12. Le mariage comme institution
p. 244-263
Texte intégral
Photos 6 et 7. Les Imdiyazen ou musiciens et la danseuse lors d’une cérémonie de mariage.


1Le mariage est interdit entre parents très proches : frère et sœur, parents et enfants, oncle (ou tante) et nièce (ou neveu). Il n’existe pas de règle préférentielle de mariage. Contrairement à ce qui est fréquent dans le monde arabe, un homme n’a pas un droit prioritaire sur la fille du frère de son père, la bint el amm. Il peut l’épouser, mais ce n’est là qu’un mariage possible parmi d’autres.
2Tout mariage iqar’iyen concerne en priorité deux familles restreintes ou étendues et, secondairement, les groupes segmentaires auxquels elles sont affiliées. Le père du garçon et celui de la fille peuvent consulter leurs agnats ou subir fortement leur influence, mais seule leur propre décision est déterminante. En principe, l’avis des futurs époux n’est pas pris en considération ; dans le cas d’un mariage à l’extérieur du lignage, les fiancés sont même supposés ne pas se connaître. Ils doivent se plier à la volonté de leurs parents respectifs et leur obéir sans protestation.
3Tout mariage doit s’accompagner du paiement du sdaq. Il s’agit d’une somme d’argent versée par le père du garçon à celui de la fille et qui ne peut être conservée par ce dernier. Elle doit être dépensée pour constituer le trousseau de la fiancée (robes, bijoux, meubles, ustensiles de cuisine, parfums, etc.) qu’elle apportera le jour où elle viendra rejoindre son époux. Ce sdaq est considéré comme le moyen légal d’établir un contrat de mariage. Il légitime le transfert d’une jeune femme de la maison paternelle à celle de son époux. La jeune fille, jusqu’à son mariage, est placée sous le contrôle de sa famille. Celle-ci est responsable de sa conduite. Elle doit lui interdire de parler à d’autres hommes, d’être vue par un étranger au patrilignage, et surtout d’avoir des relations sexuelles avec qui que ce soit, agnat ou non. Si, lors du mariage, l’époux découvre que sa nouvelle épouse n’est pas vierge, il doit la renvoyer chez ses parents après l’avoir habillée d’un sac de foin. Déshonoré et humilié, le père de cette fille n’a plus d’autres ressources que de la tuer.
4Le mariage, dans son principe, suppose que le contrôle de la fille passe de ses parents à son époux. Ce dernier devient maintenant responsable de sa conduite. Il doit lui interdire de parler à des étrangers, de chercher à être vue par eux, et surtout d’avoir des relations sexuelles avec d’autres personnes que lui. L’adultère est en principe puni de mort, et c’est le mari lui-même qui doit tuer sa femme infidèle. Notons ici la différence avec d’autres régions du monde arabe, où c’est le frère qui est responsable de la conduite de sa sœur, même après le mariage.
5Le paiement du sdaq établit aussi le droit du mari sur la descendance. Une femme donnée en mariage doit pouvoir procréer. Si elle est stérile, son époux peut demander son remplacement par une sœur ou une cousine, et celle-ci n’est gardée que si elle enfante. Le mariage est pour un homme le moyen d’avoir une descendance, d’avoir son propre domaine de l’interdit, donc de continuer sa lignée. Ce sont surtout des fils que le jeune mari espère, car ils seront des combattants et ils pourront l’appuyer dans les échanges de violence.
6Chez les Iqar’iyen, le mariage établit une relation entre deux familles. Mais il ne constitue pas une alliance, ni au sens fonctionnaliste du terme, ni au sens structuraliste. Avant d’analyser les caractéristiques principales de l’institution matrimoniale dans cette société du Rif oriental, il nous paraît nécessaire de montrer pourquoi ces deux théories anthropologiques ne sont pas pertinentes ici.
1. Les théories de l’alliance et le mariage iqar’iyen
7La vue fonctionnaliste considère le mariage comme un moyen de renforcer ou de créer une relation de solidarité entre groupes ou lignées. Sans discuter la validité de ce point de vue, tel qu’il est soutenu pour les mariages arabes par F. Barth et, de manière différente, par E. Peters, il apparaît que les faits iqar’iyen ne permettent pas ce genre d’analyse.
8En effet, au Kurdistan, qu’étudie F. Barth (1954 : 164-171), le mariage avec la cousine parallèle patrilatérale est préférentiel et permet de renforcer la cohésion entre lignées proches. Ce type d’union ne remplit pas de fonction analogue chez les Iqar’iyen. Outre qu’il n’est pas préférentiel, il n’entraîne pas nécessairement une alliance politique entre les deux lignées. La rivalité pour la terre, qui divise les cousins parallèles, n’est pas de nature à s’apaiser si chacun épouse la sœur de l’autre. Au contraire, elle peut s’exacerber si la fille réclame sa part de terre et la fait exploiter par son mari. Le seul cas que nous ayons rencontré où ce type de mariage a renforcé l’union politique des deux familles constitue une exception. Il s’agit de ce « grand » (cf. récit 25), qui, à la mort de son frère, épousa la femme de ce dernier et prit sous sa tutelle ses enfants. Par la suite, il donna à ses neveux leur part d’héritage et leur fit accepter son autorité. C’est alors seulement qu’il arrangea des mariages entre ses propres enfants et ceux de son frère. Autrement dit, c’est parce que les conflits potentiels entre lignées collatérales avaient été sinon évacués, du moins aplanis par le frère du décédé, que le mariage entre cousins parallèles put renforcer une alliance déjà existante.
