Confessions d’un gestionnaire d’ONG
Les possibilités et les choix liés au patrimoine immatériel à l’échelle nationale
Texte intégral
1C’est un honneur pour moi d’être présent à ce colloque sur le patrimoine culturel immatériel (PCI), en particulier au sein de la discussion sur la définition passablement brumeuse de ce secteur culturel transversal1. Le seul fait d’être ici à conférer sur ses contours dix ans après la rédaction de la Convention de 2003 de l’Unesco est le symptôme d’une difficulté inhérente à la formulation même du concept.
2Ce caractère indéterminé du PCI engendre une sorte de mystère attirant les exégètes, qui y flairent une odeur de religion propre à encourager l’herméneutique. Le PCI est en outre devenu l’occasion pour les diplomates de s’exclamer sur le ton de la boutade « C’est du patrimoine immatériel ! » lorsqu’une coutume quelconque provoque un effet de surprise, ou bien de justifier avec ironie l’observation d’un comportement étrange, d’une situation cocasse. Il forme également une couronne de plumes dans le catalogue des expressions nationales de l’Unesco, c’est-à-dire à la fois symbole de prestige puis objet coloré dont pourront se repaître les photographes. Il est objet de consécration mémorielle, transformant les archives en temple de la renommée et les documentalistes en héros du souvenir !
3Mais le PCI reste un concept juridique qui appelle à l’action culturelle. La sauvegarde de ses éléments invoque une idée d’amélioration des conditions de pratique (ou de leur impact) dans le futur et, de ce fait, appelle à certains changements au sein des structures d’intervention publiques.
4Le Québec a adopté dans sa récente Loi sur le patrimoine culturel une définition qui demeure assez proche de celle de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, mais qui n’en est pas moins distincte. Elle est a fortiori indépendante des Directives opérationnelles adoptées à l’Unesco depuis l’entrée en vigueur de ce traité, que le Canada n’a pas signé à ce jour. Nous examinerons la définition québécoise afin de répondre à la question : qu’est-ce que le patrimoine immatériel ?
5Les notions d’appellation, de reconnaissance, de communauté et d’intérêt public seront sondées après un examen des particularités du PCI par rapport au patrimoine dit matériel. Nous en viendrons ensuite à un diagnostic sur les possibilités concrètes de soutien public aux divers types d’éléments concernés dans le cadre d’une politique de développement de la culture traditionnelle au niveau national2. Le patrimoine immatériel (aussi appelé patrimoine vivant) peut se décliner en une multitude de pratiques, expressions, éléments, qui ne se prêtent pas tous aussi aisément à une intervention publique directe, en particulier par le ministère de la Culture ou par les municipalités, qui forment dans le cas du Québec les seules entités directement liées par la nouvelle loi. Cela aura des implications sur le type de mesure à adopter, s’il y a lieu, et l’on verra que le concept de PCI n’est pas toujours aussi performant qu’escompté.
Une petite tasse d’immatériel avec votre sucre ?
6Pour commencer, l’appellation. Je suis loin d’être le premier à soulever que le PCI forme un découpage culturel plutôt mal nommé, en particulier parce que son référent ne renvoie pas à quelque chose de proprement immatériel. Il ne vient à l’esprit de personne de parler de la culture comme étant immatérielle lorsque l’on sort du fief patrimonial alors que ce dernier fait pourtant partie intégrante de celle-là. L’art post-moderne est-il immatériel ? La course de Formule un ? La musique pop ? Il n’y a pas davantage de raison de désigner des pratiques qui ont été transmises de génération en génération comme « immatérielles » qu’il n’y en aurait à le faire avec des pratiques qui ne l’auraient éventuellement pas été. Toutes choses égales, l’immatérialité est loin de caractériser au premier chef les éléments dudit patrimoine immatériel, même s’il eût été sans doute difficile de trouver une autre nomenclature traduisible en plusieurs langues qui recueillît l’aval de la communauté internationale.
7En dépit de cette réserve, la tentation est répandue chez plusieurs commentateurs d’associer le PCI à quelque chose d’intangible. La dénomination « immatériel » – créée par opposition au patrimoine matériel – met l’accent sur le caractère censément non visible des éléments concernés tout en s’appuyant sur une fausse dichotomie entre matérialité et immatérialité (ce qui permettra ensuite de les réconcilier de façon rhétorique). Malgré l’apparence du contraire, ces derniers concepts ont fort peu à voir en l’espèce, pas davantage d’ailleurs que l’économie de l’immatériel ne concernera spécifiquement le PCI, ni la « richesse immatérielle » du préambule de la Convention sur la diversité culturelle (2005), ni complètement le « patrimoine immatériel » dans la définition du musée opérée par l’ICOM, ni non plus les « valeurs immatérielles » parfois associées à la Convention sur le patrimoine mondial de 1972. C’est pourquoi, malgré leurs limites, des termes comme « patrimoine vivant », « traditions orales et gestuelles » ou « expressions du folklore » prêtent à moins de confusion.
8L’on a affaire en réalité, d’un côté, à des activités humaines reproductibles mettant en jeu divers contenus artistiques ou techniques, souvent sans propriétaire3, en plus de situations, lieux ou objets le plus souvent interchangeables, désignés par Convention comme étant « immatériels ». De l’autre, il est question de bâtiments, de lieux ou d’objets uniques non reproductibles qui sont reconnus individuellement, dont la forme ou le matériau sont le plus souvent restés inchangés depuis leur construction, spatialisés et généralement datables, témoins d’une époque, et qui n’appartiennent que moralement à tout le monde4, voire à l’humanité. C’est ce qu’on dénomme usuellement le patrimoine matériel ou bâti.
Patrimoine matériel et patrimoine immatériel
9Les modes de pérennisation respectifs du patrimoine matériel et du PCI restent passablement différents.
10On peut rénover des bâtiments pour les conserver, infliger des amendes pour non-respect de leur intégrité physique ou esthétique ou créer des obligations ou des incitations fiscales pour les propriétaires privés. On pourra aussi mettre des plaques historiques commémoratives, organiser des activités à caractère interprétatif, discourir sur l’esprit du lieu, etc.
11Pour les pratiques traditionnelles du PCI, la chose est plus complexe. La seule protection juridique contre la destruction devient inopérante. Ces pratiques nécessiteront un processus de répétition et de multiplication créative de la part d’acteurs culturels donnés, et éventuellement de participants/consommateurs, dont les motivations, notamment économiques, sont propres à chacun – sans oublier que d’autres systèmes publics de pérennisation culturelle leur font également concurrence.
12Le PCI et le patrimoine matériel ont certes ceci en commun de constituer du patrimoine. Ils font donc à ce titre l’objet d’une reconnaissance sociale symbolique. D’un récit autour d’identités et de valeurs. Autour d’un sens, forcément non physique. Mais les dimensions patrimoine matériel et PCI présentent entre elles des liens simplement contingents, qui s’expliquent parfois par la proximité géographique, par un usage historique ou par le hasard. Quoi que puissent laisser entendre certains passages de la Convention de 2003, la Déclaration de Yamato ou le critère VI de la Convention de 1972, le PCI n’entretiendra aucun lien de nécessité intrinsèque avec le concept de patrimoine matériel.
13Il serait en effet incongru d’affirmer par exemple qu’une artisane réalisant au doigt des ceintures fléchées doive travailler nécessairement dans un lieu déterminé à l’avance, classé patrimonial ou non par l’État, ou bien, à l’inverse, d’affirmer que seules des fêtes ou des activités transmises de génération en génération auraient effectivement cours dans une maison ancestrale citée par une municipalité. Même les techniques de restauration des bâtiments anciens ne s’appliquent au patrimoine bâti que de manière indirecte, lorsque certains de ces bâtiments ont fait l’objet d’un classement indépendamment de leur rénovation.
14Certains traits culturels pourront bien entendu être pris en charge par les deux systèmes, que ce soit de façon concertée ou conflictuelle. Un phare pourra par exemple être considéré comme « matériel » et « immatériel », c’est-à-dire à la fois comme exemplaire objet de classement et comme espace culturel lié à une pratique du PCI. Ces traits seront toutefois reconnus de manière dissemblable, avec une fonction différente dans l’écologie de chacun des ensembles. La logique du patrimoine matériel cherchera à préserver ce phare précis pour la postérité, en mettant en particulier en avant son histoire, sans référence à son utilité future en matière de signalisation maritime. S’agissant du PCI on fera en sorte que le métier de gardien de phare perdure (pour des raisons toujours à justifier), quitte à remplacer au besoin l’ancien phare par un nouveau qui soit plus adapté aux réalités du moment. Autrement dit, l’ancien phare demeurera « immatériel » pour autant qu’il serve toujours d’outil au gardien de phare.
