Entre le bœuf et l’âne. Réflexion sur la machine dialogique
p. 87-97
Texte intégral
1Dans la condition humaine, il y a Adam et il y a l’astragale. Nous avons chacun notre astragale, je veux dire cet autre qui nous rend humain. J’entends condition humaine dans les deux sens courants du mot « condition » : comme une situation donnée et comme une possibilité. Or notre humanité est imaginée face à une altérité (possible) qui nous sert de référentiel. Autrement dit, comme le notait, Martin Buber : « L’individu est un fait de l’existence dans la mesure où il entre dans une relation vivante avec d’autres individus. […] le fait fondamental de l’existence humaine est l’homme avec- l’homme1. »
2Adam et l’astragale. Dans le mythe de la Genèse, la condition humaine est présentée par le biais de la domination masculine. La condition de l’homme, Adam, est configurée en relation à la condition de la femme, Ève, et à celle de l’animal, le serpent. À cause de la Chute, la situation post paradisiaque crée entre ces trois acteurs des relations multiples. Le serpent qui, au début du récit de la Chute, est le plus rusé des animaux, est après la punition « le plus maudit des animaux de la terre » ; il y a désormais une haine éternelle entre lui et le fils de la femme. Celle-ci n’est pas seulement punie par les douleurs de l’enfantement, mais aussi par la soumission à l’homme. Ici, le serpent et Ève sont pour Adam des astragales. Pour ma part, je voudrais analyser ces configurations où l’humain est défini par la mise en relation de conditions multiples. Où l’humain est chaque fois une singularité concrète en face de l’autre. Parmi les cas d’astragale des chrétiens, j’étudierai celui de l’altérité des juifs, avant de revenir finalement au mythe de la Chute.
Le bœuf et l’âne
Le bœuf connaît son possesseur, Et l’âne la mangeoire de son maître : Israël ne m’a pas connu et mon peuple ne m’a pas compris.2
3On mentionne souvent la première partie d’Isaïe 1,3 comme l’origine de la présence du bœuf et de l’âne dans la Nativité : « Le bœuf connaît son possesseur, Et l’âne la mangeoire de son maître. » On oublie souvent la seconde partie de la phrase : « Israël ne m’a pas connu et mon peuple ne m’a pas compris. » Cet oubli est révélateur, car la raison d’être originelle des deux animaux dans la crèche est une polémique avec le judaïsme. Dans le récit de la Nativité de l’Évangile de Luc, seule la mangeoire dans laquelle se trouve le nouveau-né est mentionnée trois fois3. C’est seulement au début du ive siècle que la présence des animaux est évoquée, par plusieurs sources, et que l’on en trouve les premières représentations dans l’art (vers 335)4.
4Trois principales exégèses étaient faites d’Isaïe 1,3 par les Pères de l’Église :
51. La première, et la plus ancienne, est celle du rejet, ou de l’animalisation. Cette lecture est proche du sens originel : pour certains Pères de l’Église elle constitue une des preuves de l’aveuglement des juifs. Les juifs ont le texte sacré, mais ils n’en comprennent pas le sens. C’est la raison pour laquelle ils ne reconnaissent pas Jésus. Or ici, même des animaux inférieurs reconnaissent le Seigneur, quand l’homme, Israël, ne le reconnaît pas. Il s’agit d’un renversement de l’ordre « naturel » : en effet, pour les Pères de l’Église, l’homme est supérieur aux animaux. Supériorité qui est fondée sur la capacité de connaître. Mais les juifs sont devenus semblables à des animaux sans raison, ou même pire, inférieurs à eux5. Cette lecture fait de Isaïe 1,3 une référence fréquente dans le discours sur l’aveuglement des juifs6.
6Comme on va le voir à présent, les deuxième et troisième exégèses de la phrase sont typologiques et fondées sur les distinctions entre animaux purs et impurs dans l’Ancien Testament : le bœuf, animal pur, représente les juifs ou les juifs convertis au christianisme ; l’âne, animal impur, représente les chrétiens, ou les nations converties au christianisme.
