Chapitre III. Qui chante son mal l’enchante
Musique et travail en pays sénoufo tyebara
p. 75-121
Texte intégral
1Aux répertoires musicaux tyebara ne sont qu’exceptionnellement assignés un espace et un contexte propres, de sorte que de même qu’il n’existe que de rares chants proprement funéraires, il n’existe que de rares chants de travail et point de « genre » susceptible de les rassembler dans la taxinomie musicale sénoufo. Non que les Sénoufo hésitent à recourir à la musique pour accompagner l’un ou l’autre de leurs travaux : avec les funérailles, le travail constitue l’un des moments privilégiés du chant, et fait d’autant plus volontiers appel à la musique qu’il est pénible et réalisé par un nombre important de travailleurs. Mais les répertoires auxquels il est alors fait recours connaissent une grande mobilité spatiale et contextuelle. Deux répertoires cependant échappent à cet état de fait et sont étroitement liés à une activité perçue comme un travail : le répertoire des « chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe » et celui des « chants à damer le sol des maisons ». Après avoir retracé le paysage sonore dans lequel ces deux répertoires s’inscrivent, j’examinerai la relation entretenue par le travail et la musique dans chacun d’eux. Quand il est mentionné dans la littérature, l’accompagnement d’une tâche par le chant − vocal ou instrumental − est souvent brièvement commenté à l’aide d’un discours fonctionnaliste qui prête à la musique l’aptitude tout à la fois imprécise et contradictoire à rendre le travail moins pénible, tantôt en le rythmant, et tantôt en en divertissant les travailleurs. Une étude attentive des chants de travail sénoufo met au jour une tout autre dimension de la musique quand elle s’associe au travail : plutôt qu’elle n’en divertit et plutôt qu’elle ne le rythme, la musique célèbre ou louange le travail, et avec lui ses gestes physiquement épuisants tout comme son éthique moralement douloureuse.
LE CHANT EN PAYS SENOUFO TYEBARA
2La musique, en pays sénoufo tyebara, se donne tout d’abord à entendre à travers une profusion de chants vocaux féminins, tantôt préférentiellement et tantôt exclusivement associés à une danse, une tâche ou un rituel particuliers. Le contexte d’exécution de ces chants, leur forme, leur thématique, le mode de leur distribution entre des interprètes dont l’identité et le nombre varient, tout cela offre une grande diversité et définit autant de répertoires. Ces répertoires féminins ont cependant quelques traits communs, qui les distinguent globalement des répertoires masculins.
Des chanteuses et des instrumentistes
3Le chant des femmes tyebara est, en premier lieu, plus volontiers collectif que soliste. Associé à un divertissement ou à une danse, il est entonné sur la place du village de ses interprètes ou dans l’une des cours du village où se déroulent des funérailles. Le collectif de chant et de danse est alors exclusivement féminin et réunit des femmes qui appartiennent à une même classe d’âge. C’est ainsi que les soirs de clair de lune, les jeunes filles forment un cercle et entonnent des chants de forme responsoriale dans lesquels elles occupent chacune à son tour le rôle de soliste. Parce que l’exécution de ces chants voit chaque membre du cercle le traverser tour à tour et tomber à la renverse dans les bras de l’une ou l’autre de ses camarades, ces chants sont proférés dans une franche gaieté. Si les jeunes chanteuses s’y inquiètent de leur destinée matrimoniale et s’y désolent des critiques continuelles dont leur comportement est l’objet, elles y louangent surtout les qualités diverses du jeune homme avec lequel l’institution de l’amitié prénuptiale les met dans une relation privilégiée. Les mêmes jeunes filles peuvent entonner ces chants lors des funérailles. Mais en cette circonstance, elles peuvent également leur préférer le répertoire tyaliwi, qui se distingue du précédent par son accompagnement instrumental plus que par ses thématiques privilégiées : deux chanteuses sont en effet respectivement chargées d’agiter un hochet appelé tyaliwi et de frapper un tambour d’aisselle.
4De même que les jeunes filles, chacune des classes d’âge qui composent le corps des femmes mariées et « mères d’enfant1 » dispose de ses propres répertoires. Contrairement aux jeunes filles, les épouses accaparées jusque pendant une partie de la nuit par un grand nombre de tâches domestiques n’ont pas plus le loisir d’entonner leurs chants « au clair de lune » que celui de vanter les mérites de leur ami prénuptial dont la proximité spatiale et affective n’est souvent plus qu’un lointain souvenir : dans les chants de dɔ ou de yatyεnε qu’elles entonnent lors des funérailles, il est principalement question des exigences de leurs époux et des critiques formulées à leur adresse par leurs beaux-parents.
5Associé à un rituel plutôt qu’à une danse ou à un divertissement, le chant féminin est entonné soit dans le village soit − pour la partie du rituel dissimulée aux hommes ou aux non-initiées − dans la savane environnante. Il a alors deux occasions privilégiées : le rituel au cours duquel les parentes maternelles d’une défunte la réintègrent définitivement dans son matrilignage et les nombreux paliers du rituel qui permet aux membres féminins de la société initiatique du sandogi d’accueillir une jeune novice parmi elles.
6Les chants féminins sont donc essentiellement collectifs. Le chant soliste est en effet soumis à de nombreuses restrictions qui reposent sur une représentation contrastée du chant lui-même. Étroitement associé à la joie et à la légèreté, le chant soliste et spontané est interdit aux femmes mariées, dont la condition s’accompagne nécessairement des soucis liés à l’éloignement de leurs parents maternels et aux diverses tâches que leur imposent leurs beaux-parents. Tout aussi étroitement associé à la douleur, et plus particulièrement à celle de la mort dont il accompagne les rites et exprime la peine, le chant soliste et spontané est interdit tant aux épouses qu’aux jeunes filles dans de nombreux contextes : si chanter pendant l’accomplissement d’activités quotidiennes telles que puiser de l’eau ou préparer la nourriture est l’objet d’un interdit strict, c’est que de tels chants ne seraient pas sans rappeler ceux entonnés lors de la dernière toilette d’un mort ou lors de la préparation de son « dernier repas » et augureraient une mort prochaine dans le village.
7Il est vrai que les chants de louange funéraires, appelés « cordes de larmes », sont souvent spontanément entonnés par une interprète unique qui déambule de cour en cour dans le village où se déroulent les funérailles2. Mais parce que ces chants traduisent une douleur insoutenable de la part de son interprète et parce qu’ils suscitent une douleur non moins profonde chez son auditoire, il n’est pas rare qu’au soulagement de tous, une seconde chanteuse s’emploie à l’atténuer en se joignant à la première et en transformant ainsi le chant soliste en chant alterné.
8Ni ce caractère collectif du chant féminin ni l’absence de chanteuse professionnelle ou même de spécialiste n’empêchent les Tyebara de distinguer de bonnes et de mauvaises chanteuses. La bonne chanteuse est en premier lieu celle qui est dotée d’une « bonne voix » − claire, limpide, sonore et légèrement nasalisée. Une belle voix féminine est encore une voix qui sait explorer le registre de l’aigu, mais aussi passer d’un registre à l’autre au sein d’un même répertoire et parfois même dans un même chant. L’art de diversifier et de contraster les manières de poser sa voix caractérise en effet les meilleures chanteuses. Non moins importante est la maîtrise du souffle : un beau chant est celui dont la phrase mélodique est rendue dans toute sa continuité et sa souplesse. De plus, cette habileté à ne pas sectionner la phrase mélodique n’est méritoire que si elle est encore perceptible au-delà d’un certain nombre de chants : il ne suffit pas de savoir chanter, il faut également pouvoir chanter longtemps et faire montre d’endurance. Enfin, une chanteuse d’exception ne l’est pas sans avoir une bonne connaissance des différents répertoires de chants féminins.
9Incombe-t-il à de telles virtuoses du chant un rôle musical distinct de celui de toutes les autres chanteuses ? Quelques répertoires leur donnent l’occasion de déployer et de démontrer leurs compétences vocales. En effet, parmi les nombreux répertoires dont les chants adoptent une forme responsoriale, deux sous-ensembles peuvent être distingués. Il se peut que chacune des choristes remplisse tour à tour le rôle de soliste auquel le chœur répond ; mais il se peut aussi que le chœur réponde à une même soliste tout au long d’un chant ou tout au long d’un moment musical. Le rôle de soliste est alors tenu par l’une des meilleures chanteuses, qui entonne et conclut chaque chant. Et si aucune des autres chanteuses ne se résout à prendre sa suite, elle remplit ce rôle chant après chant. C’est d’autre part à la bonne chanteuse que, dans les répertoires qui réclament un accompagnement instrumental, revient la garde, la manipulation et le jeu de l’instrument de musique.
10Ce n’est cependant pas à elle, ni même à aucune des autres chanteuses du village, que revient la responsabilité de composer de nouveaux chants, encore moins de créer de nouveaux répertoires. Comme souvent en Afrique de l’Ouest, la création musicale est anonyme. Mais les femmes de Nambognonkaha auprès desquelles j’ai mené mes enquêtes musicales ne se sont jamais contentées de souligner le caractère anonyme de la composition des chants : leur insistance revenait à le revendiquer. Loin de privilégier un ancrage local et ancien des répertoires de chants contemporains, elles rappelaient au contraire les circonstances exactes et souvent récentes de l’« emprunt » de chacun d’eux. C’est ainsi lors de l’installation d’un nouveau fétiche dans un village voisin d’une dizaine de kilomètres qu’elles affirmaient avoir entendu les chants de tyaliwi pour la première fois : comme ils leur avaient aussitôt plu, elles les avaient « pris pour venir avec au village ».
11Au contraire du répertoire féminin, riche et associé à des contextes très divers, le chant vocal masculin est rare et n’apparaît que dans un seul contexte, celui proprement rituel de l’initiation au pɔrɔ. Le chant peut alors être celui qui, entonné lors de funérailles par un dignitaire de l’institution initiatique, accompagne la danse des jeunes hommes en cours d’initiation sur la place du village. Au secret qui entoure ses paroles s’ajoute le murmure indistinct dans lequel elles sont prononcées pour le rendre hermétique et inintelligible aux non-initiés que sont les femmes et les enfants. Le chant masculin peut être également celui qui est entonné individuellement par les jeunes garçons lors du rituel marquant la fin de leur initiation. Pour partie formalisés et pour partie improvisés, ces chants sont entonnés individuellement par chacun des nouveaux initiés devant les anciens du village. Dans un langage en apparence limpide mais en réalité strictement codé, ils retracent les différentes étapes initiatiques franchies et mettent en exergue la souffrance physique et morale qui a accompagné chacune d’elles. Le chant des hommes surgit enfin lors des différentes étapes rituelles qui ponctuent les sept ans d’initiation des novices. Ce peut être, par exemple, cette simple phrase phonique et mélodique répétée en chœur par les novices lors du rituel qui voit l’un d’eux revêtir le masque kɔrugi et rivaliser de beauté, de grâce et d’habileté avec le même masque d’un autre bois sacré.
12Il est une seule et intrigante exception à la règle tyebara qui veut que le chant vocal masculin soit inextricablement lié aux rituels initiatiques. Peu après la récolte du coton, des membres de la Compagnie ivoirienne du textile (CIDT) viennent le collecter dans chaque village3. La récolte de chaque cultivateur est alors pesée et sa qualité évaluée. Les ballots de coton sont ensuite projetés dans une large benne où une quinzaine de villageois les réceptionnent, les répartissent de façon homogène, puis les tassent en les foulant au pied : c’est pendant cette opération que sont entonnés les « chants à damer le coton », chants responsoriaux dont la thématique ne laisse pas d’étonner. En effet, les quelque trente chants qui composent le répertoire sont autant de chants d’insultes à caractère sexuel apparemment dirigées contre les femmes.
13Mais aux dires des chanteurs eux-mêmes, les véritables destinataires de ces chants sont moins les femmes – significativement absentes ou peu représentées en ce lieu – que les salariés de la compagnie chargés de déterminer la qualité et la quantité de coton récolté par chaque cultivateur, puis de calculer et de proclamer la somme qui lui échoit à l’issue de la vente de l’intégralité de sa récolte à la Compagnie. Il n’est pas rare qu’une fois déduit le prix de l’engrais « avancé » par la CIDT, la somme proclamée soit négative. Cependant quelle que soit la somme proclamée, aucune réaction n’est jamais perceptible sur le visage des cultivateurs. Leurs sentiments d’hostilité, de colère ou de simple méfiance s’exprimeront ouvertement après le départ des employés de la CIDT, par des remarques ironiques ou amères concernant notamment leur empressement à qualifier « de second choix » le coton acheté, mais s’expriment aussi et déjà en leur présence, grâce à des chants d’insultes dont les véritables destinataires sont dissimulés à l’intention des rares employés qui « entendent » la langue sénoufo.
14Pourtant, les hommes tyebara « chantent », et chantent en d’autres circonstances que celles ayant trait aux rituels initiatiques ou au damage du coton. En effet, le même terme sénoufo wuni, « chant », désigne les différentes pièces vocales entonnées par les femmes et celles, instrumentales, entonnées par les membres exclusivement masculins de l’orchestre de xylophones, un orchestre qui, comme le souligne Michel de Lannoy (1985), est aux Tyebara ce que l’orchestre de harpes arquées monocordes bolonyε est aux Fodonon : un véritable « emblème musical », ou encore une forme d’affirmation, par la musique, d’une identité culturelle. Un orchestre de xylophones villageois se compose invariablement de trois xylophonistes, l’un d’entre eux ayant le statut de dyewolowi, « celui qui enlève le xylophone », et les deux autres tenant le rôle de dyezuubele (pl. de dyezuuwi), « ceux qui pilent »4. Aussi volumineux et pesant qu’il soit, l’instrument est porté en bandoulière et joué debout. Que l’orchestre reste statique ou qu’il se déplace, le dyewolowi, auquel revient la responsabilité d’entonner les chants et d’interpréter le thème musical, se positionne toujours au centre, de façon à être encadré par les deux dyezuubele qui ont la charge d’accompagner le thème musical5. Si le dyewolowi est celui des instrumentistes qui interprète le thème musical, il est également celui qui profère des paroles : la langue sénoufo étant une langue à tons, chaque phrase musicale sous-tend en effet un énoncé verbal qui suit le même schéma tonal et accentuel6. L’orchestre de xylophones s’adjoint de plus deux joueurs de timbale dont le premier « frappe » la petite timbale appelée kpotyali, et le second celle, plus volumineuse, appelée kponɔn7.
