La Russie/URSS et l’Europe après 1945
p. 43-54
Texte intégral
1Au mois de mai 2005, la Russie fêtait avec un faste exceptionnel le 60e anniversaire de la victoire de la « Grande guerre patriotique » – terme officiel russe pour désigner la Seconde Guerre mondiale en Europe, après l’attaque allemande du 22 juin 1941 contre l’URSS. À cette occasion, plus de cinquante chefs d’État et de gouvernement se sont réunis à Moscou pour rendre hommage aux sacrifices énormes des peuples de l’ex-Union soviétique – pas moins de 27 millions de morts – pour assurer la défaite de l’Allemagne nazie et de ses satellites.
2Or, cette fête avait pour les Russes un arrière-goût amer. Leur fierté légitime concernant les exploits de leurs héros morts pour la Patrie n’empêche pas de constater le contraste saisissant entre la place de l’URSS dans le monde au lendemain de la guerre et celle de la Fédération de Russie aujourd’hui. L’effondrement quinze ans plus tôt de l’Union soviétique fit disparaître l’empire de dimensions continentales, à cheval sur l’Europe et l’Asie, et vieux de quatre siècles.
3Tout en restant encore le plus vaste pays du monde (17 millions de km2) avec des ressources naturelles, notamment énergétiques, considérables et le second arsenal nucléaire après celui des États-Unis, la Russie n’occupe qu’un rang moyen sur les plans démographique, économique et militaire.
4En effet, sa population (143 millions d’habitants) vient derrière celles de la Chine, de l’Inde, des États-Unis, de l’Indonésie, du Pakistan, du Brésil et diminue de plus chaque année de 750 000 unités en raison d’une natalité déclinante et d’une mortalité élevée. Ayant renoué depuis le tournant des années 2000 avec une croissance honorable, de l’ordre de 5 à 7 % annuels, elle retrouve difficilement son volume de 1990, équivalant à 2 % du PIB mondial – alors que l’ex-URSS affichait 8 %. La production et surtout les échanges extérieurs de la Russie dépendent d’une façon écrasante des exportations de matières premières, surtout d’hydrocarbures dont les prix élevés constituent le fondement de l’embellie économique actuelle.
5Le contraste entre un passé glorieux et la médiocrité actuelle provoque chez des Russes une sorte de dédoublement de la personnalité. Ils se voient d’abord en grands vainqueurs, tandis que leurs anciens alliés et adversaires d’il y a soixante ans en Occident les regardent plutôt en principaux vaincus de la « Troisième Guerre mondiale », c’est-à-dire de la guerre froide. Comme cela a toujours été le cas, toute nouvelle guerre, même froide, remet en question les résultats de la précédente.
6Les causes et l’issue de la guerre froide d’une part, les leçons qu’en tire la Russie d’aujourd’hui pour sa politique étrangère d’autre part peuvent être analysées de façons différentes. Pour les économistes, sociologues, philosophes, il s’agit de comparer les atouts et les inconvénients des deux systèmes sociopolitiques, communiste ou capitaliste, qui se sont affrontés en Europe (et ailleurs) après 1945. Pour les historiens, notamment ceux des relations internationales, le problème se pose autrement : ils doivent déterminer les objectifs géographiques que se sont fixés les dirigeants des États et les moyens choisis pour les atteindre. L’adéquation ou non des uns et des autres pourrait apporter une réponse sur le rôle des facteurs objectifs et subjectifs dans l’action diplomatique des acteurs internationaux et ses résultats.
7Dans le cas concret qui nous intéresse – la politique soviétique, puis russe en Europe après 1945 – il faut d’abord préciser sa ligne de départ. Au moment de la capitulation allemande, signée à Reims le 7 puis à Berlin le 8 mai 1945, Staline, alors maître absolu de l’URSS, était confronté à un choix difficile qui devait déterminer le sort de son pays et de l’Europe pour longtemps.
