Non-human primates
p. 325-336
Texte intégral
1Depuis une vingtaine d’années, une expression étrange « non-human primates » s’est diffusée au sein des communautés savantes des préhistoriens et des primatologues. Elle qualifie d’une nouvelle façon ceux que nous désignions auparavant sous les termes de « primates » ou de « singes ». Dans un premier temps d’utilisation, cette expression accusa la distance entre les hommes et les singes en cherchant à éviter toute confusion possible avec « le primate humain », expression utilisée précédemment1. Nous pouvons faire l’hypothèse que le champ des études sur l’évolution de l’homme, concrétisé dès le xixe siècle avec la naissance de la préhistoire et avec le développement du darwinisme, parvient aujourd’hui à un tel stade de reconnaissance et d’intégration qu’il semble qu’il faut signifier de nouveau une différence ontologique remarquable.
2Cette nouvelle formule, « non-human primates », illustre en fait à merveille la situation dans laquelle se trouvent engluées les études sur l’origine de l’homme. Elle montre par la négative, par l’abandon d’un ordre déictique et catégoriel sûr, les contradictions de la préhistoire des périodes anciennes. L’oxymoron joue sur différents plans et permet d’échapper aux taxonomies biologiques peu aptes à intégrer les paradoxes qui se faisaient jour depuis le début des années 1970. Les controverses disciplinaires sont aujourd’hui sans égal : pour les primatologues, les singes sont devenus chasseurs, artisans, sociaux et conscients d’eux-mêmes, alors qu’à l’inverse, les paléoanthropologues décrivent parfois les premiers humains comme des êtres quasi arboricoles, charognards et sans langage ! Les schématisations, programmes scientifiques et malentendus sont désormais innombrables. Du côté des sciences sociales, et plus particulièrement d’une anthropologie ou d’une sociologie « symétrique », l’utilisation de l’expression « non-humain » est délibérée. Elle désigne tout ce qui dans l’ordre des affaires humaines renvoie à la nature, à la technique, aux objets, aux animaux, à toutes sortes d’existants « non humains » qui jouent dans les affaires humaines2. Avec ce pied de nez verbal, il y a en fait le projet de réinscrire la nature objectivée (celle des sciences ou celle des conceptions prémodernes) dans l’ordre de la culture. Cette posture, détonante dans les sciences sociales, hormis quelques rares expressions, ne fit guère d’adeptes du côté des sciences de la nature3. Entre « non-humains » des sciences sociales et « primates non humains » de la primatologie, les liens sont ténus, explorés par quelques rares chercheurs4 précisément intéressés par les objets hybrides, ceux qui peinent à entrer dans les catégories usuelles. Ces objets, qui permettent d’aller de la nature à la culture, ou de la culture à la nature, impliquent de mettre en œuvre de nouvelles heuristiques et méthodes de terrain. Si les primates partagent un grand nombre de nos qualités et compétences (ils fabriquent par exemple des outils comme les hommes ou les préhommes), alors ils peuvent être également étudiés comme les hommes, selon des approches « éthoarchéologiques » ou anthropologiques5. Cette ligne de pensée, aussi importante soit-elle, reste cependant marginale dans l’économie des recherches actuelles.
De la difficulté de nommer
3Si nous reprenons notre point de départ, l’expression « primates non humains » désigne également les singes en opposition aux hommes – qui appartiennent bien évidemment aussi à l’ordre des primates. Elle dénote en fait la difficulté qu’il peut y avoir à catégoriser et décrire des animaux « pour eux-mêmes » en même temps qu’elle signe la difficulté à rendre compte de la biappartenance de l’homme (tout à la fois « animal » et « humain »)6. Cette expression a dit pour un temps les limites de la science positive, elle a illustré les frontières de plaques entre les programmes et les cultures scientifiques opposés (naturaliste ou culturaliste) qui les sous-tendent. La diffusion de l’expression fut rapide et non questionnée. Elle constituait une formule facile propre à rendre compte de l’état compliqué des connaissances, mais aussi, dans un second temps, à déplacer vers d’autres alter les problèmes éthiques surgissant (l’extension des Droits de l’homme aux primates notamment)7.