15Comme le chant vocal féminin, le chant instrumental masculin est entonné par les membres d’une même classe d’âge. Mais contrairement au chant des femmes, le chant instrumental des hommes ne concerne qu’une classe d’âge à l’exclusion de toute autre. En effet, les musiciens de l’orchestre de xylophones appartiennent à la classe d’âge qui précède immédiatement celle en cours d’initiation. Dès l’instant où ils la quittent pour entrer dans le bois sacré, il doivent transmettre leur instrument à leurs cadets. En outre, le chant instrumental des hommes n’est pas, comme le chant des femmes, ouvert à l’ensemble d’une classe d’âge villageoise, mais seulement à quelques-uns de ses membres : les cinq ou six instrumentistes de l’orchestre sont les praticiens exclusifs de la musique de xylophone et sont recrutés, indépendamment de toute prédisposition individuelle à la musique, dans chacun des différents quartiers qui composent le village.
16Les conditions de l’apprentissage auquel l’instrumentiste est soumis s’ajoutent à cet ensemble de règles sociales concernant son identité, son recrutement et son parcours pour lui donner toutes les apparences d’un « spécialiste ». Il ne semble certes pas que l’apprentissage du xylophone tyebara soit aussi institutionnalisé que celui de la harpe arquée fodonon. Mais les Tyebara n’hésitent pas à employer le même terme qu’ils emploient pour désigner l’initiation masculine lorsqu’ils évoquent l’enseignement formalisé qui précède l’entrée d’un instrumentiste dans l’orchestre de xylophones. Le secret et le formalisme qui président à l’enseignement musical, présents lorsqu’une classe d’âge transmet ses instruments et ses connaissances à celle qui la suit, atteignent toute leur mesure lors de la formation ou de la reformation d’un nouvel orchestre villageois. Il n’est pas rare en effet que la chaîne de transmission des instruments de musique et des connaissances musicales d’une classe d’âge à une autre se rompe à la suite d’un conflit ou d’une catastrophe.
17C’est ainsi qu’autour des années 1950, le village de Zémongokaha est longtemps resté dépourvu de son orchestre de xylophones après que tous les instruments eurent brûlé au cours d’un incendie. Un temps considérable s’est écoulé avant que ne soient assurés tous les préparatifs nécessaires au départ de six jeunes gens pour Faragaloho, un village du voisinage réputé pour la qualité de son propre orchestre de xylophones. Nawa Soro, l’un des six jeunes gens alors recrutés pour apprendre l’art de frapper le xylophone, raconte qu’à Faragaloho, ils furent accueillis et formés durant toute une année par un xylophoniste dénommé Niènèkélé. La journée, les « novices » cultivaient son champ et se cachaient des habitants de leur propre village quand l’un d’eux venait à passer ; le soir, ils allumaient un grand feu autour duquel ils recevaient leur enseignement. Au cours de ces séances, la « parole de la bouche » était bannie au profit de celle du xylophone. La langue sénoufo étant une langue à tons, c’est en effet « dans le xylophone » que Niènèkélé s’adressait à chacun de ses élèves et leur commandait d’exécuter tour à tour tel ou tel chant. Le retour des jeunes instrumentistes dans leur village, tout comme leur arrivée dans leur village d’accueil un an plus tôt, s’était entouré de nombreuses précautions tant « diplomatiques » que rituelles : « Le jour où ils nous ont raccompagnés, ils ont envoyé une commission à notre chef de village, il a rempli des jarres [de bière]. Nous avons chargé les jarres et fait le tour du village avec elles avant de les déposer sur la place du village. Le chef de notre village a alors sorti les poulets, on en a pris un pour le tuer là, on en a tué un autre sur la maison des ancêtres, puis un autre encore dans chaque quartier. C’est après cela que nous avons pris les xylophones pour entrer et discuter longtemps avec eux [les xylophones] dans le village. » Les étrangers, et parmi eux Niènèkélé, ne quittèrent pas le village avant le lendemain matin, chargés de dons et laissant derrière eux de jeunes instrumentistes dès lors instruits et susceptibles, le moment venu, de transmettre leur connaissance à leurs cadets dans leur propre village.
18Une brève description du paysage musical en pays sénoufo tyebara fait donc apparaître deux univers sonores contrastés : un univers proprement féminin caractérisé par une profusion de chants associés à des contextes divers et un univers masculin composé de chants marqués par le sceau du secret ou, sinon, instrumentaux. La coexistence de ces deux univers se double d’une hiérarchie qui situe le chant féminin à sa base et le chant masculin à son sommet. Le caractère secret et hermétique du chant masculin apparaît comme le premier motif de sa valorisation aux dépens du chant féminin : si le sens de ce dernier est occasionnellement dissimulé aux hommes, le sens du chant masculin est toujours − à l’exception de celui du répertoire de chants à damer le coton − dissimulé aux femmes et aux non-initiés. Dissimulé, le sens du chant masculin l’est parfaitement dans le cas des chants initiatiques entonnés par les novices et par les dignitaires de l’institution. Mais il l’est aussi partiellement dans le cas des chants de xylophone dont les sons instrumentaux transmettent un message phonique qui, parce qu’il est émis par des hommes dans des contextes souvent masculins (comme les concours de travail agricole), est inégalement accessible aux hommes et aux femmes. Nul doute en effet que la transmission d’un message phonique par les sons musicaux des xylophones ne remplisse en certaines circonstances l’une des fonctions mises en évidence par Junzo Kawada (1998) : favoriser la confidentialité et limiter le nombre des destinataires du message. Le chant est en ce sens le contour et l’apparence donnés par les hommes à une connaissance supérieure dont la dimension de secret s’exerce principalement à l’encontre des femmes. Mais l’instrument de musique qui profère bon nombre de chants masculins ajoute encore à leur valeur, par lui-même et indépendamment du message qu’il transmet. En effet, la compétence technique qu’exige la maîtrise du xylophone octroie à l’instrumentiste et, par là, au chant masculin, une autorité et un prestige dont ni le chant vocal ni les autres instruments de musique ne sauraient pareillement bénéficier8. De plus, la manipulation d’un instrument de musique par les femmes ne réclame pas, comme le souligne Hugo Zemp, la même virtuosité : parce que les femmes font l’apprentissage du jeu de tambour plus tardivement que les hommes et parce qu’elles en jouent plus occasionnellement qu’eux, elles ne sont pas des virtuoses du tambour et sont les premières à le reconnaître. Une telle distribution de traits caractéristiques entre le chant féminin et le chant masculin témoigne d’une inclination des Tyebara à reléguer le premier au rang d’un divertissement et à élever le second au rang d’une activité investie de la souveraineté d’une connaissance tant initiatique que technique.
Le genre « chant de travail » comme notion critique
19La musique sénoufo tyebara se compose ainsi de différents répertoires appréciés comme tels, qui réunissent sous un même terme générique des chants ayant en commun une ou plusieurs caractéristiques musicales telles leur forme ou une formule rythmique récurrente et parfois aussi une même thématique. Un répertoire peut être désigné par le nom de l’instrument qui accompagne les chants dont il se compose : ainsi, en même temps que des répertoires, les termes tyaliwi, sitya’ali et dɔ désignent respectivement le hochet à percussion externe, la calebasse à percussion interne et le racleur. Un répertoire peut également être désigné par une locution évoquant le geste auquel il est associé : c’est le cas, notamment, du répertoire de « chants à damer le sol des maisons ». Enfin, certains noms de répertoires combinent ces deux procédés de dénomination, tel celui des « chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe ». Mais ces différents procédés de dénomination pourraient en réalité n’en faire qu’un, car il semble que le maniement d’un instrument de musique et le mouvement du corps soient étroitement associés dans l’esprit des Tyebara. De sorte que le nom d’un instrument de musique évoque aussi pour eux celui du mouvement à effectuer pour le faire résonner. Le répertoire des « chants à damer le sol des maisons » en donnera une belle illustration. On verra en effet que le maniement des dames est tout à la fois un mouvement musical (rythmique) et fonctionnel (l’aplanissement du sol d’une maison).
20Parce que les différents répertoires musicaux tyebara connaissent une grande mobilité spatiale et contextuelle, le contexte d’exécution n’apparaît pas comme un de leurs traits définitoires. Ainsi, bien que le travail et les funérailles constituent des moments privilégiés du chant, ni la taxinomie ni la pratique musicales tyebara n’autorisent à parler de genres « musiques funéraires » ou « musiques de travail ». Pour les funérailles, Michel de Lannoy (1984b) avait déjà souligné que les musiques qui y sont exécutées « ne peuvent être indistinctement qualifiées de funéraires. Certaines ne le sont que par le contexte dans lequel, occasionnellement, elles s’inscrivent. Matière d’un échange (au même titre que pagnes, monnaies rituelles ou animaux), peu importe en ce cas qu’elles soient plutôt en elles-mêmes musiques de cultures, de chefferie, ou même de pure réjouissance ». Il n’en va pas autrement pour les nombreux répertoires exécutés pendant le travail, lequel fait pourtant volontiers appel à la musique en pays sénoufo : tantôt des instrumentistes et tantôt des chanteurs accompagnent tout au long de leur tâche tantôt une classe d’âge féminine ou masculine et tantôt les membres d’un ou de plusieurs villages. Mais le répertoire alors interprété peut être un répertoire initialement destiné à être interprété dans d’autres contextes. C’est le cas du répertoire de danse contemporain tyaliwi habituellement exécuté par une classe d’âge dans son village ou dans celui où se déroulent des funérailles, mais que la même classe d’âge peut entreprendre de chanter au cours du fastidieux travail de désherbage.
21C’est également le cas du répertoire ancien sitya’ali, dont l’histoire et le parcours sont aujourd’hui retracés avec autant de plaisir que de précision par les anciens. Tous s’accordent pour dire que ce répertoire a été introduit par le fils de Gbon et chef de canton Béma Coulibaly : ayant entendu ces chants voués à la louange des chefs supravillageois dans la région habitée par les Sénoufo Tagwana, il aurait demandé à l’une de ses femmes d’y effectuer un séjour afin d’en apprendre les mélodies et les paroles. À son retour, Béma ne se serait plus déplacé sans que des chanteuses le précèdent ou l’entourent en entonnant les chants de sitya’ali et en dansant. Plus tard, les chefs et les dignitaires villageois auraient à leur tour souhaité que des femmes de leur village apprennent les chants du répertoire et les chantent à leur adresse. Là ne s’est cependant pas interrompu le cheminement spatial et contextuel des chants de sitya’ali au fil du temps : les chanteuses du répertoire ont pour finir accompagné les prestations de travail agricole remplies par les jeunes villageois dans le champ des chefs de village et des dignitaires de l’institution initiatique. Les deux solistes, munies chacune d’une calebasse à percussion interne, et le chœur, composé d’une dizaine de chanteuses, se tenaient alors aux abords du champ. De là, elles entonnaient des chants de sitya’ali destinés à encourager tantôt le groupe des cultivateurs et tantôt chacun de ses membres tour à tour. En effet, les chanteuses de sitya’ali formaient une « association » au sein de laquelle chacune d’elles entretenait une relation privilégiée avec l’un des cultivateurs en présence et lui attribuait un surnom emprunté à la sphère des autorités politiques de la région ou du pays. Ainsi, les chants de sitya’ali transposés dans le cadre du travail agricole interpellaient pour l’encourager un Houphouët, un Dramane ou un Béma. Pour l’encourager certes, mais aussi pour l’enhardir, l’aiguillonner, et finalement favoriser sa victoire. La présence de l’association féminine des chanteuses de sitya’ali dans le champ était en effet l’indice qu’un concours, remporté par le plus rapide d’entre les cultivateurs, était en train de s’y dérouler. L’intensité de la joie ressentie par l’« amie » du cultivateur victorieux n’avait alors d’égale que celle de l’humiliation et du désespoir ressentis par les « amies » des cultivateurs ayant échoué à achever les premiers le nombre de sillons qui leur était impartis. Parce qu’ils encadraient de la même façon un véritable concours entre les cultivateurs, ces chants de sitya’ali ne sont pas sans rappeler les « chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe » dont il sera question plus loin. Mais les concours entourés par les chants de sitya’ali n’ont jamais atteint le degré d’institutionnalisation des concours entourés par les « chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe » : il semble que pendant le laps de temps où les deux types de concours et leurs répertoires musicaux respectifs ont coexisté9, les premiers se restreignaient au cadre villageois tandis que les seconds intervenaient lors des concours intervillageois.
22Si les répertoires peuvent se déplacer du village à la brousse et des funérailles au travail agricole, ils peuvent également effectuer le trajet inverse. Les chants de yatyεnε en sont une illustration d’autant plus édifiante qu’ils sont aussi les seuls chants dont l’auteur est connue et la composition revendiquée par elle. Sur les indications concordantes de quelques villageoises tyebara, il n’a pas en effet été difficile de rencontrer leur auteur dans une cour du quartier Soba à Korhogo. Pambin Soro, âgée aujourd’hui d’une soixantaine d’années, évoque sa création des chants de yatyεnε en ces termes : « Nous repiquions la rizière de Tchébana, nous étions nombreuses, et j’ai dit : “La rizière de Tchébana va finir aujourd’hui.” Le soleil était sur sa tête [Il était midi]. Je me suis arrêtée droite, on aurait dit que les génies me disaient les paroles, j’ai pris et appelé dans le chant les noms des fiancés de toutes les femmes. Avant que le jour ne tombe, la rizière était finie. C’est comme ça que j’ai commencé les yatyεngele. Ce sont les génies qui me les ont donnés. » Il semble que les chants responsoriaux de yatyεnε, dont les deux solistes manient respectivement un racleur et un hochet et dont le chœur est composé de l’ensemble des travailleuses, se sont ensuite répandus dans toute la région de Korhogo. Ayant atteint l’apogée de leur succès et de leur renommée, ils ont été à l’origine de la formation d’associations féminines et, à ce titre, ont investi l’espace des funérailles : « C’est ensuite que les chants sont entrés dans les funérailles. Si le défunt est de la famille de quelqu’une des chanteuses des yatyεngele, il fallait bien que vous alliez donner la salutation à la personne. Vous partiez vous associer à la personne, vous dansiez et vous faisiez la causerie sur les funérailles. Cela s’est finalement transformé en une association. » Mais une ultime métamorphose du répertoire de yatyεnε était encore à venir : quand, dans les différents villages, la classe d’âge qui l’avait introduit a cessé de le chanter, ses « petites sœurs » se le sont approprié non sans lui faire subir quelques transformations notables. Le contexte d’exécution du répertoire, tout d’abord, n’a plus été que les funérailles ; son accompagnement instrumental, ensuite, s’est limité au seul racleur ; son nom, enfin, n’a plus été yatyεnε, mais dɔ.
23Plus que dans l’espace en effet, les répertoires musicaux tyebara sont inscrits dans le temps. Entonnés par les membres d’une même classe d’âge, ils lui sont étroitement associés. Aussi chacun des différents répertoires est-il souvent présenté comme associé à une classe d’âge, et de là, à une époque, à une « jeunesse » ou, autrement dit, à une mode. Les répertoires de danses sont les plus volontiers appréhendés de la sorte : c’est sans hésitation aucune que les villageoises présentent les répertoires de sitya’ali, de dɔ et de tyaliwi comme autant de « moments » musicaux qui se sont succédé et cédé la place les uns aux autres. À ce titre, les répertoires de chants jouent volontiers le rôle de repères temporels.
