La parade amoureuse. Rituel érotique et événement esthétique dans l’Italie de la Renaissance
p. 263-278
Texte intégral
1L’art de la Renaissance italienne, nous dit-on, serait le fruit le plus noble d’un humanisme souverain et triomphant. Les images de l’art donneraient ainsi force d’évidence à cette nouvelle image de l’homme : c’est dans le marbre des sculptures, c’est dans les ors et les pigments des peintures que cet art à la mesure de l’homme vient définitivement sceller la distinction entre l’animal et l’humain, entre la sauvagerie et la civilité. La Renaissance italienne n’a-t-elle pas justement mis au point de nouvelles formes de sociabilité, n’a-t-elle pas mis l’art dans les moindres gestes de la vie quotidienne, dans les moindres formes de la vie sociale ? L’histoire de l’art – la discipline – aura repris à son compte un tel partage. Elle-même fille de l’humanisme renaissant, elle ne pouvait focaliser son regard que sur des formes spécifiquement humaines (la représentation de l’anatomie par exemple) ou des significations savantes (allégories, thèmes moraux par exemple) portant l’art à des sommets de beauté et d’intellectualité très loin de toute bestialité.
2Vision des choses, vision très discutable, évidemment… Le point de vue des renaissants et des humanistes eux-mêmes demeure une interprétation, fût-elle contemporaine de la production des œuvres, qui ne dit rien de leur effectivité, de leur efficacité réelle, et qui passe même sous silence ce fait que les œuvres sont pour elles-mêmes des interprétations. La bête va donc surgir, mais certainement pas comme on s’y attendrait : non pas tapie derrière la représentation, mais partout diffuse dans l’instauration même de cette représentation. Si les animaux peuvent avoir quelque chose à voir avec les œuvres d’art de la Renaissance, ce n’est pas comme substances (formes, identités, significations) mais en tant qu’ils interviennent dans des dynamismes, des processus, des transformations, en un mot des devenirs, qui sont autant ceux de l’art.
3Soit un exemple frappant de coopération entre mâles pour attirer et stimuler les femelles chez une famille d’oiseaux : les manakins (Pipridés) d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, et particulièrement les Manakins à longue queue (Chiroxiphia caudata) du Brésil. Les mâles ont des livrées superbes ; plus gros que la plupart des autres manakins (25 g), les Manakins à longue queue ont le corps bleu clair, la tête noire avec une calotte rouge, les ailes et la queue à dominante noire. Trois ou quatre mâles peuvent parader ensemble. Trois mâles vont « danser » devant une femelle. Ils s’installent tout près les uns des autres ; ils forment une seule masse vibrante et chatoyante, et chantent en cœur (a). Celui qui se trouve le plus loin de la femelle se met à voleter devant ses congénères (b), puis va se poser à côté d’elle, à la place que les autres lui ont ménagée en se poussant légèrement de côté (c). Il fait rapidement volte-face ; le mâle qui se trouve alors le plus loin de la femelle se met à son tour à voleter, et le manège recommence avec une précision d’horloge. Il arrive souvent qu’un mâle immature joue le rôle de la femelle. On n’a pas observé d’accouplements1.
4En rapportant cette description éthologique d’un rituel de cour très socialisé chez les Manakins, j’espère bien faire œuvre d’historien de l’art. En quoi donc ce dernier peut-il s’y retrouver ? Partons d’une singularité. Quel rapport entre ce manège, ce ballet d’oiseaux tropicaux, et la course-poursuite d’Apollon et Daphné peinte par les frères Pollaiolo, dans la Florence de Laurent le Magnifique (fig. 4) ? Pourrait-on à la rigueur y voir une sorte de métaphore cherchant à montrer que les hommes comme les animaux s’ingénient à inventer de subtils stratagèmes pour séduire une dame ? Non. Parce que manifestement, cette image ne représente aucun rituel de cour, mais plutôt ce qu’on a coutume d’appeler une poursuite érotique, pour reprendre l’expression d’Aby Warburg. Les peintres florentins du Quattrocento – et plus généralement de la Renaissance italienne – se sont fait une spécialité de ce thème : Zéphyr et Chloris dans le Printemps de Botticelli (fig. 5), Nessus et Déjanire des frères Pollaiolo (fig. 6), ou encore l’Enlèvement d’Europe de Titien (fig. 7), pour ne rien dire de l’Histoire de Nastagio degli Onesti peinte par Botticelli, qui donne une version totalement pervertie de la poursuite érotique. Dans sa thèse sur Botticelli de 1893, Warburg avait notamment montré comment la poursuite érotique envahissait le monde des images comme celui de la littérature contemporaine et antique : des Métamorphoses d’Ovide à la poésie de Politien, des sonnets de Laurent le Magnifique à la première « tragédie » italienne, La Fable d’Orphée (1480) de Politien, partout les nymphes fuient des dieux trop entreprenants2.

