7. Les leff ou ligues politiques
p. 161-174
Texte intégral
1Dans cette deuxième partie de notre travail, nous avons tout d’abord analysé le modèle segmentaire, ensuite la règle I et la règle II où le « grand » apparaît comme l’homme-pivot de tout le patrilignage, doté d’un pouvoir sur la terre et d’une autorité sociale. Cette règle II est la charnière entre ce modèle et celui des ligues politiques ou leff. Ce terme arabe a son équivalent en berbère : rifuff (singulier : reff). Il signifie littéralement : entourer, envelopper. Dans son sens politique, il désigne l’alliance d’un certain nombre de « grands » qui constituent une ligue contre d’autres « grands » qui s’organisent de la même manière.
2Dans cette étude des ligues, nous partirons de leur fonction première, c’est-à-dire l’alliance entre « grands » pour l’entraide et l’assistance contre d’autres « grands », puis nous analyserons les ambiguïtés de cette alliance et les compétitions qui se développent au sein de ces groupements volontaires pour occuper la position prestigieuse de chef de ligue.
1. L’organisation des ligues
3Dans d’autres régions du Maroc ou en Algérie (notamment en Kabylie où les ligues portent le nom de çoff) les alliances du type leff sont contractées par des groupes1. Chez les Iqar’iyen, ces alliances sont contractées par des « grands ». Quand plusieurs « grands » décident de former une ligue, ils se réunissent chez l’un d’entre eux, font le serment de s’assister mutuellement, égorgent un mouton et partagent un repas pour sceller leur accord. Ils choisissent parmi eux un chef, le ameqran n’reff, « chef de ligue ». Celui-ci donne son nom personnel à la ligue ainsi constituée.
4Le serment engage les alliés pour une durée indéterminée. Chaque fois qu’un « grand » demande l’aide de ses alliés leff, ceux-ci doivent accourir, toutes affaires cessantes. On ne peut quitter sa ligue et changer ses alliances qu’en période d’accalmie, à la suite d’un conflit grave avec ses alliés. Quand les ligues sont mobilisées, aucun « grand » ne doit en principe manquer à l’appel ou rompre les liens qui l’unissent aux autres « grands ». Celui qui manque à ses obligations s’expose à des réactions très violentes de sa ligue. Sa maison sera rasée, ses champs ravagés et détruits. Pourtant, selon les informateurs, certains « grands » abandonnèrent leurs alliés en pleine bataille et se mirent du côté de leurs adversaires d’hier sans avoir à subir les conséquences de leur « trahison ». Ils étaient, dit-on, assez forts pour empêcher qu’on ne les sanctionne.
5L’engagement d’un « grand » dans une ligue entraîne celui de ses agnats et de ses autres dépendants. Le « grand » prend leur avis avant d’adhérer à une ligue, mais il est seul responsable de l’alliance contractée. C’est à lui et non à ses partisans que les autres « grands » demanderont des comptes s’il a failli à ses engagements.
Distribution des ligues dans l’espace territorial
6Plusieurs ligues coexistent à un moment donné. Leur nombre est toujours pair et supérieur à deux – généralement quatre ou six. Elles s’opposent une à une, leff I à leff II, leff III à leff IV, etc. En enquêtant dans différentes communautés territoriales, nous avons tenté de reconstituer les réseaux d’alliance leff. L’entreprise s’est révélée difficile, car le caractère fluctuant de ces alliances en rendait la mémorisation souvent imprécise. Néanmoins nous avons recueilli des données partielles qui permettent de se faire une idée de la composition de deux ligues à une période située entre 1890 et 1895 (cf. fig. 13).