24Deux ensembles de chants cependant font exception dans le paysage musical sénoufo tyebara où les répertoires semblent s’accommoder de tous les espaces tout en étant assujettis au temps et au découpage de celui-ci en générations et en « modes » successives. Ces deux ensembles de chants sont au contraire étroitement liés à une activité perçue comme un travail et ne peuvent s’affranchir de la circonstance ni de l’espace de leur exécution. Ces deux mêmes ensembles de chants ont échappé à l’emprise du temps pour être réappropriés successivement par différentes classes d’âge. Les « chants à damer le sol des maisons » en premier lieu sont encore entonnés aujourd’hui chaque fois qu’une nouvelle maison a été construite et ne sauraient l’être en aucun autre lieu ni en aucune autre circonstance. Et si les « chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe » peuvent certes être extraits du contexte précis du travail agricole et du concours cultural, ils ne peuvent l’être qu’en rappel de l’ardeur au travail encouragée par la rivalité. Comme on l’a vu, lorsque, au cours d’un ensevelissement et au cours des funérailles qui suivent, les différents orchestres de xylophones choisissent d’entonner des « chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe », ils rendent par là hommage à un ancien cultivateur d’exception défunt. On peut donc dire que les Sénoufo estiment que ces deux répertoires sont les seuls qui conviennent à ces deux travaux et qu’ils ne conviennent à aucun autre travail ni à aucun divertissement. Examinons ce qui leur donne ce statut particulier.
CHANTS DE L’AGÔN, CHANTS DU LABEUR : LES « CHANTS DE XYLOPHONE POUR LES CULTIVATEURS À LA HOUE »
25J’ai parlé au chapitre précédent des concours entre cultivateurs, concours qui atteignaient leur plus haut degré d’intensité en une circonstance particulière : le buttage des ignames par les cultivateurs de deux villages distincts dans le champ d’un chef de segment de lignage ou mieux, dans celui d’un des chefs supravillageois institués par l’administration coloniale. Là, et seulement là, étaient mobilisés tous les éléments susceptibles de renforcer l’esprit de rivalité dont le concours découle. Parmi ces éléments figure la musique : deux orchestres de xylophones villageois se tenaient en effet au bord du champ, d’où chacun entonnait des chants adressés aux cultivateurs et au tegbanwi de son même village. L’étude de ces chants appelés « chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe » (tefaladyewunuyi), qui introduisent la musique au cœur de l’ethos et du complexe de valeurs dont le concours s’entoure, va nous permettre d’apporter un éclairage nouveau sur cette institution ancienne. Car si elle a aujourd’hui disparu, les chants qui l’accompagnaient autrefois sont encore aujourd’hui volontiers entonnés lors des funérailles d’un cultivateur valeureux, de sorte que les xylophonistes contemporains en ont une bonne connaissance. Il s’est cependant rapidement révélé indispensable, lors de l’enregistrement du répertoire, d’adjoindre à ces jeunes xylophonistes quelques anciens, seuls aptes à préciser la signification ou la circonstance d’exécution de quelques-uns des chants : la phrase verbale que sous-tend la phrase mélodique de chaque chant est en effet presque toujours aussi courte qu’allusive et circonstanciée. Entre 1995 et 1997, j’ai ainsi pu, dans quatre villages tyebara, recueillir et enregistrer « hors contexte » plus d’une centaine de chants distincts10.
Entourer un collectif de travail
26Un premier ensemble de chants de xylophone pour les cultivateurs encadre le collectif de travail réuni dans un même champ pour y effectuer un même travail. Quelques chants, plus volontiers entonnés au commencement de la journée de travail et alors que la compétition n’est pas encore véritablement engagée, s’adressent à l’ensemble des cultivateurs et éveillent chez eux le sentiment de constituer un groupe soudé et solidaire face à la rudesse du travail à accomplir. De tels chants n’ont d’autre objectif que de les soutenir dans leur tâche et de les encourager à la poursuivre. C’est dans cette perspective que les xylophonistes jouent régulièrement le rôle d’intermédiaires entre le propriétaire du champ et les cultivateurs venus élever ses buttes d’ignames : chaque fois qu’ils l’estiment nécessaire, les xylophonistes attentifs à une démobilisation éventuelle des cultivateurs y remédient à l’aide d’un chant leur transmettant la « salutation » respectueuse du propriétaire du champ dans lequel ils sont rassemblés :
Le propriétaire du champ a dit : « Bonne salutation »,
Que l’on donne une bonne salutation aux cultivateurs
27D’autres chants procurent aux cultivateurs une motivation plus concrète et sans doute plus décisive que celle de satisfaire le propriétaire du champ, en leur rapportant l’intention de ce dernier de récompenser leurs efforts :
Le propriétaire du champ a dit :
« Je vais les arrêter et leur donner cent francs »
28De tels messages transmis par les chants de xylophone prennent d’autant plus valeur d’encouragement auprès des cultivateurs à la tâche que le propriétaire du champ jouit d’un prestige important. En effet, la possibilité offerte par l’administration coloniale aux chefs de canton sénoufo d’imposer aux villageois de cultiver leurs terres a, comme on l’a vu, donné lieu à des concours hautement prestigieux, au cours desquels l’évocation d’un personnage aussi puissant que Péléforo Gbon Coulibaly11 et son assimilation à un cultivateur d’exception contribuaient au décuplement des forces et du courage de ses travailleurs :
Gbon a battu les hommes dans un champ
29Réciproquement, le groupe des cultivateurs peut s’attendre à ce que les xylophonistes s’adressent en son nom au propriétaire du champ. Quelques chants lui retournent sa « salutation » et ses louanges ; d’autres, plus nombreux, lui font part de quelques-unes des légitimes doléances des cultivateurs. C’est ainsi que les xylophonistes exhortent le propriétaire du champ à suspendre temporairement le travail des cultivateurs pour leur permettre de se sustenter :
Quand le soleil arrive sur le moment de boire12,
Nambilé nous avons faim
30Les cultivateurs trouvent en effet un allié précieux en la personne du xylophoniste qui choisit d’exécuter l’un ou l’autre des « chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe ». Il n’est pas rare que celui-ci passe outre la volonté du propriétaire du champ de voir ses cultivateurs travailler sans s’interrompre, et joue à leur intention un chant qui les autorise à se relever et à prendre appui quelque temps sur leur houe pour reprendre leur souffle :
Arrêtez-vous, ou quelqu’un va s’évanouir
31Le même xylophoniste est susceptible de soulager définitivement les cultivateurs épuisés, en informant le propriétaire du champ du fait que la journée de travail touche à sa fin et que le moment est venu de regagner le village :
Nous allons arrêter les xylophones et rentrer au village
32Il ne faut cependant pas s’y tromper : si les xylophonistes sont les alliés des cultivateurs, ce n’est ni seulement, ni surtout en tant qu’ils sont susceptibles de leur ménager des temps de repos, mais bien au contraire en tant qu’ils accompagnent leur travail en cours de réalisation. Leurs chants ne se contentent pas de transmettre les encouragements du propriétaire du champ ni de provoquer une interruption temporaire ou définitive du travail. Ils ramènent plus souvent la conscience des cultivateurs vers le travail lui-même, et qui plus est, vers le travail en tant qu’il est douloureux. Derrière leurs encouragements se profile dès lors l’expression d’une souffrance commune à eux tous. C’est le cas notamment des chants de xylophone qui évoquent le cadre spatial à l’intérieur duquel les cultivateurs sont rassemblés : celui-ci n’est jamais suggéré par les xylophones que lorsqu’il constitue une entrave supplémentaire à la progression déjà lente et pénible de leur travail. Le paysage ainsi évoqué à l’intention de l’ensemble des cultivateurs peut être une colline, c’est-à-dire un espace incliné qui n’a pu retenir l’eau de pluie et où, en conséquence, la terre n’est pas « cuite », mais excessivement dure. Le chant signifie aux cultivateurs que redoubler leurs efforts est le seul moyen de parvenir à la « couper » à l’aide de leur houe :
Nous voyons un camarade sur la colline,
Nous cultivons sur la colline
33L’espace évoqué par les chants de xylophone peut également être un champ dyanbo – un champ resté si longtemps en jachère que les herbes y atteignent une hauteur considérable et exigent des cultivateurs qu’ils rassemblent toutes leurs forces pour les faucher avant de les recouvrir de terre :
Nous sommes là à cultiver un dyanbo
34À mesure que la journée avance et que le travail progresse, les xylophonistes peuvent également être amenés à orienter les cultivateurs à l’intérieur du cadre spatial préalablement esquissé. Participant volontiers à l’organisation du travail qu’ils accompagnent, ils peuvent par exemple diriger autoritairement les travailleurs vers un espace jusque-là négligé par eux et qu’ils les enjoignent à cultiver au plus vite :
Qu’ils prennent le sillon qui est resté et le cultivent
35Que les chants de xylophone rappellent constamment aux cultivateurs la pénibilité de leur travail et son inscription dans le temps ne les empêche pas de « lever leurs mains » : aux dires des anciens cultivateurs eux-mêmes, rien plus ni mieux que l’évocation d’une souffrance commune à tous ne savait les emplir de courage et d’ardeur. Plus nombreux sont cependant les chants adressés non plus au collectif de travail, mais au principal acteur de la pièce théâtralisée et rigoureusement mise en scène que constitue le concours : le tegbanwi.
Entourer un concours
36Avec le tegbanwi ou champion de travail agricole plus qu’avec tout autre participant au concours, les xylophonistes entretiennent un dialogue ininterrompu dès l’instant où les cultivateurs des deux villages se sont intercalés et où les deux champions ont été « déposés » l’un sur l’autre. De nombreux chants sont en effet destinés au seul tegbanwi et regroupés dans un sous-ensemble du répertoire nommé « chants du tegbanwi ». Autour de midi, les xylophonistes signifient aux deux champions que le moment est venu pour eux de cultiver côte à côte et de se mesurer l’un à l’autre à l’aide du chant suivant :
Cultivez-la [la butte d’ignames] comme des singes
37Chacun des deux orchestres de xylophones s’adresse dès lors en priorité au tegbanwi de son village, de sorte que deux mélodies et deux propos se superposent tout au long du concours. C’est ainsi cet homme plus « lourd » que ses camarades du même village que chaque orchestre va s’employer à louanger tout au long de la journée pour l’encourager et le rendre plus « lourd » que le tegbanwi du village adverse.
38La puissance de leur tegbanwi est la qualité que les xylophonistes mettent la première en exergue. Souvent masquée derrière une petite taille et un corps « sec » ou mince, elle lui permet en effet de couper et de propulser une plus grande quantité de terre que ses camarades, et de remplir par là le premier objectif de tout concurrent − réaliser les buttes d’ignames les plus hautes :
L’homme est petit sur le corps, il fait vraiment un joli travail
39Le tegbanwi fait également montre d’une exceptionnelle rapidité à réaliser les plus hautes buttes. Témoignant de cette seconde compétence dont les effets sont perceptibles dans l’espace, les chants de xylophone félicitent le tegbanwi comme celui qui, parce qu’il a les « mains rapides », « perce » le groupe formé par les autres cultivateurs, « coupe un espace » entre lui et eux, les distance, et pour finir, « se montre » comme ce qu’il est – un cultivateur d’exception :
Quand le jour finit, un jeune homme sec se montre
40Conditions nécessaires mais non suffisantes de sa victoire, la force, la vitesse et la traduction dans l’espace de ces deux qualités essentielles du tegbanwi doivent s’assortir d’une troisième qualité proprement physique. On se rappelle en effet que le tegbanwi doit aussi avoir le « cœur dur » qui va lui permettre de faire montre d’endurance dans sa faculté à cultiver rapidement. Quelques chants attestent que si la supériorité du tegbanwi s’est en premier lieu révélée dans l’espace, elle se confirme désormais, voire s’amplifie, dans le temps :
Quand le jour finit, le tegbanwi devient fort
41À l’éloge de ces facultés physiques s’ajoute celui de son allure esthétique. Sa supériorité, alliée à divers attributs dont un pagne joliment tissé, fait également de lui un bel homme, dont la progression dans le champ constitue un spectacle réjouissant :
Nous avons vu Wanigbana avec un joli pagne
42De la même façon qu’au commencement de la journée de travail, les xylophonistes adressaient au groupe des cultivateurs des chants les autorisant à se reposer, ils adressent désormais au tegbanwi des chants de louange l’autorisant au comportement particulier que l’on sait : il danse. Il peut également retourner leur témoignage de respect aux xylophonistes en déposant une pelletée de terre à leurs pieds. Un tel comportement est l’effet immédiat produit par les deux chants suivants : Celui qui est fort et vif, celui-ci [ce chant] est pour lui
Tegbanwi, reviens, reviens t’asseoir,
Personne ne peut te noircir le cœur
43L’éloge du tegbanwi s’achève par l’évocation du respect mêlé de crainte que sa seule apparition dans le champ suffit à inspirer aux autres cultivateurs :
Yassoungui est venu, cachez-vous, Yassoungui est venu
44Nul doute que l’application des xylophonistes à nommer ceux auxquels ils s’adressent ait en elle-même valeur d’encouragement : la seule invocation de leur nom (réel ou mieux « de travail agricole ») par les instruments de musique contribue au décuplement des forces des dénommés Yassoungui ou Wanigbana13. Mais les xylophonistes n’ignorent pas que ni l’invocation du nom du tegbanwi ni la louange de ses qualités physiques situées « sur son corps » ne constituent de leur part un encouragement suffisant. Ils savent qu’ils ont également à charge d’aiguillonner une qualité morale située « sur son cœur », dont la possession lui a permis d’accéder au statut de tegbanwi et dont l’exacerbation doit lui permettre de vaincre un adversaire lui-même tegbanwi. Aussi les xylophonistes prennent-ils soin d’éveiller dans son « intérieur » la douleur morale qui conditionne son succès. Responsabilité qu’ils confessent clairement dans un de leurs chants, en soulignant que la « chose ronde tissée », autrement dit la calebasse reliée à chacune des lamelles de bois que comporte leur instrument de musique, est mise en branle à seule fin de susciter la souffrance intérieure qui doit conduire leur tegbanwi vers la victoire :
La chose ronde tissée nous a jetés dans cette souffrance
45Pour maintenir toujours vivace la souffrance morale de leur tegbanwi, les musiciens ont recours à des chants qui portent sur le moment où plane l’incertitude concernant l’identité du vainqueur et où, pour cette raison, la tension atteint son paroxysme :
Ils cultivent vraiment, personne ne connaît le vainqueur parmi eux
46Cette incertitude et la tension qui en découle sont d’autant plus insoutenables que leur résolution est proche et inéluctable :
Si tu cultives dans un champ,
Il faut bien qu’un tegbanwi y surgisse
47Incertitude et tension sont encore volontiers entretenues par l’évocation des divers accidents de parcours dont le tegban n’est jamais à l’abri et qui, s’ils survenaient, le voueraient indubitablement à l’échec :
Le manche de la houe du tegbanwi ne doit pas se casser
48Mais les chants ne contribuent jamais autant au renforcement de la souffrance intérieure et, partant, au décuplement des forces du tegbanwi tendu vers la victoire, que lorsqu’une jeune femme y est évoquée. Car cette image suscitée par les paroles des xylophones vient alors renforcer et magnifier deux autres figures féminines dont la présence est indispensable au bon déroulement du concours : les jeunes filles qui, munies d’une calebasse, offrent toute la journée durant de l’eau aux cultivateurs, et la statuette tefalapityawi. Or et la statuette et les jeunes échansonnes rappellent aux cultivateurs, et plus particulièrement au tegbanwi, l’amie prénuptiale ou la future épouse pour laquelle ils cultivent d’ores et déjà ou celle dont leur ardeur au travail, attentivement évaluée par les aînés, pourrait leur faciliter l’obtention. Les xylophonistes, qui n’ignorent ni les sentiments ni les projets matrimoniaux du tegbanwi qu’ils ont la responsabilité de rendre victorieux, s’appliquent à y conformer leur discours. Tantôt ils évoquent une jeune personne connue de tous les villages à la ronde pour sa beauté et à laquelle un jeune tegbanwi, plus que tout autre, est en droit d’aspirer :
Si quelqu’un a envie de Tchédin,
Qu’il parte dans le grand champ
49Tantôt ils rappellent à la mémoire du tegbanwi son amie prénuptiale venue sans doute l’observer sur les lieux du concours :
J’ai vu l’amie prénuptiale, elle s’est tressée,
Est-ce qu’elle s’en va quelque part ?