Fig. 4 – Antonio et Piero Pollaiolo, Apollon et Daphné, vers 1470, Londres, The National Gallery.

Fig. 5 – Sandro Botticelli, Le Printemps, détail : Zéphyr et Chloris, Florence, galerie des Offices.
5Bref, une poursuite érotique, c’est apparemment tout le contraire d’un rituel érotique, qu’il soit humain ou animal. À la codification précise de la conduite de cour (et n’oublions pas que dans la Florence du Quattrocento, le jeu de la fin’amor n’avait pas dit son dernier mot) s’oppose la violence d’un acte où « prendre femme » revêt tout son sens ; à la mesure des mouvements (voire à la danse des oiseaux), le déchaînement des gestes (bras tendus, cherchant quelque appui pour s’échapper) ; aux déclarations poétiques, les cris ; à un espace restreint (jardin, « arène »), un paysage ouvert, véritable terrain de chasse, etc.

Fig. 6 – Antonio et Piero Pollaiolo, Hercule, Nessus et Déjanire, vers 1470, New Haven, Yale, University Art Gallery.
6Il est pourtant bien étrange de constater l’usage de ce type d’image dans les rituels matrimoniaux, autrement dit, dans une stratégie du désir ritualisé. La majeure partie des images de poursuite érotique, du moins pour le Quattrocento, est constituée d’images-objets3 qui interviennent très précisément dans les mariages et la vie conjugale. Il s’agit tout autant de panneaux de cassone (ou de forzieri) que de spalliere. Les premiers sont de gros coffres en bois peint, avec une scène historiée sur le devant, qui font partie du trousseau de la jeune mariée. Les seconds sont des lambris, toujours de bois peint, qui décorent la chambre des riches époux florentins (les murs ou le mobilier). Dans un cas comme dans l’autre, on a affaire à des scènes que l’on dit exemplaires, et qui sont censées édifier le jeune couple – surtout la jeune épouse – : suicide de Lucrèce pour laver le déshonneur du viol, histoire de Virginie, etc. Autant d’exempla picta qui montrent le bon comportement des époux et en appellent aussi bien à la fidélité conjugale qu’à la chasteté sinon à la continence, ou au contraire à l’amour4.

Fig. 7 – Titien, L’Enlèvement d’Europe, 1562, Boston, Isabella Stewart Gardner Musem.
7Mais cette valeur d’exemple ne permet pas, me semble-t-il, de rendre compte en profondeur de ce que j’aimerais nommer l’événement expressif ou esthétique de ces images de course-poursuite amoureuse. Que s’y passe-t-il, si tant est que ce qui se produit ne peut avoir lieu qu’au-delà de toute représentation, qu’en deçà de toute narration ? Notre hypothèse de départ sera que, du point de vue d’une consistance, d’un composé esthétiques, c’est un seul et même événement de parade qui a lieu dans le rituel de séduction animal et dans ces images de poursuite érotique.
