13. La parodie des valeurs : les cérémonies du mariage
p. 265-284
Texte intégral
1Lorsque les deux chefs de famille ont donné leur accord et que le montant du sdaq a été fixé, un contrat de mariage est établi dans la maison de la jeune fille. Celle-ci restera chez ses parents et ne rejoindra son époux que durant les cérémonies de mariage. Une période de plusieurs mois, pendant laquelle les deux chefs de maisons préparent les festivités, sépare ces deux moments. Ils fixent d’un commun accord la date des cérémonies. Celles-ci ont lieu généralement en été. La récolte vient d’être faite et les familles disposent de vivres en abondance. Après l’hiver et le printemps, qui ont été consacrés aux travaux des champs et à la réfection de la maison, l’été marque le retour à la vie publique.
2Les cérémonies durent au moins trois jours. Elles se terminent quand le mari entre dans la chambre nuptiale où se trouve l’épouse et consomme le mariage. Suit une période de sept jours clôturée par le rituel dit du « voile », qui se déroule dans la chambre des époux et a pour protagoniste le marié et ses jeunes amis.
3Lors de notre séjour dans le Rif, nous avons pu assister à de nombreuses cérémonies de mariage, tantôt invité chez le père du marié, tantôt chez le père de la mariée, tantôt chez les deux. A ces différentes occasions, nous avons pu assister aux rituels qui se déroulent publique chez le marié, mais jamais aux rituels qui concernent la mariée. Ceux-ci ont lieu dans l’intimité d’une chambre, loin du regard des hommes. Nous n’avons pu obtenir que peu d’informations sur ces rituels ; aussi, centrerons-nous notre analyse sur les rituels qui entourent le marié.
4Les cérémonies tendent à se moderniser. Cependant la plupart des rituels traditionnels se pratiquent encore et nous avons pu les observer. D’autres, qui ont presque disparu, nous ont été décrits par les informateurs. Toutes ces données ont permis de reconstituer comment les festivités et les rituels se déroulaient pendant la période traditionnelle.
5Dans un premier temps, nous allons planter le décor et présenter les acteurs de cette représentation théâtrale qu’est le mariage, ensuite nous analyserons les différents rituels et leurs significations.
1. Le décor et les acteurs des rituels
6Les cérémonies ont lieu dans la maison des parents de la mariée les premier et deuxième jours, et dans celle des parents du marié les deuxième et troisième jours. Dans les deux cas, le lieu des festivités est soit la cour intérieure de la maison, soit le jardin attenant si les invités sont nombreux. Quand les fêtes se déroulent dans le jardin, les hommes s’asseoient sur des tapis autour de la place aménagée et les femmes occupent la cour intérieure. Si celle-ci est le centre des festivités, la disposition change : les hommes s’asseoient sur trois côtés et les femmes s’agglutinent sur le quatrième, devant l’entrée de la chambre où se tient la mariée.
7Dans la maison du marié, le lieu des festivités est aussi celui des rituels. Par contre, dans la maison de la mariée, ces lieux sont nettement séparés. Les rituels sont accomplis par les femmes dans une chambre.
8Notons ici les quelques informations dont nous disposons à ce sujet. Sept jours avant les cérémonies, la future mariée cesse toute activité. Pendant toute cette période, elle prend un bain quotidien. Le premier jour des cérémonies, pendant la matinée, elle est préparée par les femmes de son groupe. Elles lui mettent du henné sur les mains, les pieds, le visage et les cheveux et la revêtent du lourd costume cérémoniel. La mariée est ensuite installée dans un fauteuil et elle reçoit les félicitations des femmes invitées. Selon nos informateurs, de vieilles femmes se livrent à des rituels d’initiation sexuelle sur un mode parodique et se moquent de la jeune mariée. Mais il a été impossible d’en savoir plus. Pendant ce temps, les hommes assis dans la cour ou dans le jardin discutent entre eux et reçoivent un repas.
9Mais le décor n’est pas la simple ordonnance des lieux où vont se dérouler les rituels, il est aussi la toile de fond colorée qui doit rester gravée dans les mémoires. Sur le devant de la scène se joue la compétition entre les pères des époux. Chacun d’eux, dans sa propre maison, est l’organisateur de la fête. Par le nombre de ses invités, l’abondance des nourritures offertes, la magnificence des festivités, il doit montrer le poids de son nom. On raconte qu’un « grand », mariant son fils, fit venir de nombreux cavaliers pour les fantasias et engagea plusieurs groupes de musiciens, chanteurs et danseuses pour l’agrément de ses invités et sa propre gloire. Il égorgea de nombreux moutons et puisa dans sa réserve une grande quantité de semoule de blé et d’orge pour servir les plats les plus raffinés. Une autre anecdote montre à quels excès peut conduire la rivalité entre les deux chefs de famille. Un homme, mariant sa fille, apprit que le père du garçon allait se montrer très généreux envers ses invités. Excédé, il prit une poignée de sable et déclara qu’il recevrait et nourrirait autant de personnes qu’il y avait de grains dans sa main. Ce défi entraîna sa ruine totale, car il fut pris au mot. Une foule immense vint chez lui et, après avoir offert à chacun deux repas, il fut obligé de vendre tous ses biens pour rembourser ses dettes ; il dut ensuite s’exiler. Cet étalage de richesses et de dépenses, où se manifeste entre les deux chefs de maison une vive compétition, est le décor obligé des rituels.
10S’ils sont les organisateurs des festivités, ces chefs de maison ne jouent cependant aucun rôle dans les rituels et les jeux parodiques qui se déroulent au cours des cérémonies. Ils sont complètement exclus des rituels concernant la mariée. Dans la maison du marié, le père du marié ainsi que tous les hommes de même rang, les ariaz, les hommes d’honneur, assistent aux cérémonies en simples spectateurs. Les principaux acteurs des rituels sont, avec le marié qui occupe la position centrale, les hommes jeunes, mariés ou célibataires, irresponsables par rapport à l’honneur, et les musiciens accompagnés de danseuses.