50Avec plus de conviction encore et non sans humour, ils peuvent encore évoquer la future épouse pour laquelle, au moment même du concours, le tegbanwi s’acquitte, en cultivant leur champ, de la prestation matrimoniale due à son père ou à son oncle utérin :
Tu m’as cherché, je cultive sur des travaux touffus14
51Que les xylophonistes soient véritablement résolus à lui frayer un chemin vers la victoire, alors ils ne se satisfont pas de susciter une joute du tegban avec lui-même ; ils s’appliquent également à amplifier la joute préexistante qui l’oppose à son principal adversaire. Là encore, les musiciens ne taisent pas le moyen auquel ils ont recours pour y parvenir : « jeter les deux tegbanbele l’un contre l’autre », c’est-à-dire prêter des propos provocateurs à l’un pour aiguiser la souffrance et dans le même temps, la rage de vaincre de l’autre :
Être debout et dresser les uns contre les autres
52En effet, les xylophonistes n’attendent pas toujours que des paroles de défiaient été réellement prononcées pour les rapporter et, ce faisant, susciter l’inimitié ou l’animosité des deux rivaux et augmenter leur désir de se terrasser l’un l’autre :
Bonhomme, si je te vois, je vais te fatiguer
53Le défi que se lancent deux cultivateurs par le biais des chants de xylophone se double parfois du clivage entre deux sous-groupes sénoufo réunis dans le même champ :
Si je me colle aux Nafara15, je vais en cultiver un et le tuer
54Les xylophonistes sont également à l’écoute des discussions qui vont bon train aux abords du champ, et retranscrivent volontiers les propos et les pronostics échangés par les anciens qui soutiennent chacun leur tegbanwi :
Polourougo a dit qu’il battait Namé,
Et Wadé a juré qu’il ne le battait pas
55Il se peut aussi que ces propos aient été tenus et entendus quelque temps avant le concours − non pas dans le champ, mais au village, et devant une calebasse de bière de maïs :
Si un cultivateur dit qu’il bat Yéfinè,
Il a menti dans les maisons de boisson de maïs
56C’est avec une profonde satisfaction que les xylophonistes font finalement le constat de l’efficacité de leurs chants :
Nabégué, si on te provoque pour te jeter contre les cultivateurs tu les cultives jusqu’à les gâter
57Ainsi provoqué par les chants de xylophone tout au long du concours, le tegbanwi est effectivement habité par une rage de vaincre garante de sa victoire. En même temps que les chants de xylophone, plus que tout autre élément constitutif du concours, projettent le tegbanwi dans cet état second qui le conduit à dédaigner la douleur causée par une éventuelle blessure et à ignorer la journée durant les sensations de faim et de soif, ils en rendent compte :
Quand le jour finit, le tegbanwi devient fou
Où Naniananga a-t-il disparu ?
58Cette vocation des chants de xylophone à célébrer la rivalité et à la provoquer en « jetant » le tegbanwi contre lui-même et contre son adversaire s’exprime également dans leur condamnation de celui qui, contrairement au tegbanwi, refuse de jouer le jeu de la rivalité : le kanwolowi, ce cultivateur indolent dont on a dressé le portrait au chapitre précédent. Les xylophonistes transcrivent volontiers dans leurs chants le dépit des proches parents et amis du kanwolowi à constater sa nonchalance et son absence de combativité :
La nonchalance lui va bien, cela ne me plaît pas
59Mais ils condamnent également les kanwolobele en leur propre nom, soulignant volontiers le fait que leurs chants ne sauraient s’adresser ni permettre de danser à celui qui ne prend pas véritablement part au concours qu’ils sont là pour accompagner :
Qu’est-ce qu’un kanwolowi recherche dans le champ,
Et il va balancer son sexe au milieu des xylophones ?
60Ils réprouvent enfin le choix de certains kanwolobele qui, jugeant le travail agricole trop éprouvant, se sont tournés vers une autre activité plus lucrative mais qui ne jouit pas du même prestige :
Sandona, arrête la mécanique, nous allons cultiver
61Cependant, tous ces blâmes adressés aux kanwolobele n’ont que l’apparence de l’irrévocabilité. En vérité, le statut de kanwolowi peut se révéler aussi transitoire et momentané que celui de tegbanwi est fragile, et une inversion soudaine des rôles et des statuts n’est pas à exclure :
Quand un kanwolowi bat un tegbanwi,
C’est la honte du tegbanwi
62Aussi les kanwolobele sont-ils encouragés et motivés au même titre que les tegbanbele, de sorte qu’ils ne sont jamais tout à fait exclus de l’esprit de rivalité qui entoure le concours, mais pareillement concernés par lui et son souci de mobilisation de toutes les forces physiques et morales des cultivateurs :
Qu’il accélère, il nous retient
63Mais si la plupart des chants, par les louanges et les défis qu’ils lancent au tegbanwi, par les critiques et les encouragements qu’ils adressent au kanwolowi, intensifient la rivalité inhérente au concours, il en est quelques-uns qui tendent au contraire à la modérer.
Maîtriser la rivalité
64C’est ainsi que les chants qui condamnent les kanwolobele et leur refus de jouer le jeu de la rivalité coexistent avec des chants qui leur donnent la parole et leur prêtent des propos critiques en même temps qu’ironiques sur ceux qui paraissaient à tous égards supérieurs à eux − les tegbanbele :
C’est la pluie qui est tombée
Et le tegbanwi est sorti faire l’amour avec sa mère
65De telles atteintes au personnage du tegbanwi sont sans aucun doute destinées à lui rappeler les limites du statut prestigieux auquel le concours lui permet d’accéder. Dans les chants qui leur donnent la parole, les kanwolobele se posent comme au moins aussi aptes que les tegbanbele à produire des biens nécessaires au groupe social :
La chose que le tegbanwi mange,
C’est ce que le kanwolowi mange
66Au-delà du personnage du tegbanwi, c’est le principe même de rivalité que les chants de xylophone remettent en cause et tentent de maîtriser. En effet, une rivalité par trop exacerbée ne menace pas seulement d’avoir des conséquences désastreuses sur les résultats du travail réalisé par le seul personnage du tegbanwi dans son propre champ, mais bien sûr ceux du travail réalisé par l’ensemble des cultivateurs dans le champ où se déroule le concours. Chacun sait que « trop de concurrence gâte le champ » : « trop de concurrence » n’a nullement pour effet de provoquer une émulation susceptible d’accélérer ou d’accroître la production ; en animant les seuls tegbanbele soucieux de se montrer leur supériorité, elle a plutôt pour effet de ralentir le rythme de travail d’un nombre considérable de kanwolobele découragés. Dès lors, il revient aux xylophonistes de retenir les tegbanbele pour permettre aux kanwolobele de les rejoindre :
Landélégué, attrapez-le, arrêtez-le,
Ou il va cultiver et gâter les cultivateurs
67Il leur revient également de mettre un terme aux vaines et interminables querelles ou altercations que la rivalité entre deux tegbanbele ne manque pas d’occasionner :
Vous êtes restés à bavarder de quelque chose
Le tegbanwi crie dans le champ,
La vérité est chez le vieux kanwolowi
68Aussi une concurrence trop rude peut-elle aboutir au résultat suivant : un champ partiellement cultivé à l’issue de la journée. Là n’est cependant pas la conséquence la plus dramatique que seule l’intervention salvatrice des xylophones permet d’éviter. Conscients du danger de mort encouru par un tegbanwi épuisé que son principal adversaire domine, mais auquel son orgueil interdit d’abdiquer, les xylophonistes peuvent juger nécessaire d’implorer le vainqueur pressenti de réfréner son ardeur :
Si tu bats une personne, ne la tue pas
69Supplique qui en dissimule une autre, qui peut être reformulée en ces termes : « Pratique la sorcellerie de la houe certes, mais pratique-la avec modération. » En effet, l’épuisement ne saurait suffire à entraîner la mort d’un cultivateur sur les lieux du concours, à moins que son adversaire ne l’ait provoquée en recourant à la « sorcellerie de la houe ». Et parce que la frontière est ténue qui sépare les procédés magiques visant à se renforcer soi-même et ceux visant à affaiblir l’autre, les xylophonistes en viennent finalement à réprouver toutes ensemble ces pratiques qu’entraîne une rivalité portée à son paroxysme, et à faire peser de lourds soupçons sur tout tegbanwi que la fatigue ne semble jamais ébranler :
Katchènè, enfant de Kawo, bonhomme sec,
Est-ce ainsi que tu cultives sans fatigue ?
70En intensifiant et en pondérant tour à tour l’esprit de rivalité, les xylophonistes réconcilient au sein d’un même répertoire les deux dimensions qui composent l’idée de rivalité telle qu’elle est conçue et valorisée par les Sénoufo. La rivalité ne saurait en effet être exaltée en tant qu’affrontement, et affrontement violent − du tegbanwi avec lui-même, avec les autres tegbanbele et avec les kanwolobele −, sans être étroitement maîtrisée pour pouvoir être dans le même temps magnifiée en tant qu’affirmation des principes d’égalité et d’association − des tegbanbele entre eux et avec les kanwolobele. Si âpres que soient ses manifestations, la rivalité s’inscrit dans une communauté de semblables dont elle s’emploie à renforcer la proximité. On a parlé au chapitre précédent de l’amitié entre deux tegbanbele, résolution préférentielle d’un concours et indice privilégié de la proximité qu’il doit renforcer. Or les chants de xylophone semblent encourager l’avènement de cette amitié dès avant le dénouement du concours :
Les doigts du singe rouge et ceux du singe noir sont tous les mêmes
Ce sont deux jolies choses qui se sont choisies
71Et parce que le principe de solidarité achève de la concrétiser, les xylophonistes se réjouissent de la voir poindre à travers les gestes d’entraide que deux tegbanbele sont susceptibles d’avoir l’un pour l’autre dans les derniers instants du concours :
Un garçon a donné la main à son camarade garçon
72C’est ainsi que de sa prise en charge puis du contrôle exercé sur elle et sur sa résolution par les chants de xylophone, la rivalité à l’œuvre dans les concours entre cultivateurs ne ressort en aucune manière ternie ou dépréciée, mais au contraire créditée d’une vocation supplémentaire et inattendue à créer ou fortifier des liens privilégiés entre des semblables.
Travail et rivalité
73Le travail agricole a autrefois pu être accompagné par d’autres instruments de musique que les xylophones. En pays sénoufo tyebara, les xylophones étaient couramment remplacés par une petite flûte qui, comme eux, était susceptible de transmettre un message phonique et de décliner les noms des cultivateurs en présence16. Pour la région de Boundiali, Hugo Zemp (1969) mentionne le recours des Sénoufo à une trompe traversière en corne d’antilope ou en fer pour rassembler les cultivateurs dans un premier temps, puis pour « rythmer » leur travail. La diversité des accompagnements musicaux du travail agricole pouvait également porter sur l’identité des instrumentistes : chez les Tyebara résidant au nord de la ville de Boundiali, l’orchestre qui avait à charge d’accompagner les cultivateurs se composait d’un xylophone et d’un tambour cylindrique joués par des hommes ainsi que, plus curieusement, d’une timbale frappée par une femme âgée (Zemp 1970). Il se pouvait enfin que le travail agricole fasse appel non plus à des instruments de musique, mais à des voix. Ces voix étaient alors féminines et étaient celles des chanteuses du répertoire sitya’ali. Hugo Zemp ne nous dit pas si la présence des instruments de musique au cœur du travail agricole allait de pair avec l’organisation d’un concours entre les cultivateurs, néanmoins les précisions qu’il apporte sur l’organisation sociale du travail agricole réalisé au son des instruments portent à le croire. Quant aux chants du répertoire de sitya’ali, ils accompagnaient sans doute aucun un concours, certes moins formalisé que celui qu’accompagnent les « chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe », et invitent à une comparaison avec ces derniers.
74Comme les chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe, les chants de sitya’ali se proposent en premier lieu d’entourer un collectif de travail. C’est l’ensemble des cultivateurs qu’ils encouragent dans quelques chants qui les félicitent tour à tour ou les enjoignent l’un après l’autre à ne pas céder à l’épuisement :
Nous sommes venues te saluer, saluer ta beauté, Houphouët
Nous sommes venues te saluer, saluer ta beauté, Béma
Poursuis ton travail, il est trop tôt pour l’interrompre, Dramane
Poursuis ton travail, il est trop tôt pour l’interrompre, Lassina
75Il arrive que le chant s’approprie les paroles de tel ou tel cultivateur. Le style direct transmet alors toute l’énergie nécessaire au groupe des travailleurs :
Il s’engage dans un nouveau sillon et proclame : « Ne nous arrêtons pas »
76Et c’est encore un temps commun à tous les cultivateurs réunis dans un même espace que les chants de sitya’ali structurent en marquant, comme le faisaient les chants de xylophone, le début et la fin de la journée de travail :
Le coq chante, nous allons réveiller le commandant, le coq chante
Salutations, Dramane, nous sommes venues te saluer et nous nous en retournons
77Cependant comme on pouvait s’y attendre, les chants de sitya’ali ne se contentent pas d’encadrer ou d’encourager un collectif de travail, mais se conforment à l’esprit du concours en train de se dérouler par des paroles qui exacerbent le climat de tension et l’élèvent à son paroxysme. Nombreuses sont ainsi les variations autour du thème de l’« étranger » prestigieux arrivant au village dans le cadre de concours intervillageois pour se mesurer à ses habitants. Sa réputation a beau être celle d’un cultivateur d’exception, il doit être vaincu, sans quoi l’honneur du village risque d’être à jamais perdu :
Ne pleurez pas, il vient un garçon aussi vigoureux que vous
Votre hôte est un étranger, voilà un étranger
78Dans cet autre chant, le rôle de l’étranger est interprété par les villageois eux-mêmes : à l’opposition entre les cultivateurs de différents villages se substitue l’opposition entre deux espaces et leurs occupants – les cultivateurs et les personnes restées au village. Mais là encore, il n’est pas question d’autre chose que de la défense d’une réputation inquiétée :
Tes parents du village en seront-ils informés ?