15D’une part, bien sûr, les gestionnaires du patrimoine matériel ont un besoin constant d’activités pour faire vivre les lieux dont ils ont la charge. Les traits de culture traditionnelle associés à ces espaces peuvent devenir un moyen comme un autre de les mettre en valeur et d’offrir une expérience aux visiteurs. Mais il n’est pas certain que les éléments du PCI, pour leur part, bénéficient d’emblée d’une image positive dans ce genre d’association à forte charge historique.
16Les données dont nous disposons montrent à tout prendre que la grande majorité des praticiens détenteurs de PCI n’agissent pas dans des lieux patrimoniaux dans leur travail quotidien (CQPV 2014).
17Le patrimoine matériel (bâtiments, objets témoins, paysages, etc.) et le PCI (pratiques culturelles) fondent des systèmes d’opération et de reconnaissance parallèles généralement autosuffisants qui obéissent à des logiques exclusives, et qui trahissent des enjeux et des configurations de pouvoirs distincts.
La définition de la Loi sur le patrimoine culturel
18La province de Québec (Canada) a adopté en octobre 2011 un instrument législatif (entré en vigueur en 2012) en remplacement de la Loi sur les biens culturels datant de 1972. En plus de dispositions sur le patrimoine mobilier et immobilier, qui en demeure le centre d’intérêt, plusieurs nouvelles catégories sont présentes dans la nouvelle Loi sur le patrimoine culturel, dont le PCI.
19Après délibération en commission parlementaire, la définition du PCI a été entérinée moyennement certains amendements. Elle se lit comme suit :
« Patrimoine immatériel » : les savoir-faire, les connaissances, les expressions, les pratiques et les représentations transmis de génération en génération et recréés en permanence en conjonction, le cas échéant, avec les objets et les espaces culturels qui leur sont associés, qu’une communauté ou un groupe reconnaît comme faisant partie de son patrimoine culturel et dont la connaissance, la sauvegarde, la transmission ou la mise en valeur présente un intérêt public.
20Ce libellé renforce le lien qui avait été établi par la définition de 2003 de l’Unesco entre les « objets » ou les « espaces culturels » (s’il y a lieu) et les différentes pratiques qui en font usage. Ainsi, les mots « en conjonction », « le cas échéant » et « associés » explicitent le fait que les objets et les lieux ne constituent pas en eux-mêmes du patrimoine vivant et qu’on ne peut les mettre en valeur dans ce cadre sans d’abord mettre en avant des activités humaines.
21Le libellé des cinq constituants du patrimoine immatériel que sont les « savoir-faire », les « connaissances », les « pratiques », les « expressions » et les « représentations » reconduit quant à lui un certain flou dans la détermination d’un champ culturel déjà passablement incompris du grand public et des institutions. Si les trois premiers constituants se comprennent aisément (ils pourraient d’ailleurs se résumer à des pratiques prises sous différents jours), il n’en va pas de même pour les deux autres. Les termes « expressions » et représentations » souffrent dans ce contexte d’un manque de clarification que le dictionnaire usuel peine à pallier. Il demeure effectivement ardu de conjecturer quelle « expression » ou quelle « représentation » non assimilable à une pratique au sens large pourrait constituer en propre du patrimoine immatériel, surtout si les objets en tant que produits sont exclus d’emblée de cette liste – sauf peut-être à considérer l’interdiction d’utiliser des symboles visuels ethniques dans des circonstances non approuvées par les groupes qui revendiquent le droit exclusif de recourir à ces symboles.
22Le positionnement du terme « sauvegarde » pousse au surplus à s’interroger sur son sens exact. S’il désignait grosso modo pour l’Unesco toutes les actions susceptibles de favoriser la viabilité d’un élément culturel, sa présence dans la définition québécoise au même niveau que les termes « transmission », « connaissance » et « mise en valeur » oblitère la concordance avec l’ordonnancement de l’instrument juridique multilatéral de 2003.
La reconnaissance ? De quoi ? Par qui ? Pourquoi ?
Feu le patrimoine ethnologique
23La collecte ethnologique constitue une sorte de publicisation de pratiques souvent privées qui, si elles le restaient, tomberaient le plus souvent hors du champ de l’intervention publique. Des chercheurs effectuent des enquêtes de terrain orales, auprès d’individus ou de familles par exemple, et recueillent du matériel documentaire avant de le rendre disponible dans des articles, des archives, des expositions ou des sites web. Cette approche a longtemps prévalu en matière de patrimoine vivant au Québec. Elle a permis de recueillir une quantité impressionnante de matériel ethnographique sur une variété de pratiques ou d’événements. Ce matériel constitue un précieux capital toujours en renouvellement. La Recommandation de 1989 sur la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire mettait l’accent sur une telle approche mémorielle – le regard sur – dans laquelle cependant ceux qui sauvegardaient leur influence et qui organisaient le discours étaient en priorité les administrateurs, les ethnologues et les muséologues.
24Le PCI vient marquer une rupture par rapport à l’idée du patrimoine ethnologique, qui avait fini par désigner « l’ensemble de ce que la culture nous a légué », voire simplement un « actif culturel pour les citoyens », ce qui conduisait en définitive à signifier tout bonnement « ce qui est objet d’étude de l’ethnologie ». Cette conception avait pour effet d’envisager la culture comme un Tout-patrimoine. Tel un journaliste en quête d’un scoop local, le chercheur s’attardait de préférence aux éléments présentant un caractère rare, populaire, proche et non organisé sur lesquels les acteurs culturels eux-mêmes n’avaient pas encore tenu de discours identitaire ou explicatif – à tout le moins à l’adresse de l’université. À cela s’ajoutait la posture romantique, toujours répandue et attisée par les systèmes de listes, selon laquelle il vaudrait toujours mieux pour un élément être patrimonial que de ne pas l’être.
25Le rôle du chercheur n’est plus si évident dans le processus du PCI. D’une part, en tant que disciplines scientifiques, l’ethnologie et l’anthropologie ont peu intérêt à épouser trop fidèlement les cases d’un concept tel que le PCI sauf à prendre le risque de perdre leur caractère indépendant, critique et prospectif. D’autre part, les praticiens ou détenteurs de traditions n’ont souvent avantage à s’adjoindre les services d’un ethnologue, ou de toute personne compétente, que s’ils accompagnent leur démarche. L’utilité du travail ethnographique d’enquête, d’archivage documentaire, d’étude de cas, d’analyse de la patrimonialisation ou de demande de reconnaissance officielle se mesurera désormais à l’aune de l’utilité pour le développement d’une pratique, non plus seulement à celle de sa connaissance ou de sa trace documentaire. Ce travail entrera entre autres en complémentarité (ou en concurrence) avec le travail informatif et archivistique des médias, avec celui des responsables de la promotion de diverses associations, avec le travail régulier des acteurs culturels (qui sont parfois aussi chercheurs spécialistes) ou avec celui des documentalistes en général.
Les communautés et groupes ?
26La définition du PCI tant québécoise qu’internationale stipule qu’un « groupe » ou une « communauté » doit reconnaître un élément comme faisant partie de son patrimoine culturel pour qu’il puisse ensuite se voir reconnu par voie de statut officiel – soit par l’État ou par une municipalité dans le cas qui nous occupe, qui incarnent par ailleurs eux-mêmes des communautés institutionnelles représentatives. Le processus s’effectue donc en deux temps : reconnaissance par un ensemble de personnes puis enregistrement par une autorité compétente, qui fournit le cadre légitimant du processus global. Le ministre de la Culture du Québec pourra ainsi « désigner » des éléments culturels, après avoir pris l’avis du Conseil du patrimoine culturel. Pensons par exemple à la veillée de danse traditionnelle, au chant de gorge inuit, aux savoir-faire textiles, au canot à glace, à l’herboristerie ancestrale, à la chanson et au conte de tradition orale, à la meunerie, à la sculpture d’art populaire ou aux coutumes du temps des sucres, pour ne nommer que ces pratiques-là. Les municipalités et les conseils de bande5 des Premières Nations pourront pour leur part « identifier » légalement pareils éléments.
27Une interrogation tenace jaillit aussitôt : comment fait-on pour déterminer ce qu’est une communauté ou un groupe ? N’importe quel groupement d’au moins deux personnes revendiquant une spécificité quelconque peut-il s’autoproclamer sujet et acteur du PCI ? Si oui, quelle est l’utilité de préciser ce fait dans une définition puisque son facteur discriminant apparaît pratiquement nul ? Sinon, de quel genre de rattachement parle-t-on ? De gens concernés de près ou de loin par une activité ? des seuls praticiens ? S’agit-il de communautés ethniques, géographiques, d’âge, d’intérêt ? d’associations dûment enregistrées ? Quand la communauté sera-t-elle assez grande, importante ou influente pour qu’il soit d’intérêt public de porter attention à son patrimoine ?