11Durant les cérémonies, le marié est appelé mouray-es-sultan, « notre maître le sultan ». Au cours des différents rituels, il est revêtu des insignes de la souveraineté et doit rester silencieux pendant que ses amis se moquent de lui et le traitent de faux sultan.
12Les jeunes amis du marié sont ici au premier plan. En temps ordinaire, ils doivent s’effacer devant leurs aînés et leur manifester respect et obéissance, observant le silence devant leurs pères – sauf si ces derniers les autorisent à parler – et ne mentionnant jamais les femmes. Au cours des mariages par contre, ils ont le droit de s’exprimer et même de tenir des discours obscènes, mais leurs aînés doivent faire comme si tout cela ne les concernait pas et se tenir à l’écart. Si jamais l’un d’eux a le malheur de vouloir intervenir, il se fera rabrouer par les jeunes – même par son fils – qui se moqueront de lui.
13D’une manière générale, comme nous l’avons souligné, le chef de famille doit éviter de prendre la parole à la légère et de fanfaronner. Au contraire, s’il veut être considéré comme un homme d’honneur, il doit contrôler ses propos, feindre la modestie et n’utiliser que des mots et des phrases ayant du poids. Durant le mariage, les jeunes vont avoir un comportement exactement inverse. Ils ne reculeront devant aucune démesure et n’hésiteront pas à caricaturer le comportement de leurs aînés.
14Les musiciens animent les festivités et doivent apporter leur concours lors des mascarades organisées par les jeunes. Ce sont des hommes de très bas statut. Ils ne possèdent pas de terres et les Iqar’iyen refusent de se marier chez eux. Ils sont supposés être le contraire des hommes d’honneur. On les dit lâches, avares, et d’aucuns prétendent qu’ils ne sont pas de vrais musulmans et qu’ils pactisent avec le diable. D’une manière générale, les Iqar’iyen les méprisent et évitent de les fréquenter. Mais durant les cérémonies du mariage leur présence est indispensable. Eux seuls peuvent jouer des deux instruments de musique de la région – le zammar, sorte de double pipeau prolongé de deux cornes de taureau, et le daf, un tambour – et chanter des chants d’amour. Ils sont généralement accompagnés d’une ou de plusieurs danseuses qui sont des prostituées. Ce sont les seules femmes dont la présence est acceptée parmi les hommes. Un membre de ce groupe de musiciens, l’aberrah, « celui qui vante et qui annonce », sorte de héraut, joue un rôle important. Durant les cérémonies, il fera office d’intermédiaire au cours des différents affrontements simulés. Dans ces circonstances, il apparaît comme un médiateur parodique : à l’inverse du cherif, il ne tente pas d’arrêter ces affrontements mais, complice et porte-parole des groupes de jeunes en présence, il s’emploie à exacerber leur rivalité.
2. Les rituels du mariage
15Deux rituels très importants ont lieu dans la maison du marié : celui dit du « henné », le soir du deuxième jour, et celui du ghrama, le soir du troisième jour. Pour situer ces rituels, nous donnerons d’abord une description du déroulement de la fête.
16Les cérémonies dans la maison du marié commencent le deuxième jour en fin d’après-midi. Les invités arrivent et s’installent tout autour de la place des festivités. Les musiciens commencent à jouer de leurs instruments et les danseuses évoluent parmi le public. L’aberrah va d’invité en invité, sollicitant quelques petites pièces d’argent pour lui et son groupe. Quand il en reçoit, il arrête à la fois la musique et la danseuse pour remercier le donateur et vanter ses mérites. Pendant ce temps, la famille du marié et quelques agnats s’affairent derrière la maison pour préparer les plats et le thé qu’ils offriront aux invités. Quand tout est prêt, on dresse quelques tables dans une chambre et les invités viennent manger par groupes. Certains jeunes ne manquent pas de commenter en public la pauvreté ou au contraire le raffinement des plats, et, même si la nourriture est abondante, ils prennent à partie le marié qui les sert en lui reprochant son avarice. Puis les réjouissances se poursuivent. Dès ce moment, les jeunes occupent le devant de la scène. Avec l’aide des musiciens et des danseuses, ils se livrent à des bouffonneries adressées à leurs aînés. Nous décrirons ci-dessous un de leurs jeux favoris. Ensuite se déroule le rituel du « henné », puis jeux et danses se poursuivent tard dans la nuit.
17Le lendemain dans l’après-midi, les agnats du marié vont chercher la mariée. Arrivés devant sa maison, ils envoient quelques vieilles femmes lui remettre de menus cadeaux. La mariée fait ses adieux à son père et à sa mère, qui restent chez eux et pleurent son départ « comme si elle était morte ». Un cortège s’organise. La mariée sort de la maison en habit cérémoniel, le visage recouvert d’un voile. Son frère l’installe sur le cheval amené par les agnats du marié et il tient la bride. Des femmes des deux familles l’entourent en chantant. Les hommes suivent derrière. Arrivés en vue de la maison du marié, un simulacre de bataille oppose les agnats des deux familles. Les agnats du marié triomphent. Devant la porte de la maison, une femme vient laver le pied droit de la mariée, qui est ensuite transportée sur le dos d’un agnat de son futur époux jusqu’à la chambre nuptiale.
18Pendant ce temps, les invités sont arrivés chez le marié. Chants et danses reprennent. Un repas est servi et les jeunes procèdent de nouveau à quelques mascarades. Puis commence le rituel du ghrama qui peut se prolonger pendant plusieurs heures. Le fête se termine avec des chants et des danses. Les invités partent. Le marié entre alors dans la chambre nuptiale où il voit pour la première fois son épouse.
19Au cours de ces festivités, les jeunes sont les metteurs en scène et les acteurs de mascarades qui précèdent les rituels et même les préfigurent. Nous décrirons d’abord l’un de ces jeux que nous avons observé plusieurs fois.