Toi le fameux cultivateur tu as pris peur au champ
79Le caractère purement formel de la question posée par les chanteuses ne trompe personne : les échanges entre ces deux espaces sont aussi importants que l’antagonisme qui les oppose, et l’anecdote sera sans nul doute communiquée aux « parents du village ». Mais ainsi présentée comme la réponse à une question, et non pas comme une simple affirmation, la réponse positive retentit inévitablement comme une condamnation sans appel. Le fond et la forme concourent, s’appliquant à nourrir et à conforter une tension préexistante.
80C’est ainsi une relation étroite entre musique et rivalité que fait apparaître la comparaison entre les deux répertoires du sitya’ali et des « chants de cultivateurs à la houe ». Comme les chants de sitya’ali, les chants de xylophone encouragent les cultivateurs par des paroles qui nourrissent un double antagonisme. En effet, les musiciens accompagnent et suscitent tout d’abord une guerre contre soi menée par chacun des cultivateurs, mais menée à bien par le seul tegbanwi. Tant par des encouragements explicites que par des encouragements masqués derrière l’évocation de thèmes douloureux et sensibles, ils investissent le tegbanwi de la rage de vaincre qui lui permet de lutter contre lui-même et de se dépasser en mobilisant toutes ses ressources morales et physiques. Mais ils accompagnent et suscitent également une guerre contre les autres, chaque tegbanwi s’employant à triompher de lui-même afin de triompher du tegbanwi d’un autre village. À l’aide de propos violemment provocateurs et de paroles de défi, ils le conduisent à la victoire en le « jetant » résolument, non plus contre lui-même, mais contre son principal adversaire. En outre, les chants de xylophone, et dans une certaine mesure les chants de sitya’ali, chantent la rivalité sous tous ses aspects, d’antagonisme et de connivence.
81Doit-on pour autant les considérer comme des chants de concours plutôt que comme des chants de travail ? Tout au premier abord porte à croire que les chants de xylophone entourent moins l’activité de buttage des ignames que la mise en forme sociale de cette activité : un concours entre cultivateurs. Il est cependant d’ores et déjà acquis que si le travail « reçoit » ainsi la rivalité en son sein, c’est que celle-ci lui permet de faire atteindre toute leur mesure à ses propres dimensions et valeurs privilégiées d’effort et de souffrance. Il n’en va pas autrement de la musique, qui certes reçoit la rivalité mais est « reçue » par le travail agricole dans la mesure où elle permet de le célébrer.
Musique et travail
82Que le travail lui-même, au-delà de la rivalité qui l’encadre, soit la valeur ultime que ces concours ont à charge d’exalter apparaît dans le fait même que la rivalité fasse appel à la musique pour s’exprimer. En effet, la pratique musicale et plus particulièrement le jeu du xylophone entretiennent avec le travail une relation étroite, et qui plus est parfaitement réalisée dans le cadre des concours entre cultivateurs : de profondes analogies entre chants de xylophone et travail agricole autorisent les premiers à célébrer l’éthique que les Sénoufo associent au second.
83S’il n’existe pas de catégorie ou de genre « chant de travail » dans la taxinomie musicale sénoufo, le répertoire des « chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe » est exclusivement associé à l’activité que les Sénoufo appréhendent plus que toute autre comme un travail. Ce travail, les chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe ne se contentent pas de l’accompagner, mais tendent à l’imiter. Comme lui en effet, la musique repose sur le principe de répétition. Dans une étude consacrée à la forme dans les musiques de tradition orale, Gilbert Rouget (1956) montrait que le principe de développement est inopérant dans les musiques africaines. Et si la cyclicité et l’absence de développement caractérisent indifféremment toutes les musiques africaines, elles prennent dans ce jeu de renvoi avec la cyclicité du travail une tout autre dimension : tout se passe en vérité comme si le travail était imité, mimé par les chants de xylophone qui, de par leur forme, contrefont son caractère répétitif et cyclique. La musique peut dès lors apparaître comme figuration de l’effort continu et prolongé qu’il requiert : tout comme le travail, un chant de xylophone ne s’interrompt jamais que pour des raisons indépendantes de sa structure propre. En outre, il semble ne jamais s’interrompre réellement : dans le cadre des concours, les chants constitutifs du répertoire se succèdent sans qu’aucun temps d’arrêt, aussi bref soit-il, ne marque jamais le passage d’un chant à l’autre, la transition entre deux chants. Parce que la continuité de la ligne mélodique n’est jamais mise en péril, le chant ininterrompu que constitue le répertoire des chants de xylophone semble figurer l’aspiration des cultivateurs à un travail également ininterrompu. Aussi la musique des xylophones, qui « redouble » le travail plutôt qu’elle n’en divertit, est-elle à même de le « traiter », voire de refléter la dimension douloureuse qui compose son éthique et fonde sa valorisation.
84Ce labeur valorisé pour lui-même et que mime la musique répétitive des xylophonistes n’est pas sans évoquer le concept de travail que Hannah Arendt ([1961] 1983) distinguait de celui d’œuvre. Au contraire de l’œuvre qui entend stabiliser le monde en le peuplant d’objets solides et durables, le travail arendtien ne le réifie pas, ne prend pas fin et voit sa finalité se confondre avec l’effort que l’ensemble du corps humain doit fournir lors de sa réalisation et de sa nécessaire et perpétuelle répétition. N’en est-il pas de même du faliwi sénoufo et de son insistance sur l’effort à renouveler sans cesse et sans ménagement ? Par-delà cette distinction fameuse, Hannah Arendt associait musique et travail en des termes qui ont une curieuse résonance dans le contexte sénoufo : si les chants de travail sont nombreux, les chants d’ouvrage ne sont pas seulement rares, ils sont strictement inexistants. Il existe certes des chants liés à l’activité artisanale, mais ils n’entretiennent pas avec elle la même relation privilégiée – de simultanéité – que les chants de travail. Plutôt que de « chants d’ouvrage », il s’agit de « chants d’artisan » ou de « chansons sociales, chantées après l’ouvrage » (Arendt [1961] 1983 : 197). Les Sénoufo sont un peu du même avis, eux dont les chants de xylophone miment dans le labeur cultural ce qui précisément relève du « travail » et non de l’« ouvrage ». Hannah Arendt réservait cependant un statut particulier à l’œuvre musicale. Parmi les œuvres d’art (qui sont effectivement des œuvres au sens qu’elle donne au mot), l’œuvre musicale, parce qu’elle ne tend pas à réifier le monde, est avec la poésie la forme d’expression artistique qui s’apparente le plus à un travail. Les Sénoufo vont plus loin encore, puisque le lien entre musique et travail est élevé chez eux au rang d’une relation d’analogie.
85En effet, bien que les Sénoufo associent volontiers le chant vocal à un amusement, ils ne conçoivent pas le fait de « frapper » le xylophone autrement que comme un travail. Pour justifier une telle assimilation, ils invoquent en premier lieu les circonstances moralement douloureuses dans lesquelles les xylophonistes interviennent le plus souvent − la mort et les funérailles qui s’ensuivent. Ils invoquent également l’effort physique qu’exige le fait de porter l’instrument en bandoulière, ainsi que la nécessité de maintenir cet effort des heures durant. Le joueur de xylophone est celui qui, en plus d’être doté d’une compétence proprement musicale et technique, a la faculté de « frapper » son instrument jusqu’au petit matin après avoir cultivé tout au long de la journée précédente et avant de cultiver tout au long de la journée suivante. Il est aussi celui qui, en saison sèche, ne s’effraie pas à la perspective de funérailles successives ni ne cherche à se soustraire aux nuits de veille consécutives.
86Cependant de l’avis des anciens, le fait de jouer du xylophone n’est jamais tant un travail que lorsque, précisément, il accompagne le travail agricole dans le contexte des concours entre cultivateurs. Aussi déclarent-ils volontiers, à propos des xylophonistes contemporains, que « leur souffrance ne vaut pas celle de notre temps : nous allions cultiver avec [les xylophones] en brousse, le champ est plus dur que les funérailles ». En effet, les xylophonistes doivent alors fournir un effort comparable, voire supérieur, à celui des cultivateurs : si comme eux, ils mobilisent toutes leurs ressources physiques, ils les mobilisent dès avant eux. De nombreux chants soulignent l’antériorité de l’arrivée dans le champ des xylophonistes sur celle des cultivateurs :
Nous sommes venus très tôt, les cultivateurs ne sont pas encore venus
87C’est en vérité un effort comparable à celui des tegbanbele que doivent fournir les xylophonistes : un xylophoniste ne peut prétendre encadrer un concours que dans la mesure où il a les mêmes membres « durs » et « rapides », le même cœur « bien assis » que le tegbanwi qu’il soutient. Un xylophoniste insatisfait de la prestation de « son » tegbanwi est d’ailleurs susceptible de délaisser son instrument de musique quelques instants pour s’emparer d’une houe et lui montrer l’exemple d’un travail accompli avec ardeur. Il ne manque finalement aux instrumentistes pour être tout à fait assimilés aux cultivateurs que d’être courbés sur la terre. « Être debout et dresser les uns contre les autres », dit un chant pour les cultivateurs à la houe : si les xylophonistes restent debout, c’est pour provoquer la douleur intérieure des cultivateurs − une souffrance morale que, comme leur souffrance physique, ils ne sauraient susciter sans la partager pleinement avec eux.
Musique et rivalité
88Cette relation d’analogie que la musique entretient avec le travail, outre qu’elle l’autorise à louanger le travail, et plus précisément le travail plus valorisé de buttage des ignames, la destine également à être, au même titre que lui, un lieu privilégié d’inscription et d’expression de la rivalité. Reposant sur les principes d’effort déployé dans le temps et de souffrance morale et physique, la pratique du xylophone est valorisée et donne lieu à des relations agonistiques entre les xylophonistes, qui ont pour dénouement la mise au jour et en avant d’un xylophoniste d’exception.
89L’esprit de concurrence est déjà perceptible entre les deux jeunes timbaliers de l’orchestre de xylophones : l’enjeu de la rivalité qui les anime est alors la possibilité d’accéder le premier au statut de xylophoniste auquel chacun d’eux peut prétendre après quelques années passées à jouer de la timbale. Mais il est surtout perceptible entre les xylophonistes, tout instrumentiste aspirant à occuper la place de dyewolowi, autrement plus valorisée et valorisante que celle de dyezuuwi. Aussi les xylophonistes, à la formation d’un nouvel orchestre, tiennent-ils alternativement ces deux rôles jusqu’à ce qu’eux-mêmes et leurs auditeurs avertis conviennent de celui qui, parce qu’il a la meilleure connaissance des différents répertoires et parce qu’il articule, avec son xylophone, une parole plus « claire », est le mieux à même de remplir la fonction prestigieuse d’« enlever le xylophone ».
90Cependant, la rivalité n’atteint son paroxysme que lorsque plusieurs orchestres de xylophones, appartenant chacun à un village, se trouvent réunis au même moment dans un même lieu et entonnent simultanément mais séparément des chants différents17. L’occasion principale de ce rassemblement était, autrefois, le concours entre cultivateurs : de même qu’à la lutte entre deux tegbanbele correspondait celle entre deux orchestres de xylophones, à la victoire de l’un des deux tegbanbele correspondait celle de l’un des deux orchestres − de l’orchestre qui, en maintenant le mieux la ligne mélodique et le volume sonore, en prononçant les paroles les plus claires au moment et de la manière les plus appropriés, avait amplement contribué au succès du vainqueur. Aujourd’hui, l’occasion principale de la confrontation entre deux orchestres de xylophones est, à la mort d’un individu, le moment de son ensevelissement : la tombe est en effet comblée de terre puis élevée sous forme de butte au son de plusieurs orchestres de xylophones qui ambitionnent chacun le plus fort volume sonore ou la pièce musicale la mieux adaptée au personnage du défunt. La concurrence se poursuit tout au long des funérailles : c’est encore le même souci de surpasser les autres qui anime les différents orchestres de xylophones lorsqu’ils se répartissent et se succèdent dans les cours qui composent le village.
91Une telle rivalité fait naître la renommée de grands orchestres de xylophones, dont les villages où des funérailles ont lieu au même moment se disputent la présence, et que, dans un même village, les parents d’un défunt se disputent l’honneur d’inviter18. Elle fait également naître la renommée de grands xylophonistes, à laquelle seul le dyewolowi de chaque orchestre réputé est susceptible de goûter. Et si leur compétence supérieure, comme celle du tegbanwi, ne saurait leur octroyer aucun privilège politique ou économique, elle leur vaut, comme au tegbanwi, un prestige véritable, attire sur eux l’attention des femmes et les fait volontiers apparaître comme des époux « préférentiels ». Aux chants qui, lors d’un concours, évoquent les amies prénuptiales et les fiancées de l’un ou l’autre des champions s’ajoutent ceux qui relatent les affaires sentimentales des xylophonistes eux-mêmes. Le fameux xylophoniste Ndéri ne souffre que de l’embarras du choix :
Nikpatcha cherche les garçons
Et les femmes disent que Ndéri la refuse
92Le concours entre cultivateurs apparaît ainsi comme une solide construction d’ensemble : c’est en tant que champ propice à l’expression de la rivalité qu’il fait intervenir la musique dans un autre champ lui-même propice à l’expression de la rivalité – le travail agricole. Est-ce à (re)dire que l’expression de la rivalité, plutôt que celle du travail luimême, est la fin dernière du concours entre cultivateurs ? L’affirmer serait oublier que si la musique sert d’autant mieux l’expression de la rivalité que la performance musicale s’en nourrit elle-même, musique et rivalité servent pareillement l’expression d’une éthique sénoufo du travail. Ce serait également oublier que si la rivalité s’exprime d’autant mieux qu’elle s’inscrit pareillement dans les deux domaines du travail agricole et du travail musical, les deux compétences supérieures et distinctes qu’elle met au jour sont sanctionnées dans un champ unique − celui du travail agricole. Aux deux personnages que la rivalité a permis de distinguer, travail agricole et travail musical réservent en effet un même sort : l’interdiction de cultiver.