4La non-équivalence ou absence de hiérarchie de l’ordre taxonomique révélée par le non-human primate ne fut pas soulevée par les systématiciens de l’anthropologie biologique, peut-être parce qu’elle semblait secondaire dans l’économie de surenchère des origines de l’homme sans cesse en quête de plus ancien, de plus primitif, de plus étrange. Seule la prétendue spécificité ontologique de l’homme était moquée par certains biologistes – Robert Foley notamment, dans le titre de son livre Another Unique Species, en 19878. Au milieu des années 1980, commençait également à se jouer un nouveau rapport de force et de légitimité entre sciences de la nature et sciences humaines, qui n’a, depuis lors, cessé de basculer au profit des premières, plus efficaces et valorisées.
5Il convient par ailleurs de noter que les sciences humaines et sociales ont depuis trente ans abandonné le paradigme évolutionniste et cessé d’expliquer l’histoire longue des hommes, mais aussi, qu’elles ont délaissé le concept de culture comme instrument majeur pour travailler la comparaison des différentes formes de sociétés. La primatologie, la génétique et les neurosciences, en revanche, ont dans le même temps emprunté sans arrêt les concepts des sciences sociales, ceux de culture matérielle9, d’intelligence sociale10, de culture11, d’évolution culturelle12, d’empathie13 pour n’en citer que quelques-uns. Or, de façon simultanée, en milieu naturel ou en laboratoire, les biologistes découvraient l’ampleur des phénomènes épigénétiques qu’ils reformulent à présent dans les termes d’une anthropologie qui se voudrait « scientifique »14 à l’image de la génétique ou des neurosciences. Au cours du xxe siècle, la biologisation de l’homme et des animaux va de pair avec une réduction positive, celle qui met l’accent sur une conception mécanique et métrique de l’animal. Dans le monde occidental moderne, les animaux ont été amputés de leurs capacités à penser, à éprouver, à vivre ensemble, à agir intentionnellement. Mais depuis peu, avec les exemples frappants qu’apportent l’éthologie et la psychologie animale, l’immense refoulé behavioriste s’expose désormais au grand jour et bouscule tant les sciences sociales que celles de la nature. Ces dernières, inadaptées dans leurs cadres et méthodes, sont obligées de prendre à leur compte un grand nombre d’observations et de conclusions de l’éthologie de terrain et rivalisent alors avec les sciences humaines sur leur propre domaine, celui de la définition de l’humain et de son négatif, l’animal. La doxa actuelle serait en résumé que les singes pensent, font des outils, ont des cultures15. Toutes choses définitoires ou exclusives, il y a dix ou vingt ans, des humains et de l’humanité !
6Ces conceptions sans nuance se sont installées aisément dans le monde savant anglo-saxon, mais également en France, tant les champs et les cultures scientifiques sont clivés et imperméables, tant les sciences humaines ont déserté – je le signalais plus haut – les questions évolutives et comportementales, ou alors, se sont alignées sur les sciences de la nature, tant aussi, le débat s’est déplacé de la sphère savante à la sphère publique où il ne peut être approfondi ou discuté. Mais, si les singes pensent, ont des sociétés, fabriquent des instruments, qu’en est-il alors du « propre de l’homme » ou à l’inverse, du « propre des singes » ? Cette question incessamment débattue par les vulgarisateurs16 fait-elle toujours sens pour les scientifiques, ou même, pour les philosophes ? Non, bien évidemment plus. Pour le praticien de l’archéologie ou de l’éthologie, elle est dépourvue d’intérêt, voire contre-productive. De même, les philosophes sont désormais ailleurs, davantage occupés à déconstruire le carcan anthropocentrique et à questionner les animaux en eux-mêmes17. En revanche, si l’on s’intéresse, comme on le fait dans ce livre, aux limites de l’humain, la question de l’originalité de l’homme constitue un point de départ adéquat pour saisir les enjeux de la question de l’humain dans le temps long, dans sa double dimension biologique et culturelle.