La danseuse et le bouffon, jeu parodique
20Ce jeu se déroule uniquement lorsque deux groupes de jeunes décident de s’affronter, avec l’aide des musiciens, de l’aberrah et d’une danseuse. Il débute de la manière suivante : un membre du premier groupe met une pièce de monnaie dans la bouche de la danseuse et l’envoie vers l’autre groupe, accompagnée de l’aberrah. Celui-ci transmet des paroles de défi : « Oh voilà qui nous sommes ! Ce sont les fils d’un tel, d’un tel et d’un tel qui s’adressent à vous et vous défient ! » La danseuse rend la pièce aux donateurs et repart vers le deuxième groupe de jeunes. Ceux-ci lui mettent plusieurs pièces dans les cheveux ou le chignon et dans la bouche et transmettent à l’aberrah leur réponse : « Nous savons qui vous êtes ! Voilà qui nous sommes, les fils d’un tel, d’un tel, d’un tel ! Si vous êtes des hommes, ne vous cachez pas, montrez-vous ! »
21A partir de ce moment, le jeu est lancé. Chaque groupe choisit des mots de plus en plus obscènes pour ridiculiser son rival et d’autres de plus en plus élogieux pour vanter ses propres mérites. Cette escalade verbale s’accompagne d’une surenchère dans l’étalage des pièces d’argent sur le corps de la danseuse. Les pièces sont glissées dans sa ceinture ou accrochées à sa robe. Le jeu ne se termine que lorsque tout son corps est tapissé de monnaie. L’argent est ensuite rendu à ses propriétaires.
22Cette mascarade se déroule au beau milieu de l’hilarité des jeunes. Ceux-ci ne manquent pas d’esquisser des gestes obscènes avec la danseuse. Les aînés font semblant d’ignorer la scène et d’être occupés à leurs discussions. Quand nous avons essayé de leur faire expliquer ce jeu, les vieux informateurs ont exprimé leur dégoût de ce genre de manifestations, puis, finalement, certains d’entre eux ont reconnu y avoir participé dans leur jeunesse. Parfois ces simulacres d’échanges de violence peuvent dégénérer en combat réel si les esprits sont très échauffés. Le marié doit alors intervenir pour calmer ses amis qui le rabrouent quelque peu.
23Cette comédie montée par les jeunes est d’abord un jeu parodique de l’honneur. En vantant démesurément leurs qualités et en dénigrant leurs rivaux, ces jeunes tournent en dérision les joutes oratoires entre leurs aînés. Ils font semblant d’être généreux, mais reprennent l’argent qu’ils ont étalé sur le corps de la danseuse. Cette mascarade est aussi une dérision du mariage. Rappelons que la danseuse est une prostituée. Ses services sexuels stériles sont payés en pièces de monnaie étalées sur son corps comme un vêtement de pacotille, alors que le sdaq sert à payer un vrai trousseau à la mariée et introduit à des rapports sexuels féconds. Le paiement du sdaq est ainsi tourné en dérision par un usage parodique de la monnaie du sultan.
Le rituel du « henné »
24Lorsque les jeunes ont terminé leurs mascarades, le marié sort du lieu des festivités, accompagné de ses amis. Il revêt une djellaba neuve et en rabat le capuchon sur sa tête. Un cortège s’organise. Le marié-sultan est tenu de chaque côté par un de ses amis. Ces deux personnages, appelés iyuzuren (traduction berbère du terme vizir), ou « ministres », lui servent de guides. Une de ses jeunes sœurs ou cousines parallèles balance au-dessus de sa tête une perche au bout de laquelle est attaché un ruban : c’est le parasol du sultan. Deux groupes de jeunes sont placés en avant et en arrière de ces quatre personnages. Le simulacre de l’intronisation commence.
25La procession revient lentement vers le lieu des festivités. Le groupe placé en avant entonne le chant suivant :
Gloire à Dieu !
Gloire au Créateur !
Gloire à l’Éternel
La création a commencé.
26Puis il avance de quelques pas, suivi du marié et de ses iyuzuren. Le deuxième groupe reprend le même chant, puis fait quelques pas en avant. Cette scène est répétée plusieurs fois, jusqu’à ce que le cortège arrive au centre du lieu des festivités. Là sont disposées trois chaises qui tournent le dos à l’endroit où se tiennent les femmes. Sur le siège du milieu est assis un agnat du marié, mouray-es-sultan. Celui-ci lui embrasse le front et s’assied ensuite à sa place. Il est signifié qu’un nouveau souverain vient remplacer le précédent. Les deux iyuzuren occupent alors les deux autres sièges.
27Les femmes du groupe du marié commencent à préparer le henné. Pendant ce temps, une compétition se déroule pour les sièges des iyuzuren. Un jeune interpelle celui qui est assis à la gauche du marié : « De quel droit es-tu wazir (singulier de iyuzuren), combien as-tu payé ? » Après ce défi, une fausse vente aux enchères du siège oppose les deux jeunes. C’est celui qui donnera la plus grande somme au marié qui occupera le siège de gauche. L’argent n’est pas gardé par le marié mais rendu à son propriétaire. La même scène peut être recommencée avec le wazir de droite. Le marié reste immobile et supporte en silence les quolibets et les moqueries de ses jeunes amis.
28Quand les graines de henné ont été moulues et mélangées avec de l’eau jusqu’à constituer une pâte épaisse, deux ou trois petites filles, sœurs ou cousines du marié, versent cette pâte dans une calebasse et viennent la présenter au mouray-es-sultan. Ce dernier doit y plonger sa main droite. Mais, avant qu’il n’esquisse ce geste, les iyuzuren peuvent demander en son nom de l’argent aux fillettes. Celles-ci donnent quelques pièces et devront en apporter davantage si les iyuzuren l’exigent. Cet argent mis dans la poche du marié sera rendu à son propriétaire, c’est-à-dire au père de l’époux.