Travail, musique, rivalité
93Ce n’est en effet pas un destin différent de celui du tegbanwi qui guette un grand xylophoniste dont la renommée et le prestige s’étendent géographiquement et temporellement au-delà de toute limite « raisonnable » : une jeune démone, attirée puis charmée par la puissance et la beauté de son jeu, se « colle » à lui. Comme le tegbanwi, le xylophoniste est alors tenu de la représenter sous la forme d’une statuette, puis de la fixer à l’une des extrémités de son xylophone19. Dès lors, et alors qu’elle invitait le tegbanwi à interrompre l’activité dans laquelle il excellait, elle veille à ce que la renommée issue de l’excellence musicale de son « ami » aille croissant. Non que le génie femelle séduit par un xylophoniste fasse montre de plus d’indulgence et de complaisance que celui séduit par un tegbanwi, mais plutôt que les règles sociales sénoufo se chargent de limiter dans le temps le prestige qu’un xylophoniste tire de son talent. On a vu en effet que les xylophonistes cessaient de l’être dès le commencement de leur initiation. Pour cette raison, la sanction de la compétence supérieure d’un xylophoniste se situe dans un tout autre champ que celui dans lequel cette compétence s’exerce : dans le travail agricole. Pour cette raison, mais sans doute également pour une raison plus profonde : si le génie n’exige pas du xylophoniste d’exception comme du tegbanwi qu’il cesse l’activité dans laquelle il excelle, mais exige de lui comme du tegbanwi qu’il cesse de cultiver20, c’est aussi qu’à la multitude des champs d’inscription de la rivalité s’oppose, en pays sénoufo, la singularité et la suprématie de la valeur accordée au travail agricole.
94Avec le thème de la rivalité pour principal matériau et son exaltation pour apparente finalité, les chants de xylophone semblaient s’adresser à des hommes en concurrence plutôt qu’à des cultivateurs à la tâche. Certes, la musique s’emploie à exalter la rivalité et y parvient d’autant mieux que, semblable en cela au travail agricole, elle la porte inscrite en elle. Néanmoins elle s’emploie également à exalter un travail et y parvient avec un égal succès, elle dont l’essence est d’être un travail. La rivalité, au fond, en fait autant : s’inscrivant avant tout dans les activités qui impliquent effort et souffrance, portant effort et souffrance à leur paroxysme, elle se nourrit de l’éthique sénoufo du travail que dans le même temps, elle conforte et célèbre. Elle est dès lors à même de lier dans une trame unique des praxis distinctes qui appartiennent toutes, et pour les mêmes raisons, à la catégorie sénoufo de travail : le travail agricole, le travail musical, mais aussi la divination − laquelle permet à celui dont l’excellence est sanctionnée et auquel son travail est prohibé, de se livrer à un nouveau travail, prétexte à la même rivalité, jouissant de la même valorisation. Le concours qu’entourent les chants de xylophone et dont s’entoure la réalisation d’un travail ardu apparaît ainsi comme une construction d’ensemble finement élaborée, où les valeurs travail, musique et rivalité tissent des liens étroits qui ne se dénouent pas avant que le travail soit apparu comme la valeur ultime.
CHANSONS DE GESTE : LES CHANTS À DAMER LE SOL DES MAISONS
95Les travaux de damage du sol des maisons sont aussi de ceux qui, en pays sénoufo, recourent nécessairement à un collectif de travail et mêlent inextricablement tâche et festivités. Pénible et perçu comme tel, le travail de damage doit être réalisé collectivement ; collectif, il peut être pensé, perçu et apprécié comme un plaisir. Aussi le travail de damage s’accomplit-t-il dans une atmosphère de fête, dont le chant est le principal conducteur : aucun damage de maison ne saurait se dérouler sans être accompagné de musique. Grâce à elle, l’un des travaux parmi les plus pénibles est soulagé, converti en fête et, finalement, transfiguré. Mais cette transfiguration ne se fait jamais au prix de l’oubli du geste de travail ni au mépris de la douleur qu’il comprend : la mémoire que la musique garde du geste de travail et de la douleur morale qui lui est associée lui permet d’exprimer l’éthique sénoufo du travail. La musique en effet ne se superpose pas seulement au travail de damage ni ne coexiste seulement avec lui. Travail et musique fusionnent pour donner lieu à une nouvelle réalité culturelle dont il importe d’apprécier les procédés d’engendrement, les enjeux et leur résolution.
La gestion collective du travail
96Le travail de damage des maisons a encore cours aujourd’hui dans tout le pays sénoufo. Il a lieu durant la saison sèche, toutes les fois qu’une nouvelle maison est construite, soit une à cinq fois chaque année dans un même village. L’habitat traditionnel sénoufo utilise en effet des matériaux précaires et au coût modéré : dans le respect du modèle proprement sénoufo de l’espace villageois, les maisons peuvent être rapidement détruites et reconstruites au gré des événements influant sur le nombre des membres de chaque concession (Kientz 1976 : 549).
97De la qualité du travail de damage dépend avant tout le confort des habitants de la maison. Une maison au sol grossièrement battu est, dit-on, une maison où les puces et autres insectes importuns viennent troubler le sommeil des dormeurs. À cette fin objectivement utilitaire se superpose une dimension esthétique : les sols battus peuvent faire la fierté du propriétaire de maison ainsi que de toutes les personnes ayant participé à sa confection. Celles-ci ne manqueront d’ailleurs pas de revenir, au lendemain de la « grande journée » que constitue le jour consacré au damage, apprécier et commenter le résultat de leurs efforts. Par la suite, la perfection du sol battu restera encore le meilleur indice de la bonne tenue d’une maison et, de ce fait, l’objet d’un entretien constant.
98Le travail de damage sénoufo exige une étape préparatoire accomplie par un certain nombre des membres masculins du village de la maison à damer. Mais dès qu’ils ont creusé le sol à proximité du village et recueilli, à environ un mètre de profondeur, une terre glaiseuse, « rouge » et dépourvue de cailloux, les hommes savent qu’ils n’ont plus désormais à intervenir. Le travail de damage proprement dit est accompli par les seules femmes. Après qu’elles ont chargé la terre sur leur tête jusqu’au village, elles la répartissent uniformément dans la maison, l’aspergent d’eau, se munissent chacune d’une dame, frappent énergiquement le sol jusqu’au soir, et enfin lissent délicatement sa surface. Pour ces deux dernières opérations, les dameuses se répartissent, à l’intérieur de la maison, en deux rangées qui se font face, chaque rangée donnant tour à tour un coup de dame sur le sol : on parle alors de « séparer les dames ». Le jour de damer une maison, ce sont les femmes mariées dites « mères d’enfant » qui les premières se présentent sur les lieux, où se forment des groupes de dix à douze personnes se succédant jusqu’à la mi-journée. Interviennent ensuite les jeunes filles, bien disposées à supplanter leurs aînées et à ne pas libérer l’espace avant la tombée de la nuit. Suivent enfin de jeunes enfants qui investissent à leur tour l’espace de la maison pour y jouer : de ces jeux, personne ne saurait dire s’ils ont encore un but utilitaire ou s’ils sont simple amusement.
99Du damage, les villageoises tyebara affirment volontiers que « c’est un travail mais c’est un amusement ». Pour exprimer le premier aspect de l’activité, elles ont alors recours au terme faliwi ; pour exprimer l’idée d’amusement, elles ont recours au terme désignant ordinairement la danse, et par extension les formes d’amusement parmi les plus futiles, tels les jeux enfantins. La joie du travail et de la rencontre donne en pays sénoufo beaucoup de bonne humeur au travail collectif et lui fait prendre un air de fête. Le mode de regroupement des femmes autour du travail de damage ne se différencie pas de celui pratiqué pour réunir des cultivateurs autour d’un travail agricole conséquent : c’est le le’eri. Parce que le propriétaire d’un champ, et ici, d’une maison, ne saurait demander lui-même l’aide de son entourage, il « met » ou « délègue » une personne à laquelle reviendra la tâche de transmettre l’information aux travailleurs susceptibles d’obtempérer, et de s’assurer de la présence, au jour fixé, du plus grand nombre d’entre eux. Dans le cas du damage de maison, le détenteur du droit de le’eri a une grande latitude pour choisir la personne qu’il déléguera : à l’exception de sa propre épouse assignée au rôle de cuisinière, le nouveau propriétaire de maison peut en effet confier à la femme de son choix la responsabilité de rassembler un collectif de travail et, le jour venu de damer la maison, de superviser le déroulement des opérations.
100Sans doute la singularité et l’originalité du travail de damage viennent-elles encore renforcer une atmosphère joyeuse a priori. Tout en effet oppose ce travail à ceux que les femmes sénoufo effectuent quotidiennement : son caractère occasionnel, comme le cadre de son accomplissement (un espace clos, et non pas le champ où elles cultivent, ni même la cour où elles préparent la nourriture). Des éléments extérieurs enfin viennent renforcer ce qu’il convient d’appeler la fête du damage de maison, et parmi eux, la nourriture. Affectée à la préparation des plats dont son mari lui a fourni les ingrédients à l’intention des travailleuses, et à celle des sauces dont elle s’est elle-même procuré les condiments, l’épouse du propriétaire ne dame pas avec ses camarades. S’il en a les moyens, c’est du riz que le propriétaire de la maison confiera à son épouse pour régaler les femmes venues l’aider ; dans le cas contraire, des nourritures plus ordinaires à base de maïs ou d’igname tiendront lieu de contre-prestation. Mais dans les deux cas, le propriétaire s’efforcera de satisfaire l’attente des dameuses en ajoutant un peu de viande dans la sauce. Pourtant, la condition de la fête est encore ailleurs : à la seule contrepartie alimentaire solide qui ponctue ou conclut l’ensemble des travaux agricoles collectifs, s’ajoutent dans le cadre du damage de maison d’importantes quantités de bière de mil sans lesquelles la tâche ne saurait être entreprise.
101Réalisé par un collectif de travail et selon une organisation sociale précise, le travail de damage est également exécuté en musique : il requiert en effet la présence de deux chanteuses qui se tiennent sur le pas de la porte et entonnent les chants alternés du répertoire de « chants à damer le sol des maisons » (kpafelewunuyi)21 à l’intention des dameuses. Le chant de ces deux solistes, qui ne dament pas en même temps qu’elles chantent, accompagne tant le travail des épouses que celui des jeunes filles. Quant au travail consistant non plus à damer le sol de la maison, mais à le lisser à l’aide de larges feuilles, des chants lui correspondent également qui, s’ils ne sont pas compris dans le répertoire des chants à damer, lui sont étroitement associés par les femmes tyebara : à la différence des chants alternés du répertoire de chants à damer le sol des maisons, ces chants sont responsoriaux et sont entonnés par les travailleuses elles-mêmes.
102Avec la joie de la rencontre et avec la profusion de nourriture et de boisson, la musique participe grandement à l’élévation du travail au rang d’une fête et à l’atténuation de sa pénibilité. C’est en effet une réelle efficacité que les Sénoufo prêtent à la musique lorsqu’ils l’introduisent dans le contexte du damage. Comme de toute intervention de la musique au cœur d’un travail, les Tyebara attendent de celle associée au travail de damage qu’elle favorise la rapidité et l’endurance des travailleuses. Seule la musique est susceptible de « chauffer les mains » des dameuses, c’est-à-dire d’accélérer et d’affermir le mouvement de leurs bras ; et rien mieux que la musique ne peut « asseoir leur cœur », c’est-à-dire permettre que l’effort soit soutenu dans le temps. Néanmoins si les chants à damer soulagent le travail, s’ils divertissent le travail, ils ne divertissent jamais du travail : loin de nier ou d’occulter le travail, la musique le ramène à la conscience des dameuses, et ce, en tant qu’il est physiquement et moralement douloureux.
La mémoire musicale du geste de travail
103D’un point de vue musicologique, les chants réunis dans le répertoire de « chants à damer le sol des maisons » ont tout d’abord en commun une structure formelle identique et propre à eux22. Les chants à damer, qui réclament la participation de deux solistes intervenant tour à tour, appartiennent à la catégorie des chants alternés. Chaque chant du répertoire comprend des couplets et un refrain. Tandis que les premiers sont entonnés par une chanteuse, le second consiste en chants alternés des deux solistes : c’est la partie de l’alternance à proprement parler.
104Cependant les chants à damer le sol des maisons ne sont pas seulement réunis à l’intérieur du même répertoire en vertu de leur homogénéité formelle. L’analyse musicologique montre également une inclination constante du chant à suivre, voire à imiter, le geste de travail réalisé. Comme pour les chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe, cette imitation du travail par le chant est perceptible dès le premier niveau d’analyse : elle s’inscrit d’emblée dans la forme du chant, dont le caractère répétitif et cyclique fait écho au caractère répétitif et cyclique du travail, et, partant, à l’effort soutenu dans le temps qu’il requiert. Comme pour les chants de xylophone à la houe encore, les chants à damer sont entonnés les uns à la suite des autres de telle sorte que la continuité de la ligne mélodique semble figurer en la confortant la dimension continue et indéfinie du travail. Mais maintenue d’un chant l’autre, la continuité de la ligne mélodique l’est aussi, pour les seuls chants à damer, à l’intérieur de chaque chant : le procédé du tuilage semble être là pour empêcher toute rupture sonore entre les deux voies solistes et sans doute toute suspension du travail.
105Ce souci d’imitation du travail par le chant est encore perceptible à l’étude de la distribution des hauteurs et des durées : à la pulsation, qui se confond avec le geste de frapper le sol avec les dames (noté « I »), correspond presque toujours la note la plus basse de l’échelle, et une valeur parmi les plus longues et accentuées :

106Aussi le chant à damer fait-il se correspondre les domaines du visible et de l’audible, correspondance que l’originalité de l’ambitus et du registre des hauteurs semble encore accentuer : que les solistes chantent dans un registre aussi inhabituellement grave et qu’elles exploitent les possibilités offertes par un ambitus aussi réduit23 peut en effet être interprété comme la volonté de maintenir un rapport étroit avec la terre, de ne pas perdre dans la forme esthétique du chant tout contact avec la matière. Le timbre de leur voix enfin ne manque pas d’intriguer : la nasalité que plus que tout autre le répertoire des chants à damer semble réclamer pourrait bien, elle aussi, signifier l’effort. Apparaissent ainsi deux nouvelles correspondances entre le chant et le travail, l’une reliant le registre au matériau – la terre –, et l’autre le timbre au mode d’exécution – l’effort.