28La loi québécoise vient confirmer l’ambigüité : le patrimoine culturel, en vertu de l’article 1, reflètera en premier lieu l’identité d’une « société ». Les orientations ministérielles, décrétées après la loi, complèteront le glissement et ne parleront déjà plus d’une « société » mais plutôt du « Québec ». La Convention Unesco de 2003 et ses réunions d’experts, voire encore celle de Faro, expliqueront quant à elles le lien entre communauté et patrimoine de façon passablement circulaire, c’est-à-dire en référence à un groupe dont les membres se reconnaissent un PCI commun, lui-même porté par la communauté (Hafstein 2011).
29Même une fois validée (ou construite) l’existence de telles entités autonomes de personnes, il demeurera parfois difficile de juger de l’homogénéité des opinions de leurs membres sans dépenser des fortunes en sondages ou en référendums. Comment autrement mesurer assentiment et dissension ? La mise en place d’un système de demande de statuts officiels qui soit bureaucratiquement lourd permettrait-elle de s’assurer d’une telle reconnaissance à travers différents filtres plus ou moins dissuasifs ? Ne serait-il pas plus simple d’imaginer un groupe dans lequel tous partageraient une opinion similaire ? Faire intervenir des associations représentant des membres praticiens, lorsque ces structures existent, constituera sans doute une marche à suivre probante. Dans le cas où elles seraient inexistantes, nous verrons plus loin que l’utilité du label PCI s’en trouvera moins évidente.
30La définition du PCI, québécoise ou internationale, opère en réalité une sur-association avec une « reconnaissance » ou un sens pour une « communauté ». Le test pour se qualifier lors de cette première étape s’avère en effet véritablement anodin. Comment des gens pratiquant et transmettant une activité sociale donnée pourraient ne pas penser que celle-ci revêt de l’importance ou qu’elle fait partie de leur sentiment d’appartenance et de fierté au sens large ?
31Dans les faits, l’importance surévaluée de la reconnaissance réflexive par une communauté se traduira autrement. L’idée d’aval (ou de non-désaccord) par un groupe, assez molle tant en pratique qu’en droit6, se convertit dans l’esprit du PCI par un appel au développement pour et par ce groupe (avec l’aide de partenaires s’il y a lieu) – groupe qui peut (doit ?7) par ailleurs demeurer ouvert. Les membres du groupe devraient retirer la majeure partie des bénéfices liés aux activités patrimoniales, selon un processus de reconnaissance par les pairs s’il y a lieu, tout en contrôlant le message sur leur pratique. Une revendication peu étonnante en somme dans le domaine de l’action culturelle ou de l’environnement associatif.
Le dilemme de l’intervention publique
32De son côté, l’autorité politique ou administrative décernant les statuts officiels pourra déterminer quel élément peut prétendre à la consécration à titre symbolique de valeur aux yeux de tous en vertu de l’intérêt public. Le PCI devient objet de gestion.
33Cette mention de « l’intérêt public » dans la définition de la loi québécoise semble aller de soi : l’État n’a pas à favoriser des intérêts privés au nom d’un héritage appartenant à tous. On voit mal également l’État chercher à sauvegarder des éléments sans intérêt. Mais comment établir cet intérêt public national ? La définition du patrimoine immatériel étant sur le papier particulièrement inclusive – pour ne pas dire quasi totalement perméable –, sur quels critères s’appuyer pour le déterminer ? On conçoit aisément la difficulté de prendre au sérieux une mesure basée sur la sensibilité subjective d’un ensemble de personnes dont la qualité n’est pas définie a priori. Pour l’autorité délivrant un statut, le PCI devra reposer avant tout sur des propriétés descriptibles, comme celle d’être « transmis de génération en génération et recréé en permanence ». Cette prescription, comprise dans la définition, peut être interprétée de façon plus ou moins pointue afin de délimiter une frontière, même mobile, avec ce qui pourrait ne pas constituer du PCI. L’objectif étant que des considérations crédibles fondent la décision d’enregistrer ou non un élément comme patrimonial. On peut ainsi mettre en relief le caractère généralement traditionnel, vivant, anonyme du PCI, le fait que sa propriété intellectuelle est ouverte, ou qu’il est assez spécifique à une région du monde, pacifique, légal, respectueux des ressources non renouvelables, etc.
34Mais en l’absence d’indications claires on pourrait bien se retrouver avec un jeu superposé de critères tacites, obéissant au pouvoir discrétionnaire du ministre de la Culture. Un vide persiste en effet dans ce que la définition du PCI tente de circonscrire, puisque quasiment tous les traits culturels peuvent justifier une origine quelconque dans le passé et, par-là, une forme de « transmission de génération en génération » au sens large8. Fera-t-on alors intervenir des notions telles que le bon goût ? l’évidence ? la créativité ? l’excellence9 ? Soulignerons-nous le caractère unique d’un élément ? son épaisseur historique ? son authenticité10 ? sa rareté à l’échelle internationale ? sa « rareté » et sa « fragilité »11 ou, au contraire, sa grande présence au Québec ? Mettra-t-on en avant son aspect photogénique ? son origine ethnique ? l’attrait qu’il représente pour le tourisme ?
35La question n’est pas innocente si l’on considère que la plupart des pays usent de filtres implicites plus restrictifs dans leur rapport au PCI que la seule définition de l’Unesco. Bien que discutable, le cas de la Chine avec sa loi de 2011 et ses critères du PCI en constitue un des rares exemples plus ou moins transparents12. En vertu de ces différentes strates de filtres idéologiques, la Liste représentative de l’Unesco, comme beaucoup de listes nationales, se situera quelque part entre un outil de développement et de valorisation de la culture locale, le menu d’activités d’un guide touristique pour voyagistes et un prospectus nationaliste.
36Une autre voie possible pour le ministre de la Culture serait d’accepter au contraire n’importe quelle demande de désignation bien argumentée, c’est-à-dire d’évacuer tous les critères de la définition (sauf peut-être le non-désaccord et la légalité) et de rendre le terme « intérêt public » synonyme de « non nuisible à l’intérêt public » tout en faisant preuve d’une sorte d’indifférence prudente. Dans ce cas, la conjonction de coordination « ou » dans la définition québécoise du patrimoine immatériel serait interprétée de façon exclusive, c’est-à-dire qu’une action isolée de connaissance, de sauvegarde, de transmission ou bien de mise en valeur pourrait revêtir suffisamment de pertinence en elle-même pour faire d’une pratique culturelle un élément du PCI. L’on décréterait du même coup que l’une de ces actions pourrait aller sans une autre, non sans envoyer un message pour le moins curieux.
37Une telle approche renfermerait néanmoins le risque pour le ministère de la Culture d’être contraint de ne pas mettre en place des mesures de soutien supplémentaires en raison de la façon trop contingente avec laquelle un élément du PCI aura été déterminé. Comme si quelqu’un affirmait de but en blanc : « Donnez-moi un titre et de l’argent, je suis le duc de Sillery. » Selon ce scénario, le fardeau de la sauvegarde du PCI reposerait exclusivement sur le demandeur d’un tel statut, qui se servirait de ce dernier à des fins promotionnelles.
38Un dilemme se dessine :
Ou bien on ouvre sans distinction à toute forme de pratique et on ne soutient rien (sauf par des mesures s’appliquant à tout en même temps comme les listes, les inventaires extensifs ou la publicité sur le concept de PCI en lui-même);
Ou bien on restreint les critères pour ne soutenir finalement que ce que l’on vise a priori (non sans se demander pourquoi on ne le soutient pas déjà davantage sans passer par le prisme de la patrimonialisation).
Un fantôme économique?
39Depuis toujours, c’est en vue d’une rétribution quelconque que des acteurs culturels s’adonnent à leurs occupations au profit des autres : argent, notoriété, valorisation personnelle, nourriture, faveurs, etc. Malgré cette évidence, la question économique se voit maintes fois évacuée du discours sur le PCI, laissant parfois place à la pensée magique lorsqu’il s’agit d’expliquer comment faire pour pérenniser une pratique culturelle dans le contexte des années 2010. Le fantasme de la société du troc, voire le mythe du bon sauvage, semblent faire preuve d’une grande résistance. Le PCI est souvent conçu comme touchant particulièrement des activités à caractère amateur, communautaires ou de loisir, ce qui justifiera des stratégies de sauvegarde basées sur l’observation et la documentation, y compris le recours à l’inventaire. Les mécanismes actuels de reconnaissance du PCI pourraient de la sorte favoriser la reconduction, sous de nouveaux oripeaux, de la distinction entre culture populaire et haute culture selon laquelle seule la dernière mériterait un soutien public conséquent13.