7Car, en effet, en passant par les franges, par les limites, il est parfois plus aisé de caractériser au plus près les phénomènes hétérotropes, ceux qui n’entrent pas dans les cadres de pensée ou qui s’installent là où on ne les attend pas et qui résistent donc à une approche frontale. Dans le cas de figure évoqué, celui de la double nature de l’homme, prise dans l’histoire longue, l’approche par les limites est cruciale. Elle ne doit cependant pas se départir d’un questionnement sur la force toujours renouvelée de l’ontologie dualiste.
« Esscience »
8Travailler la question des limites de l’humain peut se faire dans un cadre synchronique, ou diachronique, par la comparaison de matériaux, qui, même s’ils apparaissent comme hétérogènes (comportements, restes matériels, textes, images, paroles…), ont pour qualité principale d’être produits par des êtres appartenant à la même espèce et donc dotés de capacités anatomiques, intellectives ou expressives de même nature. En toute logique, la cognition historien ne pourrait s’aventurer dans l’espace préhistorique d’Homo sapiens, vers -100 000 ans. Au-delà, le socle cognitif et performatif commun des anté-sapiens et des sapiens devrait être soupesé, évalué, au cas par cas. Les outils épistémiques de l’histoire s’émousseraient-ils avec notre genre? Vraisemblablement, mais ce serait là l’objet d’une autre réflexion.
9Pour le paléolithique supérieur et pour les périodes antérieures, la préhistoire a pris le relais, mais non comme discipline historique. Même si elle ne cesse d’interroger ses sources matérielles, elle opère plus volontiers comme discipline carrefour qui use autant des ressources des sciences exactes (de leurs métriques du temps) et des sciences biologiques (de leurs conceptions du vivant et des phénomènes adaptatifs) que des sciences humaines (et de leurs conceptions de l’économique, du social et de la culture). De tels alliages sont d’une extrême complication, parfois cohérents et productifs, parfois non. À cela nous devons ajouter le fait que la préhistoire ne se départ pas non plus de grands schémas mentaux ou philosophiques sur la nature originale de l’homme, l’animalité, l’idée de progrès, ou le fonctionnement social. Ce cocktail bigarré mêle donc des conceptions et des façons de faire diverses et contradictoires. Les contradictions sont cependant souvent invisibles car marquées par une visée commune, j’entends le décryptage et l’analyse détaillée des restes matériels. En France la matérialité occupe toutes les énergies du champ et compromet bien souvent les orientations théoriques d’ampleur. Notons que les programmes de recherches sur les premières sociétés humaines sont la plupart du temps liés à des cadrages empiricistes (de la géologie, de la paléoanthropologie ou de la technologie lithique) et ne font guère cas des dimensions sociales ; et encore moins, historiques. Les approches empirico-inductives – légitimées par la nature lacunaire des données – dominent sans réplique et illustrent les limites du dialogue entre sciences sociales, sciences du comportement et sciences de la terre. L’étude des premiers hominidés aurait pourtant tout intérêt à se positionner de façon raisonnée à cette intersection disciplinaire. Mais tel n’est pas le cas, et il y a, soit ignorance respective des sciences sociales et des sciences de la nature, soit plus fréquemment, associations malheureuses d’idées naïves sur les origines de l’homme et d’heuristiques positives18. Ce constat pour dire que l’horizon heuristique et méthodique de l’évolution humaine mérite plus que jamais d’être défini et théorisé.
10Comme pour l’anthropologie sociale, la préhistoire a hérité des deux grands dualismes nature/culture, animalité/humanité, qui sont des outils clés pour penser et structurer les données, séparer le géofact de l’artefact, débusquer, derrière la luxuriance de la vie ou les cribles taphonomiques, des traces de pensée intelligente, d’organisation raisonnée de la matière, débusquer en fait d’autres sapiens, d’autres nous-mêmes. L’ontologie bipolaire « nature/artifice » est toutefois peu propice à l’analyse de phénomènes, elle favorise à l’inverse l’analyse en termes de traits, de qualités, d’objets. Rappelons toutefois, si besoin était, que l’archéologie est censée étudier des phénomènes sociaux passés, des hommes vivant en société, et non uniquement des restes matériels, naturels ou artificiels. Pour le dire autrement, le cadre dualiste prête plus facilement le flanc à l’analyse réifiante qu’à celle des processus. Et si la New Archeology a fourni durant un temps (entre 1968 et 1988) une alternative crédible19 en se fondant sur l’analyse des processus, des dynamiques de changement et sur la modélisation, elle a aussi montré ses limites à traiter les questions d’archéologie ancienne (celle du plio-pléistocène en l’occurrence20). Car elle aussi avait laissé en chemin le problème du dualisme et se fondait sur des analyses de traits discrets et définitoires de l’humain21 peu aptes à exprimer les phénomènes de changement. Le long débat « chasse/ charognage » qui partait d’un trait comportemental discriminant (la capacité ou l’incapacité des premiers hominidés à chasser) constitue l’avatar le plus remarquable de cette question principalement définie en termes qualitatifs22.