8D’une part, sa situation paraissait extraordinairement favorable. L’Armée rouge, qui avait apporté la principale contribution dans la victoire commune des Alliés, occupait en effet le tiers de l’Europe, au-delà des frontières soviétiques. L’Allemagne écrasée, l’Italie vaincue, la Grande-Bretagne et la France affaiblies ne pouvaient rien lui opposer sur le plan militaire. L’économie de l’Europe était ruinée, sa population souffrait de privations considérables et cherchait à s’en sortir, les partis communistes, auréolés de la victoire soviétique, étaient au faîte de leur influence.
9D’autre part, l’URSS était saignée à blanc par des pertes humaines et matérielles énormes. Son PIB, déjà relativement modeste avant la guerre, avait diminué d’un tiers. Les régions occidentales de la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, qui étaient les plus développées dans le passé, étaient aussi les plus touchées par les hostilités.
10L’unique puissance sortie de la guerre infiniment plus forte qu’avant était les États-Unis. Ayant doublé leur production industrielle, ils représentaient à eux seuls 45 % du PIB mondial. Présents massivement en Europe sur le plan militaire, économique et politique, détenant le monopole de l’arme nucléaire, ils constituaient pour l’URSS sur le plan européen l’unique – mais redoutable – rival.
11L’objet de cette rivalité était moins géopolitique qu’idéologique : il s’agissait de savoir lequel des deux systèmes opposés serait celui de l’Europe de demain. Le fameux « long télégramme » envoyé par Georges Kennan, alors en poste à l’ambassade des États-Unis à Moscou, formulait la politique américaine à l’égard de l’URSS dans les années à venir : « endiguer » la progression du communisme par tous les moyens jusqu’à ce que ses contradictions internes ne finissent par l’affaiblir et le faire changer. Au centre de cette stratégie était d’abord le sort de l’Allemagne – adversaire commun d’hier devenu l’enjeu principal des luttes d’influence entre Washington et Moscou de demain.
12Théoriquement Staline avait le choix entre deux politiques européennes. L’une pouvait avoir comme objectif la recherche de la coopération avec les Américains, pour obtenir leur aide financière à la reconstruction de l’URSS dévastée et éviter une course aux armements ruineuse, aux moyens très inégaux. Une telle politique supposait le maintien de l’unité allemande, gérée par les quatre puissances occupantes, et le respect des règles de la démocratie pluraliste dans les pays de l’Europe de l’Est, occupés par les Soviétiques, contre la garantie de leur neutralité bienveillante à l’égard de Moscou (ce que stipulaient d’ailleurs les accords de Yalta et de Potsdam en 1945, qui prévoyaient des élections libres dans ces pays, Allemagne comprise).
13À un certain moment ce choix paraissait possible. Le cas de la Finlande en était l’exemple concret : ancien allié de l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, défaite, mais non occupée par l’Armée rouge, devenue neutre, gardant son régime démocratique de type occidental et sa souveraineté, bien que limitée dans la politique extérieure par le traité de coopération avec l’URSS signé en 1948.
14Mais ce cas est devenu une exception à la règle. Pour Staline, les accords de Yalta délimitant les zones de contrôle militaire entre les quatre grandes puissances de la coalition antihitlérienne équivalaient au partage permanent de l’Europe en sphères d’influence entre l’URSS et les États-Unis, où chacun était libre d’imposer ses vues à sa guise.
15Il croyait être dans son bon droit d’autant plus que la proposition de partager l’Europe, assortie même de pourcentages de degrés d’influence par pays, venait de Churchill, en visite à Moscou en octobre 1944 – ce même Churchill qui donnera en mars 1946 le coup d’envoi de la guerre froide par son fameux discours de Fulton (USA), sur « le rideau de fer » abattu sur les pays de l’Est européen.