8On évolue dans le domaine de l’expression, voire de l’esthétique. La cour n’est pas un moment simplement fonctionnel pour séduire la dame ou la femelle. C’est le moment expressif de la relation amoureuse ou érotique, qui ne s’inscrit pas nécessairement dans une temporalité de succession (avant l’accouplement), mais qui coexiste virtuellement à l’ensemble de la relation érotique (on connaît des rituels nuptiaux post accouplement). La question de l’expression, donc : voilà la pierre de touche, voilà l’instance théorique qui permet d’articuler histoire de l’art et éthologie. Déjà Warburg, dans un moment de découragement face à l’histoire de l’art des « connaisseurs », avait su trouver les moyens d’un rebond théorique dans la lecture de L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux de Charles Darwin5. Sans nous lancer dans un exercice d’exégèse warburgienne, il faut s’interroger sur la signification de ce détour par un ouvrage que l’on peut considérer comme fondateur de l’éthologie. Qu’est-ce donc qu’un historien de l’art pouvait bien trouver dans un livre dont le matériel était constitué par des pleurs de bébé, le hérissement des poils du chat ou le roucoulement des pigeons (fig. 8) ? Une quantité extraordinaire de matières d’expression, et accessoirement (plus qu’accessoirement !), une théorie de l’expression. S’il y a une leçon que les historiens et/ou théoriciens de l’art peuvent prendre chez les éthologues, elle ne concerne pas du tout la question de l’inné/acquis, du naturel et du culturel ; cela n’intéresse pas les rapports de l’art et de la nature. C’est que l’éthologie met en lumière cette importance capitale de l’expression dans le monde animal, une expression continue, qui ne connaît pas de discontinuités, et qui passe aussi bien par le naturel que l’artificiel, les formes que les matières6. Dominique Lestel a bien raison de citer ce passage du Sens des sens d’Erwin Strauss : « Pour l’animal, tout est manifestation expressive – qu’il s’agisse des couleurs, des sons, des odeurs, des formes ou des mouvements – et c’est de cela seul qu’il a l’expérience vécue. […] L’animal ne [peut] vivre que des expressions7. »

Fig. 8. Illustration d’après Darwin, dans Darwin, L’Expression des émotions chez l’homme et l’animal, S. Pozzi et R. Benoît (trad.), Paris, 1877
9Qu’est-ce donc que faire la cour, que l’on soit homme ou animal, sinon agir à distance ? L’actio in distans, voilà peut-être le fin mot du phénomène esthétique : un sentir dans la distance. La parade des Manakins à longue queue, mêlant ballet et jeux de couleurs, la parade des coqs de prairie, avec ses effets visuels et sonores (les coqs utilisent leurs « cornes de plumes » et leurs sacs à air de peau nue et colorée qu’ils portent sous le cou et qui produisent un son retentissant), pour ne prendre que ces deux exemples, sont les moyens d’une prise dans la distance, elles sont l’expression d’une emprise ; la relation érotique se révèle par et dans la parade. La distance entre deux individus prend une consistance rien qu’esthétique : elle s’intensifie et devient couleurs, sons, mouvements, postures. Autrement dit, le rapport érotique est la pavane elle-même.
10De ce point de vue, on peut interpréter la poursuite érotique comme la réélaboration ou la reconfiguration dramatique de cette action à distance. Plus précisément, le rapport intensif entre deux individus trouve dans la poursuite érotique toute son étendue. De deux manières, qui sont corrélatives. Par la course, d’une part : le transport amoureux se métaphorise et s’intensifie dans la poursuite. De fait, la poursuite n’est autre que la mise en mouvement de cette distance expressive, la forme chorégraphique de la dynamique de séduction, la forme dansée de l’élan du désir ; elle n’est pas autre chose que la danse de l’emprise. Par le paysage, d’autre part. La poursuite suppose en effet un espace ouvert et sans bornes. Ainsi, l’étendue panoramique qui caractérise les arrière-plans de Pollaiolo prend ici tout son sens : la vastitude du paysage ne sert pas de simple décor, d’espace vide et statique pour une scène érotique ; elle intervient dans la dynamique propre du désir pour l’étendre davantage : intensification du théâtre de séduction – arène ou lek.
11Ce que nous apprend l’éthologie, notamment les travaux d’Adolf Portmann sur l’expressivité du vivant8, c’est qu’on ne saurait réduire la richesse des matières d’expression à l’effectuation de fonctions ou d’actes (séduction, agression…). Il y a toujours un reste expressif qui ne peut s’annuler, qui trouve comme on l’a vu son moment d’intensité maximale dans la cour, mais qui demeure toujours coprésent dans la relation érotique. Or, c’est justement ce reste expressif inassimilable qui permet de voir dans ces courses-poursuites amoureuses une forme non évidente de rituel de séduction. Ce rituel, noyau expressif, ne sera pas à chercher au centre de l’image, dans la représentation de l’action (ou historia, dans la terminologie humaniste), mais sur ses bords, en deçà de la représentation. S’il y a parade, ce n’est pas au niveau de l’historia, ce n’est pas d’un point de vue iconographique, mais d’un point de vue expressif. C’est le travail des peintres qui convertit ces poursuites échevelées en rituels de cour. Il n’y a donc de parade que pour l’image. C’est l’image qui parade, et qui fait se lever un univers autonome expressif traversant ou accompagnant le drame.