7L’alliance leff s’étend au-delà du cadre de la confédération. Des « grands » des tribus voisines des Iqar’iyen, Ait Said, Ait Bu Yahiyi, Ulad Settut, Imetalsen, font partie des deux ligues considérées quoiqu’ils n’apparaissent pas sur notre figure. Dans sept communautés sur neuf, il existe au moins deux « grands » qui sont affiliés respectivement à deux ligues opposées. Chacun d’eux a comme partisans principaux ses agnats, des utérins vivant sur le territoire de son groupe, et des étrangers qui sont sous sa protection. Dans ces communautés, les patrilignages dépourvus d’un « grand » et affaiblis par les dissensions internes sont sous la dépendance de l’un ou l’autre amghar. Dans deux communautés, les différents patrilignages sont tous affiliés à la même ligue. Les deux « grands » qui ont réussi à unifier ainsi leur communauté sont généralement nommés chef de ligue.
Figure 13. Distribution des ligues

Les ligues et les conflits intra-communautaires
8Les ligues se mobilisent et interviennent essentiellement pour modérer les conflits entre deux « grands » d’une même communauté territoriale. Aussi, avant de voir comment les ligues remplissent leur fonction, il nous faut situer la nature de ces conflits intra-communautaires.
9Après avoir établi son autorité sur son patrilignage, le « grand » tente de l’étendre à d’autres patrilignages de sa communauté. La stratégie ne diffère pas de celle qui lui a réussi dans son groupe : il s’attaque d’abord aux membres d’un patrilignage déjà faible ou miné par les conflits internes, se fait le défenseur des pauvres et attend le moment propice pour pénétrer dans leur propriété ou les forcer à hypothéquer leur patrimoine.
10Mais il rencontre sur son chemin un adversaire de taille, le « grand » d’un autre patrilignage ayant les mêmes ambitions. La compétition entre les deux hommes ne se limite pas à l’échange de violence, elle se développe en lutte pour capter les terres et obtenir l’allégeance des patrilignages faibles. La réussite ou l’échec de ces deux « grands » sera fonction de leur puissance, de leur richesse et de leur ruse. Les patrilignages faibles, enjeu de cette lutte, penchent vers l’un ou l’autre « grand » ou encore se divisent, un segment rejoignant le premier « grand », l’autre le second.
11Mais, quel que soit l’acquis de l’un et de l’autre « grand », la lutte ne peut pas cesser. Chacun des deux hommes cherche à renforcer ses positions, et à affaiblir son adversaire. Un modus vivendi n’est jamais réellement atteint. L’équilibre des forces est difficile à maintenir. Le danger de massacre entre les deux patrilignages des « grands » se développe en même temps que leur lutte pour le pouvoir. En effet, l’élimination du patrilignage de son adversaire constitue pour un « grand » un but stratégique. Il pourra le remplacer par des étrangers qui s’empresseront de reconnaître son autorité, comme le montre bien le récit 3. Les autres patrilignages n’auront plus d’autres choix que de se soumettre au vainqueur de cette terrible épreuve.
12L’intervention des ligues a pour but d’empêcher ce massacre quand il devient inévitable. Le « grand » menacé fait appel à d’autres dépendants et à ses alliés de la manière suivante : il mobilise tout d’abord dans sa communauté territoriale les patrilignages ou segments de patrilignage qui ont reconnu son autorité et accepté de se mettre sous sa dépendance. Si, dans cette même communauté, il existe un troisième « grand » qui est son allié, il lui demandera son aide. Ensuite, un de ses partisans monte au sommet d’une colline et agite un tissu blanc d’une manière convenu d’avance. Les « grands » alliés, membres de la même fraction, sont ainsi avertis de ce qui se prépare. A leur tour, ils battent le rappel de tous les autres « grands » de la ligue. Tous ces « grands » doivent rassembler leurs partisans rapidement et venir porter secours à leur allié en danger. L’agresseur présumé, le « grand » contre qui ce rassemblement est dirigé, mobilise sa ligue de la même manière.
13Un ou deux jours plus tard, un grand nombre d’hommes armés affluent vers la communauté territoriale des deux « grands » en conflit. Chacun va prendre position dans l’aire de résidence du lignage allié, accueilli par les youyou des femmes et de grandes manifestations de joie. On festoie et on se prépare à la bataille. Les « grands » se concertent et décident de la stratégie à suivre.