29Le marié, la main dans le henné, guidé par ses deux iyuzuren et suivi par ses jeunes amis, se lève et se dirige vers la chambre nuptiale encore fermée. Il ouvre la porte et entre, puis il retire sa main enduite de henné et l’applique sur un des murs. S’il répète ce geste plusieurs fois, cela indique qu’il est bien disposé à l’égard de son épouse. Les marques laissées sur le mur symbolisent aussi les enfants attendus par le marié. Les jeunes qui assistent à ce rituel prononcent alors les paroles suivantes : « Maintenant ils (le couple) sont mariés. » Par là, il est signifié très exactement que le mariage est consommé sexuellement, ce qui n’est pas encore vrai physiologiquement. Chaque jeune met, s’il le veut, un doigt dans le henné pour, dit-on, bénéficier de la baraka. La cérémonie est terminée. Les jeunes reprennent leur place dans le cercle des festivités et le marié, après avoir enlevé sa djellaba, va rejoindre ses agnats et les aide à servir les invités.
30Ce rituel se présente comme un double simulacre : celui de l’intronisation du marié-sultan et celui de la fécondation de l’épouse. La séquence de la procession représente le parcours du sultan qui entre dans sa capitale, figurée ici par la place des festivités. Il investit le centre de son sultanat avec l’aide de ses partisans. Le siège, occupé tout d’abord par l’agnat du marié jouant le rôle de l’ancien souverain, devient son trône. Ainsi se trouve intronisé le nouveau « sultan » dispensateur de la baraka. Durant ces moments où il est revêtu des insignes de la souveraineté, le marié-sultan ne doit pas répondre aux propos désobligeants qui lui sont adressés ; il doit montrer, par son silence et son immobilité, qu’il représente l’élu de Dieu.
31C’est alors que ce marié-sultan peut s’avancer vers la chambre nuptiale et faire le geste symbolique de la fécondation en posant sur le mur sa main trempée de henné. Dans ce rituel, la main droite du marié-sultan représente l’autorité du nouveau souverain et son pouvoir divin de fécondation ; le henné, ce produit féminin dont on dit qu’il est une bénédiction divine, symbolise la jeune épouse, ce domaine de l’interdit qui, en la circonstance, est aussi le dépositaire de la baraka. La main droite enduite de henné inscrit ainsi symboliquement sur le mur le résultat attendu de cette union sacrée, la descendance du couple.
32Ce rituel du henné annonce aussi la défloration qui aura lieu le lendemain. La main que le marié met dans le plat de henné qu’on lui présente symbolise cette prise de possession de l’épouse, sorte de violence qui s’apparente à un sacrifice pour obtenir le don divin qu’est la descendance. Les traces que ce jeune marié laisse sur le mur de la chambre nuptiale marquent la nouvelle autorité qu’il exercera sur la jeune épouse et indiquent que c’est avec cette main qui porte le fusil qu’il défendra l’honneur du couple.
Le rituel du ghrama
33Payer le ghrama signifie faire acte d’allégeance à une autorité supérieure sous la forme d’un don. Les invités donnent de l’argent au marié, mouray-es-sultan. Chaque don est comptabilisé et sera rendu quand le donateur, son fils ou son frère se marieront.
34Comme le rituel du henné, celui du ghrama commence par la séquence de la procession qui s’avance vers le lieu des festivités et les trois sièges, vides cette fois. Le marié-sultan s’asseoit au milieu, le capuchon de sa djellaba neuve rabattu sur sa tête, ses iyuzuren assis à ses côtés. Devant eux, à la droite du marié, sur une petite table, est disposé un plateau d’argent recouvert d’un tissu de soie, sur lequel vont être déposés les dons. En avant se tient l’aberrah. C’est lui qui reçoit les dons des invités. Avant de déposer ceux-ci sur le plateau, il doit proclamer le nom de chaque donateur et vanter les mérites de sa lignée. Un agnat du marié sachant écrire, ou à défaut un lettré, doit noter sur un cahier le nom du donateur et le montant de son don.
35Avant que le rituel ne commence, deux groupes d’invités se sont placés. Il s’agit des représentants de deux groupes segmentaires, soit deux lignages d’une même fraction, ou même, plus rarement deux fractions d’une même tribu. Les membres de ces unités ne sont pas tous présents au mariage, mais il faut qu’il y en ait un nombre suffisant pour que la somme des dons individuels de chaque groupe soit importante. C’est pourquoi, lors des cérémonies, chaque groupe segmentaire compte les siens et décide s’il va se manifester ou attendre une autre occasion. Les mariages sont nombreux en été et les groupes segmentaires qui ne s’affrontent pas aujourd’hui pourront le faire une autre fois. Il faut préciser que le lignage de l’époux et celui de l’épouse ne doivent pas participer en tant que tels à cette compétition ; mais il arrive que les groupes qui s’affrontent incluent soit l’un ou l’autre lignage, soit les deux.
36L’offrande commence par les dons individuels des agnats des deux époux et des invités isolés qui ne font pas partie des groupes constitués. Chacun d’eux donne une somme d’argent à l’aberrah qui annonce le montant du don, le nom du donateur, et qui le remercie au nom du marié-sultan. Ensuite vient le moment attendu de l’affrontement segmentaire. Les jeunes prennent position à l’avant, sur deux lignes face à face, les vieux restent à l’arrière, se contentant de passer leurs dons aux jeunes. Au milieu se tient l’aberrah. Un donateur du premier groupe l’agrippe, lui glisse une somme équivalente à cinq ou dix francs et lui demande de vanter sa lignée, ses ancêtres et son groupe. D’autres membres du groupe font de même. Le panégyrique tourne autour d’un même thème : « Nous, nous donnons, nous n’avons pas peur de donner ; nous ne sommes pas avares ; nous ne gardons pas les choses pour nous car celui qui ne donne rien n’est rien, n’a rien ; nous donnons pour être dignes de nos ancêtres [ici on rappelle les actes héroïques de ces ancêtres], du nom que nous portons. » L’aberrah doit trouver de belles formules pour magnifier ces actes de générosité. Après cette première série de dons, un donateur du deuxième groupe saisit l’aberrah et le même scénario se répète. Puis l’aberrah est ramené de nouveau vers le premier groupe pour une autre série de dons. A partir de ce moment, les deux groupes s’arrachent tour à tour le malheureux aberrah et se font couvrir de louanges de plus en plus exaltées. Au cours de ces joutes oratoires, on ne s’adresse jamais directement à l’autre. On ne le dénigre pas. Tout se passe comme si on l’ignorait. Mais en fait, tout le monde sait qu’il s’agit d’écraser l’autre par la force de ses paroles, et par la somme d’argent offerte. On est en présence d’une sorte de potlatch.