72. La deuxième lecture est dialectique ; l’accent y est mis sur la mangeoire. Alors que l’âne, animal impur, a reconnu la mangeoire, donc le Seigneur, le bœuf, animal pur qui représente les juifs, ne Le reconnaît pas. La coupure passe entre le bœuf et l’âne ; ici, les deux animaux échangent leur statut : le pur devient impur, l’impur devient pur. La première fois qu’Isaïe 1,3 est mentionné dans le contexte de la Nativité, c’est avec cette interprétation, par Origène (mort en 253) :
C’était cette mangeoire que le prophète avait annoncée en disant : « Le bœuf a connu son propriétaire et l’âne la mangeoire de son maître. » Le bœuf est un animal pur, l’âne un animal impur. « L’âne a connu la mangeoire de son maître » ; ce n’est pas le peuple d’Israël qui a connu la mangeoire de son maître, mais un animal impur qui venait de chez les païens : « Or Israël ne m’a pas connu, dit l’Écriture, et mon peuple ne m’a pas compris7. »
8Origène va au-delà du discours banal du rejet de l’autre, de l’animalisation. En introduisant une distinction d’essence entre les deux animaux, il peut utiliser cette paire contradictoire (animal pur/animal impur) pour parler du déplacement de l’Élection d’Israël aux chrétiens ; pour proclamer que la venue de Jésus marque un renversement de statut entre les juifs et les nations (les non-juifs) : ceux qui étaient impurs sont devenus purs et vice versa8.
9Ce qui est peut-être le plus étonnant dans cette lecture est l’auto-animalisation des chrétiens : les chrétiens étaient jadis des animaux impurs. Ce topos se retrouve souvent dans les écrits patrologiques. Chez Tertullien (mort vers 230) par exemple, une adoration de Dieu par des animaux sauvages dans l’Ancien Testament est vue comme une prophétie de la conversion future des païens9.
103. La troisième lecture (fusionnelle) maintient la coupure originelle d’Isaïe 1,3 entre les animaux qui reconnaissent leur maître et Israël qui ne le reconnaît pas. Mais elle voit dans les deux animaux une représentation des deux origines des chrétiens : le bœuf symbolise ceux qui sont issus des juifs, et l’âne ceux qui sont issus des nations. Leur complémentarité représente l’unité de la chrétienté, son universalité10.
11Il est souvent dit que c’est la lecture typologique d’Origène qui est à l’origine de l’association d’Isaïe 1,3 et de la Nativité ; c’est possible, mais c’est seulement un siècle plus tard que cette association devient répandue. Origène est une voix isolée, solitaire. La lecture d’Isaïe 1,3 chez les premiers Pères de l’Église est dominée par la première lecture, celle du rejet, de l’animalisation des juifs. Le ive siècle marque donc deux évolutions dans l’exégèse d’Isaïe 1,3 : son association avec la Nativité se répand, et son exégèse s’enrichit de la lecture typologique. Mais on peut se demander dans quelle mesure cette évolution ne témoignerait pas d’un phénomène plus vaste. À cette époque en effet le christianisme – dont le statut de religion persécutée passe à celui de religion acceptée (313) – devient finalement la religion légale majoritaire (380). Cette révolution politique n’a-t-elle pas atténué le besoin des chrétiens de se séparer des juifs, et rendu possible ou même nécessaire l’introduction des juifs dans l’ordre chrétien11 ? Le rejet des juifs et leur animalisation iraient de pair avec la fusion des juifs et des nations dans la chrétienté.
Le modèle dialogique
12Il y a plus. Au-delà des circonstances historiques particulières qui expliquent en partie l’évolution de l’exégèse chrétienne, je pense qu’un processus plus profond est à l’œuvre.
13Je propose en effet de voir ces différentes gloses comme un ensemble de possibilités dans une unité dialogique. J’utilise le mot « dialogique » dans le sens que lui donne Edgar Morin : « Deux ou plusieurs logiques, deux principes unis sans que la dualité se perde dans cette unité12. » Ce concept exprime la fusion, dans une même unité complexe, de deux ou de plus de deux logiques différentes, complémentaires, concurrentes et antagonistes.