9La position de E. Peters est plus complexe (1967 : 261-281). Étudiant les Bédouins de Cyrénaïque, il prend en compte dans son analyse non seulement les mariages internes et externes aux patrilignages, mais aussi le rapport entre l’oncle paternel et le neveu utérin. La comparaison avec les Iqar’iyen est d’autant plus significative que les deux sociétés sont segmentaires.
10Dans le Rif Oriental, comme chez les Bédouins de Cyrénaïque, les relations entre oncle maternel et neveu utérin sont des relations de familiarité. Mais l’analogie cesse d’être pertinente si l’on regarde de plus près ce type d’attitude. Le Bédouin peut demander aide et assistance à son oncle maternel, aussi bien pour le paiement du prix du meurtre que pour celui de la fiancée. Chez les Iqar’iyen, la familiarité avec l’oncle maternel a, d’une certaine manière, un sens péjojoratif. Un proverbe dit : Ayyaw isaqara arbi’in thi khwaris, nthni wakesh hisbin (« Un neveu méprise cent fois son oncle maternel, celui-ci l’ignore »). Il arrive parfois au neveu de demander à son oncle d’intervenir auprès de son père pour que ce dernier le marie, mais cela seulement si les deux hommes sont en bonnes relations, ce qui, d’après nos informateurs, est plutôt rare. S’il désire résider chez son oncle maternel, il doit s’attendre à être maltraité et réduit au statut de dépendant ; il devra accomplir les tâches les plus basses et subir les sarcasmes de son oncle et de toute sa famille. L’aide qu’il reçoit équivaut en fait à une humiliation. Les bonnes relations entre ces deux catégories de parents ne sont possibles qu’à distance et de façon épisodique.
11Enfin, contrairement au cas des Bédouins, le meurtre de l’oncle maternel n’est pas considéré comme un fait anormal ; bien plutôt, il paraît presque dans l’ordre des choses. On raconte à ce sujet l’histoire suivante : un homme du patrilignage A donna sa sœur à un homme du patrilignage B. Quelques années après, le premier tua le second à la suite d’une dispute. Sa sœur, qui avait donné naissance à un garçon, attisa durant sa jeunesse la haine de ce dernier contre son oncle maternel. L’enfant, devenu adulte, décida de venger son père, tua le frère de sa mère et revendiqua son acte.
12Les informateurs ne trouvèrent étranges ni ce dernier meurtre, ni le premier, ni l’attitude de la femme dans cette affaire.
13L’autre aspect de l’analyse de Peters sur les Bédouins concerne le mariage entre patrilignages distants structuralement dans l’ordre segmentaire. L’union une fois établie, le mariage des cousins croisés se répète à travers les générations, si toutefois l’entraide et les échanges économiques (pour l’eau et d’autres biens) entre ces deux groupes ont réussi. Par ailleurs, ces parents par alliance ne peuvent pas s’entretuer. A partir de ces faits et de bien d’autres, E. Peters conclut que le mariage contredit la solidarité segmentaire. Chez les Iqar’iyen, il n’existe rien de tel. Aucun patrilignage ne peut s’attendre à une assistance économique de la part de ses parents par alliance établie dans d’autres groupes segmentaires lointains (fractions ou tribus). De plus, une famille ne peut ni prendre le parti de ses alliés contre ses agnats, ni s’abstenir si un échange de violence se déclanche entre les deux groupes. Si elle agissait de la sorte, elle s’exposerait à être expulsée de son patrilignage et ne se verrait offrir chez ses alliés qu’un statut de dépendant.
14La vue structuraliste des mariages entre cousins parallèles (Murphy & Kasdan 1959 : 17-29) a un avantage sur celle des fonctionnalistes. Elle se propose, par une comparaison avec le mariage des cousins croisés, de situer cette règle préférentielle dans la réalité sociale globale. Comme l’a montré Lévi-Strauss, le mariage des cousins croisés suppose des unités lignagères exogames. Que ce soit sous une forme symétrique ou asymétrique, il permet de constituer un système de parenté fondé sur le rapports consanguinité/affinité et sur la répétition des mêmes formes de mariage à travers les générations. C’est ce que L. Dumont a appelé « la théorie de l’alliance de mariage », le terme d’alliance étant pris dans le sens « diachronique trans-générationnel ». Au contraire, le mariage arabe – et plus spécifiquement celui reconnu comme préférentiel avec la cousine parallèle patrilatérale chez les nomades d’Arabie, qu’étudient Murphy et Kasdan – ne permet pas la constitution d’un système social global. Ce mode d’alliance est un moyen de créer un isolement et un repliement des lignées sur elles-mêmes. Les unités agnatiques, non exogames, tendent à devenir des isolats. Les deux anthropologues montrent que seule la généalogie segmentaire et la « violence institutionnalisée » (feud en anglais) intègrent les lignées dans un ensemble social structuré. Dans cette analyse, le mariage avec la cousine parallèle patrilatérale représente un point de vue partiel sur la société, par opposition au modèle segmentaire qui a une valeur globale.