16D’où la soviétisation progressive des pays de l’Europe centrale et orientale, cimentée sur le plan politique par la mainmise des partis communistes locaux, sous le strict contrôle du « grand frère » moscovite, l’intégration de leurs systèmes planifiés et étatistes dans le cadre du Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM), depuis 1949, et de leurs structures militaires au sein de l’Organisation du pacte de Varsovie depuis 1955.
17Le noyau de ce système était la République démocratique allemande (RDA) créée en 1949 en réponse à la fondation par les Occidentaux de la République fédérale d’Allemagne (RFA) dans leurs zones d’occupation. La division de l’Allemagne était à la fois la cause et la conséquence de celle de l’Europe tout entière. Le RDA constituait non seulement le centre de gravité économique de la communauté socialiste, mais aussi la frontière politico-militaire avancée de l’URSS au cœur de l’Europe.
18La défense des communications avec le groupe occidental des troupes soviétiques, fortes de 500 000 hommes, et le chantage au danger du revanchisme allemand légitimaient la présence et le contrôle de l’URSS sur l’Europe centrale et orientale tout entière.
19Ainsi, d’une part, le sort des régimes socialistes dans les pays de l’Est, à commencer par la RDA, était indissolublement lié à celui de l’Union soviétique elle-même. Cela explique la brutalité avec laquelle l’URSS écrasait toute tentative de déviation idéologique ou de dissidence diplomatique, allant jusqu’à l’utilisation de la force armée en RDA (1953), en Hongrie (1956) ou en Tchécoslovaquie (1968). Seules la Yougoslavie, l’Albanie et parfois la Roumanie échappaient de cette chape de plomb.
20Mais la constatation de ces faits bien connus ne signifie pas que l’URSS était l’unique cause de la division de l’Europe, notamment en Allemagne : les responsabilités en étaient largement partagées entre l’Est et l’Ouest.
21Le choix de la politique de confrontation fait par Moscou en 1945 s’expliquait non seulement par la nature du régime soviétique et son idéologie messianique remontant à la révolution bolchevique de 1917. Staline lui-même se voyait moins comme accoucheur de la révolution communiste mondiale que comme l’héritier des « empereurs de toutes les Russies », dont l’objectif constant depuis Pierre le Grand était la création d’un glacis de sécurité à l’Ouest de leurs frontières européennes, d’où étaient venus plus d’une fois les envahisseurs européens – les Polonais en 1610, les Français en 1812, les Allemands en 1914 et 1941.
22Or, en 1945, l’URSS ruinée par sa victoire était trop pauvre pour séduire les Européens de l’Est par les attraits économiques comme les États-Unis l’ont fait à l’Ouest dès 1947 avec le plan Marshall. D’ailleurs ce plan n’était nullement destiné aux Soviétiques – ses conditions étaient très contraignantes précisément pour les rendre inacceptables par Moscou. En quelque sorte, le choix par Staline de la manière forte pour établir son contrôle sur l’Europe de l’Est était dicté par le sentiment de sa faiblesse relative face aux États-Unis.
23D’autre part, ni Staline, ni ses successeurs n’ont cherché à étendre le contrôle soviétique au-delà de la ligne Oder-Neisse devenue la frontière entre les deux États allemands, et donc entre les sphères d’influence soviétique et américaine en Europe, conformément à Yalta et à Potsdam. Pendant les quarante ans de la guerre froide, l’objectif prioritaire de la politique de l’URSS en Europe était de maintenir le statu quo existant. C’est de là que vient la formule de la diplomatie soviétique à Genève et à Helsinki : « l’intangibilité des résultats territoriaux et politiques de la Seconde Guerre mondiale ». Il s’agissait à la fois des frontières des États à l’Est et à l’Ouest et de leurs régimes.
24Staline lui-même ordonna en 1947 à Tito de faire cesser la guerre civile en Grèce, déclenchée par les communistes locaux et soutenue par Belgrade, disant carrément qu’il ne voulait pas courir le risque d’être entraîné dans un conflit avec les États-Unis – qui ont lancé dès 1947 « la doctrine Truman » d’aide à la Grèce et à la Turquie.