40Le Cadre de l’Unesco pour les statistiques culturelles 2009 range à titre d’exemple le patrimoine immatériel dans la catégorie des « pratiques culturelles dissociées des industries culturelles ». La transmission du PCI est ici comprise dans un contexte généralement informel, sans transaction commerciale14. On remarque en l’espèce une similarité avec l’ancienne distinction entre amateurs et professionnels aux Jeux olympiques, qui s’est avérée intenable pour des raisons d’équité à la fois entre les athlètes, dont certains étaient exclus pour des raisons financières, et entre les pays, qui recélaient entre eux des différences d’acception de ladite distinction. Cette prudence morale excessive envers le marché – cousine de la circonspection envers le rôle du tourisme dans les instruments juridiques sur le PCI – tend à confiner celui-ci dans la sphère privée, pour laquelle le rôle de l’État demeure limité.
41Soutenir que le PCI se réaliserait dans une zone protégée de l’offre et de la demande, et donc indépendamment des initiatives ministérielles visant à développer ses applications commerciales, devient contreproductif. Cela est vrai en particulier dans les secteurs où l’État intervient de façon plus musclée, comme dans l’art, la santé, l’agroalimentaire ou les loisirs culturels et sportifs par exemple. Ce sera en effet fréquemment grâce au dynamisme du secteur professionnel et associatif que suivra le reste de la chaîne de développement – que seront mises en avant des personnes modèles qui inspireront la relève. Établir une distinction étanche entre PCI et industrie culturelle, voire entre la Convention de 2003 et celle de 2005, freinerait encore davantage le développement de plusieurs éléments du PCI.
42Bien que flirtant à l’occasion avec le vocabulaire anthropologique du mythe du bon sauvage, les Directives opérationnelles de la Convention de l’Unesco de 2003 ont arrêté à juste titre que :
116. Les activités commerciales qui peuvent émerger de certaines formes de patrimoine culturel immatériel et le commerce des biens et services liés au patrimoine culturel immatériel peuvent faire prendre davantage conscience de l’importance d’un tel patrimoine et générer des revenus pour ses praticiens. Ils peuvent contribuer à l’amélioration du niveau de vie des communautés qui détiennent et pratiquent ce patrimoine, au renforcement de l’économie locale et à la cohésion sociale.
43Les Directives soulignent ensuite que les communautés concernées devraient être les principales bénéficiaires du commerce ainsi généré, et ce, dans une optique de développement durable.
44Les statuts officiels liés au PCI ne sont, du reste, pas neutres. En outre, tel que l’explique Mossetto (1993 : 151), « La liste agit telle une sorte de certification de qualité. Elle correspond au rôle des certifications dans le marché de l’art, réalisées par des personnes compétentes et fiables, capables de juger de la qualité et de la valeur de certains éléments, et transférant une partie de l’information détenue par les certificateurs aux consommateurs. » Cominelli (2013 : 28) abonde dans ce sens : « […] l’inscription sur une liste, comme l’octroi d’un label, peut avoir un effet sur la structure du marché. Cette désignation opère comme une évaluation et [comme] révélateur de la qualité d’un produit et favorise la segmentation du marché, ce qui permet de répondre de manière plus efficace et ponctuelle à la demande existante, mais aussi de créer une demande nouvelle. »
Le PCI comme jeu politique
45À la question « qu’est-ce que le PCI ? » on peut à présent répondre qu’il ne reste pas de fondement théorique très solide sur lequel poser les pieds. Si la base du PCI n’est pas la reconnaissance d’une pratique emblématique par un ensemble de protagonistes, susceptible de fluctuer grandement en fonction de la rente qu’on en attend, ni l’existence d’une liste de critères serrés, pas plus qu’elle ne peut être l’immatérialité ni une extension du patrimoine bâti, alors le PCI se présentera simplement comme un développement ou une promotion de quelque chose à saveur ancestrale avec l’aide d’une institution.
46La Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société (Faro 2005) comprend d’ailleurs une version de cet appel à collaboration dans sa définition d’une communauté patrimoniale, qui comprend expressément le désir pour celle-ci d’agir « dans le cadre de l’action publique ».
47Le PCI donne à voir un acte politique au fondement même de son essence. Ce jeu de reconnaissance bidirectionnel peut impliquer plusieurs catégories d’acteurs comme autant de pôles d’influence et de légitimité qui poursuivent leurs objectifs propres : praticiens, groupes ethniques, ONG, chercheurs, médias, municipalités, diverses branches du gouvernement, Unesco, OMPI, citoyens, etc.
48La possibilité d’intégrer un élément du PCI dans le Répertoire du patrimoine culturel du Québec – sorte d’inventaire en ligne dans lequel les éléments qui ne sont pas officiellement désignés pourront paraître aux côtés de ceux qui le seront – confirme l’existence de divers cercles de reconnaissance au périmètre variable.
Les justificatifs
49Une fois figuré le caractère relationnel du PCI, l’étape suivante consiste à analyser l’intérêt de chaque partie prenante dans le processus. Qui veut faire reconnaître quoi par qui, et pour quoi faire ? Pourquoi en effet un ensemble de gens souhaiterait-il voir un élément reconnu comme patrimonial à l’extérieur de son cercle ? Il semble en effet que la notion de tradition soit suffisamment riche à l’intérieur d’un groupe pour rendre compte de ce que l’on cherche à perpétuer.
50Le PCI constituera un désir de faire connaître et reconnaître quelque chose par autrui. Ou encore, de faire reconnaître cette chose par les membres d’une même communauté linguistique ou géographique qui se trouvent indifférents ou qui y sont peu sensibles. Cela se traduira par une auto-détermination PCI ou par une demande d’accréditation officielle. Le PCI agira, primo, comme vecteur promotionnel et secundo, comme source de revendication de droits ou de privilèges culturels. Cela s’avère du reste en consonance avec la raison d’être des instruments juridiques en la matière.
51La justification prendra plusieurs formes selon le type d’intervenant concerné.
52Pour l’institution politique qui leur octroie un statut officiel, la volonté de consolider des pratiques traditionnelles peut résulter de causes multiples15. Le désir de s’inscrire dans un processus international mené par l’Unesco semble néanmoins avoir joué un rôle prépondérant au Québec. L’État, dans ce tableau, devient lui-même la communauté qui cherche à atteindre une visibilité externe auprès de l’étranger. Il cherche à s’insérer dans une dynamique par laquelle les gouvernements souhaitent promouvoir des traits « nationaux » sur une tribune qui puisse accepter les comparaisons, créant par le fait même une sorte d’identité diplomatique. Alors que le patrimoine ethnologique incarnait une lunette qui fabriquait l’Authentique à la lumière de l’histoire (avec un petit h), le PCI fabriquera maintenant le Bon selon l’humeur du politique.
53Le praticien demandeur de reconnaissance souhaite quant à lui pouvoir développer sa pratique ou celle des gens qu’il représente. Il cherchera notamment à renforcer le rôle et l’action des organismes associatifs ou des entreprises culturelles afin d’assurer une relève et de trouver de nouveaux débouchés pour ses activités ou ses produits. Il usera d’arguments pouvant faire jouer la diversité des expressions culturelles, l’obligation juridique contractée par l’État ou encore le développement durable à travers la promotion de produits régionaux. Il le fera pour des raisons d’économie locale, de santé, d’environnement, de vie communautaire, de tourisme responsable, etc. D’autres groupes de pression hors PCI useront au demeurant d’arguments similaires. À cela se superposera souvent une rhétorique justificative fondée sur une quasi-noblesse essentialiste empreinte de passion, d’appels abondants au passé, au typique ou à l’identité. La solidité théorique de tels plaidoyers demeure sujette à débat.
« Vos papiers d’identité, SVP ! »
54Le PCI procure, selon la définition de l’Unesco, un sentiment d’identité et de continuité aux groupes et aux communautés. Le patrimoine, selon l’article 1 de la Loi sur le patrimoine culturel du Québec, reflétera l’identité d’une société.