14Dans ce modèle dialogique, le juif et le chrétien sont pensés comme les deux pôles d’une contradiction fondamentale, entre lesquels existent des relations complexes, multiples. Pour explorer cette unité dialogique nous devons quitter le bœuf et l’âne, et analyser un autre couple : Jacob et Ésaü.
Jacob et Ésaü
15Le frère aîné, Ésaü, se fait dérober le privilège de sa primogéniture par une ruse de son jeune frère Jacob. Ce mythe expose l’origine de deux nations voisines : Ésaü est le père du peuple d’Édom et Jacob est le père d’Israël.
16La Genèse nous raconte comment déjà dans le ventre de leur mère, Rébecca, les deux frères (les deux nations) « se heurtaient en elle » (Gn 25,22). Leur destin était proclamé par Dieu lui-même avant leur naissance : « Et Yahvé dit [à Rébecca] : il y a deux nations en ton sein, deux peuples, issus de toi, se sépareront, un peuple dominera un peuple, l’aîné servira le cadet » (Gn 25,23). Ésaü est le premier des deux jumeaux à voir le jour, il est l’aîné, mais il est vite suivi par son frère, usurpateur, qui le retient par son talon. Une première tentative de prendre le droit d’aînesse ? En tout cas, cet acte lui donne son nom : Jacob, « celui qui attrape le talon », ou si vous voulez en français : Talon – celui qui « talonne ».
17Par la suite, Ésaü rentre de la chasse épuisé et vend son droit d’aînesse à son jeune frère Jacob pour un potage de lentilles. Plus tard, quand Isaac, le père aveugle, veut bénir son fils aîné Ésaü, Jacob usurpe la bénédiction. Déshérité de son droit d’aînesse, Ésaü se promet d’assassiner Jacob.
18Pendant l’époque du Premier Temple les relations étaient tendues entre Édom et Israël. Le mythe de l’origine d’Israël raconte aussi l’origine de son peuple voisin. L’histoire d’Édom est l’histoire d’Israël en négatif. La primogéniture, ou l’Élection, est absolue, unique. Elle l’est face au Père, comme elle l’est vis-à-vis de l’Autre, le frère jumeau13. L’Élection de Jacob (Israël) est la « délection » d’Ésaü (Édom). Cet événement mythique explique l’origine de l’inimitié entre les deux peuples. Celle-ci fait partie du plan divin, elle est inscrite dans leurs destins. Être le vis-à-vis d’Israël est l’essence même de l’existence d’Édom.
19On peut distinguer dans ce mythe quatre configurations dialogiques : la séparation ou distinction ; la fusion ; le renversement ; l’extermination.
- Séparation ou distinction. Nous la trouvons déjà dans le sein de la mère. Ce sont les embryons qui luttent entre eux ; dans l’oracle : « Il y a deux nations en ton sein, deux peuples, issus de toi, se sépareront » (Gn 25,23).
- Fusion. Elle se trouve dans la « gémellité » elle-même. Dans cette étrange loi de Deutéronome 23,8 : « Tu ne tiendras pas l’Édomite pour abominable, car c’est ton frère. » L’ennemi est le frère, avec lequel nous avons une mère et un père communs.
- Renversement. On trouve cette configuration dans les bénédictions du père aux deux frères. À Jacob : « Sois un maître pour tes frères » (Gn 27,29) ; à Ésaü : « Tu vivras de ton épée, tu serviras ton frère. Mais quand tu t’affranchiras, tu secoueras son joug de dessus de ton cou » (Gn 27,40). On trouve déjà ce rapport dialectique dans le renversement du rapport de force annoncé par l’oracle : « Un peuple dominera un peuple, l’aîné servira le cadet. »
- Extermination. Elle se manifeste dans la Genèse par la volonté fratricide d’Ésaü, et par les prophètes qui annoncent la destruction, voire l’extermination d’Édom.
20Ce qui paraît révélateur dans la machine dialogique, c’est le besoin d’interdire la haine, l’extermination de l’astragale, de l’Autre dialogique. Le « Tu ne tueras pas » (Exode 20,12) du Décalogue ne suffit pas. L’Autre dialogique est mis à part du reste de l’humanité, il est différent de tous les autres. Il n’est pas un étranger, mais un autre singulier. Sa singularité est sa proximité ; il fait partie de l’arbre généalogique : « Tu ne tiendras pas l’Édomite pour abominable, car c’est ton frère » (Dt 23,8).