14La bataille peut commencer et se dérouler selon le processus que nous avons décrit : joutes verbales, suivies de jets de pierres, coups de fusil tirés en l’air, puis sur l’adversaire. Un ou deux hommes peuvent être blessés ou tués. Les chorfa interviennent. C’est le cycle des négociations pour le règlement pacifique du conflit. L’accord sera scellé par un repas cérémoniel auquel prendront part les hommes de deux ligues. Les « grands » alliés et leurs partisans repartent vers leur territoire respectif. La paix est restaurée jusqu’au prochain affrontement.
15L’intervention des ligues a donc pour but d’empêcher le massacre entre patrilignages d’une même communauté grâce à ce combat simulé que nous avons appelé la bataille. Mais cette bataille, comme celles qui opposent les groupes segmentaires des niveaux un à quatre (de la confédération à la communauté territoriale), ne règle pas les conflits. Elle n’entraîne qu’un arrêt temporaire dans l’affrontement des deux patrilignages concernés. Ceux-ci reprendront à plus ou moins brève échéance les échanges de violence.
Récit 27. Massacres entre patrilignages
Des hommes des patrilignages AM, BM et AN de la même fraction X sont partis ensemble travailler en Algérie, chez un colon français : aAM, qui avait été désigné comme responsable auprès de l’employeur du groupe engagé à la tâche, perçoit le salaire collectif, le garde au lieu de le partager avec ses coéquipiers, et rentre chez lui. Il donne alors cet argent à son père, un « grand », qui remet aux hommes de AN, ses alliés leff, la part qui leur revient. L’autre « grand » de M, bBM, est ainsi provoqué et décide de réagir très vigoureusement. Son intention est de massacrer les hommes de AM et de se débarrasser ainsi d’un groupe avec qui il a eu de nombreux conflits. Il demande alors l’aide de CM. Ayant eu vent de cette menace, son adversaire fait appel à AN, ses alliés leff. Le processus de mobilisation des ligues est déclenché. En quelques jours, un grand nombre d’hommes armés viennent prendre position dans les quartiers de AM et BM. Mais, « la poudre n’est pas donnée ». Des négociations commencent par l’intermédiaire des chefs des deux ligues et des chorfa. Il est décidé que le « grand » de AM rendra l’argent dû aux hommes de BM, ceux-ci promettant de ne point attaquer leurs voisins. Par mesure de prudence, il est conseillé aux hommes de AM et AN de quitter pour un temps leur territoire respectif en attendant que les esprits se calment. Les deux « grands » de AM et de AN ne sont point satisfaits de cet accord qui leur est, disent-ils, « imposé » par leur chef de ligue respectif. Les nombreux conflits qui les opposent n’ont pas été réglés. Les chefs de ligues ont prétexté que seul le vol d’argent les concernait, leur but étant d’empêcher le massacre, et leur décision étant le seul moyen de l’éviter.
Selon nos informateurs, les chefs de ligue, en observant à la lettre la règle d’alliance et en prenant une décision difficilement contestable, ont en fait élargi le fossé entre les deux « grands ». Ceux-ci durent accepter l’accord et faire la paix. Mais, ils restaient décidés à régler définitivement leur conflit en recourant à la violence.
Un an après, un homme de la fraction Y, voisine de celle de X dont font partie les patrilignages AM et BM, provoque un affrontement violent entre les deux groupes. Il signale séparément à chacun des deux « grands » de AM et BM que l’autre va rendre visite au sanctuaire d’un marabout, à une certaine date. Chaque patrilignage tend une embuscade à l’autre dans un endroit proche du sanctuaire. L’affrontement est terrible. Les quatorze hommes adultes de AM et quinze sur les vingt-et-un de BM sont tués. Les deux « grands » périssent dans ce massacre. Les six survivants, tous de BM reviennent triomphants à leur communauté. Mais les effets de l’hécatombe se firent vite sentir. Les deux patrilignages étaient tellement diminués qu’ils durent quitter le pays iqar’iyen. L’homme de la fraction Y qui provoqua ce massacre s’enorgueillit d’avoir ainsi affaibli la fraction X. Du coup, celle-ci était défiée et ne tarda pas à répondre par un contre-défi.