12Comment cette conversion s’opère-t-elle ? Par quels traits esthétiques la poursuite d’Apollon se transfigure-t-elle en pavane, fait-elle pavane ? Par des motifs, des dispositifs, voire des rythmes. Par des motifs, d’abord. C’est l’immense intérêt de la thèse de Warburg sur Botticelli que d’avoir placé au centre ou au premier plan du tragique de la poursuite érotique les « éléments secondaires » (bewgte Beiwerk) du mouvement intensifié : les drapés et les cheveux battant au vent9. Warburg n’y voyait justement pas des accessoires secondaires, mais au contraire des protagonistes aussi importants que les personnages eux-mêmes10. Ainsi, quand il associe la robe bouffante de Chloris fuyant devant Zéphyr, dans le Printemps de Botticelli (fig. 5),avec la façon dont Boccace, dans le Ninfale Fiesolano, « dépeint jusque dans les moindres détails la fuite entravée par le vêtement11 » : « La Nymphe courait si vite qu’elle semblait voler ; elle avait relevé ses vêtements par-devant pour pouvoir s’enfuir et elle les avait attachés à sa ceinture, de telle sorte que de sa robe aux chaussures qu’elle portait, elle montrait ses jambes et son charmant genou, qui remplirait de désir tout un chacun12. » Il faut y insister. La chevelure et la draperie battant au vent ne sont pas les attributs d’un personnage, comme s’il s’agissait d’identifier une iconographie à partir d’éléments essentiels. Il faut y voir davantage des motifs idéels, ou des signaux virtuels qui travaillent pour leur propre compte, sur un plan d’expression et non sur un plan narratif. Deux exemples pour montrer leur autonomie vis-à-vis de tout récit en peinture, de toute histoire de course-poursuite. Dans l’Apollon et Daphné de la National Gallery de Londres (fig. 4) : tout se passe comme si le libre jeu de la draperie de la nymphe, empêché formellement (par la position d’Apollon à gauche) et narrativement (par sa position à l’arrêt), comme si donc le motif insistait dans cette improbable « écharpe » blanche attachée à l’épaule de l’Olympien, qui a peu de sens du point de vue d’une vraisemblance vestimentaire. Puisqu’ils sont indépendants du récit, mais sans pour autant être gratuits, il va de soi que les motifs de la draperie et des cheveux battant au vent entrent dans des rapports internes. Deuxième exemple : dans l’œuvre des frères Pollaiolo, Hercule, Nessus et Déjanire (fig. 6), la draperie diaphane de la belle Déjanire qui fonctionne comme le véhicule d’un fantastique devenir-cheval. Il est tout à fait surprenant, en effet, que Déjanire soit ici privée de la longue chevelure flottant au vent, élément pourtant remarquable dans toutes les poursuites et tous les enlèvements érotiques. C’est que, dans le panneau des Pollaiolo, cette chevelure manquante est devenue crinière, mais là encore, une improbable crinière textile : à l’endroit précis où on l’attendrait (dans le dos de la nymphe), flotte un voile transparent qui épouse dans une semblable ondulation la queue du centaure, en la frôlant à peine. Il faudrait voir encore comment la résonance de cette traîne diaphane dans les accents de couleur blanche du fleuve pour en marquer les remous opère définitivement la dissolution de la nymphe dans l’épaisseur de l’image, ou son retour à l’élément fluide et aquatique (les nymphes sont très souvent associées aux points d’eau et aux sources)13.