15Les faits relatifs au mariage iqar’iyen confirment en partie l’analyse de Murphy et Kasdan, notamment à propos de la nécessité de comparer échange de violence et mariage et de situer leur place respective dans la société. Mais, pour le reste, ils demandent une interprétation différente.
16Dans cette région du Rif, l’absence de règle préférentielle signifie que l’on ne peut considérer l’inter-mariage sous un aspect diachronique. Aucune union n’implique sa répétition à travers les générations. Ainsi, par exemple, deux hommes peuvent échanger leurs sœurs, mais cela ne signifie pas que les enfants issus de ces unions vont se marier entre eux. Plus généralement, un homme n’est d’aucune manière obligé de se procurer une épouse dans le lignage ou la lignée d’où sa mère est issue. Chaque mariage est, pourrait-on dire, séparé des autres, pris pour lui-même. Il n’est donc pas possible d’élaborer un modèle mécanique, même partiel, à partir de cette institution.
17Mais si aucune forme de mariage ne prédomine, si l’alliance matrimoniale n’est pas complémentaire de la filiation pour délimiter une structure de parenté autonome, cela ne signifie pas que cette institution n’ait qu’une valeur marginale. De même que l’agnation est infléchie par la structure territoriale segmentaire, le mariage prend son sens par rapport aux systèmes de valeurs de la société iqar’iyen.
18En effet, tout mariage nécessite le paiement du sdaq. Or, celui-ci n’est pas seulement le moyen de légaliser l’union, il est aussi l’objet d’une compétition pour l’honneur entre les pères des deux époux. Mais ce sdaq introduit aussi à l’ordre de la baraka dont bénéficiera le couple. Lors de cet événement, qui assure en somme la reproduction de la société, le père manifeste son sens de l’honneur, mais c’est à son fils que reviendra la descendance. Ici se révèle l’ambiguïté du mariage qui traduit et dramatise l’antagonisme des générations : la continuité de la lignée assurée par le fils est l’annonce de la mort du père. Ce sont ces différents aspects du mariage que nous analyserons.
2. Le sdaq comme mesure de l’honneur
19Le sdaq n’est pas une compensation versée au père de la jeune fille. Celui-ci ne peut pas garder cette somme d’argent, mais il doit la dépenser pour constituer son trousseau. Il ne peut donc pas, comme c’est le cas dans d’autres sociétés, utiliser cet argent pour trouver une épouse à son fils. De plus, en donnant sa fille, il favorise la croissance démographique d’une autre famille ; il lui cède donc le moyen d’avoir de futurs guerriers qui pourront se retourner contre ses propres descendants. Le preneur de femme est donc, en principe, avantagé par rapport au donneur.
20Mais les implications de l’institution matrimoniale ne sont pas aussi simples. Le mariage est l’enjeu d’une compétition pour l’honneur, notamment quand il concerne deux familles issues de deux lignages différents. Cette compétition se déroule à propos de la fixation du montant du sdaq et permet dans certains cas extrêmes mais significatifs d’inverser complètement les conséquences normales du mariage. Avant d’analyser ces différentes formes de mariage à l’extérieur du lignage, il nous faut examiner la portée des unions entre cousins parallèles.
Les mariages entre cousins parallèles
21Les mariages à l’intérieur du lignage sont assez fréquents. Le montant du sdaq est généralement plus faible dans ce type d’union que dans le cas d’une union extra-lignagère. Il est symbolique quand il s’agit de cousins parallèles au premier degré et s’accroît entre cousins éloignés. Comme l’ont montré Murphy et Kasdan, ce type d’union favorise la croissance de lignées apparentées. Il constitue le moyen pour le patrilignage de se fermer sur lui-même. Il est donc compréhensible que le montant du sdaq reste faible, puisqu’il ne donne pas lieu à un véritable transfert de droits sur la descendance.
22Que signifie ce mariage dans le système de l’honneur ? Une famille peut choisir de consommer ses propres richesses ou de les partager uniquement avec ses propres agnats, mais cela implique qu’elle a peur de s’engager dans le système de défis et de contre-défis vis-à-vis de membres des lignages étrangers. Il en est de même dans le mariage interne : se marier entre soi, c’est refuser la compétition pour l’honneur ou n’avoir pas les moyens de s’y engager, à cause du paiement du sdaq. Ce type d’union peut se produire dans un lignage faible ou dans un lignage pourvu d’un « grand ». Dans le premier cas, le mariage entre cousins parallèles est arrangé entre deux familles qui n’ont pas les moyens de payer un sdaq élevé ou qui préfèrent rester effacées. Dans le deuxième cas, c’est le « grand » qui impose cette forme de mariage à ses agnats et qui ne permet l’union extra-lignagère que s’il en tire un avantage pour lui-même. Quant à ses propres enfants, le « grand » préférera les marier à l’extérieur du groupe, notamment avec des familles de « grands ». Dans l’arrangement des mariages comme dans les échanges de violence, c’est le « grand » seul qui entre dans les compétitions d’honneur, tandis qu’il refuse ce même droit à ses agnats.