37On raconte qu’un homme d’honneur, voyant son groupe surclassé par le groupe rival, décida de donner les bijoux de sa femme. Son don fut refusé car il avait commis une double faute. Il était intervenu alors qu’il aurait dû rester silencieux, laissant les jeunes mener l’action, et il avait outrepassé les limites acceptables des dons qu’on doit offrir en ces circonstances. Cette intervention maladroite et humiliante pour son auteur indique bien l’enjeu de cet affrontement. Aussi n’est-il pas rare que, les esprits s’échauffant, une bagarre éclate. Le père du marié et ses agnats doivent intervenir pour calmer ces jeunes, qui ne manquent pas alors de les rabrouer.
38L’affrontement terminé, les jeunes viennent entourer le mariésultan qui n’a pas bougé, et chantent ses louanges tout en se moquant de lui. L’aberrah, qui a repris ses esprits, proclame le total de la somme reçue par le marié. Les festivités reprennent.
39Les multiples dons reçus par le marié au cours de ce rituel et qui doivent être rendus ultérieurement s’inscrivent dans des cycles d’échanges enre les familles iqar’iyen. Chaque mariage conclut certains échanges quand l’invité rend une somme équivalente à ce qu’il a reçu pour son mariage. Il en annonce d’autres quand il s’agit de dons qui seront rendus à un prochain mariage. La vie sociale iqar’iyen est rythmée en permanence par des mariages, et ces échanges assurent la continuité des relations à l’intérieur de la société.
40Cette circulation d’argent a une autre signification. Elle permet à chaque marié de recevoir une somme relativement importante qu’il pourra utiliser à son gré, tandis qu’il disposera d’un temps très long pour rembourser les dettes ainsi contractées. Dans ce contexte, tout se passe comme si cette forme d’échange instaurait un système de crédit qui permet aux jeunes mariés de commencer leur vie conjugale et familiale dans des conditions relativement favorables.
41Mais les dons faits au marié sont des ghrama, c’est-à-dire des actes de soumission à une autorité supérieure. Faisant suite au rituel d’intronisation et de fécondation par la baraka, le rituel du ghrama constitue le moment où les sujets du nouveau sultan reconnaissent son autorité. Il reproduit celui où les tribus viennent dans la capitale du sultanat faire acte d’allégeance au souverain en lui offrant des hediya, des « cadeaux » (E. Aubin 1905 : 140-144). Il conclut cette représentation de l’accession au trône, au cours de laquelle le marié est paré de tous les insignes de la souveraineté. Ainsi le mariage se trouve placé sous les auspices de la baraka. Le marié-sultan peut maintenant aller à la rencontre de son épouse, avoir des rapports sexuels avec elle, et obtenir un don divin, une descendance.
42Ce rituel du ghrama est significatif à un autre niveau. Le marié-sultan assiste, muet et immobile, à un affrontement segmentaire au moment même où il reçoit ce paiement, signe de la soumission. Cet affrontement, qui dans ses formes rappelle le combat simulé lors de la bataille, est mené sur le mode de la dérision. Ce sont les jeunes, ces irresponsables par rapport à l’honneur, qui fanfaronnent, ne reculent devant aucune démesure pour vanter leurs propres mérites, ceux de leurs ancêtres et le nom qu’ils portent. Leur attitude est différente de celle des invités, qui ne participent pas à l’affrontement et qui se contentent de faire leur don en demandant à l’aberrah de le transmettre au marié-sultan et d’annoncer leur nom. Mais si les joutes oratoires de dérision apparaissent comme la continuation de la comédie parodique jouée par les jeunes depuis le début des cérémonies, le contexte a changé. Il ne s’agit plus maintenant d’étaler l’argent pour le reprendre aussitôt. Les dons sont réels et seront conservés par le marié. Par ailleurs, les groupes qui s’affrontent, sont des unités segmentaires et non plus des unités organisées artificiellement au gré de la fantaisie des jeunes. La compétition segmentaire n’est pas ici un jeu purement factice. Elle peut avoir des conséquences sur les relations entre les groupes concernés.
43Plusieurs questions se posent alors : pourquoi le jeu de la dérision accompagne-t-il les simulacres de la renaissance de l’autorité du sultan ? Pourquoi prend-il la forme d’un affrontement segmentaire lors du rituel du ghrama, et, de manière plus générale, que nous apprend cette parodie des valeurs sur le rôle de l’autorité et sur l’antagonisme des générations dans cette société ?
3. La dérision des hommes d’honneur et d’autorité
44L’analyse de l’accession au trône a montré qu’il n’y avait pas de renaissance de l’autorité du sultan sans violence sacrificielle dirigée contre les tribus rebelles. Ce n’est qu’après avoir « mangé » les rebelles que le nouveau souverain élimine l’anarchie qui a suivi la mort de son prédécesseur, rétablit l’ordre dans la communauté des croyants, féconde les femmes par sa baraka, et ramène la prospérité dans le pays. L’on comprend alors que durant les cérémonies du mariage les hommes d’autorité iqar’iyen s’effacent pendant que l’on intronise le marié-sultan : ne sont-ils pas ses victimes sacrificielles, ceux qu’il a dû « manger » pour s’installer sur le trône ? L’on comprend aussi pourquoi les jeunes, les compagnons d’armes du marié-sultan, ses complices dans les simulacres du rituel du henné, occupent le devant de la scène et procèdent à la dérision de leurs aînés : ne s’agit-il pas de simuler le meurtre de ces hommes d’honneur, condition de la renaissance de l’autorité centrale et de la reproduction de la société par l’intermédiaire du nouveau couple ? Le rituel du henné reproduit la fin du récit 30, où le sultan noir, par l’intermédiaire de sa baraka, devient le père symbolique des Iqar’iyen. Il est rappelé par ce rituel que la reproduction de la société iqar’iyen passe par le sultan et par les femmes, et que les pères en sont exclus.
