11. Le sultan, Commandeur des Croyants
p. 221-241
Texte intégral
1Les Iqar’iyen ne conçoivent pas leur identité sociale comme étant limitée à leur propre territoire. Ils se disent membres de la communauté des croyants du Maroc. A la tête de celle-ci, et symbolisant son unité, le sultan est appelé Emir el Mu’eminin, « Commandeur des Croyants ». Ce titre précise que le sultan exerce une autorité politico-religieuse. En effet, selon les Iqar’iyen, il dispose d’une baraka et d’une force militaire pour guider les croyants sur la voie du respect de la Loi islamique.
2Dans ce chapitre, nous étudierons comment les Iqar’iyen se représentent le statut du sultan et comment ils définissent les rapports qu’ils entretiennent avec lui. Auparavant, nous situerons brièvement la communauté des croyants du Maroc et l’organisation du pouvoir central autour du sultan.
1. La communauté des croyants du Maroc
3Le Maroc, tel que nous le définissons aujourd’hui, est le territoire d’une nation. Au XIXe siècle, il était conçu comme une communauté de croyants, de musulmans, ayant à leur tête un sultan. Dans cette définition, la notion de territoire est secondaire par rapport au critère religieux qui est fondamental. Les membres de cet ensemble partagent une même foi en Dieu, ils reconnaissent la vérité divine du Coran, qui est la Loi révélée, et ils se soumettent à ses commandements. Mais ceci ne les différencie pas des autres musulmans, ces « frères par la religion », ukhwan fi dinn, comme disent en arabe les Iqar’iyen.
4L’Islam, ainsi qu’on le reconnaît généralement, n’est pas simplement affaire de croyance pour des individus, il implique également l’organisation de la communauté des musulmans, la umma. Il ne s’agit pas de faire ici l’histoire de cette notion, ni d’étudier comment à travers les siècles le fractionnement de cette communauté a provoqué la constitution de différents ensembles plus restreints, souvent opposés les uns aux autres. Notre but est de montrer comment les tribus marocaines, et plus spécifiquement les Iqar’iyen, perçoivent la particularité de leur propre communauté de croyants, qui a été nommée improprement « Empire chérifien du Maroc », et comment ils la différencient de celle qui est alors appelée, tout aussi improprement, « Empire ottoman ».
5Un sultan est placé à la tête de chacune de ces deux communautés. C’est lui qui cimente l’unité de l’ensemble et en est le symbole. Son autorité est en même temps religieuse et politique. Il règne et commande en se conformant à la Loi coranique. Néanmoins, disent les informateurs, la différence entre les deux sultans est que l’un, celui du Maroc, est un descendant du Prophète, alors que l’autre, qui est installé à Istambul, ne l’est pas. A leurs yeux, le premier a plus de légitimité que le second. Il est plus apte à recevoir la baraka, à commander les croyants selon la Loi divine et à les défendre contre l’Infidèle.
Rappel historique des dynasties marocaines
6Depuis le XIe siècle, plusieurs dynasties se sont succédées et ont régné sur le Maroc, incluant parfois dans leur empire le reste du Maghreb et l’Espagne musulmane. Chacune d’entre elles régna pendant une période variable n’excédant pas cent cinquante ans. Les quatre premières (Almoravides, Almohades, Méridines, Wattasides) fondaient leur pouvoir sur les tribus dont elles étaient issues ou qui leur fournissaient leur principal appui. A partir du XIIe-XIIIe siècle, le chérifisme, le maraboutisme et les confréries religieuses mystiques prirent une importance considérable au Maroc. Mais leur influence resta locale jusqu’au XVIe siècle. A cette époque, un groupe de chorfa, les Sa’adiens, élimina la dernière dynastie tribale, prit le pouvoir et organisa le Makhzen, c’est-à-dire une armée et une administration à son service. Un siècle plus tard, une autre branche de chorfa, celle des Alawites, lui succéda en s’imposant par la force. C’est un descendant des fondateurs de cette dynastie qui règne encore aujourd’hui sur le Maroc.
Les sultans alawites et leur Makhzen
7L’ancêtre des Alawites, Hassan Ad Dakhil, originaire de Yanbo, en Arabie, arriva au Maroc au cours du XIIIe siècle et s’installa dans le sud-est du pays, le Tafilelt. C’est un de ses descendants, Moulay Rachid, qui, au XVIIe siècle, prit le pouvoir et devint le premier sultan alawite. Son demi-frère, Moulay Ismaïl, lui succéda à sa mort. Contemporain de Louis XIV, il régna près de cinquante ans. D’après les chroniqueurs arabes et les historiens, ce sultan, qui devint un personnage de légende au Maroc, fut un souverain guerrier. Il consacra près de vingt années de son règne à combattre les populations qui refusaient de reconnaître son autorité. Il fut aussi un organisateur et donna à l’administration du sultanat, le Makhzen, une forme qui a peu varié depuis.
8Étant marginaux par rapport aux tribus, les Alawites comme les Sa’adiens ont organisé leur force militaire en créant et en structurant des tribus dites Jaysh. Ce dernier terme, qui signifie « armée », est équivalent à guich dans d’autres dialectes. Les Bouakhar (esclaves noirs affranchis), les Oudeya, les Cherarda et les Cheraga, formèrent les quatre tribus Jaysh. Elles furent installées sur des terres avoisinant les deux capitales, Fez et Marrakech, et les principales villes du sultanat. Ces allocations foncières furent exemptées de l’impôt, achour1. En contre-partie de ces privilèges, ces tribus devaient un service militaire au sultan. Ce dernier ne se déplaçait jamais sans être accompagné par de forts contingents de son armée. Leur rôle était de défendre le trône, d’agir contre les tribus rebelles et d’exécuter les ordres de leur souverain. Les historiens signalent que ces tribus furent pendant une longue période indociles, utilisant leurs forces pour faire ou défaire les sultans et organiser des révoltes de palais. D’après E. Aubin : « Il fallut aux chorfa alawites un siècle et demi de lutte pour dissocier ces tribus trop favorisées, les opposer entre elles, réduire leurs prétentions réciproques et les amener à leur état présent (début du XXe siècle) qui les équilibre en les groupant docilement autour du pouvoir central » (Aubin 1913 : 183).
9C’est parmi les hommes de ces tribus Jaysh que furent recrutés au niveau central les principaux responsables de l’administration chérifienne du Makhzen. Les Bouakhar fournirent le plus fort contingent d’hommes et de femmes pour les corporations du palais. Les principaux vizirs et leurs assistants furent choisi au sein de ces quatre tribus. Les notables lettrés des cités de Fez, Marrakech, Salé et Tétouan, ne reçurent généralement que des postes subalternes et leur poids politique dans le Makhzen ne se développa que vers la fin du XIXe siècle, sans jamais supplanter celui des tribus Jaysh.