Les mariages à l’extérieur du lignage
23Les mariages à l’extérieur du lignage sont aussi fréquents. A la différence de ceux entre cousins parallèles qui sont arrangés directement par les pères des époux ou par le « grand », ils nécessitent de longues négociations. Celles-ci sont menées par des intermédiaires, afin d’arranger le mariage et de fixer le montant du sdaq. Elles vont permettre aux deux chefs de famille concernés de se mesurer par rapport à l’honneur et d’affirmer le poids de leur nom.
24Les chefs des deux familles ne se rencontrent qu’après la réussite des négociations. Les intermédiaires sont discrètement envoyés par les parents du garçon chez ceux de la fille. Généralement, ce sont des personnes qui sont en bonnes relations avec les deux familles. Ils ne demandent jamais directement aux parents de la fille s’ils consentent au mariage qu’ils sont venus arranger. C’est par des allusions qu’ils se font comprendre, en disant par exemple, au cours de la conversation : « Le fils d’un tel a grandi », puis, « Il est en âge de se marier » ; « Il faudra que l’on en parle à son père ». Leur interlocuteur, qui comprend ces paroles, va chercher à savoir de laquelle de ses filles, il s’agit. Ceci fait, il donnera sa réponse. S’il est d’accord pour l’ouverture des négociations, il dira : « Oui, le fils d’un tel doit se marier ! » Sinon, il se taira. Les parents du garçon sont informés des résultats de cette visite et, si ceux-ci sont positifs, la prochaine étape sera entamée et revêtira un double aspect : public et secret, ou soi-disant secret. La mère du garçon, accompagnée de deux ou trois femmes se rend à la maison de la fille. La mère de cette dernière les accueille et leur fait honneur en leur offrant le thé. Le dialogue échangé entre les deux femmes doit rester insignifiant. Si la fille paraît avec ses plus beaux habits, cela est de bon augure : l’arrangement du mariage sera relativement facile ; sinon, cela signifie que l’affaire est mal engagée, qu’il y a désaccord dans la famille de la fille au sujet de ce mariage. Après cette visite, les intermédiaires vont intervenir de nouveau, toujours secrètement. Mais cette fois, l’opinion publique sait de quoi il s’agit. Elle va guetter la moindre information sur le déroulement de la négociation. Il s’agit de fixer le montant du sdaq. Comme pour la diyith, le preneur de femme va offrir une faible somme. Le donneur refuse. Le preneur propose une somme supérieure, etc. Il est possible que ces négociations n’aboutissent pas ; cela signifie alors que le mariage ne se fera pas. Si par contre les deux parties se mettent d’accord sur le montant, le père du garçon rendra officiellement visite à celui de la fille et, au cours d’un simulacre de discussion entre ces hommes sur le montant du sdaq, les fiançailles seront proclamées. Tout ce processus secret et public a un sens par rapport à l’honneur, et les tractations portant sur le sdaq constituent l’opération la plus délicate du mariage. Tout doit se passer comme si la somme à verser faisait l’objet d’un accord entre les parties et que l’honneur de chacun était sauf. Mais l’opinion publique, qui a suivi attentivement toute l’affaire, sait qu’il en a été autrement et que l’honneur de l’un des parties a été malmené au cours des diverses phases de la négociation.
25Différentes interprétations de ces mariages peuvent être données, selon le montant du sdaq payé. Si le père de la fille a accepté une faible somme, cela confirme son infériorité par rapport au preneur de femme. Non seulement il cède une fille et une descendance, mais il reconnaît sa faiblesse. Son seul gain est de voir son nom associé à celui d’une famille relativement puissante et prestigieuse.
Récit 32. Un mariage avec faible sdaq et ses conséquences
Un homme du lignage A donne sa fille en mariage au fils du « grand » du lignage B. Il ne reçoit qu’un faible sdaq. Avant de mourir, il dit à l’un de ses fils : « Maintenant tu es adulte, mais ne crois pas que tu sois un homme (un ariaz). Va rendre visite à ta sœur, observe la conduite de son beau-père. Tu apprendras plus avec lui qu’en fréquentant tes jeunes amis. Et puis, souviens-toi que je n’ai pas donné ta sœur pour que vous soyez, toi et tes frères, des ”comme rien” (bḥal walu). A toi de montrer que notre nom vaut celui de nos alliés » (izuwren, pluriel de azugwar, cf. la terminologie de la parenté, p. 259). Le fils rend visite à sa sœur à plusieurs reprises. Il doit à chaque fois subir les sarcasmes de ses beaux-frères. Il ne leur répond pas mais il sait manœuvrer pour attirer l’attention du « grand ». Celui-ci lui apprend à être modeste et patient en toutes circonstances. Le jeune homme sait tirer profit de ces conseils et, quelques années plus tard, devient lui-même un « grand » dans son propre lignage. Il continue à venir voir sa sœur, affecte d’ignorer ses beaux-frères. Ceux-ci n’osent plus se moquer de lui mais trouvent son attitude méprisante. L’un d’entre eux décide de se venger de cet affront et de le tuer sans avertir son père. Il ne réussit qu’à le blesser. Le père de l’agresseur, averti de son acte, l’enferme dans un cachot et paye la diyith. Par la suite, les deux « grands » s’affrontent violemment.