11En définitive, et quelles que soient les impasses dans lesquelles peuvent mener les deux dualismes nature/culture et animalité/humanité, ils constituent bel et bien la toile de fond commune aux sciences de la nature et aux sciences de l’homme. Nous devons prendre en compte leurs effets structurants sur nos démarches analytiques sous peine de conserver durablement ce voile à l’interprétation.
Au commencement était…
12Avant même de s’interroger sur « la » ou « les » cultures, l’anthropologie questionne les limites de l’humain et de l’humanité. Cet objet « premier » de l’anthropologie est parfois ignoré de la recherche française mais toujours sous-jacent et ressurgissant dès lors que la variable « temps » ou « origine » est évoquée. Et même si les manuels d’anthropologie français accusent plus volontiers les différences entre les sciences de la nature (physiques) et celles de la culture (sociales ou culturelles) que les manuels anglo-saxons, il n’en reste pas moins qu’un certain nombre d’ouvrages clés de la discipline prennent la question de l’humanité comme premier objet de l’anthropologie23. L’objet second serait celui de la différence anthropologique (ou raciale)24, les relations sociales et la question culturelle ne venant qu’ensuite. Il va sans dire que ces troisièmes objets correspondent à la majorité des activités et publications de l’anthropologie. Si je me permets ici de distinguer ces trois grands objets et programmes de l’anthropologie, c’est que l’ensemble des productions de la discipline se trouve en général non hiérarchisé, ou bien hiérarchisé d’un point de vue méthodique (ethnographie, ethnologie, anthropologie). À l’inverse, une structuration en fonction des macro-objets (l’humain, les hommes, les hommes en relation) de l’anthropologie permettrait d’organiser le champ et les actions de recherches en traversant, qui plus est, les barrières disciplinaires.
13Ne négligeons pas non plus que l’anthropologie moderne travaille l’originalité humaine non en termes ontologisés et réifiés, autrement dit « dans des cultures »25, mais par l’analyse des rapports des hommes entre eux (en tant qu’êtres sociaux) et dans leurs rapports au monde, selon différentes conceptions et praxis.
14Nous l’avons suggéré plus haut, la préhistoire, par contraste avec l’anthropologie, est plus focalisée. Elle pose la question de l’humain et de l’humanité en termes d’origine, elle cherche à trouver les marques matérielles dans le temps et l’espace, à identifier les grandes étapes du changement. Dans ce cadre, l’approche dualiste a parfois servi d’instrument de structuration des observations. En opposant qualités d’hommes et qualités d’anthropoïdes, certains pouvaient caractériser les traces matérielles selon deux classes distinctes et vérifiables sur les données de terrain26. Dans d’autres cas, bien plus rares, les chercheurs tentaient de modéliser les comportements des hominidés anciens27. Peu de temps après (fin des années 1980-début 1990) l’impact de l’homme sur l’environnement a été théorisé et mis en mots sous le vocable de l’écologie, avec les notions « d’anthropisation du milieu » ou « d’anthroposystème » par exemple. De telles tentatives, plus scientifiques et maîtrisées, mêmes si elles intégraient une « hybridité » sociale et naturelle, séparaient d’abord une nature « vraie » du phénomène humain et réintroduisaient de fait une action en boucle de l’homme sur ladite nature. Sous de nouveaux mots et oripeaux, le clivage dualiste redonnait de la voix.