107Le travail n’est pas seulement « traité » par la musique : il y participe activement. À deux égards en effet, les dames interviennent non plus en tant qu’outils de travail mais en tant qu’instruments de musique. Elles sonorisent en premier lieu le mètre musical du chant : parce que les sons produits par les dames le sont à intervalles réguliers et ne sont différenciés entre eux par aucune accentuation, ils posent les premiers jalons du chant et jouent le rôle d’étalon isochrone – de pulsation24. De ce point de vue, il est possible de dire que le mètre est donné par l’instrument de travail, tandis que le rythme à proprement parler ne surgit qu’avec le chant et sa manipulation des six valeurs opérationnelles minimales que comprend chaque pulsation. En d’autres termes, il reviendrait au corps25 de fixer le mètre, et à la voix de marquer le rythme.
108En plus de sonoriser le mètre musical du chant, les dames sont partie musicale intégrante du répertoire qui accompagne le damage de maison à un autre titre : à certains moments du chant en effet, le son des dames devient rythme. Tant que les deux solistes se répondent l’une à l’autre, le son des dames reste le même, surgissant à intervalles réguliers. Mais dès l’instant où l’une des deux chanteuses élabore des variations à partir d’un segment donné du chant, trois sons, plutôt qu’un seul, sont perceptibles au sein de la pulsation. En effet, à l’audition de son propre prénom ou de celui de son « ami », la dameuse se redresse, exécute quelques pas de danse, bat le sol avec force, projette sa dame dans les airs, frappe dans ses mains libérées de l’outil, le rattrape au vol et enfin regagne sa place, au son des youyous lancés par quelques-unes des autres dameuses. Émis à intervalles plus courts que les précédents, mais non moins régulièrement, ces sons forment une figure rythmique. Entre ces trois sons intervient en effet une modification du timbre : le son produit par un frappement de mains (noté « x ») s’oppose à ceux produits par le choc des dames sur le sol. D’autre part, l’un de ces trois sons (le frappement de mains) est nettement accentué : imputer cette accentuation à la seule modification du timbre serait une erreur. Celle-ci semble plutôt liée à la volonté de créer un déséquilibre : l’accent ne coïncide plus, comme tout à l’heure, avec la pulsation. Or la modification du timbre et l’accentuation figurent bien parmi les trois marques d’une figure rythmique, au même titre que l’alternance des durées26. Les dameuses réalisent ainsi la figure rythmique suivante :

109Le geste est donc rythme au moment du couplet, rythme qui se modifie progressivement lors de la transition entre le refrain et le couplet. Les dames produisent alors une nouvelle configuration rythmique : les six valeurs opérationnelles minimales comprises dans la pulsation ne sont plus regroupées par deux comme précédemment, mais par trois ; le son d’un frappement de mains s’oppose cette fois à un seul son de spatule, mais l’accent se situe toujours sur le frappement de main :

110Une pulsation sur deux est d’abord monnayée de cette manière, jusqu’à ce que la première configuration rythmique disparaisse complètement et que la pulsation soit rétablie pour soutenir le chant alterné des deux solistes.
111Obligé, imposé et premier, le geste de damage aurait pu apparaître comme une entrave, une contrainte au libre développement du chant. L’opposition aurait alors semblé irrévocable : se seraient situés, de part et d’autre d’une frontière nettement dessinée, le geste, massif, pesant, accompli par un mouvement de tout le corps et à l’aide d’un outil dont le poids considérable est encore augmenté chaque fois qu’il entre en contact avec la consistance épaisse de la terre, et le chant, aussi labile que la parole et aussi vif que la pensée. Comme celui dont l’orateur s’accompagne pour ponctuer son discours et que commente Bergson ([1940] 1991 : 25), le geste de damage aurait alors pu être « jaloux de la parole » et aurait aspiré à l’imiter − en vain, car contrairement à lui, la pensée ne s’arrête ni ne se répète jamais. La pensée est vivante, changeante, comme la vie, tandis que le geste est mécanique : « Pour peu qu’on y réfléchisse, on verra que nos états d’âme changent d’instants en instants, et que si nos gestes suivaient fidèlement nos mouvements intérieurs, s’ils vivaient comme nous vivons, ils ne se répéteraient pas : par là, ils défieraient toute imitation. » Le geste n’est-il d’ailleurs pas l’objet de la même dépréciation dans nombre de sociétés traditionnelles ? Chez les Dogon (Calame-Griaule 1968 : 72), il est apprécié pour l’aide qu’il apporte au développement d’une pensée, mais reste cantonné dans ce rôle purement auxiliaire, et c’est seulement celui qui n’y a pas recours qui fait montre d’intelligence.
112Mais le geste de damage est bien plutôt le soubassement du chant, celui à partir duquel le chant s’élève. Non content de sonoriser la pulsation du chant, il réalise une figure rythmique qui participe pleinement du chant. Comme les chants de meule étudiés par Junzo Kawada (1998 : 112-114) en pays mossi, les chants à damer sénoufo autorisent ainsi une inversion de la traditionnelle perspective fonctionnaliste selon laquelle la musique, lorsqu’elle accompagne le travail, le rythme : « Ces chants ne sont pas vraiment faits pour donner un rythme à leur tâche, ils naissent plutôt du mouvement cadencé de leur corps, simple et prolongé. » Mais encore l’ethnomusicologue va-t-il plus loin et envisage-t-il que le chant trouve, sinon son origine, un ancrage privilégié dans le travail : « Se pourrait-il que dans cette interminable répétition de mouvements de va-et-vient ou de rotation des corps et des ustensiles, l’esprit des femmes entre dans un léger état de transe qui les amène à “chanter” malgré elles ? Dans ce cas, peut-être l’archétype du “chant” se cache-t-il là […] ». Tant la question que la discussion qu’elle a entraînée sont anciennes27 et peuvent rester en suspens : il suffit de constater qu’en pays sénoufo comme ailleurs, le travail, loin de constituer une entrave au chant, l’accueille volontiers.
113Obligé, imposant et premier, le geste de damage aurait encore pu apparaître comme celui dont le chant a à charge de divertir. Sans doute cette diversion aurait-elle été un succès : redoublant le caractère répétitif du geste de damage, le chant lui aurait permis d’incarner parfaitement la tâche mécanique dont Hannah Arendt (1961 : 198) remarquait qu’elle était préférée tant par les ouvriers que par les ecclésiastiques pour la possibilité qu’elle offrait à l’esprit de s’évader : « […] Les ouvriers expliquent eux-mêmes de façon toute différente leur préférence pour le travail répétitif. Ils le préfèrent parce qu’il est mécanique et n’exige pas d’attention, de sorte qu’en l’exécutant ils peuvent penser à autre chose. […] Cette explication est d’autant plus remarquable qu’elle coïncide avec les toutes premières recommandations chrétiennes sur les mérites du travail manuel, lequel, demandant moins d’attention, risque moins que d’autres tâches de nuire à la contemplation. » Mieux : la musique aurait permis au geste de damage d’incarner le travail mécanique qui, comme elle, exige de l’esprit qu’il s’évade : « Ma crampe, note ainsi Vincent Dehoux (1986 : 49) après s’être essayé à manier le soufflett d’un forgeron, n’était pas le résultat d’une faiblesse, mais d’une erreur de tactique : chercher à faire de son mieux en concentrant son attention sur l’activité, alors qu’il faut faire le contraire. Oublier, se laisser envahir, s’abandonner, voilà la solution. Et comment expliquer autrement ces heures de tambourinage qu’assure le moindre villageois. »
114Cependant si le chant soulage bel et bien de la peine du damage, il en soulage de la façon la plus inattendue : non point en niant ni en dissimulant le geste que le damage requiert, non point en divertissant de lui l’attention des dameuses, mais au contraire en l’affirmant, en l’érigeant comme son principal matériau en même temps que comme son ultime projet. Une telle affirmation du geste de travail dans les chants à damer le sol des maisons passe en premier lieu par sa figuration : la musique est en effet celle qui s’empare du geste de damage afin de le représenter. Mais elle passe aussi par son augmentation : la musique réclame en effet qu’à des gestes aussi utilitaires que les frappements sur le sol à l’aide des dames, les dameuses associent des gestes gracieux, au sens plein du terme − les gestes adroits, souples et gratuits que représentent le lancer de l’outil et le frappement de mains. Ainsi prolongé de gestes gracieux du fait que le chant l’accompagne, le geste des dameuses se trouve du même coup amplifié : de bas en haut tout d’abord, le lancer de l’outil exagérant sensiblement la dimension verticale du mouvement ; d’avant en arrière ensuite, le même lancer de l’outil entraînant un déplacement horizontal de chaque dameuse suivi de quelques pas de danse. De sa connexion avec la musique, le geste de travail ressort donc plein et entier parce que parfaitement bilatéral, pour reprendre le terme de Marcel Jousse (1974).
115Le profond respect du geste que révèlent son affirmation et sa célébration par le chant des Sénoufo dans le cadre du travail de damage n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui que lui témoignait cet anthropologue. Parce que « le geste, c’est l’homme », Marcel Jousse envisageait son étude comme l’ambition principale de l’anthropologie et soulignait la nécessité pour la discipline de quitter l’« espace textuel » pour gagner au plus tôt la « durée gestuelle » : « On dirait que notre science occidentale a peur de la vie. Quand il s’agit d’étudier l’homme et son expression, ce n’est pas aux gestes vivants de l’homme qu’elle s’intéresse, mais aux résidus morts de ces gestes. » (Jousse 1974 : 34) Vivant et inscrit dans la durée, le geste tel qu’il est conçu par les Sénoufo et célébré dans leurs chants de travail s’apparente encore à celui que Giorgio Agamben (1995 : 68-69) décrit comme un « troisième genre d’action » : « Si le faire est un moyen en vue d’une fin et l’agir une fin sans moyens, le geste rompt la fausse alternative entre fins et moyens qui paralyse la morale, et présente des moyens qui se soustraient comme tels au règne des moyens sans pour autant devenir des fins. […] Le geste consiste à exhiber une médialité, à rendre visible un moyen comme tel. Du coup, l’être-dans-un-milieu de l’homme devient apparent, et la dimension éthique lui est ouverte. »
116Ainsi, si le chant s’élève dans le contexte du travail de damage, ce n’est en aucun cas en dépit du geste et de la contrainte qu’il incarne, mais tout à la fois à partir de lui et pour lui : le geste de travail soutient et supporte le chant, lui qui sonorise sa pulsation et l’anime en réalisant l’une de ses figures rythmiques ; le chant le lui rend bien, lui qui célèbre le geste de travail en le symbolisant, en l’augmentant et en l’amplifiant − en l’affranchissant de toute finalité.
La mémoire verbale du travail
117Les paroles des chants participent elles aussi à la caractérisation du répertoire de « chants à damer le sol des maisons », ainsi qu’à la caractérisation du chant de travail sénoufo comme chant destiné à rappeler la dimension douloureuse du travail : les chants entonnés par les femmes au cours de leur travail de damage traitent principalement du travail lui-même, et de la solitude dans laquelle il est accompli. Il existe certes une différence de ton entre les différents chants à damer selon qu’ils s’adressent à l’une ou l’autre des générations qui se succèdent sur les lieux du damage au fil de la journée. Parce que le mariage est perçu en pays sénoufo comme la principale et la plus douloureuse articulation de la vie d’une femme, les chants entonnés à l’intention des épouses sont ceux dans lesquels le thème du travail accompli dans la solitude est abordé avec le plus d’à-propos et, partant, avec le plus d’âpreté. C’est là une correspondance troublante qui relie l’évolution du ton des chants et celle du travail : que les épouses soient les premières à damer, et qu’ainsi les paroles les plus douloureuses accompagnent le commencement pénible du travail ne peut-il pas être interprété comme la volonté de faire coïncider l’expression de la plus forte douleur morale avec le moment précis de la plus grande douleur physique ? Pour certains en effet, les chants entonnés ensuite à l’adresse des jeunes filles sont, comme ceux qu’elles-mêmes entonnent en d’autres circonstances, de joyeux chants de louange qui ne tarissent pas d’éloge sur leurs amis prénuptiaux respectifs. Mais soit qu’ils entendent projeter ces jeunes femmes vers un avenir proche et certain, soit qu’ils entendent les y préparer, de nombreux chants à damer entonnés à leur adresse n’éludent pas plus que ceux entonnés à l’adresse des épouses les thèmes de la solitude et du travail.
118Aussi les chants à damer dépeignent-ils tous un personnage presque toujours féminin que l’éloignement de ses parents utérins et le rejet des parents de son époux contraint à l’isolement :
Toi maintenant tu restes seule,
Tu piles dans la grande cour, pareille à un mortier dans la cour
119Le choix d’un instrument de travail tel que le mortier pour représenter ce personnage solitaire n’est pas anodin : celui-ci entretient avec le travail des liens aussi étroits que douloureux. Sa solitude a pour effet de décupler les charges de travail qui lui incombent et qui ne sont pas à la mesure d’une seule personne :
Toi, prends le récipient du malheur, il te sied bien,
Toi, qui chargera l’eau sur ta tête ?