25Évidemment les tentatives soviétiques d’affaiblir l’influence américaine en Europe occidentale maintenue par l’OTAN, de « découpler » politiquement et militairement l’Europe et les États-Unis ne manquaient pas. Pour cela Moscou utilisait plusieurs moyens – le chantage à la vulnérabilité stratégique de l’Europe, les campagnes pacifistes animées par les PC ouest-européens, la propagande antiaméricaine, l’appât de la réunification contre la neutralisation proposée aux Allemands, etc.
26Mais, en même temps, les dirigeants moscovites craignaient pardessus tout que la situation politique et militaire en Europe et d’abord en Allemagne n’échappe au contrôle des deux superpuissances – rivales mais aussi partenaires privilégiés, surtout depuis l’avènement de « l’équilibre de la terreur » nucléaire entre elles.
27Cela explique l’attitude ambiguë de l’URSS à l’égard de la construction européenne. Depuis le lancement par Robert Schuman de la Communauté européenne du charbon et de l’acier jusqu’à la création de l’Union européenne, Moscou hésitait entre l’espoir de jouer l’Europe occidentale contre les États-Unis, grâce aux « contradictions interimpérialistes », et la peur qu’une Europe prospère et démocratique puisse devenir un pôle d’attraction pour ces satellites de l’Est européen sinon pire – que la CEE n’offre à la RFA un cadre moins contraignant que l’OTAN lui permettant de recouvrir l’égalité des droits avec les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et d’influencer davantage la politique américaine dans le sens de la réunification.
28Les deux crises de Berlin, déclenchées en 1948-1949 par Staline et en 1958-1961 par Khrouchtchev, visaient des objectifs davantage conservateurs qu’expansionnistes. Essayant de déloger les Occidentaux de Berlin-Ouest par la menace de couper les voies de communication avec la RFA, l’URSS voulait atteindre deux objectifs : consolider le régime de la RDA et le faire reconnaître par l’Occident, RFA comprise. Le grand philosophe et sociologue français Raymond Aron reconnaissait à l’époque de l’ultimatum khrouchtchévien que Moscou voulait obtenir le changement de statut de Berlin-Ouest pour consacrer celui de l’Europe de l’Est tout entière tandis que les Occidentaux voulaient maintenir ce statut comme symbole de leur refus de reconnaître ce statu quo.
29Finalement, l’URSS paraissait obtenir gain de cause d’abord avec la construction du mur de Berlin en 1961, puis avec la signature par la RFA des accords sur la reconnaissance des frontières avec la RDA, la Pologne et la Tchécoslovaquie, enfin avec l’Acte final d’Helsinki de 1975 dont la « première corbeille » comportait enfin la garantie des frontières sorties de la Seconde Guerre mondiale.
30Mais cette victoire diplomatique, qui devait pérenniser les résultats de la victoire militaire de 1945, s’est révélée illusoire. La « troisième corbeille » du même Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération arrachée en contrepartie par les Occidentaux – la promesse du respect des contacts humanitaires – faisait au fil des années rouiller le « rideau de fer » entre l’Est et l’Ouest en Europe. Ce processus accentuait l’usure morale des régimes des pays socialistes, y compris de leur matrice – celui de l’URSS aboutissant dix ans après Helsinki à l’avènement de Gorbatchev et de sa politique de perestroïka et de glasnost, « nouvelle pensée » dans les relations internationales mettant fin à la guerre froide. Le résultat est connu : les « révolutions de velours » anticommunistes dans les pays de l’Europe centrale et orientale, la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, la réunification allemande, la fin du CAEM, de l’Organisation du pacte de Varsovie et donc de la communauté socialiste en entier.