10Si le Makhzen avait une implantation très structurée au niveau des villes et des zones qu’il contrôlait directement, il n’en était pas de même dans la majeure partie du monde rural. Là, le sultan se contentait de choisir parmi les personnalités locales celui qui le représenterait au niveau de la tribu ou d’un groupe de tribus. Ce qaid avait pour tâche principale de collecter les impôts et d’empêcher toute révolte. Il ne pouvait compter que sur ses propres forces pour mener à bien ces tâches, et ne recevait qu’épisodiquement l’appui de l’armée. Généralement, ces qaid réussissaient mal à contenter à la fois le sultan et leur propre tribu et ne conservaient leur poste que durant une courte période.
2. Violence et baraka du sultan
11Pour comprendre comment les Iqar’iyen se représentent le statut du sultan, il nous faut analyser leur description de la succession au trône. Il est important de souligner dans quel contexte les données qui vont suivre ont été recueillies. Lors de chaque mariage, le jeune marié est appelé mouray-es-sultan (« le Seigneur-sultan ») et joue le rôle du nouveau souverain dans une série de rituels. C’est en interrogeant nos informateurs sur ces rituels que nous avons pu comprendre leur conception du sultanat.
L’accession au trône
12En principe, un sultan régnant désigne son successeur. Cela ne signifie pas qu’il le nomme lui-même, mais qu’il reconnaît le choix de Dieu. Cette désignation ne garantit pas pour autant que ce successeur montera sur le trône. Un autre prétendant peut s’imposer et régner à sa place2. On admet qu’un souverain régnant peut être déposé et rem placé par un prétendant du lignage alawite s’imposant par la force et manifestant une forte baraka. A ce propos, on donne l’exemple de Moulay Ḥafid, qui, en 1908, prit la place de son frère Moulay Abdelaziz.
13La succession d’un sultan décédé, comme la captation du trône par un prétendant, impliquent la conquête du pouvoir par la force c’est-à-dire, au niveau symbolique, la supériorité de la baraka du nouveau souverain. L’analogie entre ces deux formes d’accession à la fonction de sultan peut être poussée plus loin. La mort d’un sultan entraîne une période d’anarchie. De même, c’est à la suite d’une longue période d’agitation, signe de l’anarchie qui existe dans le sultanat, que le prétendant peut détrôner le souverain régnant et prendre sa place.
14Nos informateurs ont décrit la succession au trône de la manière suivante. Quand la nouvelle de la mort du sultan se répand, ses sujets le pleurent. Mais très vite, les tribus entrent en rébellion (siba) et refusent de reconnaître toute autorité extérieure3. Les qaid sont soit obligés de prendre le parti des rebelles, soit déposés, bannis, parfois tués. Les pillards sortent de leurs repaires, volant, rançonnant et tuant les voyageurs. L’insécurité dans le pays est telle que les hommes hésitent à sortir de leur maison, et surtout à se hasarder dans le territoire d’une autre tribu. La violence et les m es menacent même la survie de certains groupes. Le statu quo entre tribus est menacé.
15Dans le Makhzen, les intrigues se développent rapidement. Différents prétendants cherchent à barrer la route au successeur désigné. Les uns et les autres obtiennent l’appui de telle ou telle tribu, de telle ou telle fraction de l’armée ; des conflits sanglants opposent leurs partisans. Certains informateurs ajoutent que des prétendants au trône conspirent avec les « infidèles » pour obtenir leur aide militaire.
16Cette période d’anarchie dure jusqu’à ce que le successeur désigné ou l’un de ses rivaux s’impose par la force, démontrant par là qu’il a plus de baraka que les autres. Le succès de son entreprise nécessite que le futur sultan réunisse autour de sa personne le plus grand nombre possible de partisans.
17Il doit tout d’abord écarter les autres prétendants du lignage alawite, soit par la ruse politique, soit militairement. Il n’est pas question de les assassiner. Ils sont chorfa comme lui, et les tuer serait s’attirer la malédiction divine. Les moins dangereux sont envoyés au Tafilelt, berceau des Alawites, et tombent dans l’anonymat. Les autres sont emprisonnés dans le palais pour les empêcher d’intriguer de nouveau. Ce fut, dit-on, le cas de Moulay Mḥamed, qui fut enfermé par son frère, le sultan Moulay Abdelaziz. Les principaux partisans des rivaux du vainqueur sont exécutés ou exilés. De toute manière, tous les biens, meubles et immeubles, qui leur avaient été alloués par le sultan décédé, sont confisqués, puis redistribués aux partisans du nouveau sultan. Ceux des membres du Makhzen qui ne sont pas ainsi destitués doivent, pour garder leur patrimoine, se faire reconfirmer leurs privilèges par le nouveau sultan.
18Celui-ci doit, ensuite, organiser des harka, ou expéditions punitives, pour débarrasser la communauté musulmane des pillards et mater les tribus rebelles. On dit, dans ce cas, que le sultan « mange » les tribus. Son armée, si elle est assez puissante, pénètre dans le territoire de ces tribus, dévaste, brûle et pille leurs maisons, leurs jardins et leurs terres. De nombreux rebelles sont exécutés et leurs têtes, après avoir été salées, sont exposées aux portes des deux capitales. Le sultan nomme de nouveaux qaid.
19Après avoir mené à bien toutes ces actions, le nouveau souverain entre dans Fez où il est acclamé comme sultan, comme Emir el Mu’eminin. Les informateurs ne font pas mention d’un rituel d’intronisation. Ils parlent seulement de la bay’a, ou serment d’allégeance qui accompagne l’accession au trône. De toutes les tribus, de toutes les villes arrivent des délégations amenant des cadeaux au sultan et reconnaissant, par la bay’a, son autorité. Il est dit aussi que la baraka qui lui a permis d’accéder au trône, d’éliminer l’anarchie et de refaire l’unité de la communauté, rejaillira sur celle-ci et amènera richesse et prospérité à tous ses membres.
20Cette présentation de la succession au trône n’est pas une simple description. Elle a une valeur idéologique, en ce sens que les thèmes d’anarchie, de violence, de baraka, constituent des représentations collectives et nous informent sur la conception du sultanat. L’anarchie qui suit la mort du sultan se présente comme une inversion de l’ordre structuré et nous renseigne sur la nature de celui-ci. La rébellion des tribus ne reconnaissant plus d’autorité « extérieure » et s’affrontant dans des conflits sanglants traduit l’éclatement de l’ensemble en ses parties, qui deviennent autant d’isolats. Les tribus ne peuvent alors établir de rapports entre elles que sous le signe d’une violence portée à son paroxysme dans une volonté de domination et d’extermination de la tribu voisine. La présence du sultan permet donc l’intégration de ces tribus à l’intérieur d’un ordre transcendant. Les relations entre ces groupes ne sont plus définies en termes dyadiques, mais par référence à une Loi, celle de l’Islam, dont le sultan est et doit être le garant.