16Ce récit révèle de manière particulièrement frappante l’action et la place des ligues dans le système social iqar’iyen.
17Les ligues interviennent pour empêcher le massacre, mais elles ne règlent qu’un conflit ponctuel, ce qui amène les deux « grands » à s’affronter de nouveau jusqu’à l’extermination de leurs lignages. Les ligues n’ont donc établi qu’une paix temporaire et douteuse. Dans les récits 3 et 7, elles interviennent après le massacre d’un patrilignage et ne peuvent qu’entériner la situation en reconnaissant la suprématie du « grand » vainqueur. Mais il serait faux de conclure à partir de ces trois récits que les ligues sont toujours aussi impuissantes. Il est très probable que, par leurs interventions répétées, elles tempèrent parfois les conflits entre « grands » et qu’elles empêchent ainsi l’escalade de la violence qui entraînerait l’extinction de la société. Mais leur efficacité dépend en fin de compte de la volonté de puissance de ces « grands » : s’ils sont déterminés à en finir réellement avec leur rival dans la communauté, les ligues pourront retarder l’hécatombe mais non l’éviter, comme le montre le récit qui précède ; si par contre ils veulent modérer la violence, la bataille des ligues et l’intervention des chorfa leur permettra de le faire sans perdre la face.
18Ceci dit, une question se pose : pourquoi les ligues, ces garde-fous que les hommes d’autorité se donnent pour ne pas être exterminés avec leurs agnats, ne peuvent-elles pas toujours remplir leur fonction ? Pour y répondre, il faut reprendre notre analyse de l’autorité dans cette région. Dans la règle II, nous avons distingué deux formes d’échange de violence où interviennent des « grands » : si ceux-ci sont de communautés, de fractions ou de tribus différentes, leur affrontement prendra la forme d’un échange de violence simulé par émissaires interposés ; si par contre les « grands » sont défiés par des « petits », l’utilisation de mercenaires issus d’autres patrilignages leur permettra de rehausser leur prestige tout en exportant la violence hors de leur groupe, relançant ainsi les conflits segmentaires (cf. récit 18). Dans ces deux cas, les « grands » affermissent leur pouvoir et leur prestige, évitent que la violence ne les atteigne, et même utilisent à leur profit les conflits segmentaires. Il en est tout autrement quand l’échange de violence oppose deux de ces « grands » dans une même communauté territoriale. Nous avons souligné que chacun de ces hommes d’autorité cherche à étendre son pouvoir aux dépens de son rival. Ici l’opinion, qui est seul juge en matière d’honneur, aura vite fait de les déconsidérer s’ils s’assagissent et mettent une limite à une ambition. De plus, les conflits entre ces deux « grands » se déroulent dans un cadre strictement segmentaire, même si l’autorité et le pouvoir de ces hommes prééminents contredit l’égalité segmentaire. Dans ces conditions, il leur sera difficile de se contenter de simuler la violence ou de l’exporter efficacement. Leur lutte les ramènera toujours vers le face-à-face. C’est dans ce contexte difficile qu’il faut comprendre le rôle des ligues. Celles-ci constituent le seul moyen pour les deux « grands » d’échapper à l’escalade de la violence, et ce n’est pas par hasard si leur intervention prend toujours la forme d’un combat simulé que nous avons appelé bataille. Elles constituent en quelque sorte dans les conflits entre « grands » un équivalent des groupes segmentaires de hauts niveaux. Mais, tandis que les groupes segmentaires s’inscrivent dans une structure territoriale permanente, les ligues sont des groupements fluctuants créés par des « grands ». De plus, ces ligues interviennent dans le cadre d’une lutte pour le pouvoir, et de ce fait leur fonction est ambiguë. Leur action permet aux « grands » d’échapper au massacre mais elle limite aussi leurs ambitions de pouvoir. Or, dans le contexte de la société iqar’iyen, il est contradictoire pour le pouvoir de devoir à la fois constamment s’étendre et créer les moyens institutionnels pour se protéger de ses propres excès, restreignant ainsi sa liberté d’action. On comprend alors pourquoi les ligues échouent parfois à freiner l’escalade de la violence. Elles ne remplissent leur fonction que si les « grands » les laissent faire, et ces « grands » ne peuvent leur donner les moyens nécessaires sans perdre leur pouvoir local et déplacer – comme cela a été le cas dans le sud marocain – l’enjeu politique vers ces ligues.