26L’informateur qui raconte ce récit, dit en conclusion : « Voyez comment l’on peut tirer parti de sa faiblesse, si l’on sait comment prendre des risques. »
27Un autre informateur, après nous avoir parlé de cette forme de mariage avec faible sdaq, fit ce commentaire : « Pour un homme, donner son accord à un tel mariage signifie qu’il n’a pas peur de s’engager dans la compétition pour l’honneur. Certes, il n’est pas l’égal de celui qui a reçu sa fille, car ses moyens sont limités, mais il laisse à ses propres fils une sorte de testament : n’a-t-il pas ouvert pour eux la voie de l’honneur ? C’est à eux, ses descendants, d’égaler et même de surpasser le mari de leur sœur. »
28Lorsque le père de la fille réclame une forte somme et la reçoit, la signification du mariage change. Certes, cet homme perd une fille et une descendance, mais son prestige et son honneur sont rehaussés ; il a forcé le preneur de femme à reconnaître sa supériorité. Ainsi, un homme d’un certain prestige ou un « grand » peut marier sa fille au fils d’un « petit » si celui-ci est prêt à verser une forte somme. L’un gagne des enfants, l’autre de la gloire.
29Seul le mariage par échange permet l’équilibre. Il ne se pratique qu’entre « grands » lorsqu’ils décident de faire la paix après une période d’affrontement et de la sceller en échangeant leurs filles. Chaque père fournit le même sdaq à sa fille. Ces cas exceptionnels constituent la seule forme d’échange de filles qu’on ait rencontrée.
Les mariages avec captation de la descendance
30Dans tous les mariages que nous avons étudiés jusqu’ici, avec ou sans compétition autour de la fixation du montant du sdaq, la règle de la descendance patrilinéaire était respectée. Il existe d’autres mariages, moins fréquents, qui enfreignent cette règle. Ce sont ceux qui entraînent la captation de la descendance par le père de la femme. Nous avons déjà évoqué (cf. chap. 2) le cas des protégés qui risquent de perdre leur identité s’ils marient leurs fils avec des filles du lignage protecteur. Mais ce type de mariage peut se produire aussi entre familles de même statut. Nous en décrirons deux formes.
31Dans la première forme, le père du garçon ne verse qu’une somme symbolique. C’est le père de la fille qui donne à cette dernière une grosse somme d’argent pour constituer son trousseau. Le marié devra obligatoirement venir résider chez son beau-père. Il ne sera que le géniteur et perdra ses droits sur ses enfants. Ceux-ci seront intégrés dans la lignée de leur grand-père maternel. Ce mariage équivaut à un quasi-inceste puisque le donneur de femme conserve sa fille. Il est généralement arrangé par un homme qui n’a pas de descendants mâles, comme étant un moyen d’empêcher l’extinction de sa lignée. Mais un père très attaché à sa fille peut y avoir recours même s’il a des fils. En tout cas, cette homme va provoquer la jalousie aussi bien chez ses agnats que parmi les étrangers au patrilignage. Il a gagné sur les deux tableaux, capté une descendance et en même temps gagné du prestige en dépensant une forte somme pour sa fille. Les autres lignées de son groupe et les autres groupes n’ont rien à lui prendre ; ils sont perdants.
32Dans la seconde forme, le père du marié peut fournir un sdaq respectable. Mais si le père de la future épouse dépense une somme nettement supérieure à celle qu’il a reçue, il a le droit de réclamer des enfants. Ceux-ci devront venir résider chez lui quand ils seront adultes et seront intégrés dans sa lignée. Là encore, il s’agit d’un quasi-inceste, et la violence sociale est encore plus frappante et plus grave que dans le cas précédent. L’homme qui ne donne pas de sdaq ou verse une somme symbolique sait ce qui l’attend. Au contraire, celui qui fait un paiement normal espère une descendance, et s’en voit privé par le coup magistral de son beau-père. La particularité de ce mariage nous a été révélée lors de l’analyse des généalogies de deux groupes lignagers dans deux cas très similaires. Plusieurs informateurs avaient déclaré que certains des fils d’un « grand » n’étaient pas réellement les siens mais ceux de sa fille mariée dans un autre lignage. Ils indiquèrent dans quelles conditions cette captation des petits-fils avait eu lieu, mais ils ne purent pas ou ne voulurent pas nous dire quels conflits ce mariage engendra entre les deux familles.
33Pour terminer, nous situerons un cas de mariage très particulier mais aussi très significatif de la compétition pour l’honneur. Dans un récit, il est dit qu’un « grand » s’engagea dans des négociations pour marier la fille de son frère décédé à un homme d’un autre lignage. Après avoir fait monter les enchères et obligé le père du garçon à promettre un sdaq très élevé, il déclara que cette somme était très insuffisante pour honorer la mémoire de son frère décédé et pour réaffirmer la dignité de son groupe. Il rompit alors les négociations, déclara que sa nièce épouserait son propre fils et offrit comme sdaq une somme double de la précédente. Le mariage fut conclu et le « grand » le célébra avec un faste rarement atteint. Les deux familles ne firent plus qu’une. Les informateurs connaissent d’autres mariages de ce type, mais celui-ci eut un retentissement particulier, car jamais un sdaq aussi élevé n’avait été donné.