21Mais cette représentation de l’unité de l’ensemble par le sultan n’est pas simple. Une question se pose : pourquoi la réussite militaire du sultan devient-elle le signe de sa baraka, de son élection divine ?
22Pour accéder au trône, chaque nouveau sultan doit imiter ses prédécesseurs et particulièrement le fondateur de la dynastie, Moulay Rachid. Ainsi, il est rappelé que la naissance du pouvoir des Alawites et sa pérennité sont fondées sur la violence. La description ci-dessus montre que la conquête du pouvoir dépend des rapports de force entre les prétendants. La baraka n’est reconnue qu’après coup, à celui dont la violence a été efficace. Du cherif alawite qui a échoué dans sa quête du pouvoir, personne ne dira qu’il a cette bénédiction divine. Dans cette perspective, la baraka n’est pas autre chose que la reconnaissance de la réussite militaire. Mais, comme cela a été indiqué dans le chapitre précédent à propos de la médiation du cherif, cette interprétation, tout en étant juste, reste partielle. Elle ne permet pas de saisir l’aspect idéologique de cette conquête du trône, c’est-à-dire la relation entre la croyance en un ordre divin et le pouvoir politique. Si l’on s’en tient uniquement au niveau séculier, il est difficile de comprendre comment cette communauté musulmane marocaine constitue un ensemble structuré dont chaque nouveau souverain devient le symbole lorsqu’il conquiert le pouvoir. La force militaire ne fonde qu’une domination d’un groupe sur un autre. Par contre, la force conçue en référence à la baraka, établit et légitime un ordre fondé sur la Loi divine. La violence triomphante du successeur désigné ou du prétendant vainqueur est perçue comme étant d’essence divine. En éliminant l’anarchie, le nouveau sultan apparaît comme un justicier de Dieu qui punit les actes sacrilèges des rebelles et soumet l’ensemble de la communauté marocaine à la Loi divine.
23Dans ce cadre idéologique, on saisit toute l’importance que revêt cette succession au trône. Tant que le futur sultan n’a pas vaincu ses rivaux et soumis les rebelles, sa violence est la simple manifestation de sa force ou de sa faiblesse et le place au même niveau que ses ennemis. Mais lorsqu’elle triomphe, elle prend un autre sens et devient un acte sacrificiel au cours duquel les opposants malheureux du nouveau souverain jouent le rôle de victimes propitiatoires offertes pour le rétablissement de l’ordre divin et pour la prospérité de la communauté des croyants. Ici, il faut souligner que pour les Iqar’iyen comme pour les autres Marocains, la manifestation de l’élection divine du sultan passe nécessairement par cette violence sacrificielle qui engendre la prospérité du sultanat. Dissocier ces deux aspects et ne retenir que la violence meurtrière, ce serait non seulement tronquer la représentation que se font du politique les Iqar’iyen, mais ce serait aussi oublier que dans toute société le pouvoir est lié à la croyance et à ses systèmes de valeurs.
24Mais il ne suffit pas au sultan de manifester sa baraka lors de son accession au trône. Il doit en prouver la permanence par ses réussites militaires contre ses ennemis internes et externes. Les catastrophes naturelles : épidémies, famines, sont interprétées comme le signe du déclin de sa baraka. Ainsi, son élection divine peut être remise en question. Et c’est alors qu’un autre prétendant peut tenter de soulever la population contre lui pour lui prendre le trône. Dans ces conditions, aucun sultan ne peut se contenter de régner et de gouverner le pays à partir de ses deux capitales. Il doit mener des expéditions punitives contre les rebelles et les partisans de ses rivaux alawites pour montrer que Dieu lui accorde toujours la baraka.
Le statut du sultan
25Cette analyse de l’accession au trône nous entraîne à établir une comparaison entre le niveau local et le niveau global. On peut les opposer sur plusieurs plans : l’identité locale est définie dans un cadre territorial, l’appartenance à l’ensemble marocain suppose l’adhésion à la foi islamique ; la structure locale est d’ordre segmentaire, celle de la communauté musulmane suppose un ordre hiérarchique dont le sultan est le symbole et l’organisateur ; enfin la dichotomie entre l’autorité séculière et l’autorité religieuse, entre « grand » et cherif, significative au niveau local, cesse d’être pertinente au niveau global.
26Rappelons brièvement cette distinction entre les hommes d’honneur et les hommes de la baraka. Les premiers s’imposent par les échanges de violence et par la captation des terres ; les seconds affirment leur autorité par la médiation dont la réussite est le signe de leur baraka. Mais jamais un « grand » ne pourra briguer le statut de cherif car son autorité est fondée sur la violence meurtrière, et inversement, un cherif ne peut pas exercer un pouvoir de contrainte sur les laïcs par la violence physique, mais il doit faire reconnaître son autorité grâce aux vertus de sa bénédiction divine. Chacun doit rester dans le domaine qui est le sien. Il ne peut y avoir confusion entre honneur et baraka.
27Au niveau de l’ensemble marocain, il en va tout autrement. Le sultan, Commandeur des Croyants, exerce un pouvoir de contrainte sur les hommes et fait reconnaître ce pouvoir comme étant la manifestation de son élection divine, de sa baraka. Certes, avant de triompher, sa violence se différencie de celle qui se déroule entre hommes d’honneur ; et le succès de son entreprise ne fait pas de lui un « grand ». Il devient le souverain de cette communauté des croyants et sa violence ne relève plus simplement du niveau du meurtre, mais elle devient sacrificielle, c’est-à-dire fondée sur l’ordre divin. A l’inverse du cherif, il n’attend pas qu’on lui demande d’intervenir dans les relations entre hommes. Pour que sa baraka soit reconnue, il doit prendre des initiatives et utiliser la violence physique alors que le cherif doit se montrer pacifique et faire reconnaître sa force divine par la violence symbolique, c’est-à-dire par des miracles. Nous verrons plus loin ce que signifie cette différence entre la baraka du sultan et celle du cherif, et comment elle permet de comprendre leur rapport.
28Ainsi donc, le sultan est le seul personnage de cette communauté des croyants qui puisse associer violence et baraka, meurtre et sacrifice.