19Le récit ci-dessus ne situe pas seulement les difficultés du pouvoir, il fournit aussi des indications sur sa place dans le système social iqar’iyen. L’homme qui provoque l’affrontement tragique entre les deux « grands » et leurs lignages relance par son action le conflit entre sa fraction et celle dont font partie ces deux lignages. Autrement dit, la fin de ces « grands » et l’élimination de leurs groupes ramènent au premier plan le conflit segmentaire. Si la mort des « grands » n’a pas toujours lieu au cours d’événements aussi dramatiques, les conséquences sont toujours analogues à celles de ce récit. Comme nous le verrons au chapitre suivant, les rapports d’égalité segmentaire, s’ils sont contredits par la présence de ces hommes d’autorité, finissent toujours par affirmer leur primauté dans les rapports sociaux. Les « grands » peuvent, de leur vivant, utiliser à leur profit les conflits segmentaires, mais leur mort inversera finalement le jeu politique.
20La segmentarité s’alimentera en quelque sorte de la mort des « grands » pour se perpétuer.
21Enfin un dernier aspect de ce récit doit être signalé. Les chefs de ligue sont accusés par les informateurs d’avoir imposé un règlement ponctuel concernant le vol d’argent sans vouloir considérer les autres conflits entre les deux « grands ». Quel intérêt avaient ces chefs de ligue à agir ainsi, si telle était vraiment leur intention ? Voulaient-ils, par un arrangement boiteux, précipiter la violence entre les deux « grands » ou bien étaient-ils conscients qu’ils ne pouvaient pas engager plus avant les ligues ? Il est difficile de répondre dans ce cas précis, les informateurs n’ayant pas été assez explicites dans leurs accusations. Quoi qu’il en soit, ces accusations indiquent une ambiguïté des alliances à l’intérieur de chaque ligue. Pour comprendre cette ambiguïté, il faut analyser maintenant la compétition qui se manifeste entre « grands » pour occuper la position de chef de ligue.
2. Les chefs de ligue
Rôle et position du chef de ligue
22Les « grands » alliés dans une ligue désignent celui qui sera leur ameqran n’reff ou amghar n’reff que nous traduisons par « chef de ligue ». Celui-ci est inamovible à moins qu’il ne manque à ses obligations. Son rôle et son pouvoir sont en principe limités. Lors de l’affrontement des ligues, il doit organiser la bataille, veiller à ce qu’aucun allié ou partisan ne recule. Ensuite il doit mener les négociations avec son vis-à-vis dans la ligue adverse, par l’intermédiaire des chorfa médiateurs. Les décisions qu’il prend alors doivent être approuvées par ses alliés. Il n’a pas l’autorité nécessaire pour imposer sa volonté personnelle. On voit donc qu’en dehors de sa fonction spécifique, le chef de ligue fait figure d’un « grand » comme les autres, et que, dans les circonstances ordinaires, il n’a pas plus de pouvoir que n’importe qui.