34Apparemment, ce mariage n’a rien de scandaleux. Comment parler de quasi-inceste et de captation de descendance dans une union entre cousins parallèles qui est parfaitement admise et qui ne transforme pas le marié en un simple géniteur ? Mais c’est oublier que plusieurs éléments du récit font sortir ce mariage de la normalité. Le « grand » ne se contente pas de marier sa nièce à son fils. En rompant les négociations avec ce lignage, il a humilié cette famille qui était pourtant prête à lui offrir un sdaq très élevé. D’autres hommes d’autorité se seraient contentés de voir ainsi reconnaître le poids de leur nom. Mais ce « grand » va au-delà : il refuse ce mariage et consacre à sa nièce, dont il est le tuteur, le double de la somme qu’on lui offrait. Il agit ainsi comme le font ceux qui veulent capter la descendance de leur fille. De plus, après avoir joué un double rôle, celui du père du marié et celui du père de la mariée, il finit par fondre sa famille et celle de son frère en une seule, placée sous son autorité. Tout se passe comme s’il avait marié ses propres enfants entre eux.
35A l’opposé de ceux qui refusent de jouer l’honneur en pratiquant le mariage interne au lignage, ce « grand » montre qu’il est parvenu à un tel degré d’honneur qu’il ne juge plus aucun homme digne de rivaliser avec lui. Il peut se permettre, en violant les règles implicites de l’honneur dans le mariage, de lancer un défi suprême à tous les hommes d’honneur. On comprend alors pourquoi cet éclat d’un « grand » nous a été raconté maintes et maintes fois comme un acte de démesure qui le situe hors du commun.
36A travers cette analyse du sdaq comme mesure de l’honneur, nous avons montré que le mariage est, comme l’échange de violence, le lieu de la compétition pour l’honneur. Il nous reste maintenant à les comparer.
Comparaison entre meurtre et mariage
37Un tableau regroupant les différentes formes d’échange de meurtres et les différentes formes de mariage montre les analogies entre ces deux institutions.
38Le mariage entre cousins parallèles constitue un refus de la compétition pour l’honneur. De ce point de vue, il a une valeur négative, comme le refus de défi dans l’échange de violence (première colonne). A l’échange de sœurs correspond l’échange de morts (deuxième colonne). Le donneur de femme perd une descendance, comme les agnats de la victime perdent un homme. Cette position initiale, qui avantage le preneur de femme ou le meurtrier, peut se confirmer ou s’infirmer selon le montant du sdaq et de la diyith (troisième colonne). Enfin la captation de la descendance par le donneur de femme nie la famille du preneur en tant que partenaire, comme le font les agnats de la victime quand ils obligent le groupe du meurtrier à leur céder une femme ou un serviteur (quatrième colonne).
39Mais ces analogies, tout en révélant en quoi le mariage participe de l’honneur, comme le meurtre, ne doivent pas nous faire oublier les différences entre les deux.
40Le meurtre, nous l’avons souligné, a une signification à un triple niveau : c’est un rapport entre lignées (celle du meurtrier et celle de la victime), c’est aussi un rapport entre patrilignages quelle que soit leur distance segmentaire, et c’est enfin un rapport segmentaire puisque les meurtres sont aussi comptabilisés aux niveaux de la communauté territoriale, de la fraction et de la tribu. Le mariage, par contre, ne fait intervenir que deux familles. Celles-ci seules sont concernées par cette union et par la compétition pour l’honneur. En principe, leurs agnats ne peuvent intervenir, sauf le « grand » qui a le pouvoir de faire pression.
Figure 15. Tableau des analogies entre meurtre et mariage

41Contrairement au meurtre, le mariage n’a pas d’effets au niveau segmentaire. Il est l’affaire d’individus en rivalité pour le prestige et l’honneur personnel. Il s’insère donc dans le modèle des rapports d’autorité et dans la compétition autour de la position de « grands ».
42L’échange de violence par le meurtre tend toujours vers l’équilibre exprimé par la formule, un mort = un mort. La paix, avec paiement de diyith, n’est qu’une pause, la violence étant toujours relancée. Par contre, il est rare que le mariage arrive à cet état d’équilibre. L’échange simultané de femmes est un cas exceptionnel, et un homme qui a donné sa fille ne peut par la suite en réclamer une autre pour un de ses fils. Le déséquilibre entre les familles qu’institue le mariage est un fait constant et général. Le perdant ne peut espérer rétablir son honneur que s’il s’engage, lui ou ses descendants, dans les échanges de violence (récit 32). De ce point de vue, le mariage a donc des effets sur le système social global. Il crée des déséquilibres et il oblige à répondre. Il est un des éléments moteurs qui imposent aux Iqar’iyen la relance continuelle des échanges de violence.