31La conclusion qu’on peut tirer de l’histoire de ces quarante-cinq ans de politique soviétique en Europe (1945-1990) est évidente. Elle aboutit à l’échec total de son principal objectif – pérenniser le statu quo en Europe, né de la Seconde Guerre mondiale – en dépit d’efforts et de réussites diplomatiques parfois impressionnants.
32L’effondrement en 1991 à la fois de l’URSS et du régime communiste dans les États indépendants devenus ses successeurs, à commencer par le principal – la Fédération de Russie –, a ouvert un nouveau chapitre des rapports entre cette dernière et l’Europe.
33La politique européenne de la Russie postcommuniste s’est construite sous l’influence de plusieurs facteurs : la fin de toute prétention au prosélytisme idéologique au-delà, non seulement du système de Yalta et de Potsdam devenu caduc, mais aussi de ses propres frontières ; la diminution drastique des moyens matériels mis au service de la politique étrangère ; la volonté affichée d’intégrer les structures occidentales euro-atlantiques créées pendant la guerre froide sans l’Union soviétique, ou au moins d’établir avec elles des rapports de coopération. Cependant cette rupture n’est pas allée jusqu’à la renonciation totale à une certaine continuité avec la politique de l’ex-URSS, sinon de la Russie impériale prérévolutionnaire en Europe, tenant compte de l’histoire et des intérêts nationaux, objectifs du pays qui découlent de sa situation eurasiatique et de ses affinités civilisationnelles.
34Pendant la première moitié des années 1990, la Fédération de Russie traversa une période de crise économique aiguë liée à la transition parfois trop brutale vers l’économie de marché et aux turbulences politiques internes. La diplomatie russe dirigée par Andrei Kozyrev, libéral convaincu, cherchait alors à établir des relations privilégiées avec l’Occident en général, les États-Unis et l’Union européenne, au détriment de celles avec les républiques ex-soviétiques dans le cadre de la Communauté des États indépendants (CEI) créée en décembre 1991, les pays asiatiques et le Tiers Monde en général.
35Parmi les acquis de cette période dite « romantique » figurent notamment l’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe, la signature en 1994 de l’Accord de partenariat et de coopération avec l’Union européenne (UE), ainsi que du programme « Partenariat pour la paix » avec l’OTAN. L’attitude de Moscou à l’égard de l’intégration européenne passa de la méfiance soupçonneuse propre à l’ex-URSS à l’enthousiasme débordant, poussé jusqu’à l’affirmation de la vocation européenne de la Russie, prête à partager sans réserve les valeurs de ses adversaires d’hier devenus partenaires d’aujourd’hui sinon alliés de demain.
36Or, cet enthousiasme a dû se décanter assez vite. Heureux d’être débarrassés du redoutable « Empire du Mal » communiste, les Européens de l’Ouest, comme d’ailleurs les Américains, n’allaient pas au-delà de déclarations verbales de soutien à la jeune démocratie russe, sans les confirmer par la pluie d’or de dons, de crédits ou d’investissements, si nécessaires pour sortir la Russie de la crise économique et sur lesquels comptaient les libéraux moscovites. Cette réserve s’est accentuée depuis le début, en 1994, de la première guerre en Tchétchénie, qui mettait les Russes au ban de l’opinion publique européenne, les accusant de violation flagrante des droits de l’homme.
37Qui plus est, dès 1993, les Occidentaux ont mis le cap sur l’élargissement de l’OTAN et de l’UE à l’Est, au profit des anciens satellites sinon des ex-républiques soviétiques, surtout baltes.
38Enfin, dans la guerre atroce entre les composantes de l’ex-Yougoslavie, l’OTAN prit position contre les Serbes, slaves et orthodoxes, alliés traditionnels de la Russie dans les Balkans. En dépit de la participation russe au groupe de contact chargé de trouver la solution politique à la crise en Bosnie-Herzégovine, Moscou fut marginalisé pendant l’élaboration des accords de Dayton. Avec le déclenchement de la crise au Kosovo, la situation des Russes a empiré – l’Alliance atlantique a lancé l’opération militaire contre les Serbes sans l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU, dont la Russie est un des cinq membres permanents disposant donc du droit de veto.