23La nomination du chef de ligue n’est pas un véritable choix. Un des « grands » s’impose parce qu’il a réussi à unifier sa communauté territoriale sous son autorité, ou bien parce qu’il est sur le point de le faire. A cet homme de grand renom, on peut difficilement refuser cette position prestigieuse.
24Parlant d’un de ces chefs de ligue un informateur raconte : « Quand les amghar se sont réunis pour constituer le leff, ils ont décidé de choisir l’ameqran n’reff. Plusieurs voulaient le devenir. Mais, il y avait Mustafa Allai. Il avait une telle renommée que personne n’osa s’opposer à lui. Il fut désigné. »
25A propos d’un autre, il est dit : « Ses futurs alliés vinrent chez lui. Ils virent comme il gouvernait (reḥkm) sa communauté. Tout le monde le respectait. Il reçut les amghar avec faste. On lui demanda s’il voulait faire partie du leff. Il répondit : ”Oui”, sans un mot de plus. Son nom était bien connu. On savait ce que son ”nom” (ism) voulait dire. Il fut choisi comme ameqran n’reff. Il remercia humblement ses invités et leur fit des cadeaux. A chacun, il donna un mouton. »
26Aucun chef de ligue ne se contente d’être un « grand » parmi les autres. Certes, il ne peut plus espérer étendre son pouvoir, car les communautés territoriales voisines lui échappent et son autorité sur ses alliés est limitée. Mais il utilise sa position pour accroître sa gloire et sa renommée. Désormais, son titre n’est plus celui d’amghar, mais celui de ameqran n’reff. Sa ligue porte son nom. Ses dépenses sont plus fastueuses que celles de ses alliés. Son point d’honneur est de n’adresser ses défis qu’à son vis-à-vis de la ligue adverse. Ces deux hommes s’opposent constamment dans des échanges de violence spectaculaires mais peu meurtriers. Des émissaires chargés de « tuer » l’adversaire sont envoyés sans relâche mais aussi sans succès.
La compétition intra-ligue
27En voulant affirmer sa supériorité sur ses alliés, le chef de ligue suscite leur jalousie. Une compétition se développe à l’intérieur de la ligue, comme l’explique clairement un de nos informateurs : « Quand un ameqran n’reff est choisi, les amghar se disent : ”nous sommes maintenant comme des frères, et nous ne nous battrons pas entre nous.” Mais les choses ne vont pas toujours ainsi. Les ”frères” de cet ameqran n’reff (c’est-à-dire ses partisans) viennent le voir et lui disent : ”Es-tu un amghar ou un ameqran ?” Tout le monde le pousse à dépenser, à être plus fort, plus grand que les autres amghar de son leff. Il est obligé d’être immensément généreux et hospitalier. C’est ainsi que les ”frères” (les alliés dans une ligue) sont amenés à se battre et qu’un ameqran n’reff remplace l’autre. »
28Nous n’avons pas réussi à obtenir de récits précis sur la compétition à l’intérieur d’une ligue. Les informateurs disent que chaque chef de ligue essaye de limiter l’extension du pouvoir de ses différents alliés. Cela aide à comprendre la conduite des chefs de ligue dans le récit précédent. Inversement, les « grands », ou du moins les plus importants d’entre eux, cherchent à le tuer. Mais tout cela ne peut pas se passer au grand jour. Ici s’ouvre un univers d’intrigues secrètes que nos informateurs eux-mêmes se déclarent incapables d’élucider. Nous ne possédons que quelques indices. Il semble que les chefs de ligue et les « grands » ambitieux utilisent les mêmes procédés pour se débarrasser de leur rival. Ils ne peuvent agir eux-mêmes, mais ils poussent les dépendants de ce rival à se révolter contre lui. Les informateurs racontent qu’un « grand » fut tué par son gendre, un autre empoisonné par un de ses cousins parallèles. Les deux meurtriers voulaient se débarrasser d’une tutelle devenue insupportable. Mais on dit aussi que les chefs de ligue des deux « grands » éliminés ne furent pas étrangers à ces actes.