3. Le mariage et l’antagonisme des générations
43Le sdaq n’est pas seulement le moyen d’une compétition pour l’honneur entre les pères des mariés, il ouvre également la voie aux cérémonies du mariage qui se présentent comme des rituels de fécondité. Dans ce contexte, il apparaît comme le prix de la baraka. En effet, comme on le montrera dans le prochain chapitre, la prise de possession de l’épouse par le jeune marié, mouray-es-sultan, fait office de sacrifice propitiatoire offert au divin pour obtenir une descendance et de la prospérité pour le nouveau couple. Ce rite de passage installera les jeunes mariés dans leur nouveau statut. La jeune femme deviendra une épouse et une mère. Le jeune homme quitte sa condition de célibataire irresponsable et fait ses premiers pas dans la carrière d’homme d’honneur. Désormais, il exercera son autorité sur sa femme, et sur les enfants qu’elle lui donnera.
44Mais le paradoxe du mariage est que ce rite de passage constitue aussi la négation symbolique de ce père qui, en payant le sdaq pour marier son fils, vient à la fois de manifester son honneur et de donner naissance à celui de son fils. Cet aspect de l’institution matrimoniale, qui pose le problème des relations entre le beau-père et sa bru et entre le père et son fils, se révélera pleinement lors des cérémonies du mariage. Mais il est aussi perceptible dans la terminologie de la parenté sur laquelle nous insisterons ici.
45La bru appelle son beau-père amghar, c’est-à-dire « grand ». Ce terme, emprunté au langage politique, indique bien que le mariage a une signification au niveau de l’honneur. Comme le « grand » place le domaine de l’interdit de ses agnats sous son autorité, le beau-père place aussi l’épouse de son fils sous son autorité. Il est celui qui a gagné de l’honneur en la prenant à son père, mais il est aussi celui sous le contrôle duquel elle est passée. En effet, si le mariage est pour le jeune marié un premier pas vers la carrière d’honneur, le marié reste encore sous la dépendance de son père et son épouse s’y trouve avec lui. Le nouveau couple aura droit à une chambre à l’intérieur de la maison du père et non une maison en propre. Cet amghar garde aussi le contrôle de ses terres, cet autre domaine de l’interdit. Il est le chef de maison, le seul responsable de l’honneur familial vis-à-vis des autres Iqar’iyen.
46Mais si le terme d’amghar confirme le père du marié dans son autorité, le terme de tasrit qu’un beau-père applique à sa bru, montre un autre aspect de l’ambiguïté de cette relation. Tasrit et son masculin asri désignent respectivement la mariée et le marié au cours des cérémonies, avant qu’ils n’aient eu leurs premiers rapports sexuels. Après le mariage, le père de l’épouse appelle son gendre azugwar, terme employé de façon réciproque entre un homme et la famille de son épouse. Par contre, le père de l’époux continue d’appeler sa bru tasrit. Pour le père du marié, tout se passe comme si le mariage de son fils restait en suspens, n’était pas consommé. Il ne peut être appelé amghar que s’il nie l’accomplissement de l’acte sexuel qui conclut le mariage de son fils. Il n’a droit de regard sur sa bru que s’il lui nie sa qualité de génitrice, car sinon ce serait considérer son fils comme un homme d’honneur ayant son propre domaine de l’interdit. Mais le mariage sera consommé et c’est le couple qui bénéficiera de la descendance. De ce point de vue, l’union des deux époux constitue la négation future du beau-père comme amghar, donc en quelque sorte son meurtre symbolique.
47On comprend alors toute l’ambiguïté que revêt pour le père le mariage de son fils. C’est l’événement qui lui permet d’affirmer son honneur et d’avoir des petits-enfants qui assureront la continuité de la lignée. Mais c’est en même temps la première annonce de sa mort future, de cette mort qu’il nie en maintenant son fils en état de dépendance.
Tableau 16. Tableau de la terminologie de la parenté

Les termes en italiques sont analysés dans le texte
48L’analyse d’un autre terme clef de la parenté berbère confirme cette ambiguité du mariage. Ayyaw et son féminin thayyawtsh désignent pour Ego tous les enfants des femmes de son groupe agnatique : les enfants de la sœur, de la fille, de la fille du frère, de la cousine parallèle patrilatérale et de la tante paternelle. Cette appellation ne tient pas compte de la génération, qu’elle soit ascendante ou descendante. Tous les maris de ces femmes sont appelés azugwar, terme qui désigne ici le parent par alliance preneur de femme. Mais les termes d’ayyaw et de thayyawtsh sont aussi utilisés par Ego pour désigner les enfants de son propre fils. Par contre, les enfants du frère, du fils du frère, des cousins parallèles et des fils des cousins parallèles patrilatéraux sont désignés par des termes descriptifs. L’extension asymétrique de ce terme d’ayyaw et de son correspondant féminin constitue une anomalie difficilement explicable : comment peut-on rendre compte d’un terme qui désigne en même temps des enfants de femmes que l’on donne, donc des utérins, et des enfants de son propre fils, donc ses propres descendants agnatiques ? D. Hart, qui a étudié les Ait Waryaghel, un groupe du Rif central dont la terminologie est identique à celle des Iqar’iyen, a essayé d’expliquer cette anomalie. Il pense que le problème peut être résolu si on le situe dans le cadre des relations entre grands-parents et petits-enfants. De même qu’il n’existe qu’un seul terme pour désigner les grands-parents paternels et maternels, il n’existe qu’un seul terme pour désigner les petits-enfants, qu’ils soient enfants de la fille ou du fils (D. Hart 1976 : 221). Cette explication ne résout pas réellement le problème et ne fait que le déplacer. Si l’on accepte le raisonnement de Hart sur cette absence réciproque de différenciation dans la terminologie entre la génération des grands-parents et celle des petits-enfants, on ne voit pas pourquoi c’est le terme d’ayyaw qui a été retenu, Dans une société qui met l’accent sur l’agnation, n’était-il pas plus conforme de procéder à l’inverse et d’étendre plutôt un terme spécifique pour les enfants du fils à ceux de la fille ? Cette terminologie berbère, qui a emprunté de nombreux termes à l’arabe et notamment celui pour désigner les grands-parents, aurait pu tout aussi bien retenir le terme arabe de hafidth, qui s’applique spécifiquement aux petits-enfants, c’est-à-dire aux enfants de la fille et aux enfants du fils.