15Je rappellerai une fois encore la force opératoire de l’approche duelle qui a permis, sur la base des deux dyades, animalité/humanité, nature/ culture, de structurer en les opposant deux termes ou deux ensembles de termes pour lesquels on donna une valeur définitoire (tekhnê, logos, du côté humain, dépendance, irresponsabilité, du côté animal). Des traits particuliers (bipédie, capacité cérébrale, outil transformé, langage, etc.) ont également permis de marquer depuis 150 ans la ligne de partage entre l’animalité et l’humanité. Cette démarche réductrice et sécante est pertinemment critiquée et rejetée par certains aujourd’hui (la contribution de la sociologie latourienne en donne un exemple ; les approches historiennes et anthropologiques de cet ouvrage qui visent à démonter et à comprendre les ressorts de la boîte ontologique en donnent un autre, aussi probant). Mais, dans bien des cas, le dualisme est traité de façon caricaturale. Des objets qui ont cessé d’exister dans le secteur de la recherche depuis plusieurs décennies sont vainement critiqués. En bref, ne mésestimons pas les apports du dualisme, non dans ses dimensions idéelles, représentationnelles ou sociales – elles sont omniprésentes dans nos cultures –, mais dans la structuration des faits de science. C’est parce que les préhistoriens ont défini ou prédéfini des types, parce qu’ils ont anthropisé le monde matériel, parce qu’ils ont pu séparer le « fait de main et d’esprit d’homme » des produits de la nature qu’ils ont pu progresser efficacement sur certaines questions. L’anthropocentrisme qui va de pair avec le dualisme nature/culture a permis à la science moderne d’écarter le créationnisme. Il a en revanche binarisé les logiques d’entendement et d’opération. Cette pensée occidentale et moderne de partage du monde que Philippe Descola désigne sous le terme de « naturalisme28 » accuse l’art efactualisation et l’externalisation des capacités humaines. Les processus d’externation de qualités organiques humaines dans des artefacts, postulés par Leroi-Gourhan, ont malheureusement très peu été compris ni encore moins mis en pratique par la préhistoire des trente dernières années. Cette préhistoire a endossé une partie du programme – celui qui reconnaît sa place au geste, au processus face à l’idée et à l’esprit – mais a négligé les fondements théoriques (organicistes et évolutionnistes) co-occurrents des changements d’états – du poisson au sapiens. L’image de l’outil a continué de parasiter le travail scientifique, l’artefact n’a pas été dénudé de ses attributs anciens, il a continué de faire signe, signe discriminant de l’humain. Malgré les innombrables publications, les primates sont restés du côté de la nature déterminée, tout au moins pour la préhistoire française29. Aussi, dès lors que certains d’entre nous ont reconnu ces primates comme « artisans », les repères orthonormés du paléolithique ont vacillé. Les chimpanzés devinrent de fabuleux challengers, de merveilleux chevaux de Troie pour repenser l’ordre catégoriel des champs de la préhistoire et de l’anthropologie. Mais pas seulement. En les observant, en mettant en évidence depuis une vingtaine d’années la complexité de leurs conduites, la variabilité étonnante de leurs « industries » lithiques ou ligneuses, des pistes alternatives de travail et d’interprétation se sont logiquement ouvertes.
16Les artefacts ou les comportements communicationnels des anthropoïdes sont originaux – en partie partagés par les sapiens, en partie non. Ils sont parfois simples, univoques (un outil est fabriqué et utilisé à une fin particulière), parfois plurivoques, l’objet est mis en mouvement pour agir sur la matière et signifier en même temps30. Chez les chimpanzés il peut même y avoir répression, masquage du désir, voire tromperie tactique31. Le primate peut devenir « politique », l’objet peut se révéler incertain, se défaire de sa fonction. Les quasi-objets qu’évoquait Michel Serres dans sa rêverie poétique du début des années 198032 sont en passe d’exister.
17Notre regard sur les animaux a changé, il convient à présent de le préciser et de tirer toutes les conséquences pratiques qu’il y a à décrire des « non-humains » pour les sciences de l’homme. Nous savons mieux qui sont des primates, qui sont des hommes. Les primates non humains, les vrais, pas les métaphoriques, nous les désignons : ce sont les chimpanzés, les gorilles, les australopithèques, les Homo habilis… ils sont parfois proches, parfois lointains, chimères ou alter. À nous, scientifiques de toutes origines, non plus uniquement de les nommer, mais bien plutôt de les étudier avec rigueur, de décrire leurs activités, leurs gestes, leurs histoires et de réduire progressivement la distance d’entendement entre eux et nous.