Fig. 9. Triomphe de l’Amour, miniature illustrant les Trionfi de Pétrarque,
13La transformation d’une histoire d’enlèvement en parade érotique s’effectue encore par des dispositifs. Je décèle une double structure visuelle, un double schéma d’agencement. Première chose, le mouvement de la course-poursuite est évidemment très orienté. Mais le corollaire de cette forte vectorisation, c’est l’insistance sur le passage de la course, je veux dire sur le point de vue latéral qu’elle offre au regard. S’il subsiste un événement expressif, il faut voir comme le « se passer » de l’événement narratif se configure spatialement en un « passer esthétique », autrement dit, un mouvement de passage : en un mot, un défilé. Le propre de la parade, c’est bien de passer, comme dans un triomphe : que l’on songe par exemple aux nombreuses illustrations des Triomphes de Pétrarque (fig. 9) pour bien prendre acte de la structure spatiale latéralisée de l’événement esthétique. C’est dans le plan de l’image, parallèlement au plan de représentation, et non dans sa profondeur, qu’Apollon pourchasse Daphné. Et c’est évidemment dans le même sens que flottent les draperies. Mouvement de passage, de défilé, donc. Il faudrait encore analyser comment les transformations formelles engendrent de nouveaux et d’étranges protocoles : ainsi, comment L’Enlèvement d’Europe peint par Titien (fig. 7) se transmue en un fantastique rodéo érotique, qui pourrait tout à fait supporter la comparaison avec les jeux de course-poursuite, de dressage et d’habileté équestre ou bovine, voire avec la corrida.
14Mais ce dispositif latéral vient encore se doubler d’un autre mouvement esthétique, frontal celui-là, indice d’une valeur d’apparition, de manifestation, ou même de démonstration. Le face-à-face est toujours dans le monde animal un moment expressif particulièrement sujet aux intensifications, en tant qu’il mobilise la valeur d’exposition d’un corps, la puissance de son apparaître. Il ne faut donc pas s’étonner que le centaure Nessus dévie quelque peu sa course en descendant la rivière plutôt qu’en la traversant simplement, comme l’énonce le récit ovidien. Le centaure était en effet censé conduire Déjanire, l’épouse d’Hercule, sur l’autre rive, pour qu’elle traverse le fleuve à pieds secs. Mais pris soudain de désir pour la nymphe – les centaures sont de grands libidineux – il tente de l’enlever, alors que sur l’autre rive, Hercule lui décoche une flèche mortelle. Voilà pour l’histoire. Il faut déjà relever que le récit est lui aussi fortement vectorisé, et c’est le parcours de la flèche d’Hercule qui en marque la direction spatiale comme narrative : dans le plan de l’image (l’arc est totalement parallèle à la surface peinte, Hercule en profil rigoureux). Il est donc tout à fait surprenant, du point de vue de l’histoire, que Nessus dévie sa course (du sens du récit, faut-il dire, puisque récit et espace se confondent dans une historia) ; mais du point de vue de l’image, cette volte-face du centaure, les pattes antérieures projetées en avant, signale le moment expressif d’un étrange manège ou d’un carrousel érotiques.
15Parler d’expression, prendre le point de vue de l’image plutôt que celui de l’historia, ce n’est pas rabattre un événement esthétique ou expressif sur quelque chose de gratuit. Pour être des « apparences sans destinataire » (c’est-à-dire sans destinataire dans le cadre représentationnel de l’historia), pour être afonctionnels du point de vue du récit, les traits expressifs de la poursuite érotique n’en sont pas pour autant de simples « apparences dans la lumière14 ». L’inspiration phénoménologique des travaux de Portmann et de Buytendijk15 les avait logiquement portés à accentuer cette idée d’un pur donné originaire. Car c’est toujours dans l’historia, dans la représentation que « ça parade », si je puis dire. Il y a parade dès lors que des traits esthétiques ou des matières d’expression s’échappent de la représentation, mais pour y revenir avec d’autant plus de force, pour venir affecter ou précipiter l’historia, pour en modifier profondément le rythme : en un mot, pour créer un mouvement interne indépendant du mouvement propre de la narration.
