait à nouveau les anciens « souverains » tels que Staline et Brejnev, ce qui peut être l’un des signes du retour de l’esprit impérial.
41Il est particulièrement important de remarquer que Moscou prend la construction de sa politique au sujet de la CEI comme base de sa diplomatie. Cette démarche estimant la Russie comme le maître de la civilisation dans l’espace de l’ex-URSS ne signifie que son attachement au passé, cette géopolitique exclusive ne sert qu’à provoquer des disputes et des conflits. La relation russo-occidentale post-guerre froide est marquée par un rapport de forces complexes dans la zone de l’ex-URSS. Cela n’est qu’une étonnante répétition de l’histoire. Nous pouvons en conclure que depuis la participation de l’Empire russe au système international dominé par l’Occident, ses caractères nationaux, sociaux et culturels l’ont rendu presque incapable de s’intégrer au monde occidental.
Auteur
Yang Cheng est directeur-adjoint du Centre de recherche sur la Russie à l’université normale supérieure de l’Est de la Chine. Il est doyen assistant de l’Institut de recherche sur les relations internationales et le développement régional depuis février 2007 et a travaillé d’octobre 2001 à octobre 2006 à l’ambassade de la République populaire de Chine dans la Fédération de Russie. Ses recherches concernent les relations entre Europe occidentale et Europe orientale. Parmi ses publications, on peut mentionner Immigrant Problems in Sino-Russian Relations, Problems in Russian Adapting Immigrants and Prospects, Enhancing Reform in Russia, etc.
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