29Mais on peut pousser cette comparaison plus loin et montrer que le niveau local et le niveau global ont des structures homologues, avec ce balancement constant entre violence et baraka. En effet, la médiation du cherif n’instaure la paix de Dieu et la dominance de l’ordre de la baraka que pour une période provisoire. Les échanges de violence reprendront et conduiront de nouveau à d’autres médiations des chorfa. Ce mouvement cyclique se retrouve au niveau global. Le sultan ne peut se contenter de régner et doit constamment repartir en campagne pour mater les tribus rebelles, les soulèvements organisés par ses rivaux alawites, et pour démontrer qu’il détient encore la baraka.
30Le schéma suivant résume les différences et les analogies entre ces deux niveaux :

31Mais il ne suffit pas de comparer les différences et les analogies entre les deux niveaux, il faut également analyser leur articulation, c’est-à-dire étudier les rapports entre le sultan et les Iqar’iyen.
3. Le sultan et les Iqar’iyen
32Deux récits mythico-historiques montrent comment les Iqar’iyen se représentent leurs rapports avec le sultan. Le premier raconte le massacre de tous les hommes et enfants mâles par un sultan. Le second relate comment l’ancêtre des chorfa de la zawiya contraignit le sultan à lui céder un territoire dans la région et à lui reconnaître le droit de porter le titre de cherif. Nous analyserons successivement ces deux récits.
Le sultan et les laïcs
Récit 30. Le massacre des Iqar’iyen par le Sultan Noir
Le sultan Moulay Yacoub est témoin des prodiges d’un cherif et décide d’abandonner le trône en faveur de son fils qui est surnommé le sultan El-Khol, le Sultan Noir. Puis il parcourt le pays pour rencontrer des chorfa prestigieux et profiter de leur baraka. Il arrive dans le territoire iqar’iyen. Les hommes d’une communauté territoriale de la tribu Ait Shishar, ignorant son origine chérifienne, l’obligent à danser. Profondément humilié, Moulay Yacoub veut se venger de l’acte sacrilège commis à son égard. Il expédie à son fils un pigeon voyageur avec le message suivant : « Mouille ta barbe là-bas et viens te raser ici. » [C’est un appel au secours.]
Le sultan El-Khol organise une harka pour punir les coupables. En arrivant près du territoire iqar’iyen, il fait mettre les sabots des chevaux à l’envers. Ainsi, pense-t-il, les Iqar’iyen, voyant ces traces, croiront qu’un groupe de cavaliers quitte le territoire, et il pourra alors les surprendre. La ruse est déjouée. Les Iqar’iyen se réfugient dans la haute montagne, d’où il est difficile de les déloger.
Le sultan les assiège. Les Iqar’iyen décident à leur tour d’utiliser la ruse. Ils nourrissent une vache avec du blé et la lâchent vers le camp des assiégeants. Un soldat l’attrape et, après l’avoir égorgée, est tout surpris de voir que la vache était nourrie non avec de la paille, mais avec du blé, aliment réservé généralement aux humains. On amène la vache au sultan qui dit : « Ces awlad el hram,”fils de bâtard”, ont pris tellement de réserves avec eux qu’ils peuvent se permettre de nourrir leurs animaux avec du blé. Ils pourront soutenir un long siège. »
Mais au lieu de lever le camp et de partir, comme l’espéraient les Iqar’iyen, le sultan décide d’utiliser de nouveau la ruse. Il prend un poulet égorgé et déplumé et le place sur sa tête, puis il s’avance vers les Iqar’iyen et leur dit : « Descendez de la montagne, je vous fais le serment ’ahd, (toute personne qui fait le ’ahd doit observer ce qu’elle a promis, sinon la malédiction divine l’atteindra) qu’il vous arrivera ce qui arrivera à cette tête. Descendez, et je nommerai un tel qaid ici, un tel qaid là, etc. »
Le sultan indique de sa main la tête du poulet ; du haut de leur refuge, les Iqar’iyen croient qu’il indique sa propre tête. Lorsqu’ils s’aperçoivent de la ruse, il est trop tard. Les soldats du sultan les cernent. Le sultan ordonne que tous les hommes et enfants mâles iqar’iyen soient tués. Seul un garçon nommé Hammar, déguisé en fille par sa mère4, échappe au massacre.
Le sultan rentre dans sa capitale. Il demande à ses sujets d’aller peupler le territoire iqar’iyen et d’épouser les veuves. C’est pourquoi, dit-on, les Iqar’iyen sont depuis ce temps-là des enfants de femmes. Dans une variante de ce récit, il est dit que les femmes transmirent la terre de leur mari tué à leurs enfants. Ces deux fins de récit sont identiques, comme nous le verrons.
33Nous analyserons le rapport chorfa/sultan par lequel commence le récit dans la section suivante, et nous ne retiendrons ici que les thèmes relatifs à l’opposition sultan/laïcs.
34Nous noterons d’abord que le récit comporte quelques distorsions par rapport à la réalité historique. Moulay Yacoub est un sultan de la dynastie almohade. Il n’est donc pas d’origine chérifienne comme le suppose le récit. Devenu personnage de légende, il fut aussi appelé le sultan El-Khol, le Sultan Noir. Or, dans la tradition iqar’iyen, les deux personnages sont distingués et placés dans la relation père/fils. Enfin, l’histoire du Maroc ne permet pas de vérifier si le massacre des Iqar’iyen a eu lieu. Mais l’intérêt de ce récit réside pour nous dans sa valeur idéologique. Il exprime comment les Iqar’iyen se représentent leur relation avec un sultan chérifien. C’est dans cette perspective que nous l’analyserons.
35En obligeant l’ex-sultan chérifien Moulay Yacoub à danser, la communauté territoriale de la tribu des Ait Shishar le rabaisse au niveau des musiciens, ou imdiyazen. Ceux-ci appartiennent à un groupe de familles très méprisées ; ils sont les seuls à chanter et à danser en public. Le cherif aurait pu, comme le font les hommes de son rang, se venger de l’offense reçue en faisant tomber la malédiction divine sur les coupables. Or il agit tout autrement : il fait appel à son fils, le Sultan Noir. Celui-ci arrive et assiège la confédération Iqar’iyen, comme si celle-ci, du fait de l’acte sacrilège commis par quelques-uns de ses membres envers son père, s’était rendue coupable d’un acte de rébellion contre sa propre autorité. Dans ce contexte, Moulay Yacoub apparaît comme le double du Sultan Noir. Ainsi donc, un sultan est tourné en dérision par l’intermédiaire de son double. Nous trouverons dans la description des cérémonies du mariage un aspect similaire : durant les rituels, des jeunes gens se moquent du marié qui est appelé dans ces circonstances mouray-es-sultan.