16Si la parade est un rituel, on pourrait sans nul doute comparer ses processus d’accession à la figure, sa « figurabilité », avec ce que les éthologues nomment précisément, depuis Huxley, une ritualisation. Qu’est-ce donc que la ritualisation ? Phylogénétique ou culturelle, elle est ce processus complexe qui fait passer un ensemble d’actions et de mouvements indéterminés à un composé symbolique – rituel – de gestes, d’attitudes, de traits expressifs, qui spécifie un comportement et le rend autonome : comment un simple battement d’ailes, par exemple, peut prendre part à tout un rituel de séduction. Citons quelques-uns des principaux opérateurs de la ritualisation : 1. la différenciation de certains traits de comportement (à fonction organique) ; 2. leur passage à l’état de signal ; 3. des transformations et modifications morphologiques (l’allongement de certains organes, certaines plumes chez les mâles par exemple) ; 4. l’individuation de motifs, qui peuvent rentrer dans des rapports rythmiques (la répétition est très importante) ; 5. l’intensification, l’exagération des mimiques et des gestes16. Le phénomène a été largement étudié dans les décennies centrales du xxe siècle (que l’on pense par exemple aux travaux de Lorenz ou d’Eibl-Eibesfeldt). On retrouve là un certain nombre des processus figuraux que l’on a rencontrés dans nos poursuites érotiques, à commencer par la capacité des parades à se constituer en moment autonome, indépendant de la représentation historiale, de la même façon qu’un geste ritualisé chez l’animal demeure sans rapport avec la fin organique ou fonctionnelle qu’il accomplit.
17S’agit-il pourtant de la même chose ? Pas exactement. Une chose est sûre : c’est qu’il ne s’agit en aucune façon de parler d’une représentation de rituel nuptial dans les poursuites érotiques, d’une parade représentée – puisque le rituel ne subsiste que par les puissances de l’image, sans exister sur le plan de la représentation. C’est toujours l’image qui ritualise, c’est-à-dire que c’est un ensemble de traits esthétiques faisant système qui effectue la ritualisation érotique et fait naître par là même un univers virtuel autonome. La ritualisation est ici le fait de l’art. En sorte qu’il faudrait parler d’un destin artistique de l’amour dans ces images d’enlèvement, à la façon dont les stoïciens nommaient « destin » le rapport des manières ou événements incorporels entre eux.
18« Destin de l’amour », parce que la parade érotique comme composé de traits expressifs n’existe pas mais subsiste toujours virtuellement. Qu’est-ce à dire ? Il faut préciser ce qu’on entendait toutes les fois que nous nous sommes placés « du point de vue de l’image » ; que signifie donc de dire que la parade s’effectue pour l’image et non pour les protagonistes des histoires représentées ? Si l’invention de ces protocoles érotiques n’a aucun rapport, du moins quasiment aucune influence sur les gestes et les manières de l’amour tels qu’ils étaient réellement ou actuellement pratiqués dans l’Italie de la Renaissance – je veux dire socialement possibles, culturellement représentables –, elle n’en contribue pas moins à l’instauration de ce qu’on pourrait nommer une Geste érotique. Mais cette Geste subsiste plus qu’elle n’existe. On chercherait en vain de telles manières dans la société contemporaine de ces œuvres, puisque ce sont ces dernières qui, singulièrement, opèrent la ritualisation.
19Cela dit le caractère foncièrement minoritaire de ce qu’on a reconnu comme des parades : un ensemble de manières instaurant bel et bien un comportement spécifique, mais sans que celui-ci ne s’institutionnalise. René Payant remarquait très justement que :
Ce serait le sort de chaque tableau de procéder à l’élaboration d’un code sans que celui-ci ne réussisse, hors de cette instauration, à s’institutionnaliser. Mais il faudrait voir, et ce serait là l’intéressant paradoxe de la peinture, ou de tout art, si la nécessité d’invention qui l’anime n’est pas justement ce qui oblige constamment le code à se rompre, à faire rater systématiquement son institutionnalisation17.