21La machine dialogique fonctionne entre deux Élections : positive pour le Moi et négative pour l’Autre. À chaque « élu » correspond son « E(xc)lu »14. Ce type de rapport contradictoire avec un Autre, un jumeau rival, tisse un nœud gordien, dialogique. Le fantasme de l’extermination d’Édom-Ésaü trouve son origine dans la reconnaissance d’une proximité familiale, fusionnelle, comme elle est manifeste chez le prophète Malachie (1,2-3) : « Je vous ai aimés ! dit Yahvé [à Israël]. Cependant vous dites : En quoi nous as-tu aimés ? – Ésaü n’était-il pas le frère de Jacob ? Oracle de Yahvé ; or j’ai aimé Jacob mais j’ai haï Ésaü. Je fis de ses montagnes une solitude et de son héritage des pâturages de désert. »
La lecture chrétienne de Jacob et Ésaü
22C’est le moment de revenir au problème des relations entre juifs et chrétiens, évoquées à propos de l’âne et du bœuf. Le couple Ésaü-Jacob, dans la lecture chrétienne, sert de modèle à cette relation. Jacob représente désormais les chrétiens et Ésaü les juifs. Comme le privilège de la primogéniture passe de l’aîné au cadet, de la même manière l’élection est passée d’Israël selon la chair (les juifs) à Israël selon l’esprit (les chrétiens)15. Le vrai Israël n’est pas défini par la chair mais par la foi16. Cette lecture est souvent comprise comme un discours antijuif. Mais, comme on l’a vu, les relations entre Jacob et Ésaü sont dialogiques, c’est-à-dire qu’elles dépassent la simple négativité de la polémique. Le drame ne se joue pas dans le simple rejet de l’Autre mais dans la mise en marche de la machine dialogique qui crée des relations multiples, avec un autre singulier, référentiel. Ainsi, Augustin lit le psaume 59,12 comme un ordre qui concerne les juifs : « Ne les massacre pas, que mon peuple n’oublie pas »17. Pourquoi cet interdit de donner la mort aux juifs ? Cette lecture ne remplit-elle pas la même fonction que la loi : « Tu ne tiendras pas l’Édomite pour abominable, car c’est ton frère » (Dt 23,8) ?
23Sans doute cette interdiction de tuer les juifs a-t-elle une finalité mémorielle : ils doivent vivre, comme un remède à l’oubli pour les chrétiens. Mais plus encore, ils nourrissent la machine dialogique qui sans eux disparaît. Le juif est bon à penser symboliquement car il est bon à penser dialogiquement. Car le juif est pensé dans des relations différentes, complémentaires, concurrentes et antagonistes, renouvelant les configurations. Cette plasticité de la figure du juif dans la pensée chrétienne entretient une vive tension, permet en retour une recomposition permanente de la figure du chrétien lui-même, multiple et polysémique.
24Cette construction dialogique est même opératoire dans le judaïsme rabbinique, car on y pense à son tour le chrétien comme un frère ennemi. Ainsi, le couple Ésaü-Jacob sert aux rabbins du Midrash et du Talmud de modèle de leur relation avec Rome, la chrétienté. Comme Mary Douglas le remarque : « Si deux systèmes symboliques sont confrontés, ils commencent par créer, même dans leur opposition, un seul tout18. » Le modèle dialogique permet aux deux côtés de se penser l’un l’autre dans un langage commun, mais avec des lectures différentes. Ce langage commun fait que ce dialogue est plus qu’une mise en scène de l’un par l’autre. Il s’agit plutôt d’un jeu de rôle dans lequel les deux parties sont à la fois acteurs et spectateurs.