36Cet épisode du récit est analogue à la situation d’anarchie qui suit la mort d’un sultan. Dans les deux cas, l’action sacrilège des tribus constitue une menace pour l’ordre divin et doit être sévèrement punie. Cela signifie qu’en se moquant du double du sultan, les Iqar’iyen procèdent à sa mise à mort symbolique, ce qui est l’acte le plus sacrilège que l’on puisse commettre envers un souverain chérifien. On comprend alors la réaction extrêmement violente du sultan.
37Dans la suite du récit, nous retrouvons ce parallélisme avec les événements qui se déroulent lors de la succession au trône. Dans la première phase du combat, le sultan et les Iqar’iyen sont placés au même niveau. Les ruses utilisées de part et d’autre sont de même nature. Mais la dernière ruse du sultan prend une autre signification. En désignant de sa main le poulet égorgé, le sultan manifeste clairement son intention de sacrifier les Iqar’iyen de la même manière. L’extermination de ces Iqar’iyen prend la valeur d’un acte sacrificiel offert au divin pour laver dans le sang l’acte sacrilège qu’ils ont commis. Mais cet acte destructeur épargne les femmes et n’entame pas l’intégrité du territoire iqar’iyen, femmes et terre constituant deux sources de fécondité et de prospérité. En envoyant des hommes de l’intérieur du Maroc féconder ces femmes, le sultan devient en quelque sorte leur mari symbolique et le père symbolique de leurs enfants. Ses fils symboliques viennent prendre la place des hommes qu’il a tués. Le destructeur devient fécondateur. Nous retrouvons ici le double aspect de la baraka du sultan, à la fois violence sacrificielle et source de vie.
38Cependant, la fin du récit insiste sur la continuité locale des Iqar’iyen. Cette continuité est doublement assurée par la terre et par les femmes, les maris externes étant réduits au rôle de géniteurs. C’est pourquoi les Iqar’iyen se proclament enfants de femmes et, par leur intermédiaire, enfants de la terre iqar’iyen. Ainsi, au niveau global, les Iqar’iyen sont les fils symboliques du sultan, et au niveau local, ils sont les fils des femmes et de la terre iqar’iyen.
39En laissant aux Iqar’iyen la terre et les femmes, ces deux domaines de l’interdit fécondés par sa baraka, le sultan a assuré la pérennité de cette confédération à travers le temps. On saisit dans ce contexte l’importance du domaine de l’interdit, qui est aussi le domaine de la baraka. Il est ce seuil, ce point d’articulation entre le niveau global et le niveau local. En fécondant la terre et les femmes, le sultan laisse aussi à chaque homme, à chaque ariaz, le soin de défendre ce domaine de l’interdit, mesure de son honneur. Ainsi, la baraka du sultan vient-elle non seulement légitimer son autorité, mais aussi, et dans le même mouvement, elle assure la reproduction du système de l’honneur iqar’iyen.
Le sultan et les chorfa iqar’iyen
40Le sultan, comme les chorfa, est descendant du Prophète. Mais l’un est placé à la tête de la communauté des croyants et impose sa baraka par la violence physique, tandis que les autres, installés au milieu des tribus, ont une influence locale et ne manifestent leur baraka que par la médiation sacrée et la violence symbolique.
41Cette différence de statut s’exprime dans les relations qu’ils entretiennent entre eux, comme le montre le récit suivant.
Récit 31. L’installation du cherif Sidi Abdslam Ben Saleh par le sultan Moulay Ismaïl
Sidi Abdslam Ben Saleh [ancêtre fondateur du patrilignage chorfa de la zawiya], venant d’Algérie, arrive dans le pays iqar’iyen au moment où le sultan Moulay Ismaïl fait la guerre aux Espagnols de Melilla pour leur reprendre cette enclave. Il va voir le souverain et lui demande de lui donner la plaine de Bu-Arg pour lui et sa famille. Celle-ci est à cette époque recouverte d’une épaisse forêt où vivent les animaux sauvages. Le sultan rejette violemment la demande du cherif car, dit-on, il se méfie de lui. Au bout d’un moment, il lui demande : « Pourquoi veux-tu cette forêt incultivable ? » Sidi Abdslam Ben Saleh ne répond pas, mais porte la main sur sa bouche et son front. La forêt brûle en un instant, découvrant une plaine riche et fertile. Moulay Ismaïl a un mouvement de recul, pris de peur devant ce miracle. Il accorde la plaine du Bu-Arg au cherif, en l’exemptant, lui et ses descendants, des impôts sur cette vaste terre. De plus, il lui donne le droit de porter le titre de cherif5.
42Dans ce récit, Sidi Abdslam ne réclame pas une parcelle, mais toute une plaine. Celle-ci n’est pas encore intégrée au territoire iqar’iyen. Le cherif cherche donc à s’établir en marge des laïcs, dans un territoire placé aux frontières de plusieurs tribus (Ichebdanen, Ulad Settut, Ait Bu Yahiyi) et de la confédération iqar’iyen. A cet effet, il adresse directement sa demande au chef de la communauté des croyants. Il se présente ainsi comme son sujet. Le souverain, qui a un droit sur cette plaine non cultivée, refuse la demande. Selon nos informateurs, il est clair que le souverain alawite, deuxième sultan d’une dynastie fraîchement installée sur le trône marocain, se méfie d’un cherif idrissite qui peut, à partir de ce territoire, contester la légitimité de son autorité. Dans cette première phase du récit, Moulay Ismaïl affirme son autorité de souverain face à un cherif qu’il ne considère pas comme un sujet mais comme un rival potentiel.
43En accomplissant le miracle, le cherif contraint le sultan à revenir sur sa décision. Le feu qui embrase en un instant la forêt démontre la puissance de sa baraka, devant laquelle le souverain est obligé de s’incliner. Ainsi se trouve affirmée la supériorité du cherif de la baraka sur le sultan. Mais cette supériorité n’est pas celle d’un prétendant au trône face au souverain régnant. Elle est celle d’une baraka qui s’affirme par une violence symbolique, face à la baraka du sultan qui se fait reconnaître par la violence meutrière et sacrificielle. En un sens, le cherif de la baraka est donc plus proche de Dieu que le souverain de la communauté des croyants. On comprend dans ce contexte pourquoi, dans le récit précédent, le sultan Moulay Yacoub abandonne le trône en faveur de son fils, après avoir été témoin des prodiges accomplis par le cherif de la baraka, et pourquoi il cherche la compagnie des hommes saints.
44Mais ce miracle qui démontre la supériorité de la baraka du cherif sur celle du sultan, établit le premier comme sujet du second dans la communauté des croyants. Certes, le cherif n’est pas un sujet comme les autres. Le sultan lui cède une vaste plaine, le dispense de payer les impôts et lui reconnaît le droit de porter le titre de descendant du Prophète. Sidi Abdslam cesse d’être un cherif errant et acquiert un territoire-sanctuaire, un territoire ḥorm, ce qui marque très nettement la différence de son statut par rapport à celui des laïcs.