55Or la Convention de 2005 sur la diversité des expressions culturelles signale que les activités, les biens et les services culturels sont in extenso « porteurs d’identités, de valeurs et de sens ». Le Cadre de l’Unesco pour les statistiques culturelles 2009 abonde dans la même direction : « une “œuvre” (peinture, artisanat, spectacle, etc.) n’a de sens qu’en présence d’un système de valeurs et d’un système de production qui lui en donnent »; « les biens et les services culturels englobent des valeurs artistiques, esthétiques, symboliques et spirituelles.16 » On trouvera de même dans n’importe quel texte gouvernemental sur la culture pris au hasard des notions se rapportant à l’identité. Le rapport annuel 2012-2013 du ministère de la Culture déclare par exemple, dès l’Enjeu 1, que la culture représente « une assise de l’identité québécoise ».
56Le PCI n’a donc pas le monopole de l’identité. On peut même concevoir des cas de refus du label PCI précisément pour des raisons d’identité ; pour des raisons d’intervention externe qui pourrait venir modifier indûment l’identité. Les célébrations de la mi-carême requièrent par exemple de connaître personnellement les participants masqués afin de tenter de les reconnaître lors de leur tournée villageoise. L’arrivée éventuelle de touristes à la suite d’une désignation légale pourrait ne pas être souhaitable par les acteurs en cause.
57L’idée d’une méta-identité patrimoniale a, quant à elle, de quoi laisser songeur. Cette idée d’un cœur solide (ou plus ancien) qui définirait particulièrement un ensemble de personnes et qui surpasserait d’autres identités apparaît d’autant plus hasardeuse que certains éléments du PCI se trouvent dans une situation précaire expressément en raison d’un manque de reconnaissance dans la population, en raison d’une perte de sens ou d’un soutien public déficient, motif même pour lequel le système PCI a été créé.
58En somme, alors que la Convention de 2005 se servait de l’identité comme justifiant l’ensemble du système et qu’elle la laissait généralement de côté pour les productions culturelles prises une par une, la Loi sur le patrimoine culturel (ainsi que dans une certaine mesure la Convention de 2003), imposera quant à elle une forme de reconnaissance identitaire directe. Pour la première Convention, les traits culturels sont réputés véhiculer une identité. Pour les seconds instruments, ils doivent la gagner. Ou la montrer. Ils passent ainsi en partie leur test de sang à travers des listes, des statuts ou des inventaires. Le PCI apparaît comme le langage de programmation d’une identité version 2.0 dans un système identitaire à deux vitesses.
59Ce test de sang porte parfois au Québec le nom d’« intérêt patrimonial ». Il n’est basé sur aucun critère précis, hormis les orientations ministérielles plus ou moins vagues sur l’ancrage dans le territoire, l’ancrage dans le temps et sur la reconnaissance par des groupes, pas même nécessaires si le ministre en décide autrement.
60À l’hypothèse, l’identité généralement accolée au PCI pourrait plutôt représenter une sorte de sentiment lié à une forme d’exclusivité. Une exclusivité qui se traduit soit dans les faits (élément qui existe peu ou seulement sur un territoire donné), dans l’histoire (origine attestée au sein d’ethnie(s) ou dans des lieux déterminés) ou dans l’excellence (les meilleurs dans un domaine se trouvent dans tel ou tel lieu). Cette exclusivité/identité agit ainsi comme un point de référence. Elle établit une forme « d’appellation d’origine plus ou moins contrôlée », qui se superpose aux autres discours et processus d’intervention publics.
61La réclamation de l’identité peut par ailleurs dans certains cas constituer un moyen de développement en elle-même. Elle demeure en outre un argument marketing puissant. Plusieurs entreprises locales ou multinationales, allant des clubs sportifs aux fabricants de boissons gazeuses, d’automobiles, de bière ou de fromage, emploient cet ingrédient dans leurs publicités diverses ; elles recourent à la filiation historique directe comme gage de qualité ou d’authenticité. Pour certains éléments du PCI, « l’intérêt patrimonial » peut en ce sens constituer un bonus promotionnel.
62Or, au regard de l’objectif de sauvegarde, l’argumentaire identitaire apparait éventuellement moins performant pour certaines pratiques données. Pour les éléments qui s’inscrivent, disons, dans une logique de propriété intellectuelle non appropriable, ou en tout cas collective, dont le contenu est transmis de façon orale depuis des générations – autrement dit pour les pratiques et les contenus culturels plus directement associables à la culture traditionnelle –, le sceau PCI comme reconnaissance identitaire pourrait s’avérer à double tranchant. Il peut entraver le désir légitime de pratiquer des activités à l’abri des revendications concernant l’identité nationale, en plus de rajouter une couche sur une perception négative ou sur des préjugés tenaces. Les musiciens, les chanteurs et les conteurs traditionnels, par exemple, peuvent chercher à développer leur art sans recourir à une instrumentalisation politique. Un tel lien identitaire fort avait au demeurant mené à une baisse sans précédent de la vitalité des arts traditionnels au Québec à la suite de la victoire du Non au référendum sur l’indépendance de 1980.
63D’aucuns estiment en définitive que le passage obligé de l’identité nationale engendré par la loi québécoise, conjugué à l’absence de mécanisme de sauvegarde, non prévu par les statuts officiels, a fait en sorte de détourner le PCI de l’idée même de sauvegarde.
64Le syndrome de la Liste représentative trouve là un écho indéniable. Le PCI étatise une partie de l’(auto)promotion liée à une discipline culturelle sans nécessairement nationaliser les moyens pour développer cette dernière.
L’intervention de l’État : une sauvegarde qui n’en porte pas le nom
65Dès lors qu’un pouvoir public intervient se produit une distorsion par rapport à la situation qui prévaudrait dans un marché totalement libre. Au Québec, l’État opère des choix culturels pour la communauté des Québécois en tant qu’administration élue par cette dernière. Un mécanisme de reconnaissance et de hiérarchisation est donc déjà à l’œuvre. Cela s’observe à plus forte raison lorsque l’on s’éloigne des éléments associés à la culture traditionnelle ou au patrimoine vivant, que l’on tente souvent de rattraper sous une bannière nouvelle – bannière qui fut créée notamment pour favoriser ce rattrapage.
66Dit autrement, le PCI montre par ricochet que d’autres formes de patrimonialisation moins visibles mais plus robustes ont déjà cours dans l’appareil gouvernemental. Cela s’est produit au Québec sans qu’ait été déployé le substantif « patrimoine », alors que ce dernier terme a été a contrario utilisé à toutes les sauces au niveau fédéral, en particulier par le ministère du Patrimoine canadien, sans pour autant désigner le PCI. L’État a décidé de ce qu’il souhaitait sauvegarder en institutionnalisant ou en finançant à divers degrés les éléments culturels choisis pour des raisons diverses. Le tableau des dépenses budgétaires en matière de culture, tout comme dans les autres domaines, fait foi de cette patrimonialisation/institutionnalisation opérée par les pouvoirs publics depuis l’après-guerre.
67Cette forme de promotion d’un contenu national, d’une identité, de la souveraineté culturelle et du contrôle économique a entre autres trouvé son illustration dans le rôle moteur que les gouvernements québécois et canadien ont joué dans le dossier de la Convention sur la diversité culturelle de 2005. Cette dernière entend notamment protéger le pouvoir subventionnaire des autorités publiques en disjoignant, pour la culture, le principe de traitement national présent dans les traités sur le commerce.
68La question qui réside au cœur de la démarche autour du PCI est celle-ci : de quelle façon favoriser les éléments du PCI ? Qu’est-ce que l’État fait déjà, peut faire et devrait faire en cette matière ? Sur quoi le ministère de la Culture a-t-il prise ? En est-il réduit au dilemme entrevu plus haut entre immobilisme promotionnel et action préférentielle ?
69Encore une fois, pour agir au nom du PCI, il faut d’abord savoir ce qui incarne du PCI. D’où l’instauration du système de statuts officiels de désignation (ministre de la Culture) et d’identification (municipalités et conseils de bande des Premières Nations). J’ai déjà commenté ailleurs les impacts positifs escomptés d’un tel système, qui ne jouira toutefois pas du prestige promotionnel des listes unesquiennes et qui n’est pas sans entraîner des effets pervers potentiels (Gauthier 2012). J’ai également fait valoir que des ressources nouvelles devraient être investies pour pallier ces effets négatifs ainsi que l’absence de plan de développement dans la formalisation d’un statut officiel. L’établissement d’un pareil système, proche de l’inventaire, pourra éventuellement permettre dans un deuxième temps de se pencher sur un élément particulier afin de pouvoir mesurer son développement réel.