45Dans le rituel du ghrama, c’est encore le renouveau de cette société iqar’iyen qui est donné à voir. Par son silence, le marié-sultan, consacré dans son rôle de nouveau souverain, confère la légitimité au rapport segmentaire qui définit l’ordre social du groupe et garantit sa pérennité. Mais dans ce rituel, la dérision des jeunes prend une signification autre. Après avoir été les complices du nouveau souverain, les jeunes se font les porte-paroles de leurs groupes tout en parodiant la conduite de leurs aînés. Certes, leurs fanfaronnades sont dérisoires. Mais cette comédie qu’ils donnent à voir est plus qu’un jeu. Il s’agit de rappeler à ces aînés que leur autorité constitue elle-même une dérision face à l’ordre segmentaire, c’est-à-dire face à ce qui fonde la société iqar’iyen dans sa permanence. Si chaque homme d’honneur peut et doit affirmer son individualité et doit même tenter de se singulariser par rapport à ses semblables en devenant un « grand », sa mort réduira à néant son autorité alors que la société segmentaire iqar’iyen se perpétuera. Dans ce rituel présidé par le marié-sultan, les jeunes tournent en dérision l’autorité des aînés, comme il est fait dans la bataille réglée par les chorfa de la baraka, et ils manifestent la pérennité des rapports segmentaires par opposition au pouvoir éphémère et dérisoire des « grands ».
46Enfin, les cérémonies de mariage rappellent de façon dramatique l’antagonisme des générations. Tandis que les jeunes sont au premier plan, les aînés sont réduits au rôle de figurants. Le père du marié, qui dépense pour affirmer son honneur, doit faire semblant d’ignorer que son fils est consacré mouray-es-sultan et qu’il simule devant lui et tous les invités les premiers rapports sexuels féconds qu’il aura avec son épouse. Celle-ci, la tasrit, cette fiancée qu’il nie toujours comme génitrice, sera fécondée, et ce mariage qu’il a organisé lui annonce que son autorité de chef de maison est éphémère. Rien n’exprime mieux cet aspect dramatique de l’antagonisme des générations qu’un incident évoqué par différents informateurs et qui se serait produit lors d’un mariage. Une jeune fille chantait les louanges d’un jeune homme. Soudain, le père de ce dernier se leva pour dire : « C’est moi et non ma semence, mon liquide, qu’il faut chanter », à quoi le fils répondit : « Ta semence, ton liquide t’engloutira. »
47Mais ce fils qui se marie n’échappe pas lui-même à la dérision de ses jeunes amis. Nous avons noté les quolibets que ces derniers lui adressent lors des deux rituels. Après la consommation du mariage, une autre occasion leur sera donnée de tourner en dérision le marié par la transgression symbolique de son nouveau domaine de l’interdit : ce sera le rituel dit « du voile » ou tigritsh.
4. Le rituel du voile, ou tigritsh
48A la fin du troisième jour, quand tous les invités sont partis, le marié pénètre dans la chambre nuptiale où, accompagnée de quelques femmes, sa jeune épouse l’attend, la tête recouverte d’un voile. Il s’avance vers elle et lui glisse une pièce d’argent avant d’enlever le voile. Ce geste constitue la rupture de l’interdit qui lui défendait de voir son épouse depuis le début des cérémonies. Il doit alors dénouer les tresses serrées de ses longs cheveux. Les femmes présentes se moquent et rient de ses efforts, puis elles refusent de sortir tant qu’il ne leur a pas préparé le thé. C’est la seule fois, dit-on, qu’un homme sert des femmes. Quand le couple se retrouve enfin seul, le marié déshabille sa jeune épouse et la conduit vers la couche nuptiale. Elle doit rester passive pendant qu’il a ses premiers rapports sexuels avec elle. Le marié sort ensuite de la chambre et donne aux femmes qui attendent le drap maculé de sang prouvant que la jeune épouse était vierge. Des coups de fusil sont tirés en l’air pour annoncer la consommation du mariage. Le marié rentre dans la chambre et passe la journée avec son épouse.
49La défloration de l’épouse, déjà accomplie symboliquement au cours du rituel du henné, marque la rupture de l’interdit portant sur la femme, et la violence que doit exercer le marié envers son épouse conclut ce sacrifice propitiatoire offert au divin pour obtenir une descendance. C’est aussi le moment où le jeune homme établit son autorité sur sa femme, sur son domaine de l’interdit.
50Pendant sept jours, les jeunes mariés passent de longs moments ensemble dans la chambre nuptiale. Les troisième et cinquième jours, les parents de l’épouse viennent dans la maison du marié et leur apportent de la nourriture. Le cinquième jour, le jeune homme présente sa femme à ses propres parents.
51Le septième jour, le rituel du voile clôt cette période de claustration du couple dans la chambre et marque le retour du marié à la vie publique. Un groupe de jeunes amis du marié vient lui rendre visite. Ce sont les premiers visiteurs qu’il reçoit dans la chambre nuptiale désertée pour la circonstance par la mariée. Un thé leur est offert. Un voile sépare le lit des époux de l’espace où sont assis les invités. Ceux-ci se répartissent en deux groupes et commencent un simulacre de compétition pour l’achat du voile et des fruits et gâteaux placés dans le lit et sous le matelas. Avant d’arriver, les jeunes s’étaient déjà mis d’accord entre eux sur le déroulement du jeu. L’invité qui paye la plus forte somme arrache le voile et prend fruits et gâteaux, après avoir complètement défait le lit en faisant des allusions grivoises aux rapports sexuels du nouveau couple. Il peut garder toutes ces friandises pour lui, mais il est d’usage qu’il les partage avec les autres et que tout le monde les consomme sur place. Toute la cérémonie se déroule dans l’hilarité générale. Le marié présent doit rire, lui aussi ; il n’a pas le droit de protester.