39Tous ces événements n’ont pas tardé à provoquer une révision considérable de l’attitude de la Russie envers l’Occident, Union européenne comprise, personnifiée par le départ de Kozyrev, remplacé en janvier 1996 au ministère des Affaires étrangères par Evgueni Primakov, orientaliste de renom et chef des services de renseignements extérieurs depuis 1991.
40Sans rompre le dialogue avec l’Occident, y compris les Américains, il a procédé à un rééquilibrage de la stratégie diplomatique russe, inspirée dorénavant par la conception d’un monde multipolaire où l’unique puissance américaine serait contrebalancée par la Russie, la Chine, l’Inde d’un côté, l’Union européenne et le Japon de l’autre. C’est dans ce cadre-là que s’inscrit la création en 1996 du groupe de Shanghai comprenant la Chine, la Russie et les pays de l’Asie centrale.
41Les rapports avec les républiques de l’espace post-soviétique ont reçu également une impulsion nouvelle, notamment avec la signature en 1997 du traité de coopération et de bon voisinage avec l’Ukraine, mettant fin aux contentieux à propos de la Crimée. La nouvelle politique étrangère, notamment européenne, de la Fédération de Russie débute en 2000. Le départ de son premier président Boris Eltsine, âgé et malade, remplacé par Vladimir Poutine, élu haut la main au mois de mars 2000, a coïncidé avec l’amélioration considérable de la situation économique du pays. Paradoxalement, la crise d’août 1998 y a beaucoup contribué par la dévaluation massive de la monnaie nationale. L’envolée sans précédent des prix du pétrole, principal produit d’exportation de la Russie, à permis au pays d’en finir avec la dépendance humiliante à l’égard des crédits occidentaux que Moscou commence à payer avant terme.
42L’indépendance économique retrouvée était consolidée par la stabilisation politique. La limitation des pouvoirs des gouverneurs des régions mit un frein aux tendances centrifuges menaçant l’unité du pays, l’opposition parlementaire céda la place majoritaire au parti présidentiel, les oligarques milliardaires contrôlant l’économie durent réduire leurs ambitions politiques. Pourtant tous les problèmes étaient loin d’être résolus – la nouvelle guerre en Tchétchénie débute en 1999, menaçant non seulement d’embraser le Caucase tout entier, mais provoquant même des retombées sinistres jusqu’à Moscou devenu victime d’attentats terroristes répétés.
43La politique étrangère, notamment européenne de Poutine, qui reflète ces tendances contradictoires, positives et négatives, représente une tentative de synthèse entre les deux périodes précédentes – « romantique » de Kozyrev et « réaliste » de Primakov. Son trait distinctif le plus marquant est sans doute le pragmatisme absolu dénué de toute considération idéologique, nostalgie impériale, messianisme communiste ou passion libérale.
44En Europe, Poutine, alors encore Premier ministre, a débuté en 1999 par l’échange de déclarations d’intention avec l’UE, intitulées « stratégies de coopération » à moyen terme (jusqu’en 2010). Ces déclarations complétaient l’Accord de partenariat et de coopération de 1994, ratifié et entré en vigueur trois ans plus tard, qui a expiré en 2007. L’événement très important qui doit avoir des conséquences très sensibles pour la Russie au cours de cette période est l’adhésion à l’UE (et à l’OTAN), le 1er mai 2004, de dix nouveaux membres dont huit ex-pays socialistes de l’Europe centrale et orientale : la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie, la Slovénie, la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie. Après cette adhésion, l’UE doit totaliser plus de 50 % de tous les échanges économiques extérieurs de la Fédération de Russie. Or, ces échanges constituent actuellement le tiers du PIB russe.