120De sorte que la personne solitaire n’a d’autre choix que de travailler sans cesse et en toutes circonstances : c’est une personne vaillante, qui figure immanquablement parmi les plus valeureux travailleurs. Le nombre de plumes fixées au chapeau de tel cultivateur l’atteste :
Dis à celui qui sait le faire, qu’il pique la plume,
Elle sied au solitaire
121Mais une fois ce complément de travail accompli, la reconnaissance sociale de cet être solitaire n’est pas encore garantie : son exceptionnelle vaillance est en effet méconnue par la plupart des villageois et, en dépit de ses efforts, il n’est pas jusqu’aux fainéants eux-mêmes qui jouissent d’une plus grande estime auprès d’eux :
Il y a des fainéants chez eux
Et ils ne se lassent pas de leur compagnie
122Il ne suffit pas que ce personnage soit victime de la solitude, il faut encore que pèse sur lui un regard unanimement critique, et le moindre de ses écarts est aussitôt sanctionné par une condamnation sans appel :
Toi notre mère,
Tu vas seule, ils médisent sur ton compte à présent
123Ces deux thématiques articulées du travail et de la solitude ne laissent pas de surprendre. Ainsi, si la musique encourage les gestes, elle encourage aussi les âmes, mais là encore, elle le fait de la façon la plus inattendue. De même que la ligne mélodico-rythmique des chants à damer s’élevait à partir du geste de travail pour mieux le célébrer, leurs paroles s’élèvent à partir de l’idée de travail pour mieux la louanger : avec le thème de la solitude, le thème du travail est le propos central des chants à damer. Cette propension à évoquer le travail et sa peine dans des chants entonnés au moment précis de son accomplissement n’est pas propre aux Tyebara. Selon Junzo Kawada (1998 : 112), c’est précisément l’appui que le chant de travail des femmes mossi prend sur le mouvement cadencé de leur corps qui justifie que des paroles plaintives et douloureuses y surgissent : « […] on dirait que les pensées d’ordinaire enfouies au plus profond des cœurs se changent en mots et s’échappent de leur bouche ». Ces paroles plaintives des femmes mossi au travail sont de plus étrangement similaires à celles des femmes sénoufo, puisqu’elles expriment essentiellement « des reproches à l’égard de leur mari, du ressentiment vis-à-vis des parents qui les ont mariées à tel époux ou une apologie de leur famille d’origine ». Bon nombre des chants de meule entonnés par les femmes indiennes et étudiés par Guy Poitevin ont également en propre de consister en « une méditation psalmodiée sur le travail même de la mouture qu’elles accomplissent, pendant son exécution même » (1997 : 11). Dans ce contexte de l’Inde rurale où « il n’est pas pensable de donner en silence sa pâture au moulin » (ibid. : 9) et où il n’est « pas plus de mouture sans vers que de vers sans mouture » (ibid. : 128), les meunières « chantent le moulin et la mouture tels qu’elles se les représentent et les vivent » (ibid. : 12), s’affolant et s’enthousiasmant tour à tour devant la pierre sur laquelle un travail quotidien et harassant réclame d’être accompli. L’élévation du travail de mouture au rang de synecdoque des travaux féminins est même à la source de l’expression du travail et de la douleur dans les chants qui l’accompagnent. Aussi cette conclusion apportée par Guy Poitevin sur le chant de meule des femmes indiennes semble-t-elle faire parfaitement écho à celle que pourrait aussi bien inspirer le chant à damer des femmes sénoufo : « C’est avant tout un chant de travail, et deux enthousiasmes ne font qu’un, celui de la mouture et celui du chant, celui de l’effort soutenu et celui d’une parole de qualité, partagée. »
Forme – chant / matière – travail
Monsieur K. regardait un tableau octroyant à quelques objets une forme très volontaire. Il dit : « Il en va de quelques artistes, quand ils regardent le monde, comme de beaucoup de philosophes. Dans l’effort vers la forme, la matière se perd. Un jour je travaillais chez un jardinier. Il me mit dans les mains un sécateur et me dit de tailler un laurier. L’arbre était dans un pot et on le prêtait pour une fête. Il devait avoir à cette fin la forme d’une boule. Je me mis aussitôt à couper les pousses désordonnées, mais quels que fussent tous mes efforts pour arriver à cette forme de boule, je restai longtemps sans y parvenir. Une fois j’avais trop rogné d’un côté, une fois trop de l’autre. Quand enfin ce fut devenu une boule, cette boule était très petite. Le jardinier dit déçu : ‘‘Bien, voici la boule, mais où est le laurier’’28 ?»
124Parce que le chant est créé et structuré à partir du travail, le travail fait figure de matériau, auquel le chant donne forme. Alors même que la mélodie ceint le geste, le langage embrasse la fatigue issue du travail. Dans le chant de travail sénoufo, la matière n’est jamais oubliée au profit de la forme. Le geste de travail est un soutien pour le chant, qui à son tour enrichit le travail par des mouvements gracieux ; quant à l’idée de travail, elle est comme louangée par le chant. Il revient aux xylophonistes et aux chanteuses tyebara d’avoir créé un chant où le souci de la forme n’œuvre pas aux dépens de la figuration de la matière, et où les valeurs utilité et beauté se conjuguent sans tension, harmonieusement. À l’inverse de monsieur Keuner, auquel un jardinier reproche d’avoir négligé la matière, les musiciens tyebara en apportent une confirmation.
125Dans les chants à damer comme dans les chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe, jamais le geste ni l’idée de travail ne sont niés ; au contraire, ils en sortent confortés. Quant à la forme, elle ne fait pas plier le matériau sous la contrainte, mais se confond à lui, à seule fin d’édifier un nouveau matériau plus riche. Que le succès de l’entreprise réside dans cette unité entre la forme et la matière, c’est ce que Clifford Geertz ne contestera pas : « L’unité de la forme et du contenu est, quand elle intervient et dans la mesure où elle intervient, une réussite culturelle, non une tautologie philosophique. S’il doit y avoir une science sémiotique de l’art, c’est cette réussite qu’elle devra expliquer. Et pour le faire il faudra donner plus d’attention au discours, et à d’autres formes de discours, que celui reconnu pour esthétique. » ([1983] 1986 : 129)
126Claude Lévi-Strauss a bien souligné les effets de la conception occidentale et contemporaine de l’art, selon laquelle toute forme artistique tend à incarner l’artiste lui-même : la disparition de la matière (Charbonnier 1961 : 69-104). Dans l’œuvre d’art traditionnelle au contraire, le matériau est toujours présent, si présent que le créateur ne parvient jamais à représenter le modèle et que l’œuvre représente moins qu’elle ne signifie. Car la matière vient toujours opposer une résistance : soit que les moyens techniques se révèlent insuffisants, soit que le créateur se heurte à un « excès d’objet », l’objet est trop dense pour être représenté. Cette « épaisseur de l’objet » occasionne un constant débordement du modèle par rapport à son image. C’est bien de cet excès d’objet qu’il est question dans les chants tyebara, à travers lesquels les chanteuses tentent de signifier l’idée de travail. Le rappel de l’effort par la parole, quand la musique, en s’articulant autour du geste, le souligne déjà, tout participe du même projet : signifier l’idée de travail.
127Cette « matière » qui n’est pas négligée n’est de surcroît pas quelconque. Aussi fatigant que soit le travail, aussi douloureuse que soit l’évocation de la fatigue et de la mort, c’est avec le geste, l’idée de travail et la mort que les répertoires de chants à damer et de chants de xylophone à la houe sont composés. « Qui chante son mal l’enchante », dit un proverbe provençal : ce n’est pas seulement le travail que le chant prend en compte, c’est la vie elle-même, et tout ce qu’elle comprend de difficultés. Cette puissante affirmation de la vie, maintenue jusque dans les moments douloureux, s’apparente à ce que Nietzsche ([1888] 1988 : 98) disait du dionysisme : « Une formule d’affirmation suprême née de la plénitude et de la surabondance, une affirmation sans réserve, qui englobe même la douleur, même la faute, et tout ce qu’il y a de problématique et d’insolite dans l’existence. » Cette « affirmation suprême » ne peut être prononcée sans force ni courage : elle est même le signe d’une « surabondance de forces ». Le chant de travail est bel et bien le lieu de convergence de toutes ces forces et, en ce sens, il est le moment où la vie peut être affirmée, au sens nietzschéen. C’est finalement une complète redistribution de la douleur et de la gaieté qui se produit : le chant que l’on attendait joyeux est douloureux, le travail que l’on attendait douloureux est joyeux. Tout se passe comme si le chant assumait la tristesse, afin que puisse apparaître la gaieté, mais une « gaieté africaine », pour reprendre le mot énigmatique de Nietzsche ([1888] 1990 : 23) dans Le cas Wagner, c’est-à-dire une gaieté qui ne se pose pas comme l’exact opposé de la tristesse, mais en quelque façon, l’intègre, une gaieté sur laquelle pèse un « aveugle destin », et dont le bonheur est « bref, soudain, sans merci ». Une formule de Chabanon29 à propos des pêcheurs bretons résume bien cette façon paradoxale de prendre en charge la douleur, qui est la vérité dernière du chant de travail sénoufo : « C’est avec gaieté qu’ils chantent tristement. »
Notes de bas de page
1 En l’absence de rituel prépondérant pour clore les tractations matrimoniales, c’est la naissance d’un premier enfant qui motive le départ d’une jeune femme dans le village de son mari et marque son changement de statut : plus encore qu’une épouse, elle est désormais une « mère d’enfant ».
2 Un autre répertoire que celui des chants funéraires semble avoir, autrefois, regroupé des chants solistes : les chants accompagnant la mouture des céréales.
3 Sur la culture du coton en pays sénoufo, sur les différentes politiques qui l’ont encadrée et sur le rôle décisif que les cultivateurs y ont joué, voir Thomas J. Banett (2002).
4 Accordé en pentatonique, chaque xylophone est à douze lames et résonateurs munis de mirlitons.
5 Les deux dyezuubele sont distingués en fonction de leur emplacement par rapport au dyewolowi : tandis que l’un « pile devant », l’autre « pile derrière » et est couramment appelé « celui qui ferme la marche » plutôt que dyezuuwi.
6 Il suffit en général à un auditeur d’avoir entendu une seule fois la phrase verbale pour pouvoir la restituer à l’écoute de la phrase musicale et de son schéma tonal.
7 Rarement réunie, la formation idéale d’un orchestre de xylophones prévoit en réalité, en plus de trois xylophonistes et d’un joueur de kponɔn, deux joueurs de kpotyali.
8 À propos de l’orchestre bolonyε fodonon, Michel de Lannoy (1984a : 155) souligne que ses membres, chanteurs aussi bien que harpistes, considèrent la maîtrise de l’instrument de musique comme le véritable emblème de leur compétence musicale.
9 Apparus avant le concours encadré par les chants de sitya’ali, les concours encadrés par les « chants de xylophones pour les cultivateurs à la houe » leur ont longtemps survécu.
10 Ces quatre villages sont Nambognonkaha, Dihi, Zémongokaha et Djomiténé.
11 Rappelons que Péléforo Gbon Coulibaly est un chef tyebara renommé pour avoir composé avec les différentes forces mandé en présence avant de se rallier à l’armée coloniale française en 1898, et œuvré jusqu’à sa mort pour étendre son autorité et, avec elle, celle des Tyebara sur les autres sous-groupes sénoufo.
12 Généralement composée de farine de mil mélangée à de l’eau autrefois, d’un plat de riz ou de maïs aujourd’hui, la compensation alimentaire offerte aux cultivateurs par le propriétaire du champ est toujours appelée « boisson des cultivateurs ».
13 Junzo Kawada (1998 : 110) évoque le pouvoir et l’efficace de l’invocation du nom dans un contexte similaire en pays mossi : « […] pendant les travaux agricoles collectifs, en particulier le sarclage des mauvaises herbes à l’aide d’une houe à manche court durant la saison des pluies, un homme qui tire fierté de sa voix ou un musicien à qui on a demandé ce service […] célèbre le nom de labour de telle ou telle personne au travail, son chant ou les accents de son tambour s’élevant dans les airs. Celui dont le nom est ainsi mis à l’honneur redouble de courage et, sous le soleil brûlant, déploie dans son activité un regain d’énergie ».
14 L’adjectif « touffu » renvoie tout à la fois à la végétation luxuriante qui couvre un champ resté longtemps en jachère et à la pilosité du sexe féminin. On verra au chapitre 6 qu’il qualifie également volontiers les travaux initiatiques masculins.
15 Autre sous-groupe sénoufo, les Nafara occupent un territoire qui jouxte à l’est celui des Tyebara.
16 Dans certains villages tyebara, chaque cultivateur avait sa propre flûte gɔnweeli, dont il jouait lorsqu’il avait terminé son sillon le premier et pour demander à un aîné l’autorisation de changer de sillon.
17 D. Rappoport (1999) emploie le terme « polymusique » pour désigner une telle juxtaposition de musiques distinctes et non coordonnées entre elles par une même temporalité musicale. Dans le contexte des funérailles toraja en Indonésie, elle y voit précisément la manifestation de relations agonistiques entre deux ensembles de partenaires : entre les grandes familles, chacune d’elle aspirant à promouvoir son prestige à travers l’outrance sacrificielle et sonore du rituel funéraire qu’elle commandite, mais aussi entre les groupes de chanteurs, chacun d’eux visant à affirmer son identité villageoise ou régionale à travers son chant et les pratiques magiques qui lui sont associées.
18 Certains parents (affins et consanguins) du défunt sont en effet tenus de faire venir une « danse » (un orchestre de xylophones, un orchestre fodonon bolonyε…) dans le village où se déroulent ses funérailles.
19 Le génie femelle formulant presque systématiquement le souhait qu’une seconde statuette de sexe masculin soit sculptée en même temps que lui, ce sont en réalité deux statuettes que le tegbanwi « dépose » dans sa maison, et que le xylophoniste d’exception fixe à chacune des extrémités de son instrument.
20 Maigre consolation pour le xylophoniste que de pouvoir, en plus de pratiquer la divination comme le tegbanwi, confectionner et vendre des xylophones.
21 Les chants réunis dans le répertoire des « chants à damer le sol des maisons » sont beaucoup moins nombreux que ceux réunis dans celui des « chants de xylophone pour les cultivateurs à la houe ». Seule une vingtaine de chants a pu être recueillie dans les deux villages tyebara de Nambognonkaha et de Zémongokaha.
22 La forme des chants à damer le sol des maisons se caractérise, par comparaison avec les autres répertoires vocaux tyebara, par une grande complexité.
23 L’ambitus, identique pour chacune des deux solistes ne couvre pas tout à fait une octave.
24 Étalon « isochrone, neutre, constant organique, qui détermine le tempo », la pulsation est aussi, comme le souligne S. Arom (1985 : 330), une « unité de référence culturelle », le plus souvent implicite, mais toujours matérialisable par les musiciens du moment que le chercheur en formule le souhait. Or la pulsation matérialisée à ma demande par les chanteuses tyebara correspondait bien aux coups de dame sur le sol.
25 La pulsation que marquent les coups de dame s’apparente ici au tactus. Le tactus médiéval réfère moins en effet à la réunion de plusieurs unités et donc à la mesure (unité inopérante dans les musiques africaines) qu’à une unité en particulier ; en outre, cette dernière est marquée par un mouvement du corps : la pulsation des chants à damer, étant réalisée par un mouvement de tout le corps, peut être considérée comme un « tactus amplifié » (Encyclopédie Fasquelle, Paris, 1961, t. III : 316).
26 Comme le souligne S. Arom (1985 : 11), « pour qu’une suite de sons percutés puisse être considérée comme une figure rythmique, il faut nécessairement que certains de ses constituants portent une marque. Il existe trois types de marques : l’accentuation, la modification du timbre, l’alternance de durées ».
27 L’une des discussions les plus animées sur le problème de savoir si la musique pouvait avoir trouvé son origine dans le travail semble avoir porté sur la musique bretonne. De nombreux folkloristes et des ethnomusicologues à leur suite ont en effet expliqué l’absence de répertoire propre à des travaux particuliers par la participation majeure de la pratique utilitaire à l’édification de la musique et de la danse bretonne. C’est le cas de Le Doaré (1935-1936 : 5), pour qui « certaines gavottes ont gardé, dans le martèlement du pas, un caractère qui rappelle le but utilitaire des danses de l’aire neuve ». C’est également le cas de Guilcher, qui formule et laisse en suspens la question de savoir si la fonction utilitaire a engendré ou simplement renforcé certains traits, rythmiques et stylistiques, propres à la danse bretonne. Concernant la danse ronde en Léon, Guilcher décrit un processus évolutif selon lequel différentes versions se sont succédé par ordre de complexité croissante : or, la forme la plus simple de cette danse pourrait bien, selon lui, être issue non pas d’une danse préexistante, mais des nécessités du travail de damage de l’aire neuve (Guilcher 1963 : 22 et 1952 : 75).
28 Brecht [1967] 1980 : 29.
29 Cité par Claude Lévi-Strauss (1993 : 122).
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