52Dans ce rituel, la dérision ne s’adresse plus aux aînés mais au marié lui-même. Celui-ci n’est plus le mouray-es-sultan des rituels du mariage, mais seulement ce jeune époux qui vient d’établir son autorité sur sa femme, son domaine de l’interdit, et qui voit se profiler devant lui sa carrière d’homme d’honneur. Or, cette cérémonie, qui marque son retour à la vie publique, est un simulacre de la transgression de son domaine de l’interdit et un simulacre de sa mort.
53Cette chambre, appelée takhamt (petite chambre), diminutif de akham (chambre des parents du garçon et centre de la maison), est utilisée par le couple pour dormir, avoir des rapports sexuels, mais elle est aussi une salle de réception des invités. Quand ceux-ci viennent en visite, un voile sépare la chambre en deux parties : la partie intime où se trouve le lit du couple, que personne ne doit voir, et la partie où l’hôte reçoit et honore ses visiteurs, c’est-à-dire s’engage avec eux dans des relations d’échange par des dépenses ostentatoires. Personne n’a le droit de soulever le voile ni de regarder derrière ; ce serait une offense grave, qui entraînerait le meurtre du coupable.
54Cette division de la chambre reproduit à l’intérieur de la maison l’opposition entre celle-ci et les lieux publics où les hommes s’affrontent dans les échanges de violence. La porte de la maison est appelée « le voile de la maison ». Nous retrouvons ici les deux aspects de l’honneur, d’abord comme autorité et contrôle sur un domaine interdit aux autres, ensuite comme valeur qui préside aux échanges de violence. Le voile est ici le terme médiateur, ce seuil qui permet la séparation et en même temps la communication entre ces deux univers.
55La cérémonie du voile constitue un spectacle d’une grande violence symbolique. Un jeune homme vient de quitter sa condition de célibataire, d’adolescent sans responsabilités. Il a établi son autorité sur une femme, qui est interdite aux autres. Des enfants vont probablement naître et assurer la continuité de la lignée. Ce voile, qu’il peut dresser pour la première fois, indique aussi qu’il est sur la route de l’honneur. Certes, il lui faudra attendre de disposer d’une terre pour assumer pleinement sa qualité d’homme (ariaz), mais son chemin est tracé. Or voilà qu’au moment où son avenir se dessine, il doit subir un affront en laissant ses amis lui arracher ce voile qui marque son autorité et en les laissant consommer ces fruits et ces gâteaux qui représentent symboliquement sa richesse et sa descendance.
56Certes, la scène à laquelle il assiste est elle-même dérisoire. Il ne s’agit que d’un simulacre, et les jeunes se satisfont d’une fausse richesse et d’une fausse descendance. Ce rituel du voile n’est qu’une mise à l’épreuve du marié, une initiation en quelque sorte, qui marque son retour à la vie publique. En ne réagissant pas devant la conduite irresponsable de ses jeunes amis, en gardant le contrôle de lui-même pendant ce simulacre, il fait son apprentissage d’homme d’honneur, d’ariaz.
57Mais ici encore, la dérision des jeunes, qui s’adresse cette fois directement au marié, est plus qu’un jeu. Elle lui indique qu’il sera un jour la victime de l’honneur qu’il revendiquera pour lui-même et pour son groupe dans les échanges de violence. Son domaine de l’interdit sera transgressé, sa richesse et sa descendance seront ingérées par ces jeunes qui représentent ici la société segmentaire en acte. En effet, l’affrontement simulé entre ces deux groupes de jeunes est analogue à celui qui oppose les unités segmentaires dans les rituels du ghrama et dans la bataille. Si apparemment un groupe triomphe, le partage des gâteaux rappelle que l’égalité segmentaire est le modèle qui régit la société. Mais cette égalité segmentaire, modèle idéal jamais atteint qui meut la société, se nourrit de la mort des hommes et des groupes qui doivent s’affronter par de constants défis.
5. L’illusion du pouvoir et la Loi suprême : conclusion générale
58A travers les cérémonies du mariage, c’est donc le spectacle de leur société que les Iqar’iyen se donnent, démasquant l’illusion que constitue l’affirmation de l’honneur individuel, mais aussi montrant la nécessité de cette illusion pour la survie et le maintien de l’identité de la confédération.
59Résumons l’enchaînement des scènes de ce drame parodique. Un jeune homme quitte sa condition d’adolescent célibataire totalement irresponsable par rapport à l’honneur. Il acquiert une épouse, c’est-à-dire ce domaine de l’interdit, cette source de fécondité sur laquelle il exercera son autorité. Mais cette union, ce premier pas du jeune homme vers la carrière d’homme d’honneur n’est possible que s’il est placé sous les auspices de la baraka du sultan. C’est donc par l’intermédiaire de ce symbole de la Loi divine, qui relève d’une religion universelle, que se profile le destin de ce futur ariaz. Ainsi voit-on associés baraka et honneur, le plan de l’universel et celui de l’individuel localisé. Mais la dérision vient souligner que le mariage n’est pas seulement le moment où se joue le destin d’un individu et que c’est aussi celui où l’on donne à voir le drame de la succession des générations. Tout se passe comme si, en se mariant, le jeune homme signait l’arrêt de mort de son propre père. Celui-ci, ainsi que tous les adultes chefs de maison, détournent le regard comme pour ignorer qu’ils sont des morts en sursis et qu’ils devront disparaître pour laisser la place à leurs enfants.