45Ainsi, les rapports entre le sultan et le cherif se situent-ils à deux niveaux. Si, au niveau spirituel, la violence symbolique de la baraka du cherif est la preuve de sa supériorité hiérarchique dans l’ordre du divin, au niveau temporel les relations s’inversent : le cherif se soumet au sultan, dont il devient le sujet installé sur une partie de son territoire. A la position initiale de rivalité pour le pouvoir, le miracle substitue un nouveau rapport entre les deux protagonistes, chacun légitimant l’autre dans son statut respectif. Le sultan se voit reconnaître son autorité de Commandeur des Croyants par celui-là même qui pourrait idéalement la lui contester. A la limite, il ne devient un souverain couronné que par cette légitimation par le cherif, son supérieur au niveau de la baraka. A l’inverse, le cherif est légitimé dans son statut local par le sultan. Celui-ci l’a intégré dans la communauté des croyants en lui cédant un territoire-sanctuaire et le droit de porter le titre de cherif. Il a ainsi reconnu la supériorité de sa baraka et son autorité spirituelle au sein des tribus6.
46Au terme de cette analyse, nous voulons insister sur la complémentarité de ces deux récits en ce qui concerne la définition des rapports entre le sultan et les Iqar’iyen. Le sultan préserve et féconde, par sa baraka, les domaines de l’interdit des laïcs : la terre et les femmes, sources de tout honneur ; il installe les chorfa dans un territoire-sanctuaire au sein des tribus. Il légitime ainsi, dans leurs statuts respectifs, les laïcs et les chorfa iqar’iyen et devient le garant de la pérennité du système local.
Les qaid et les impôts
47Les deux récits mythico-historiques nous ont permis d’analyser, sur le plan idéologique, les rapports entre le sultan et les deux composantes de la société iqar’iyen : les laïcs et les chorfa. Il nous reste maintenant à examiner ces rapports sur un plan plus empirique en analysant le rôle des représentants administratifs du sultan au niveau local : les qaid.
48Les qaid sont nommés à la tête des tribus. Leur fonction essentielle est de collecter les impôts – le zakat et 1’achour – et de les envoyer au Makhzen. Ils doivent également faire exécuter les ordres du sultan, surveiller les hommes de la région afin d’empêcher que des révoltes ou des actions dangereuses ne soient menées contre le Makhzen.
49Les informateurs affirment qu’il y a toujours eu des qaid. Ceux-ci n’étaient pas des étrangers à la région, mais des membres de la confédération iqar’iyen. Le plus ancien dont ils se souviennent fut un homme des Ait Sider. Son autorité ne s’étendait pas uniquement à sa tribu, mais à tous les Iqar’iyen et même aux groupes nomades Imetalsen et Ait Bu Yahiyi. Ce qaid partit un jour à Fez, emportant des cadeaux destinés au sultan, ainsi que les impôts qu’il avait récoltés. Des Iqar’iyen le précédèrent et le dénoncèrent auprès du Makhzen, en prétendant qu’il voulait fomenter une rébellion contre le sultan. A son arrivée, le qaid fut jeté en prison et y demeura jusqu’à sa mort. Le sultan décida par la suite de nommer un qaid par tribu et de le remplacer périodiquement. Cette pratique dura jusqu’en 1903, date de l’arrivée du prétendant Bu Ḥmara dans la région.
50Les qaid sont choisis par le sultan parmi les « grands » ou les chefs de ligue de la région. Un document signé par le souverain atteste leur nomination. Il n’y a pas de procédure spéciale d’investiture, pas de rituel d’installation. Les qaid sont des fonctionnaires laïcs du Makhzen. Nommés par le sultan, ils ne peuvent être destitués que par lui.
51Au niveau des tribus, les qaid sont les seuls dépositaires d’une autorité déléguée par le sultan. Ils sont les seuls représentants du Makhzen sur le plan régional et doivent en principe étendre leur autorité locale sur toute une tribu. Mais il ne reçoivent, pour remplir leur mission, aucune aide militaire ou administrative du sultan ; ils ne doivent compter que sur leurs propres forces. On comprend que, dans ces conditions, la position des qaid soit très instable. Si dans un premier temps, fort de sa nomination par le sultan, un qaid peut se faire respecter, il se heurte très vite à l’hostilité des autres « grands », dont il recherche l’accord pour la collecte des impôts et qui sont ses rivaux directs sur le plan local. Des intrigues se développent pour saper son autorité et lui retirer la confiance du sultan. C’est ainsi qu’après un bref exercice de leurs fonctions, plusieurs qaid ont fini leur vie dans les prisons du Makhzen.
52Comme nous l’avons vu, la principale fonction des qaid est de collecter les impôts. Ceux-ci, payés en nature, étaient prélevés par les agriculteurs sur leurs récoltes. Les Iqar’iyen considéraient qu’ils les devaient au sultan en contre-partie de sa baraka. Mais, comme ils ne faisaient de bonne récolte qu’une année sur trois ou quatre, il leur était souvent impossible de payer ces impôts. Cela, disent nos informateurs, créait des problèmes. Quand survenait une année de prospérité, le qaid leur demandait de payer les arriérés des années précédentes, sans grand succès. Voyant son autorité contestée, il faisait appel au sultan. Celui-ci organisait une expédition punitive, forçait les Iqar’iyen à payer ces impôts, nommait d’autres qaid et repartait. Selon nos informateurs, ce scénario se répéta plusieurs fois7.
53En définitive, la nomination des qaid de tribu par le sultan ne modifie pas les rapports sociaux locaux. Bien au contraire, le changement fréquent de titulaire correspond parfaitement à la circulation des hommes d’honneur, détenteurs provisoires des positions prééminentes. Les qaid, comme les « grands » ou les chefs de ligue, ne peuvent conserver longtemps leur autorité ni la transmettre à leurs héritiers. Dans ce contexte, le sultan est donc d’une certaine manière le garant de ce jeu local qui consiste à permettre à certains hommes de marquer leur prééminence pour ensuite les précipiter vers leur chute. De plus, en organisant périodiquement des expéditions punitives contre les tribus où ses agents se sont révélés incapables de remplir leurs tâches, il manifeste l’incontestable supériorité de son statut de souverain et la puissance de sa baraka.
4. La monnaie du sultan
54La monnaie du sultan est frappée par le Makhzen et porte le sceau du sultan. A différentes reprises, nous avons signalé son rôle dans l’arrêt des échanges de violence et dans la captation des terres par le « grand ». Il faut considérer ces différentes dimensions de la structure sociale locale dans l’optique des rapports entre le sultan et les Iqar’iyen.