Arts traditionnels (expressions du folklore) et propriété intellectuelle ouverte
70Le PCI comme catégorie juridique semble détacher le lien organique que le folklore entretenait avec des pratiques comme la chanson, le conte, la danse et la musique de tradition orale. La notion de reconnaissance par la communauté, interprétée de façon littérale, débouche sur ce constat : « aucun élément intrinsèque dans son expression ou sa pratique en tant que telle ne permet à des observateurs extérieurs (pouvoirs publics, statisticiens, chercheurs) de le qualifier de patrimoine culturel immatériel » (ISU 2009 : 28). Ces arts traditionnels, selon ce principe, ne formeraient donc pas automatiquement du PCI comme ils pourraient participer par exemple de la culture traditionnelle ou des expressions du folklore.
71Ces arts ont néanmoins constitué un paradigme anthropologique dans le cheminement conceptuel devant mener au PCI :
ils ont été transmis de génération en génération de façon directe et active, non pas simplement par continuité temporelle ;
ils ont fermenté dans un temps antérieur à la création du droit d’auteur, sans fixation écrite ou sonore, selon un processus de partage collectif ;
ils sont conséquemment assez spécifiques à une région géographique ou un peuple donné ;
ils utilisent et (re)produisent en permanence un contenu tombant dans le domaine public, comme héritage commun de droit, et donc un corpus d’informations qui appartient déjà à une multiplicité d’individus, et pour lesquelles les archives représentent avant tout des contenus susceptibles d’être utilisés par d’autres praticiens et non pas exclusivement des informations historiques ;
ils accompagnent plusieurs fêtes et rituels ;
ils sont performatifs et donc interpellent l’autre dans leur action ;
ils sont en partie véhiculés par le langage ;
ils sont peu sujets au questionnement sur l’utilité technique et sur l’obsolescence éventuelle de certains savoir-faire ;
ils s’inscrivent dans un mouvement de revendication (la sauvegarde) par rapport aux arts « non traditionnels », davantage pris en compte dans l’intervention publique en culture dans bon nombre de pays.
72En réalité, plus on s’éloigne des systèmes d’informations séculaires consignables et enseignables précis – tels que les chansons, pièces de musique, systèmes de connaissances et plans techniques détaillés, et, dans une moindre mesure, les gestes complexes comme certains savoir-faire manuels ou encore les contes –, plus le poids du PCI paraît alors reposer exclusivement sur un récit symbolique. Autrement dit, plus on s’éloigne des éléments relevant de la propriété intellectuelle ouverte, c’est-à-dire des éléments non appropriables par droit d’auteur, brevet ou marque de commerce, plus intervient alors la question du choix politique dans la qualification d’un élément comme PCI.
73Une fois démontrée la relative minceur de la reconnaissance par une communauté et sa potentielle dépendance par rapport à une rente, la nature et le degré de complexité imposé par le matériau culturel en lui-même se révèlent comme une sorte de critère positif, ou en tout cas de preuve claire de sa transmission de génération en génération. La propriété intellectuelle ouverte devient ainsi un critère automatique quasi suffisant de PCI – le seul peut-être – bien qu’il soit non nécessaire. Cela permet d’envisager le PCI non seulement comme un système de reconnaissance mais également comme un bassin de contenus traditionnels, modifiables et partageables à l’infini. Cela permet également d’expliquer que les rares personnes à définir leurs activités comme du patrimoine vivant au Québec à ce jour soient issues des arts traditionnels (et quelque peu de l’artisanat textile), qui ont formé le nœud des revendications autour du PCI17. On comprend aussi pourquoi de telles pratiques artistiques forment la majorité des éléments inscrits sur les listes de l’Unesco.
74D’emblée, les arts sont au cœur de l’intervention publique dans le domaine de la culture. Ils sont au cœur de ce que « culture » signifie pour la Convention de 2005. Ils constituent la raison d’être originelle du ministère de la Culture du Québec, le seul qui soit derechef lié directement par la Loi sur le patrimoine culturel. Celui-ci établit des choix esthétiques, en fonction d’un processus historique de soutien (lui-même basé notamment sur des choix esthétiques) et en fonction de l’idée d’un équilibre (mouvant) entre les secteurs ainsi que, parfois, des revenus industriels attendus.
75Or l’équilibre souhaité à l’époque de la création du ministère de la Culture du Québec il y a plus de 50 ans s’est déplacé. Certains éléments comme la musique, la chanson, le conte ou la danse traditionnels n’ont pas seulement été laissés majoritairement à eux-mêmes ; ils ont surtout été mis en forte compétition avec des éléments davantage subventionnés et institutionnalisés, basés sur la création ou l’interprétation d’œuvres originales individuelles, au point qu’ils ont été pratiquement éclipsés de la vie publique, et ce, malgré la professionnalisation grandissante des artistes dans les disciplines de tradition orale. Il y a bien entendu d’autres facteurs pour expliquer ce passage sous le radar dans plusieurs régions du Québec. Mais le ministère de la Culture et ses sociétés d’État ont certainement contribué indirectement à leur marginalisation, à leur « rareté et fragilité », et donc aussi paradoxalement à faire naître le besoin de créer un instrument multilatéral à l’Unesco afin de contrer la tendance au déclin de plusieurs pratiques de tradition orale.
76On peut mesurer le système de valeurs explicite ou implicite du ministère de la Culture en examinant les postes budgétaires par secteur. Un gouffre se creuse alors entre le discours politique sur l’importance du PCI et les ressources réellement octroyées aux éléments qu’il embrasse. Autrement dit, un écart se révèle entre l’importance symbolique et le soutien effectif qui leur sont accordés. Le détour des listes taxonomiques et la glose sur la patrimonialisation générée par celles-ci n’est pas sans dissimuler en partie le fait que la véritable patrimonialisation correspond au processus de soutien public général, et que les postes budgétaires des dépenses gouvernementales et les programmes scolaires représentent la carte topographique réelle de la sauvegarde, à tout le moins dans le contexte d’un pays développé comme le Québec.
77On peut par exemple dès maintenant mesurer la place qu’occupe la musique traditionnelle du Québec au sein d’entités publiques ou fortement soutenues (conservatoires, équipements, orchestres symphoniques, recherche, camps et écoles, festivals de musique, etc.). Il devient ensuite possible de tirer les conclusions qui s’imposent sur l’importance accordée au secteur et à sa relève de même que sur la capacité des associations de musique de tradition orale à se faire entendre par rapport à celles de la musique de tradition écrite.
78La mesure de l’équité prendra donc une importance centrale dans la sauvegarde de cet élément du PCI : ce dernier reçoit-il sa juste part des fonds publics destinés à la musique ? Bénéficie-t-il d’un soutien par musicien ou par vente d’enregistrements qui soit comparable à celui que reçoivent d’autres pratiques ?
79Avant même de poser la question de savoir s’il faut laisser s’éteindre tel ou tel aspect du patrimoine immatériel – dans le contexte d’un État qui subventionne sa culture – vient donc la question de l’équité des soutiens respectifs consentis, car la première ne se pose légitimement qu’en l’absence de distorsion du marché. À défaut, nous revenons à une justification du statu quo dans les politiques culturelles et éducatives.
Logique de documentation et logique de production
80Pour les autres domaines que les arts de tradition orale, non seulement la caractérisation comme PCI est moins évidente au regard des critères définitionnels, mais le champ de compétence du ministère de la Culture ne concèdera souvent que la création d’études ou d’activités ponctuelles de type historique, ethnologique ou anthropologique sur des phénomènes donnés, cependant que le développement proprement dit de l’élément échoira en priorité à un autre ministère18. Le ministère de la Culture sera alors incité à encourager la recherche et la documentation sous le principe général de la culture comme construction sociale.
81On pourra étudier la question du PCI dans diverses sphères administratives en observant le type de choix et de possibilités auxquels sont confrontées les autorités publiques en matière de soutien. En plus des choix économiques et culturels au sens large qu’un organe étatique a toujours à opérer – et en plus de la promotion et de la recherche présentes dans tous les secteurs d’intervention –, nous constatons que les contingences d’action ne sont pas les mêmes dans les différents secteurs d’activités. Il s’avère donc qu’un éventuel soutien spécifique au PCI se décline plus ou moins facilement dans certains de ces secteurs, révélant du même coup les limites de l’engagement public. Des considérations scientifiques et règlementaires (médecines traditionnelles, production agroalimentaire), utilitaires (technologie de fabrication artisanale par rapport au prix) ou juridiques (traitement national économique) peuvent par exemple entrer en ligne de compte.