Retour à l’âne et au bœuf
Le bœuf connaît son possesseur, Et l’âne la mangeoire de son maître : Israël ne m’a pas connu et mon peuple ne m’a pas compris. (Isaïe 1,3)
25Les couples bibliques qui sont interprétés en référence aux relations entre juifs et chrétiens sont nombreux : outre Jacob et Ésaü, on peut citer Rachel et Léa, Caïn et Abel, Agar et Sara, Ismaël et Isaac. L’âne et le bœuf d’Isaïe 1,3 sont donc en bonne compagnie.
26Les deux animaux sont bons à penser avant tout à cause de leur différence physique : le bœuf est un animal massif, fort, avec ses cornes ; l’âne est faible, avec son corps maigre, ses grandes oreilles. À cause aussi de leur différence d’usage. Le bœuf est le type même de l’animal de trait, celui qui est « sous le joug » ; et l’âne sert au transport. Ce sont les animaux domestiques par excellence dans la Bible.
27Ces différences font de l’âne et du bœuf d’Isaïe 1,3 un bon agencement symbolique. Mais pour pouvoir exprimer des relations dialogiques, il fallait aux Pères de l’Église introduire dans la citation originelle une contradiction entre les deux animaux : à cette fin, ils explicitèrent leur statut respectif de pureté (pur/impur), transformant le bœuf et l’âne en un couple de contradictions. Mais dans le même temps, parce que le sens de leur rapport originel (proximité/complémentarité) ne disparaît pas, le bœuf et l’âne, comme Jacob et Ésaü, forment un couple dialogique à même d’exprimer les relations multiples avec les juifs : rejet, fusion et renversement.
28Par la mise en scène du bœuf et de l’âne dans la Nativité, le nœud gordien qui associe chrétiens et juifs était présenté dès le moment de la naissance du Sauveur, celle de chaque chrétien.
Le nouvel Adam
29Je suis parti de la Chute, où Adam se trouve défini dans son rapport à Ève et au serpent. De la même manière, les chrétiens se sont pensés et définis dans leur rapport aux juifs. Ces derniers sont pour les premiers l’autre dialogique, référentiel. La condition humaine chrétienne est conçue, entre autres, dans un rapport dialogique avec la condition juive.
30Jésus est le second Adam. La venue du Sauveur est la contrepartie – comme une réparation – de la Chute. Dans le mythe juif, la Torah est révélée à Moïse au Sinaï et marque l’élection et le début de la réparation de l’humanité par la sanctification d’Israël. Dans le mythe chrétien, ce sont Bethléem et le Golgotha qui incarnent le mieux l’élection chrétienne. Cette élection d’un nouvel Israël est comme la révocation de l’ancien et la venue du nouvel Adam implique une deuxième chute pour les juifs. Alors que pour la première chute (Adam) la Faute était celle de la connaissance du bien et du mal (le fruit), elle est précisément celle de la non-connaissance pour la seconde chute (l’ignorance des juifs), car : « Le bœuf connaît son possesseur, Et l’âne la mangeoire de son maître : Israël ne m’a pas connu et mon peuple ne m’a pas compris. »
31Cet essai travaille l’homme et son altérité selon une interprétation dialogique, au sens qu’en donne Edgar Morin. Trois cas, révélateurs des différentes relations dans lesquels l’homme s’inscrit et se construit, sont mobilisés. Il s’agit du récit de la création d’Adam dans le mythe de la Genèse et de deux couples exégétiques : d’une part, Jacob et Ésaü (en tant que modèle de relation entre Israël et les autres nations), d’autre part l’âne et le bœuf dans la Nativité du Christ, le nouvel Adam. Dans la construction du christianisme par les Pères de l’Église, ces deux animaux sont interprétés en relation dialogique avec le judaïsme.
Notes de bas de page
1 M. Buber, Le Problème de l’homme, J. Loewenson-Lavi (trad.), Paris, Aubier, 1962 [1936] p. 113.
2 Isaïe 1,3. Ma traduction.
3 « Elle enfanta son fils premier-né, l’enveloppa de langes et le coucha dans une mangeoire, parce qu’ils manquaient de place dans l’hôtellerie. » (Luc 2,7)
4 Pour l’histoire de l’interprétation patristique, voir : J. Ziegler, « Ochs und Esel an der Krippe. Biblisch-patristische Erwägungen zu Is 1,3 und Hab 3,2 (LXX) », Munchener Theologische Zeitschrift, 3, 1952, p. 385-402 ; J.Guyon, « La naissance de Jésus dans le premier art chrétien », dans G. Dorival et J.-P. Boyer (dir.), La Nativité et le temps de Noël. Antiquité et Moyen Âge, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2003, p. 81-94.