55Tous les biens meubles et immeubles ainsi que le travail peuvent être comptabilisés en termes monétaires. L’argent peut être utilisé dans toutes les transactions commerciales. De ce point de vue, la monnaie marocaine constitue un équivalent général et une mesure de valeur. Mais, pour l’achat des terres par le futur « grand », pour le mariage et pour l’arrêt des échanges de violence, elle revêt d’autres significations.
56Quand le futur « grand » force ses agnats à lui vendre une partie de leurs terres contre de l’argent, il s’agit apparemment d’une série de transactions commerciales. Mais cela n’est vrai que dans un sens limité. Posséder de la terre ou de la monnaie n’est pas la même chose et l’équivalence entre ces deux types de biens est une illusion, comme nous l’avons souligné. En réalité, ce que le « grand » paie avec cet argent, c’est l’honneur qu’il retire à ses agnats. La monnaie du sultan, convertie en terres – domaines de l’interdit que féconde la baraka du souverain – est ainsi un moyen privilégié d’établir des rapports d’autorité au sein des groupes lignagers. Elle constitue, dans cette utilisation locale, le prix de l’honneur.
57Il en est de même quand cette monnaie entre dans le prix de la fiancée – sdaq – et dans le prix du meurtre – diyith. Dans ces deux cas, on ne peut pas dire qu’il y ait équivalence entre une somme d’argent et une femme (transférée) ou un homme (perdu). Les Iqar’iyen disent en ces circonstances qu’on « paie l’honneur », dfe’n’ird. Ce n’est pas assez dire, et la monnaie a ici une signification plus globale, car elle est non seulement le prix de l’honneur mais aussi le prix de la baraka.
58Le sdaq est la somme d’argent que le père du marié donne à celui de la mariée pour constituer son trousseau. Il n’est donc pas une compensation pour la perte d’une femme par une famille, mais le moyen légal d’établir un contrat de mariage. La fixation de son montant est une manifestation d’honneur entre les deux familles. Selon qu’il est faible ou élevé, il permet à la famille du marié ou à celle de la mariée de marquer sa prééminence. De ce point de vue, le sdaq est une mesure de l’honneur.
59Mais il a aussi une autre signification. Le paiement du sdaq donne à un homme plein droit sur la progéniture que sa femme enfantera, et les cérémonies de mariage viennent consacrer ce droit dans une série de rituels où la prise de possession de l’épouse fait office de sacrifice propitiatoire offert au divin pour qu’il assure une descendance. Dans ces rituels, le jeune marié joue le rôle du sultan qui, par sa baraka, féconde la jeune femme et établit son autorité sur ce domaine de l’interdit. Il peut prétendre par la suite au statut d’homme d’honneur. Ainsi, le sdaq payé en monnaie du sultan est tout aussi bien le prix de l’honneur que celui de la baraka. Nous verrons dans l’étude du mariage comment ces deux significations de la monnaie s’articulent.
60La diyith, ou prix du meurtre, est généralement versée en argent aux proches agnats du mort, sauf dans certains cas où une épouse est donnée en compensation et dans d’autres cas, plus rares encore, où le meurtrier devient le serviteur de la famille de sa victime. Comme pour le sdaq, le montant de la diyith permet de comparer l’honneur du meurtrier et celui des proches agnats du mort. Dans ce contexte, la monnaie du sultan transfère la compétition pour l’honneur du plan du meurtre à celui du prix du meurtre. Mais, tout en étant ainsi la mesure de l’honneur, elle introduit aussi à l’ordre de la baraka par l’intermédiaire de la médiation du cherif. Rappelons que celui-ci mène les négociations et promet la prospérité divine aux deux protagonistes s’ils acceptent le principe de la compensation pour arrêter l’échange de violence. Il préside aussi au rituel de paix durant lequel la diyith sera donnée aux agnats du mort en même temps que se déroulera le sacrifice qui interdit la vengeance et instaure la suprématie de l’ordre divin. C’est dans cette perspective, où la monnaie est le prix de la baraka, qu’il faut comprendre aussi la quête que fait le meurtrier auprès de ses agnats et des étrangers. Les quelques pièces d’argent qu’il reçoit ne constituent qu’une part très faible de la compensation. Elles représentent une aumône par laquelle les donateurs appellent sur eux-mêmes la bénédiction divine et la prospérité que la paix de Dieu instaure.
61Ainsi, dans les deux institutions cérémonielles essentielles au niveau local, l’instauration de la paix de Dieu et le mariage, la monnaie est à la fois le prix de la baraka et le prix de l’honneur. Elle conduit les hommes à vénérer le divin et à en attendre le don de vie, mais elle annonce aussi, par le déséquilibre qu’elle introduit par rapport à l’honneur, de futurs actes transgressifs, c’est-à-dire le retour des échanges de violence. La monnaie rythme donc bien dans sa circulation ce constant balancement entre le meurtre et le sacrifice. On comprend alors comment elle est le symbole du sultan qui unit dans sa personne ces deux valeurs opposées, violence et baraka. On comprend aussi ce que signifie en fin de compte cette homologie de structure entre le niveau local et le niveau global. S’il existe une loi du système social iqar’iyen comme du système social marocain, c’est ce mouvement constamment renouvelé entre violence et baraka. La monnaie est au niveau local le symbole de cette loi ; dès lors, sa circulation cérémonielle, tout en marquant la révérence due au Commandeur des Croyants et à l’ordre divin qui fonde son autorité, assure la pérennité de la société iqar’iyen dans son double mouvement vers la quête du pouvoir et du prestige et vers la soumission à Dieu.
62On voit alors comment, dans l’idéologie iqar’iyen, l’identité locale qui lie ces hommes et ces femmes à leur terroir et celle plus vaste qui les intègre dans la communauté islamique ne s’excluent pas, mais au contraire s’articulent l’une avec l’autre. On est loin ici de l’opposition fréquemment évoquée dans la littérature sur le Maroc, entre Bled El Makhzen et Bled El Siba, entre les zones contrôlées par le pouvoir central qui tente constamment d’étendre sa domination et son hégémonie, et les zones des tribus en « dissidence institutionnalisée » qui refusent de se soumettre à l’autorité du sultan et à sa loi pour préserver l’autonomie de leurs institutions et de leurs valeurs. Comme notre analyse l’a montré, on ne peut définir la société globale marocaine en termes d’opposition entre des sociétés segmentaires et une société structurée autour d’un pouvoir central, le Makhzen, ou entre deux ensembles constitués chacun indépendammeent, mais comme un système de relations entre deux catégories d’un même ensemble dont le sultan est la loi et le garant.