82Une distinction paraît se profiler entre les éléments du PCI :
Les éléments que l’on peut simplement souhaiter ne pas entraver (religion, rituels, habitudes ordinaires, modes de vie, cuisine, comportements et sentiments individuels, événements privés, secteurs sous l’emprise exclusive de l’offre et de la demande, etc.);
Ceux que l’on pourrait souhaiter développer avec des fonds publics, sous différentes conditions et pour différentes raisons.
83Mon hypothèse est la suivante. Plus on va vers les « éléments que l’on pourrait souhaiter ne pas entraver », plus ceux qui auront intérêt à mettre en avant l’argument PCI diffèreront des praticiens19, et plus alors l’objectif de sauvegarde pourrait se confondre avec l’acte documentaire. De même, plus il s’avère difficile d’identifier clairement un groupe qui pourrait revendiquer formellement un support accru à la production ou à l’action culturelle, plus il y aura alors de chances que le processus de patrimonialisation se résume à un geste de mise en valeur ponctuel ou à un acte de recherche émis par des observateurs, et donc qu’il forme un patrimoine narratif, c’est-à-dire le résultat d’un travail de consignation et d’explication basé sur des histoires racontées, des récits de vie ou des archives.
84Le cas du sapin de Noël est à ce titre exemplaire. On m’a un jour demandé si le CQPV considérait comme du PCI la tradition entourant la décoration de cet arbre. Ma réponse fut celle-ci : qu’est-ce que cela change exactement ? Une cascade d’autres interrogations ont montré le caractère relativement banal d’une telle désignation. Qui souhaiterait actuellement que cette tradition très répandue soit reconnue par une appellation patrimoniale forte ? Le ministère de la Culture soutient-il davantage la décoration des œufs de Pâques ? Cela ferait-il vendre davantage de sapins ? davantage de décorations ? Cela rendrait-il les municipalités plus légitimées d’ériger ce que certains considèrent à tort ou à raison comme des symboles religieux ? Un statut officiel ferait-il vendre l’hiver québécois aux touristes étrangers ? Le label PCI permettrait sans doute de motiver la création d’études, de livres et d’expositions sur la question, mais est-il besoin de cela pour ceci ? Est-ce bien le dessein recherché ?
85Les « éléments que l’on pourrait souhaiter développer », pour leur part, nécessitent de s’inscrire dans une logique de réalisation de l’activité primant sur celle de la documentation, sans quoi leur sauvegarde se transformera en un simple foisonnement de bonnes intentions. C’est là, à mon sens, tout le propos de la Convention de 2003. C’est la raison pour laquelle il me semble préférable d’utiliser le terme « développement » plutôt que « sauvegarde », comme on développe par exemple un logiciel par contraste avec le simple fait de sauvegarder un fichier. Cela implique un souci du résultat plus proactif. Alors que la logique de production engendre dans son sillage des éléments de documentation (archives, produits audio-visuels recherche documentaire et couverture médiatique), le contraire n’est pas nécessairement vrai. La documentation n’est en effet nullement garante de la pratique culturelle, bien qu’elle puisse la nourrir à l’occasion.
Le PCI comme levier mou
86L’analyse montre encore une fois qu’il ne reste pratiquement rien des segments de la définition du PCI dans ce qui fonde en réalité les assises opérationnelles du concept. Le PCI représentera en fin de compte l’attribution par un demandeur ou un décideur de l’importance de quelque chose qui soit d’une beauté, d’une particularité, d’un symbolisme régional ou d’une spécialité locale exemplaires. Il formera une sorte de logique promotionnelle jouxtant la culture principale. Il constituera un mécanisme général de continuation plus ou moins complaisant (qui peut également s’analyser comme fait culturel en lui-même).
87Enfin, si la « rareté » et la « fragilité » des traditions et savoirs du patrimoine culturel doivent être prises en compte dans l’équation de sauvegarde, comme le stipule la Loi sur le développement durable de 2006 ; si l’intervention en faveur du PCI est conçue dans les politiques publiques comme devant se situer en marge du marché selon une philosophie de stricte « valorisation » ; et si les acteurs qui ont le plus intérêt à se réclamer du PCI à l’échelle nationale pratiquent des activités qui ne bénéficient pas d’un soutien établi, alors le PCI représente un outil conceptuel qui doit viser son autodestruction. Le PCI constituerait selon cette supposition une étape intermédiaire vers la réhabilitation d’une pratique au sein de la « culture normale » (à savoir entre autres au sein des institutions publiques ne fonctionnant pas selon le modèle de la transmission dite « de génération en génération »), ou encore, dans l’autre sens, une sorte d’antichambre avant la déréliction complète.
88Le PCI constitue quoi qu’il en soit un dispositif normatif de revendication et de reconnaissance qui fonctionnera moyennant l’utilisation d’un certain nombre de principes additionnels. Le développement durable, les droits de l’Homme, la paix et, surtout, la diversité des expressions culturelles20 sont du lot. Mais c’est tout particulièrement l’équité qui pourrait incarner le véritable ingrédient du changement, à défaut de quoi ne pourrait subsister qu’un nouveau grand récit à l’accent nostalgique. Je parle ici d’une équité non pas d’emblée intergénérationnelle mais bel et bien au présent, tout aussi difficile à mesurer qu’elle puisse être pour plusieurs éléments. La correction d’un déséquilibre dans les choix présidant à la répartition des ressources publiques devient la justification centrale de la sauvegarde de plusieurs éléments du PCI – en particulier dans les pays développés, où la culture traditionnelle ne correspond souvent plus à la culture populaire et où le soutien financier à la culture est déjà bien institué.
89Ainsi, à la faveur d’un défi lancé aux structures existantes, le PCI se convertira non plus principalement en un tableau d’honneur symbolique sur un site internet mais aussi, fondamentalement, en un horizon de refonte du système de valeurs gouvernant les mesures de soutien publiques. Il constituera un ingrédient supplémentaire dans les discours, les choix et la structuration institutionnels autour de la culture au sens large. Un levier sans beaucoup de mordant certes, mais un levier tout de même. Un levier qui convie à une meilleure prise en compte de la culture traditionnelle (notamment de la tradition orale) dans les choix publics nationaux – que ce soit en utilisant l’étiquette « patrimoine immatériel » ou non, puisque ce n’est pas le PCI qu’il est convenu de sauvegarder mais bien les éléments qu’il embrasse. Le PCI ne formera plus tant une archéologie historique du présent qu’un projet pour le futur, muni d’un nouveau code de hiérarchisation. Un code qui devra inclure le concept de développement durable en son cœur.
90Débarrassé de ses haillons rhétoriques, le PCI redevient en définitive quelque chose comme le développement pérenne d’activités ancestrales ou traditionnelles.
91Cela n’est pas sans réactiver la question suivante : pourquoi au juste le ministre souhaiterait-il désigner des éléments culturels en tant que PCI ? En effet, si une pratique est véritablement importante pour l’intérêt public, l’avantage de passer par le filtre des listes du PCI pour la développer se montre relativement faible, tout au moins dans les nombreux secteurs où l’État intervient déjà.
92Il demeurera souvent difficile au sein des structures administratives existantes de modifier la cartographie de la distribution des subventions ou les programmes éducatifs, notamment concernant les pratiques pouvant nécessiter une sauvegarde plus urgente. Les instruments sur le PCI peuvent servir à cautionner de tels changements, avec la volonté politique que cela implique. Les pays qui commencent tout juste à se doter d’institutions de support à la culture, comme un ministère de la Culture par exemple, bénéficient paradoxalement d’une opportunité de sauvegarde plus souple que les autres.
Bibliographie
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Mossetto gianfranco, 1993
Aesthetics and economics, Dordrecht ; Boston ; London, Kluwer Academic Publishers.
Notes de bas de page
1 Ce texte est paru dans un fascicule édité pour les 2e États généraux du patrimoine immatériel au Québec en 2014. Nous en présentons ici une nouvelle version avec l’aimable permission du Conseil québécois du patrimoine vivant. Les opinions exprimées sont celles de l’auteur. Elles ne reflètent pas nécessairement celles de cette organisation non gouvernementale.