60La dérision va encore plus loin. Les jeunes hommes se groupent en formations segmentaires pour tourner en dérision leurs aînés dans leurs prétentions à l’honneur et à un statut de « grand ». Ils montrent la permanence de la société iqar’iyen dans sa structure segmentaire par opposition au destin éphémère des hommes d’honneur. Ils leur rappellent que leurs actions glorieuses, un moment gardées dans la mémoire des hommes, retombent dans l’oubli. Ici se situe la différence entre les hommes d’honneur et les chorfa de la baraka. Tandis que les restes des premiers, enfouis dans une tombe anonyme, disparaîtront avec le temps, ceux des seconds s’inscriront pour l’éternité dans les qoubba. Dans ces mausolées érigés à leur mémoire, les hommes et leurs descendants viendront leur rendre un pieux hommage.
61Rappelons ce qui advient au moment de la mort d’un « grand », cet homme d’honneur par excellence. Ce sont ses fils, ceux-là mêmes qui ont démasqué l’illusion de l’honneur individuel, qui doivent glorifier une dernière fois son nom par des dépenses ostentatoires. Mais si cette mort du père leur ouvre la voie de l’honneur, les dépenses qu’ils ont assumées pour faire son deuil les empêchent de continuer l’œuvre du disparu et les obligent à recommencer le même jeu qui les conduira vers une renommée éphémère et vers la mort. Pour les Rifains, la mort d’un individu, si glorieux soit-il, ne s’inscrit pas dans une chaîne d’ancêtres qui fondent la société. Elle marque la discontinuité irrémédiable. Chaque homme devra répéter avec plus ou moins de succès la même recherche de l’honneur dont il sera finalement la victime. On voit donc que si la recherche du prestige, de la gloire et de l’autorité ne sont que des illusions face à la mort, c’est de ces illusions qu’est faite la marche des hommes iqar’iyen dans le temps de leur histoire individuelle.
62Mais le rituel du voile vient rappeler quelque chose de plus au jeune marié. Lui-même et sa descendance, fruit de la baraka, seront ingérés par ces jeunes qui représentent la société segmentaire dans sa permanence. L’égalité segmentaire est ce modèle qui régit la répétition indéfinie des échanges de violence dans l’affrontement des groupes et des hommes et qui se nourrit de leur mort. Le paradoxe de l’honneur est qu’il pousse constamment les hommes et les groupes à se différencier les uns des autres mais aussi à refuser la différence dans un idéal toujours présent d’égalité segmentaire. C’est bien cela qui est donné à voir pendant le mariage par ces jeunes qui s’affrontent dans des compétition répétées sans qu’il n’y ait jamais de vrais vainqueurs, sinon des vainqueurs dérisoires.
63Si les cérémonies du mariage dévoilent la structure de la société iqar’iyen dans son rapport à l’honneur, elles sont aussi l’événement où l’on rejoue le moment essentiel du renouveau de la société globale, l’intronisation d’un nouveau sultan en la personne du marié. Cela pour assurer à ce dernier une descendance et, en fin de compte, la reproduction de cette société iqar’iyen dans ses valeurs essentielles. Ainsi rappelle-t-on que la violence sacrificielle du souverain est aussi la manifestation de sa baraka qui féconde les domaines de l’interdit et garantit la pérennité de l’identité iqar’iyen. N’est-ce pas ce que souligne d’une autre manière le récit 30, qui raconte comment les Iqar’iyen sont des « enfants de femmes », de ces femmes épargnées par le Sultan Noir, fécondées par les géniteurs qu’il envoie, ces femmes qui transmettent les terres des victimes du souverain à ses enfants symboliques, afin d’assurer la continuité de l’identité iqar’iyen et la pérennité du découpage segmentaire des tribus ?
64On comprend alors pourquoi ces cérémonies sont placées sous les auspices de la baraka du sultan et non sous celle du cherif. Celui-ci, rappelons-le, a été installé avec son groupe par le sultan dans le territoire-sanctuaire de la zawiya, et il est un médiateur pacifique. Il est le seul à être sollicité pour arrêter les échanges de violence et pour instaurer la paix de Dieu. Sa bénédiction comme sa violence symbolique s’adressent à des particuliers. Son statut d’homme saint le place donc entièrement du côté de la baraka. Il ne peut, de ce fait, ni garantir ni légitimer la reproduction du système social local dont il est l’une des composantes essentielles. Par contre, le sultan, placé à la tête de la communauté marocaine des croyants, est le seul qui, dans ce mouvement allant de la violence à la baraka, peut rétablir l’ordre divin dans la société globale et assurer en même temps la reproduction de l’identité iqar’iyen dans sa spécificité, c’est-à-dire dans cette relation constamment renouvelée entre la segmentarité fratricide et la soumission à Dieu.
65S’il existe, chez les Iqar’iyen, une loi tacite mais constamment vécue, c’est celle qui constitue la relation entre deux ordres, celui de l’honneur et celui de la baraka. Ceux-ci sont inséparables l’un de l’autre, de même que sont inséparables dans le cours des événements transgression et sacrifice.
66Cette loi qui préside à la marche des hommes dans le temps n’est inscrite dans aucun code formel, mais dans ces récits et ces rituels où s’expriment l’ambivalence à l’égard du pouvoir et l’ambiguïté de la violence dans les rapports entre hommes. Elle est celle qui fait de tout homme d’honneur, de tout détenteur d’une autorité, une victime en puissance à la fois de l’honneur et de la baraka divine.
67Enfin, cette loi relationnelle entre transgression et sacrifice, la voici islamique dans ce balancement entre système de l’honneur et système de la baraka. La voici marocaine en ce que le sultan symbolise et garantit sur toute l’étendue du territoire marocain cette relation entre honneur et baraka.
68Ainsi le Maroc s’est-il constitué, dans cette relation séculaire, comme une société islamique originale et peut-être unique en son genre. Est-il surprenant que cette loi de relation entre honneur et baraka, symbolisée par le sultan, nous soit dévoilée dans la cérémonie du mariage, où précisément les unités segmentaires suspendent leur affrontement meurtrier pour échanger des épouses, c’est-à-dire se plier aux conditions mêmes de leur survie et du maintien de leur identité ?
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