49Le problème de l’extension asymétrique du terme ayyaw reste donc entier. L’échec de l’interprétation de D. Hart nous paraît résider dans sa tentative d’évacuer la contradiction entre le principe agnatique affirmé dans les généalogies et les cas où il semble disparaître de la terminologie. C’est cette contradiction qu’il faut situer et comprendre. Tout se passe comme si, en appelant les enfants de son fils ayyaw et thayyawtsh, Ego les assimilait à des enfants de femme que l’on donne à d’autres familles, alors qu’ils seront cependant chargés d’assurer la continuité de sa propre ligne agnatique. Du même coup, il transforme son propre fils en une femme que l’on donne à l’extérieur.
50En définitive, l’extension asymétrique de ce terme, comme le terme de tasrit, entrent dans la logique de la négation par le père du mariage de son fils. En appelant sa bru tasrit, le beau-père veut ignorer qu’il marie son propre fils, qu’il introduit dans sa propre maison la femme de ce dernier comme épouse et génitrice. En appelant les enfants de ce couple, ayyaw et thayyawtsh, il continue d’ignorer ce mariage en considérant ses propres petits-enfants comme des utérins et non comme des descendants agnatiques1. Ainsi l’ambiguïté de l’institution matrimoniale, comme affirmation de l’honneur du père et comme annonce de sa propre mort, est inscrite au cœur même de la terminologie. Nous verrons maintenant comment cette même ambiguïté se manifeste dans le déroulement des cérémonies du mariage.
Notes de bas de page
1 L’analyse du terme uma, qui désigne le frère d’Ego (féminin whutshma : sœur), souligne encore plus cette contradiction entre le principe agnatique et la terminologie de la parenté. Uma se décompose en u racine du terme fils (pluriel ait) et ma diminutif de yima : mère. Ainsi donc, la traduction littérale des termes uma et wutshma est « fils » et « fille de ma mère », ce qui semble supposer une filiation par la mère, non par le père. A ce sujet, il nous faut rapprocher ces termes de références du mythe où il est dit que les Iqar’iyen sont les enfants de femmes (récit 30).
Cette tendance à marquer par des termes spécifiques les relations par les femmes singularise cette terminologie rifaine par rapport à la terminologie arabe. Dans ce contexte, si l’emprunt à l’arabe est systématique aux générations supérieures - 1 et - 2 (on retrouve la même distinction entre père, frère du père et frère de la mère, de même entre mère, sœur de la mère et sœur du père, et les mêmes termes désignent les grands-parents, sans distinction entre père du père ou père de la mère, ou entre mère de la mère et mère du père), il devient plus sélectif à la génération d’Ego et aux générations inférieures + 1 et + 2. Ainsi, par exemple, alors que l’arabe n’a que des termes descriptifs composés à partir de la génération supérieure - 1 pour désigner les différents types de cousins (fils ou fille de l’oncle paternel, fils ou fille de l’oncle maternel, etc.), le berbère a un terme spécifique, ayyaw pour distinguer les fils de la tante paternelle de tous les autres types de cousins. La même remarque peut être faite pour les générations + 1 et + 2 avec cette anomalie que nous avons notée pour les enfants du fils d’Ego. De ce point de vue, la distinction entre les enfants d’agnats féminins et les enfants d’agnats masculins et cette tendance très nette à ignorer les relations par les hommes pour les ascendants directs et les descendants d’Ego ont une valeur globale au niveau de la terminologie de la parenté rifaine, et donnent aux termes empruntés à l’arabe une toute autre signification qu’elles n’avaient originellement dans cette langue. C’est pourquoi notre analyse, loin d’avoir extrait de leur contexte quelques termes, permet au contraire de dégager les caractéristiques globales de cette terminologie. Dans un travail ultérieur, nous comparerons plus systématiquement le vocabulaire de ce dialecte berbère avec celui d’autres dialectes de cette même langue et le vocabulaire de la parenté arabe.
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