Notes de bas de page
1 Comme les autres musulmans, ils devaient payer le zakat ou « aumône ».
2 Dans l’Histoire du Maroc, les auteurs soulignent que « l’État marocain, en tant qu’État musulman, souffre de l’absence de règle successorale » ; « Le problème successoral ne peut être résolu que par la force : même désigné par son prédécesseur, le nouvel élu doit conquérir son trône » (Brignon et al., 1968 : 246 ; souligné par les auteurs).
3 El Hadj Salem el Abdi, qui servit dans l’armée chérifienne de 1859 à 1912, raconte en ces termes la mort du Sultan Moulay Hassan (1894) dans l’ouvrage du Dr Louis Arnaud : Au temps des Mehalla : « La mort du souverain étant survenue au cours d’une expédition punitive, il était dangereux de l’annoncer publiquement. Le”Chambellan” du Sultan ou Hagib [responsable des corporations du palais] dit alors aux femmes du harem, prêtes à pousser les cris de deuil :”Taisez-vous toutes ! Je vous l’ordonne... Vous savez que nous sommes ici dans un pays insoumis ; si les tribus apprennent par vos cris que le Sultan vient de mourir, nous serons « mangés » et vous deviendrez ce qu’il plaira à Dieu, des femmes violentées ou tuées ou des esclaves”. (p. 80)
Puis, s’adressant aux ministres du Sultan, il leur dit :”Maintenant que vous savez, taisez-vous et écoutez-moi... Si vous racontez ce que vous savez, demain matin, d’oreille en oreille, la mort de Moulay Hassan sera connue des tribus qui sauteront en selle pour nous attaquer et nous piller. Cernée de toutes parts, la mehalla [le camp du Sultan] sera « mangée ».” (p. 82)
Après cela, le Sultan mort est habillé et placé assis dans sa litière. Grâce à ce subterfuge, la mehalla peut rejoindre la capitale, et le Sultan reçoit tout au long du chemin les marques de vénération des tribus. »
4 Nous n’avons pas pu éclairer cet élément du récit.
5 Ce récit que nous avons recueilli en 1969 a été raconté en des termes très voisins par des Iqar’iyen à un auteur espagnol au début du siècle (cf. Federico Pita Espolosin : El aspecto religioso-musulman en la zona oriental de nuestro protectorado, pp. 43-44). Il n’est donc pas une réinterprétation du passé traditionnel à la lumière du présent. Au contraire, il témoigne de la permanence d’une mémoire collective non altérée par le temps et d’une idéologie que la colonisation et le monde moderne n’ont pas détruite.
6 Ces deux niveaux qui situent les rapports entre le sultan et les chorfa ne sont pas particuliers à l’idéologie iqar’iyen mais se retrouvent dans les récits de la tradition orale d’autres régions (voir notamment les récits opposant le cherif Al Youssi et Moulay Ismaïl dans G. Geertz 1968 : 33-35, le cherif Ahansal et Moulay Ismaïl dans E. Gellner 1969 : 293-294, le cherif Sidi Boubcher et Moulay Slimane dans J. Drouin 1975 : 94-96, le cherif de Wezzane et Moulay Ismaïl dans E. Aubin 1913 : 472-474). Parmi tous ces récits qui confirment globalement les termes de notre analyse, nous retiendrons celui relaté par E. Aubin :
« La zaouïa [de Wezzane] naquit presque en même temps que la dynastie Alaouite et se développa parallèlement à elle ; Moulay Abdallah ech-Chérif fut le contemporain de Moulay er-Rechid et vit les débuts du grand Moulay Ismaïl... Il paraît que le premier chérif d’Ouazzan se fit volontiers l’agent de Moulay er-Rechid dans la Gharb, en vue d’y faire reconnaître l’autorité des Alaouites. Une tradition très accréditée veut que le marabout du Djébel Sarsar, Sidi Ali Ben Ahmed, ayant un jour réuni auprès de lui le sultan et le saint, ait dit à Moulay er-Rechid : ”A toi je donne l’étrier” et à Moulay Abdallah : ”A toi je donne le bâton” indiquant ainsi qu’il voulait partager le pouvoir entre les deux principales familles du Maroc, attribuer aux Alaouites le temporel et aux Ouazzanis le spirituel...
Cependant quand l’expansion de la zaouia commença à se produire sous les auspices de Moulay et-Touhami, le sultan Moulay Ismaïl, qui n’aimait pas la concurrence des chorfa et des zaouias, prit ombrage du rapide développement des Touhama et il fit défense à ses sujets de s’affilier désormais à la confrérie. Une correspondance aigre-douce s’échangea à ce propos entre la zaouia et le Makhzen ; et finalement, Moulay et-Touhami fut cité à comparaître à Méknez.
Là, le sultan chargea son vizir et son caid el-méchouar de l’interroger et de lui faire des observations sévères sur les tendances nouvelles de sa maison. La légende d’Ouazzan raconte avec orgueil que, devant ces récriminations injustes, le ventre de Moulay et-Touhami se gonfla d’indignation, menaçant d’envahir la chambre entière ; et les deux grands personnages, épouvantés par cette prodigieuse baraka, s’enfuirent auprès du sultan, en le suppliant d’abandonner toutes poursuites contre ce chérif, favorisé du ciel. Moulay Ismaïl ressentit, lui aussi, la plus vive impression de ce miracle, et il vint aussitôt rendre visite à Moulay et-Touhami. Dès qu’il aperçut le marabout sortant de sa maison pour venir au-devant de son souverain, il s’empressa de descendre de cheval, mais Moulay et-Touhami le pria de remonter en selle et lui tint l’étrier. ”Ce n’est qu’à partir de ce moment, se serait écrié Moulay Ismaïl, que je suis un véritable sultan”. De là vient l’usage que le chérif d’Ouazzan donne à chaque sultan une sorte de consécration en lui tenant une fois l’étrier. Au début de chaque règne, quand le nouveau souverain arrive dans le Gharb, il ne manque jamais de convoquer auprès de lui le chef de la maison d’Ouazzan, et celui-ci tient l’étrier, tandis que le prince monte solennellement à cheval. Cet office traditionnel a été rempli par Moulay el-Arbi lors de l’avènement de Moulay Abdelziz. » (pp. 472-474)
Les rituels d’intronisation du sultan sont mal connus. Mais une indication est fournie dans l’ouvrage déjà cité du Dr Louis Arnaud (p. 20), où il est dit qu’il n’y a pas d’investiture valable du sultan sans le pélerinage habituel à Moulay Idriss du Zerhoun où est enterré le fondateur du royaume éphémère de Fez qui est aussi l’ancêtre de tous les chorfa idrissites.
7 On retrouve la trace de ces expéditions punitives dans l’ouvrage du Dr Arnaud, pp. 43 et 60. (Les Iqar’iyen y sont appelés par leur nom arabe : Guelaÿa).
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