18Sont abordées ici principalement des questions méthodologiques concernant les changements opérés entre les perspectives d’Edgar Morin du début des années 1970 et aujourd’hui et les paradoxes qui se sont développés tout au long de ces trente dernières années. Le propos exemplifie ces paradoxes évolutifs (entre ontologies et dynamiques évolutives) avec des exemples comportementaux empruntés à la primatologie et à certaines de mes propres recherches éthologiques et archéologiques.
Notes de bas de page
1 E. Morin, Le Paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973 ; E. Morin, M. Piattelli-Palmarini (dir.), L’Unité de l’homme, vol. I : Le Primate et l’homme, Paris, Seuil (Point), 1974.
2 B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1994.
3 S. Strum, Presque humain. Voyage chez les babouins, Paris, Eshel, 1990 [1987].
4 S. Strum et B. Latour, « Redefining the social link : from baboons to humans », Social Science Information, 26, 1987, p. 783-802 ; F. Joulian, « Peut-on parler d’un système technique chimpanzé? Primatologie et archéologie comparées », dans B. Latour et P. Lemonnier (dir.), De la Préhistoire aux missiles balistiques. L’intelligence sociale des techniques, Paris, La Découverte, 1994, p. 45-64.
5 F. Joulian, « Comment étudier les origines de la culture », dans N. Journet (dir.), La Culture. De l’universel au particulier, Auxerre, Éd. Sciences humaines, 2002, p. 45-52.
6 T. Ingold, « The Animal in the study of humanity », dans id. (éd.), What is an animal? Londres, Unwin Hyman, 1988, p. 84-99.
7 P. Cavalieri et P. Singer, « The Great Ape project », dans R. Corbey et B. Theunissen (éd.), Ape, Man, Apeman : Changing Views Since 1600, Leyde, Leiden University, 1995, p. 367-376.
8 R. Foley, Another Unique Species. Patterns in Human Evolutionary Ecology, Harlow, Longman, 1987.
9 W. C. McGrew, Chimpanzee Material Culture. Implications for Human Evolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
10 R. Byrne et A. Whiten, Machiavellian Intelligence. Social Expertise and The Evolution of Intellect in Monkeys, Apes, and Humans, Oxford, Oxford University Press, 1988.
11 W. C. McGrew et C. Tutin, « Evidence for social custom in wild chimpanzee? », Man, 13, 1978, p. 234-251.
12 R. Boyd et P. J. Richerson, Culture and The Evolutionary Process, Chicago, The University of Chicago Press, 1985.
13 F. de Waal, Le Bon singe. Les bases naturelles de la morale, Paris, Bayard éditions, 1997.
14 A. Mesoudi, A. Whiten et K. N. Laland, « Towards a unified science of cultural evolution », Behavioral and Brain Sciences, 29, 2006, p. 329-383.
15 W. Mc Grew, The Cultured Chimpanzee. Reflections on Cultural Primatology, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
16 P. Picq, « Introduction », dans P. Picq et Y. Coppens (dir.), Aux Origines de l’humanité, vol. II : Le Propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p. 13-25.
17 Critique, 375-376 : L’animalité, 1978 ; Alter, 3, 1995 ; F. Burgat, Animal mon prochain, Paris, O. Jacob, 1997 ; É. de Fontenay Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998.
18 Les travaux de Wiktor Stockowski illustrent l’ampleur des fictions rationnelles en la matière : W. Stockowski, Anthropologie naïve, anthropologie savante. De l’origine de l’homme, de l’imagination et des idées reçues, Paris, CNRS Éditions, 1994.
19 D. Clarke, Analytical Archaeology, Londres, Methuen, 1968 ; M. Schiffer, Behavioural Archaelogy, New York, Academic Press, 1976 ; R. L. Binford, For Theory Building in Archeology, New York, Academic Press, 1977.