5 C’est aussi dans ce sens qu’Isaïe 1,3 était utilisé contre les hérétiques. Voir : Irénée de Lyon, Contre les hérésies, XIX, 1 (Sources chrétiennes [désormais SC] 210, 2002) ; Clément d’Alexandrie, Stromata, VI, 7 (SC 446, 1999), p. 163 ; Clément d’Alexandrie, Protreptique ou Exhortation aux Grecs, IV, 57, 19 (SC 36, 1941), p. 111. Les abrevations utilisées ici suivent Adalbert Keller, Translationes Patrisiticqe Graecae et Latinae, Stuttgart, Anton Hiersemann, 1997.
6 Cette interprétation se trouve entre autre chez : Saint Justin [Justin Martyr], Apologies, A. Wartelle (introd., texte critique, trad., comm. et index), Paris, Études augustiniennes, 1987, Première apologie, I, 37 et 65, p. 147 ; Irénée de Lyon, Contre les hérésies, livre I, 19, 1 (SC 264, 1979), p. 285 ; Clément d’Alexandrie, Les Stromates, VI, 7, 50 (SC 446, 1999), p. 163 ; Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue I, IX, 77, 3 (SC 70, 1960), p. 249 ; Tertullien, Contre Marcion, livre III, 6, 7 (SC 399, 1991), p. 81 ; Cyprian, Ad Quirinum III (Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum [désormais CSEL] 3, 1972), p. 8 ; Eusèbe, Commentaire sur Isaïe, PG 24, col. 89b et Démonstration évangélique, (GCS 36, 1913), p. 112 ; Ambroise de Milan, Explanatio in XII Psalmos, 47, 22 (CSEL 64, 1919), p. 228 ; Jean Chrysostome, Commentaire sur Isaïe 1,3 (SC 304, 1983), p. 53 ; Cyrille d’Alexandrie, Commentaire sur Isaïe, PG 70, col. 20 ; Théodoret de Cyr, Commentaire sur Isaïe 1,3, 1re section, 64-65 (SC 276, 1980), p. 153 ; Pierre Chrysologue, Sermo 156 : « De Epiphania et magis », PL 52, col. 614a; Isidore de Séville, Ysaye Testimonia de Christo Domino, § 12, PLS IV, col. 1831.
7 « Praesepe illud erat, de quo propheta vatictinatus est dicens : cognovit bos possessorem suum, et asinus praesepe domini sui [Is 1,3] Bos animal mundum est, asinus animal immundum. Cognovit asinus praesepe domini sui. Non populus Israhel cognovit praesepe domini sui, sed immundum animal ex gentibus : Israhel vero, ait, me non cognovit, et populus meus me non intellexit [Is 1,3]. » Origène, Homélies sur saint Luc, Homélie XIII, 7 (SC 87, 1998), p. 215.
8 Cette interprétation se trouve entre autres chez : Ambroise de Milan, Traité sur l’Évangile de saint Luc 2,43 (SC 45, 1971),p. 92; Jérôme, Commentaire sur Isaïe 1,1-3, (CSEL 73, 1973), p. 9 ; Pierre Chrysologue, Sermo 159, PL 52, col. 619c/d.
9 Tertullien, Contre Marcion, III, 6, 7 (SC 399, 1991), p. 81.
10 Cette lecture est faite déjà par Clément d’Alexandrie, concernant le bœuf et l’ourse : Clément d’Alexandrie, Les Stromates, VI, VII, 50 (SC 446, 1999), p. 163. Elle se trouve chez Grégoire de Nazianze, Discours 38 : « Pour la Théophanie », 17 (SC 358, 1990), p. 145 ; et également, entre autres, chez Augustin, Sermo 131, 5, PL 39, col. 2007 ; Sermo 189, 4, PL 38, col. 1006 ; Sermo 190, 3, PL 38, col. 1008 ; Sermo 204, 2, PL 38, col. 1038 ; Théodoret de Cyr, Commentaire sur Isaïe 32 (SC 276, 1980), p. 153.