45Dans un avenir prévisible, le processus d’élargissement de l’UE doit atteindre les pays balkaniques – la Bulgarie, la Roumanie (2007), la Croatie et les autres républiques de l’ex-Yougoslavie, plus tard peut-être, dans dix ou quinze ans, la Turquie et certains États de l’espace post-soviétique, telle l’Ukraine.
46Ces pays sont des partenaires économiques importants de la Russie et font partie de son pré carré stratégique, dont dépend sa sécurité extérieure. Or, après la dissolution de l’URSS, les rapports de la Russie avec ses anciens satellites laissent à désirer pour plusieurs raisons : non seulement en raison du syndrome post-colonial classique, mais aussi à cause de différents contentieux – la situation des russophones locaux dans les pays baltes, le problème des entités quasi étatiques autoprocla-mées (l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud, la Transnistrie avec la Géorgie ou la Moldavie, etc.).
47Mais en fait il s’agit surtout du conflit entre deux processus d’intégration, l’un dans l’espace post-soviétique dans le cadre de la Communauté des États indépendants, l’autre dans celui de l’UE en expansion constante au détriment de la CEI. La « révolution des roses » en Géorgie ou la « révolution orange » en Ukraine, dans lesquelles Moscou soutenait (plus ou moins) les anciens régimes contre les oppositions pro-occidentales, en sont des exemples éloquents.
48Les dirigeants russes redoutent que l’élargissement ultérieur des structures euro-atlantiques comporte un danger pour les intérêts de la Russie à l’extérieur, et même pour sa cohésion interne. Cette appréhension nourrie par le précédent de l’URSS fait monter en Russie les sentiments nationalistes anti-occidentaux qui pourraient menacer les résultats globalement positifs obtenus dans la politique extérieure russe depuis la fin de la guerre froide, celle concernant l’Europe en particulier.
49Le ressentiment est manifeste non seulement à l’égard des organisations occidentales où la Russie n’est pas présente – l’OTAN et l’UE – mais même envers celles dont elle fait partie – l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et le Conseil de l’Europe. La diplomatie et les médias russes les accusent d’ingérence dans les affaires intérieures de la Russie à propos des violations des droits de l’homme en Tchétchénie, des atteintes à la démocratie, à la liberté de la presse, à l’indépendance de la justice, etc.
50Or, ce glissement vers le retour à la confrontation ou au moins vers une « paix froide » dans les rapports entre la Russie et l’Europe n’est nullement fatal car les facteurs objectifs qui les rapprochent restent beaucoup plus forts et nombreux que ceux qui les opposent.
51Cela est devenu patent surtout après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis, suivis de ceux dans d’autres capitales – Moscou, Madrid, Londres, Istanbul, Le Caire, etc. La nécessité de la lutte contre le terrorisme international, le crime organisé, le trafic de drogue, d’armes, les épidémies, ainsi que la prévention des conflits armés et de la prolifération des armes de destruction massive, surtout nucléaires, est devenue une tâche si urgente que toute autre considération cède à cet impératif.
52L’autre problème qui contribue au rapprochement entre la Russie et l’Europe est la contradiction entre les besoins croissants en sources d’énergie, en premier lieu les hydrocarbures, et leurs quantités limitées. Ces sources sont surtout concentrées au Moyen-Orient, région politiquement très instable et explosive. D’où le triple intérêt commun de la Russie et de l’Union européenne : élargir les exportations de pétrole et de gaz russes en Europe (où ils ne sont pas loin de couvrir le tiers de la consommarion), augmenter les investissements européens en Russie et agir de concert pour trouver la solution pacifique de nombreux conflits au Moyen-Orient (à commencer par la confrontation israélo-arabe).
53Enfin, le troisième terrain ou les intérêts russes et européens se rencontrent est la construction d’un monde plus équilibré où la solution des problèmes internationaux serait abordée dans le cadre multilatéral, avant tout celui de l’ONU, au lieu d’être l’objet de l’approche unilatérale de l’unique « hyperpuissance » américaine. Bien que sur ce terrain tous les Européens ne soient pas unanimes, comme on l’a vu à propos des guerres d’abord en ex-Yougoslavie, ensuite en Iraq, les puissances continentales les plus importantes (la Russie, la France et l’Allemagne) ont pu agir ensemble afin de trouver des solutions politiques appropriées.