20 Période géologique caractérisée ici par la donne technologique, de l’apparition des premiers outils taillés autour de 2,6 Ma aux premières industries standardisées et régionalisées vers 1,6 Ma.
21 L. R. Binford Bones : Ancient Man and Modern Myths, New York, Academic Press, 1981; G. Isaac, « Cutting and carying :archaeologically emergence of the genus Homo », dans J. R. Durant (éd.), Human Origins, Oxford, Clarendon Press, 1989, p. 106-122.
22 F. Joulian, « Chasse, charognage et hominisation », Préhistoire et Anthropologie méditerranéenne, II, 1993, p. 7-14.
23 T. I ngold, « Humanit and animality », dans T. Ingold (éd.), Companion Encyclopedia of Anthropology, Londres, Routledge, 1994, p. 14-32.
24 W. Stocskowski débusque les failles de l’anthropologie biologique et de l’anthropologie sociale en matière d’altérité et de différence raciale :« Lapensée de l’exclusion et la pensée de la différence : quelle cause pour quel effet ? », L’Homme, 150, 1999, p. 41-57.
25 T. Ingold, « Commentaire de “Chimpanzee and human cultures” de C. Boesch, M. Tomasello », Current Anthropology, 39 (5), 1998, p. 606-607 ; F. Joulian, « Techniques du corps et traditions chimpanzières », Terrain, 34, 2000, p. 37-54.
26 G. Isaac, « The archaeology of human origins : studies of the Lower Pleistocene in East-Africa 1971-1981 », dans F. Wendorf (éd.), Advances in World Archaeology, vol. III, New York, Academic Press, 1984, p. 1-87.
27 J. Sept, « Archaeological evidence and ecological perspectives for reconstructing early hominid subsistence behavior », dans M. Schiffer (éd.), Archaeological Method and Theory, vol. IV, New York, Academic Press, 1992, p. 1-56.
28 P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
29 H. de Lumley, L’Homme premier. Préhistoire, évolution, culture, Paris, O. Jacob, 1998 ; J. Chavaillon, L’Âge d’or de l’humanité. Chroniques du paléolithique. Paris, O. Jacob, 1996.
30 F. Joulian, « Significant tools and signifying monkeys : the question of body techniques and elementary actions on matter among apes and early hominids », dans L. Backwell et F. d’Errico (éd.), From Tools to Symbols. From Hominids to Modern Humans, Johannesburg, Witswatersrand University Press, 2005, p. 52-81.
31 R. Byrne et A. Whiten, « Cognitive evolution in primates : evidence for tactical deception », Man, 27, 1992, p. 609-627.
32 M. Serres, Genèse, Paris, Grasset, 1982.
Auteur
Frédéric Joulian est chercheur-enseignant en anthropologie à l’École des hautes études en sciences sociales, responsable du programme de recherches interdisciplinaires « Évolution, natures et cultures » et rédacteur en chef de la revue Techniques & culture. Il a longuement travaillé sur les comportements techniques et culturels des premiers hominidés et des grands singes. Depuis quelques années il explore les différentes relations à la nature et aux animaux dans des contextes culturels africains et européens. Il a coordonné plusieurs programmes de recherches sur ces sujets et publié La Culture est-elle naturelle? Paris, Errance, 1998 ainsi que Dire le savoir-faire, Paris, L’Herne (Cahiers d’anthropologie sociale, 1), 2006. Sont à paraître, deux ouvrages collectifs sur les rapports « hommes/primates », et un numéro spécial de Techniques & culture sur l’émergence du phénomène culturel et les modes d’appropriation de la nature.
Courriel : frederic.joulian@ehess.fr
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'Europe qui se fait
Regards croisés sur un parcours inachevé
Gérard Boismenu et Isabelle Petit (dir.)
2008
Diffusion des sports et impérialisme anglo-saxon
De l'histoire événementielle à l'anthropologie
Sébastien Darbon
2008
De l'un au multiple
Traduction du chinois vers les langues européennes. Translation from Chinese into European Languages
Viviane Alleton et Michael Lackner (dir.)
1999
Adam et l'Astragale
Essais d'anthropologie et d'histoire sur les limites de l'humain
Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar, Thomas Golsenne et al. (dir.)
2009