20On est cependant frappé de voir que l’ordre naturel lui-même s’ouvre à de tels devenirs-minoritaires. Il y a toujours cet exemple fantastique que donne Lorenz du faisan Argus. Le mâle est doté de très grandes plumes qu’il déploie pour faire la cour à la faisane, d’autant plus excitée que les plumes seront grandes. Mais, chez les spécimens où ces plumes sont particulièrement développées, ce signe peut constituer une entrave à la conservation de l’espèce, puisque l’hypertrophie devient une gêne réelle pour les mouvements et expose plus facilement les mâles à d’éventuels prédateurs. « C’est pourquoi la capacité de développer des plumes pectorales énormes se conservera, à l’encontre de son intérêt pour la conservation de l’espèce18 » (se conservera car c’est évidemment les mâles qui auront les plus grandes plumes qui assureront la descendance et donc transmettront ce trait spécifique). Lorenz parle d’« aspect étrange, et inquiétant pour la phylogenèse19 », presque une aberration de la nature! C’est très intéressant, car on est en plein devenir-minoritaire : la survie de l’espèce, c’est toujours le maintien de la majorité.
21C’est pourquoi plutôt que d’une ritualisation par la peinture, il faudrait peut-être parler d’une stylisation : stylisation des modes érotiques, stylisation des manières de la séduction. C’est peut-être bien la force des œuvres d’art que de toucher à une sorte d’ontogenèse de la culture, ce qui obligerait à penser conjointement la genèse de la fonction symbolique et celle de la fonction esthétique : pour que la culture devienne une question de style. Si les événements esthétiques de ces poursuites contribuent, même localement, à une « fabrique de l’humain20 », si les pavanes et les parades produites par de la « plate peinture » agissent sur la culture, ce ne peut être que « d’une façon inactuelle, c’est-à-dire contre le temps et, par là même, sur le temps, en faveur, je l’espère, d’un temps à venir21 ». Une parade toujours en devenir, fût-elle fixée à jamais sur une surface plane.
22L’éthologie animale a-t-elle quelque chose à apprendre à l’historien de l’art ? Pratiquement rien, s’il s’agit, une fois de plus, d’asservir l’image aux fins de la Représentation, fût-elle animale et non plus humaine. Beaucoup, en revanche, si l’attention ne se porte pas sur des formes, des identités ou des significations, mais sur tous ces processus d’expression et d’intensification dont les animaux sont passés maîtres, et qui sont puissamment en travail dans les œuvres d’art. La sphère érotique et notamment les images de poursuite amoureuse et d’enlèvement (Apollon et Daphné, Nessus et Déjanire, Jupiter et Europe…) se montrent particulièrement riches en événements esthétiques par lesquels l’enlèvement se convertit en parade, la poursuite en défilé… Ou comment, sans pour autant que l’animal soit représenté, un devenir-animal (chien, cheval, centaure, biche…) pousse dans les cris et les gestes de la femme autant que dans les embardées du cavalier amoureux. L’horizon de cette enquête ? La possibilité d’une ontogenèse de la culture qui devrait en passer par la question de l’art.
Notes de bas de page
1 Citation presque littérale de F. W. Braestrup, « Parade sociale et communautaire », dans J. Huxley (dir.), Le Comportement rituel chez l’homme et l’animal, P. Vielhomme (trad.), Paris, Gallimard, 1971, p. 203.
2 Voir A. Warburg, « La Naissance de Vénus et Le Printemps de Sandro Botticelli », dans id., Essais florentins, S. Muller (trad.), Paris, Klincksieck, 1990, p. 47-100.
3 Sur cette notion, voir J. Baschet, « Introduction : l’image-objet », dans J. Baschet et J. C. Schmitt (dir.), L’image. Fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval, Paris, Éd. du Léopard d’or (Cahiers du Léopard d’or, 5), 1996, p. 7-25.
4 La littérature sur ces peintures s’est considérablement développée ces derniers temps. Voir B. Witthoft, « Marriage rituals and marriage chests in Quattrocento Florence », Artibus et Historiœ, 5, 1982, p. 43-60 ; C. Klapisch-Zuber, La Maison et le nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Éd. de l’EHESS, 1990, p. 135-246 ; A. B. Barriault, Spalliera Paintings of Renaissance Tuscany :Fables of Poets for Patrician Homes,University Park, PA, Pennsylvania State University Press, 1994 ; C. L. Baskins, Cassone Painting. Humanism and Gender in Early Modern Italy, Cambridge-Londres, Cambridge University Press, 1998.
5 Voir C. Darwin, L’Expression des émotions chez l’homme et chez l’animal, S. Pozzi et R. Benoît (trad.), Paris, 1877 (reprint Paris, Éd. du CTHS, 1998).