54Parmi les démarches concrètes que l’on pourrait citer figurent trois initiatives :
- l’accord sur la transformation du Conseil Russie-OTAN où les Russes sont maintenant partie prenante à part entière et sur un pied d’égalité dans la discussion préalable sur les mesures à prendre dans certains domaines ;
- l’activité du « quartet » (États-Unis, Union européenne, Russie, ONU) pour faciliter la recherche d’un règlement politique du conflit israélo-arabe ;
- les décisions du sommet UE-Russie à Moscou, le 10 mai 2005, réuni au lendemain des festivités marquant le 60e anniversaire de la victoire contre le nazisme.
55Ces décisions dont l’idée était avancée deux ans plus tôt au sommet de Saint-Pétersbourg prévoient la création progressive entre l’UE et la Russie des quatre « espaces communs » – ceux de la sécurité interne, de la sécurité extérieure, de l’économie et des questions humanitaires (droits, culture, etc.). Pour chacun de ces espaces, des « feuilles de route », c’est-à-dire des catalogues de mesures à prendre dans le moyen terme, sont concertées. L’objectif recherché est de préparer le terrain pour le moment où l’actuel Accord de partenariat et de coopération en vigueur depuis 1997 aura expiré.
56Cette période sera d’autant plus importante qu’entre-temps l’Union européenne pourrait surmonter son actuelle crise d’identité interne dont les symptômes récents sont l’échec de la ratification du projet de Constitution européenne en France et au Pays-Bas et la crise budgétaire provoquée par la Grande-Bretagne, alors présidente de l’Union.
57Au cours de la même période, la Russie aura terminé le processus de son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ce qui doit créer des conditions plus favorables pour le développement de la coopération Russie-UE. Lors du même sommet de Moscou en mai 2005, l’Union européenne a reconnu à la Russie le statut de pays à économie de marché et soutenu sa candidature à l’OMC (en échange de la ratification par le Parlement russe du Protocole de Kyoto).
58On peut donc espérer que, dans les années à venir, pour les relations entre la Russie et l’Union européenne s’ouvriront des perspectives nouvelles et plus prometteuses.
Auteur
Youri Roubinski est docteur en histoire (direction Raymond Aron). Il a été membre de l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales de l’Académie des sciences de l’URSS de 1956 à 1977, conseiller à l’ambassade de l’URSS à Paris de 1978 à 1985, puis de 1987 à 1997 (ambassade de la Fédération de Russie depuis 1991). Il joue depuis la fin des années 1970 un rôle décisif dans l’établissement de relations de coopération scientifique entre la Russie et la France, marquées par la signature en 1985 d’un accord entre l’Académie et la Maison des sciences de l’homme. Professeur associé de plusieurs universités et instituts français de 1969 à 1999, il est invité également dans des universités de nombreux pays. Il est spécialiste de la vie politique de la France contemporaine et des relations internationales durant la seconde moitié du xxe siècle, auxquelles il a consacré plusieurs ouvrages et de nombreux articles, en russe et en français.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'Europe qui se fait
Regards croisés sur un parcours inachevé
Gérard Boismenu et Isabelle Petit (dir.)
2008
Diffusion des sports et impérialisme anglo-saxon
De l'histoire événementielle à l'anthropologie
Sébastien Darbon
2008
De l'un au multiple
Traduction du chinois vers les langues européennes. Translation from Chinese into European Languages
Viviane Alleton et Michael Lackner (dir.)
1999
Adam et l'Astragale
Essais d'anthropologie et d'histoire sur les limites de l'humain
Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Thomas Golsenne et al. (dir.)
2009