2 J’entends ici « national » comme désignant entre autres le Québec.
3 Ce dernier point recèle une problématique complexe, à savoir celle de la propriété intellectuelle des éléments du PCI. Plusieurs articles et essais ont été publiés à ce sujet en plus de travaux menés par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (Ompi). Quelques pays sont en passe d’adopter des types de loi sui generis en vue d’assurer une forme de propriété collective de certains éléments du PCI couplée à un système de redevances. Hormis les expressions particulières liées à des éléments traditionnels, qui sont protégées surtout par le droit d’auteur, la question demeure entière de savoir s’il est justifié de mettre en place un tel système plus contraignant de propriété communautaire, un peu selon le principe des AOC. Cela ira-t-il à contresens de l’idée de partage, de diffusion, d’échange, de recréation et d’emprunts à des cultures depuis toujours à l’œuvre, qui semblait au cœur même de l’idée du PCI ? Il apparaît en tout cas que la question, bien qu’abondamment discutée, n’ait pas suscité beaucoup de cas litigieux au Québec. On cite souvent l’exemple des ressources génétiques comme potentiellement conflictuel, en particulier pour ce qui a trait aux savoirs autochtones sur les propriétés médicinales de certaines plantes brevetées et commercialisées par des compagnies pharmaceutiques. La question de savoir si ce genre de situation peut se voir réglée à l’intérieur des structures juridiques actuelles demeure pendante au même titre que celle de la viabilité d’un régime de redevances à verser aux communautés.
4 Cette appartenance morale induit néanmoins certaines contraintes liées aux règles de la propriété, limitant ainsi la jouissance que pourrait en avoir le propriétaire du bien au bénéfice de l’intérêt public.
5 Les conseils de bande représentent les structures administratives locales des Premières Nations.
6 Sauf peut-être en cas de refus manifeste suffisamment relayé par les médias ou par des membres influents d’un groupe.
7 Cf. supra note 2.
8 La définition de la Ville de Montréal est plus précise à cet égard : « Le patrimoine culturel immatériel comprend un ensemble de créations, de connaissances et de savoir-faire, de pratiques, d’arts et de traditions populaires encore vivants se rattachant à tous les aspects de la vie en société, ainsi que les instruments, objets et artéfacts qui leur sont associés. Il est porté par la mémoire et transmis principalement de génération en génération par l’apprentissage, le témoignage ou par mimétisme. Il inspire les créations culturelles, marque l’identité de la ville, est conservé et partagé par une diversité de communautés et de groupes socioéconomiques et est souvent désigné sous les vocables de ‘patrimoine d’expression’ et de ‘patrimoine vivant’ ». (Ville de Montréal, Politique du patrimoine, 2005 [en ligne] : http://ville.montreal.qc.ca/pls/portal/docs/page/patrimoine_urbain_fr/media/documents/politique.pdf (souligné par moi).
9 Par exemple, en France, « le label Entreprise du patrimoine vivant est une marque de reconnaissance de l’État mise en place pour distinguer des entreprises françaises aux savoir-faire artisanaux et industriels d’excellence » (www.patrimoine-vivant.com). Il peut « être attribué à toute entreprise qui détient un patrimoine économique, composé en particulier d’un savoir-faire rare, renommé ou ancestral, reposant sur la maîtrise de techniques traditionnelles ou de haute technicité et circonscrit à un territoire » (loi en faveur des PME du 2 août 2005, art. 23).
10 À noter que l’Unesco s’interdit l’usage du terme « authentique » dans le cadre des activités liées à la Convention de 2003.
11 Voir la loi sur le développement durable, 2006.
12 Voir dans ce volume l’article de Caroline Bodolec & Frédéric Obringer.
13 À l’échelle internationale, plusieurs éléments du PCI ressortissent à la culture classique institutionnelle. Citons par exemple l’équitation classique, la musique classique non occidentale, la religion (sous la forme de processions colorées, de confréries séculières ou de rituels festifs) ou certaines cérémonies ou repas royaux. D’aucuns arguent que ceux qui détenaient déjà un certain pouvoir culturel s’insèrent désormais dans la Convention de 2003 ; que les manifestations qui ne sont pas directement issues de la culture populaire cherchent désormais à accaparer un espace qui n’a pas été conçu pour elles. Le PCI agit ainsi comme une sorte de synonyme de « culture » en général avec un simple arrière-goût de production locale. Selon un autre point de vue néanmoins, cette immixtion de la culture institutionnelle mettrait paradoxalement tout le monde sur un pied d’égalité, et ce, à partir du point de référence de la culture populaire, qui forme la majorité des inscriptions au PCI. Les effets de l’ouverture élargie du PCI aux traits culturels nettement institutionnels demeurent à analyser plus en profondeur. Il n’en reste pas moins que le PCI se voudra dans son ensemble un outil pour élargir les choix culturels opérés par les pouvoirs publics.
14 Cf. p. 16 et 20. Ce même Cadre... stipule pourtant ailleurs, de façon contradictoire, que « de nombreuses industries culturelles sont majoritairement composées de petites entreprises ou d’entreprises familiales adaptées au développement local » (p.12) ; qu’il est difficile de classer le travail des artistes dans la catégorie du privé ou du public en raison de la forte teneur en subvention et de la multiplicité de projets entrant en jeu, formant des « activités culturelles où les différents secteurs privés ou publics se renforcent mutuellement » (p. 13) ; que « La culture n’est pas à l’écart de la société et de l’économie » (p. 17); que « les activités et les acteurs du secteur de la culture pass[e]nt constamment de part et d’autre de la frontière entre activités commerciales et non commerciales » (p. 21) ; que le PCI est un domaine transversal qui peut s’appliquer à tous les domaines culturels et périphérique (activités sociales et loisirs) (p.23) ; et que l’approche du « cycle culturel […] permet de considérer la culture comme le produit d’un ensemble de processus. Ces activités peuvent ou non être institutionnalisées et régies par l’État » (p. 19).
15 Parmi celles-ci : démocratisation, prise en compte de domaines jusque-là négligés, diversité culturelle, promotion culturelle, capital politique, alliances politiques, contrôle des expressions séditieuses en les folklorisant, exaltation de pratiques séculaires jugées identitaires, réponse à des pressions associatives, draper le folklore sous un autre nom plus vendeur, développer les produits du terroir avec une sorte d’appellation (non) contrôlée, améliorer l’offre touristique, donner à voir des éléments qui sont propres au pays et qui possèdent une symbolique forte, « mettre à niveau » le système de reconnaissance du patrimoine culturel, etc.
16 Cadre de l’Unesco pour les statistiques culturelles 2009, Montréal, Canada, p. 21-22.
17 La question est légitime : compte tenu du caractère démocratique du Conseil québécois du patrimoine vivant (CQPV), pourquoi retrouve-t-on parmi ses membres principalement des artistes pratiquant des éléments de tradition orale et quelques artisans spécifiques ? Il sied ici de renverser le propos en interrogeant précisément l’intérêt qu’auraient eu les autres groupes socioculturels à s’y investir davantage, en particulier avant la promulgation de la Loi sur le patrimoine culturel.
18 Ce sera en fonction de la loi sur le développement durable (art. 6k) que les autres ministères pourront éventuellement collaborer au développement d’éléments du PCI, sans toutefois que des dispositions fermes ne les y incitent. Pour donner des exemples pris au hasard toujours sujets à discussion : les courses de canot à glace (Sports) ; l’usage de la langue française (loi 101), les savoirs et pratiques sur les plantes médicinales ou le ramanchage d’os (Santé) ; les pratiques de type agroalimentaire comme l’acériculture ou la pêche à l’anguille à la fascine (Agriculture, Pêcheries et Alimentation), etc.
19 Sauf peut-être dans les cas où la pratique essuie des menaces d’interdiction.
20 La valorisation de la diversité des expressions culturelles comprend aussi un possible obstacle : souhaite-t-on encourager une diversité au niveau local ou bien à l’échelle mondiale ? Si l’interrogation semble à prime abord superflue, s’il semble correct de penser que les deux vont de pair, la question admet dans les faits une tension potentiellement aigüe. Le PCI nécessite-t-il une pratique intensive régionale qu’une grande mixité viendrait menacer ? une masse critique de praticiens géographiquement proches, comme dans le cas d’une langue, pour sa viabilité ? Autrement dit, la diversité culturelle planétaire a-t-elle besoin d’une certaine uniformité culturelle locale ? La Convention de 2003 semble viser en premier lieu une diversité au niveau international. Le multiculturalisme à la canadienne préconisera plutôt quant à lui une mixité au niveau local, que l’idée de citoyenneté partagée à la québécoise récusera en partie, soulignant que tous les citoyens peuvent partager une culture publique commune sans se replier dans des ghettos culturels, et arguant que l’attirance de la culture anglo-saxonne comme base d’échange facilite la position du laisser-faire dans les régions anglophones. La « citoyenneté partagée » fera voir l’intégration comme un partage et une plate-forme pour le dialogue et la vie commune, non comme une seule contrainte. Le folklore québécois, selon cette logique, inclurait déjà a priori les immigrants. La question demeure ouverte et des réflexions plus poussées pourront contribuer à améliorer sa compréhension.
Auteur
Directeur général du Conseil québécois du patrimoine vivant (CQPV)
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