6 À l’inverse de l’ethnologie qui, comme le font très justement remarquer Deleuze et Guattari, est « tomb[ée] dans le danger structural qui divise un “terrain” en formes de parentés, de politique, d’économie, de mythe, etc. Les éthologues ont gardé l’intégralité d’un certain “terrain” non divisé. » Voir G. Deleuze et F. Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, vol. II : Mille plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 404.
7 E. Strauss, Du sens des sens, Grenoble, Jérôme Millon, 1989, p. 321, cité par D. Lestel, Les Origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2003, p. 292.
8 Voir A. Portmann, La Forme animale, G. Remy (trad.), Paris, Payot, 1961 ; id., « L’auto présentation, motif de l’élaboration des formes vivantes », J. Dewitte (trad.), Études phénoménologiques, 23-24, 1996, p. 131-164. Sur Portmann, voir notamment D. Lestel, Les Origines animales de la culture, op. cit., p. 262-291 J. Dewitte, « La donation première de l’apparence. De l’anti-utilitarisme dans le monde animal selon A. Portmann », dans Ce que donner veut dire, Paris, La Découverte, 1993, p. 20-32.
9 Voir A. Warburg, « La Naissance de Vénus et Le Printemps de Sandro Botticelli », dans id., Essais florentins, S. Muller (trad.), Paris, Klincksieck, 1990, p. 47-100.
10 Sur le « principe de déplacement » dans L’Expression des émotions de Darwin et son importance chez Warburg, voir G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éd. de Minuit, 2003, p. 242-248.
11 A. Warburg, « La Naissance de Vénus et Le Printemps de Sandro Botticelli », art. cit., p. 47-100.
12 Boccace, Nimfale Fiesolano, CIX, cité par A. Warburg, « La Naissance de Vénus et le Printemps de Sandro Botticelli », dans id., Essais florentins, S. Muller (trad.), Paris, Klincksieck, 1990, p. 47-100 (p. 75) dont nous tirons également la traduction.
13 Je dois le développement de cette dernière idée à Georges Didi-Huberman.
14 Voir A. Portmann, « L’auto présentation, motif de l’élaboration des formes vivantes », J. Dewitte (trad.), Études phénoménologiques, 23-24, 1996, p. 131-164 (p. 161-162).
15 En plus de la bibliographie donnée note 8, on pourra lire l’article de G. Thinès, « La forme animale selon Buytendijk et Portmann », Études phénoménologiques, 23-24, 1996, p. 195-207.
16 Sur la ritualisation, voir K. Lorenz, L’Homme dans le fleuve du vivant, J. Étoré (trad.), Paris, Flammarion, 1981, 187-213 ; id., L’Agression. Une histoire naturelle du mal, V. Fritsch (trad.), Paris, Flammarion, 1969, p. 62-87 ; I. Eibl-Eibesfeldt, Contre l’agression. Contribution à l’histoire naturelle des comportements élémentaires, D. Meunier (trad.), Paris, Stock, 1972, chap. II.
17 R. Payant, Vedute. Pièces détachées sur l’art. 1976-1987, Laval (Québec), Éd. Trois, 1987, p. 61-62.
18 K. Lorenz, L’Agression. Une histoire naturelle du mal, V. Fritsch (trad.), Paris, Flammarion, 1969, p. 46.
19 Ibid., p. 47.
20 Pour reprendre le nom du groupe de travail qui a préparé ce colloque.
21 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, II, avant-propos, dans F. Nietzsche, Œuvres complètes, H. Albert (trad.), Paris, Mercure de France, 1907-1922, 2 vol.
Auteur
Bertrand Prévost, né en 1976 à Rouen, historien de l’art et philosophe, est maître de conférence en histoire de l’art et esthétique à l’université de Bordeaux 3. Il a fait paraître un livre sur l’esthétique des gestes à la Renaissance, La Peinture en actes, Arles, Actes Sud, 2007. Il est encore l’auteur (en collaboration) d’une traduction commentée du De pictura de Leon Battista Alberti, La Peinture, Paris, Seuil, 2004.
Courriel : ertrand.prevost@u-bordeaux3.fr
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