11 Il me semble que c’est dans cette direction que vont Neusner et Boyarin : voir J. Neusner, Judaism and Christianity in the Age of Constantine. History, Messiah, Israel, and the Initial Confrontation, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1987 ; D. Boyarin, Border Lines : The Partition of Judaeo-Christianity, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2004.
12 E. Morin, La Méthode, vol. V : L’Humanité de l’humanité. L’identité humaine, Paris, Seuil, 2001, p. 347.
13 Dans son dernier ouvrage, Pour en finir avec la généalogie, Paris, Éd. Léo Scheer (Non & Non), 2004, p. 20, François Noudelmann note : « Le geste généalogique fonctionne [donc] doublement, comme un vecteur d’ordre lorsqu’il recherche les fondations instauratrices, comme un détour de légitimité lorsqu’il retrace l’histoire des refoulements, des exclusions et des taxinomies qui ont présidé à ces constructions mentales et sociales. »
14 J’emprunte ce mot à S. Trigano, L’E(xc)lu .Entre juifs et chrétiens, Paris, Denoël, 2003.
15 J’ai suivi ici O. Limor, « Jacob and Esau », dans O. Limor, Y. Kaplan, A. Hofman, A. Raz-Krakotzkin, J. Ziegler, Jews and Christians in Western Europe. Encounter between Cultures in the Middle Ages and the Renaissance, vol. I,Tel-Aviv,The Open University of Israel, 1993, p. 9-19 ;voir aussi M. Hadas-Lebel, « Jacob et Ésaü, ou Israël et Rome dans le Talmud et le Midrash », Revue de l’histoire des religions, 201, 4, 1984, p. 369-392 ; G. Cohen, « Esau as symbol in early medieval thought », dans A.Altmann (éd.), Jewish Medieval and Renaissance Studies, Cambridge, Harvard University Press, 1967, p. 19-48 ; M. Dulaey, « La figure de Jacob dans l’exégèse paléochrétienne (Gn 27-33) », Recherches augustiniennes, 32, 2001, p. 75-168.
16 Saint Paul écrit dans l’Épître aux Romains (9,10-15) : « Rébecca avait conçu d’un seul homme, Isaac notre père : or, avant la naissance des enfants, quand ils n’avaient fait ni bien ni mal, pour que s’affirmât la liberté de l’élection divine, qui dépend de celui qui appelle et non des œuvres, il lui fut dit : “L’aîné servira le cadet” [Gn 25,23], selon qu’il est écrit :“J’ai aimé Jacob et j’ai haï Ésaü” [Ml 1,2] ». La lecture comparée de la Genèse (25,23) à Malachie (1,2) renforce l’action herméneutique de Paul. Ce n’est pas seulement que « l’aîné servira le cadet », mais que l’un est aimé et l’autre haï. Il ne s’agit pas seulement d’un passage « neutre » de l’élection de l’un à l’autre, mais de la délection de l’Israël charnelle. Paul renverse la lecture biblique : Ésaü est Israël (charnel), Jacob est Israël (spirituel).
17 Voir J. Cohen, Living Letters of the Law. Ideas of the Jew in Medieval Christianity, Berkeley, University of California Press, 1999, p. 36-39.
18 M. Douglas, Natural Symbols. Exploration in Cosmology, Londres-New York, Routledge, 1996 [1970], p. 43-44.
Auteur
Misgav Har-Peled est né à Jérusalem. Il a publié divers articles sur des sites archéologiques en Israël et sur l’histoire des croisades. Il prépare actuellement un doctorat d’anthropologie historique sur le cochon et les identités juive, chrétienne et musulmane dans la longue durée à l’École des hautes études en science sociales et à l’université Johns Hopkins aux États-Unis. Il est également président de l’École midrachique de Paris, dédiée à la pratique et à la diffusion de nouvelles formes d’étude de textes.
Courriel : misgavh@gmail.com
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