L’élimination des chefs de ligue
29Certains « grands » sont tués par leurs dépendants, d’autres gardent leur position jusqu’à leur mort naturelle. Par contre, tous les chefs de ligue que nous avons recensés ont été éliminés violemment. Les uns ont été tués, les autres expulsés du territoire iqar’iyen. Ce ne sont pas leurs alliés ou leurs vis-à-vis dans la ligue adverse, mais leurs dépendants, qui finissent par les éliminer. L’un d’eux, Mustafa Allai, fut empoisonné par un de ses agnats, qui fut tué à son tour par le fils du mort. Un autre, Allal Moḥand, qui avait un grand prestige et un grand renom dans toute le territoire iqar’iyen, s’était engagé dans des dépenses démesurées et avait tenté de capter tant de terre à ses agnats et à ses dépendants que ceux-ci décidèrent d’en finir avec lui. Ils assiégèrent sa maison. Au bout de quelques heures, voyant que le nombre de ses partisans diminuait au bénéfice des révoltés, Allal Moḥand décida de s’enfuir avec sa famille. Il réussit à s’échapper, partit chez ses alliés dans la tribu Imazujen, et de là émigra en Algérie. Sa maison fut brûlée et ses champs ravagés. Allal Moḥand revint quelques années plus tard et s’installa chez les Ulad Settut. Avec d’autres, il permit à Bu Ḥmara, prétendant au trône du Maroc, de pénétrer en territoire iqar’iyen et d’y installer sa capitale dans le village de Selwan. Il devint un de ses qaid. Mais il ne put jamais revenir dans sa communauté territoriale d’origine. Enfin un troisième, Amar Buḥut, partit avec ses partisans chercher l’épouse de son fils. Un de ses agnats, caché depuis plusieurs jours au sommet d’une colline derrière une rangée de cactus, le tua, puis se leva, lança son fusil en l’air, eut le temps de dire : « Mon père, j’ai vengé ton honneur » et fut abattu. D’après les informateurs, le père de cet homme, à qui Amar Buḥut avait pris la majeure partie de ses terres, n’avait pu supporter son déshonneur et s’était laissé mourir.
30Les autres chefs de ligue eurent une fin analogue. Deux d’entre eux, non satisfaits d’être à la tête d’une ligue, se firent nommer qaid de leur tribu par le sultan. L’un et l’autre partirent un jour pour Fez, emportant les impôts collectés et des cadeaux (hediya) pour le souverain. Des Iqar’iyen les précédèrent et les dénoncèrent auprès de l’administration du sultan (Makhzen) comme fomentant une rébellion contre leur souverain. Les qaid furent jetés en prison et y restèrent jusqu’à leur mort. Leurs fils se vengèrent sur les dénonciateurs.
31On voit que dans toute cette série, ce sont ses dépendants qui tuent le chef de ligue ou le forcent à s’exiler. Mais on dit que les alliés de ces hommes fameux avaient secrètement armé le bras de ses dépendants.
32Ainsi la position de chef de ligue, si elle procure le plus haut prestige, est aussi la plus dangereuse. Dans toutes ces ligues, on assiste à une sorte de drame shakespearien. Un chef se fait nommer, parade quelque temps, et est finalement éliminé. Un autre le remplace et disparaît tout aussi tragiquement. Selon nos informateurs, le mécanisme qui mène ces hommes vers la mort est inexorable.
33Le récit suivant retrace une tentative faite par les « grands » d’une ligue pour échapper à ce destin.
Récit 28. Un « petit » se fait nommer chef de ligue
Dans une ligue où les chefs ont été tués l’un après l’autre, aucun « grand » ne veut se porter candidat. Les alliés décident alors de s’adresser à un « petit ». Celui-ci est très pauvre, il ne possède que sa maison, un jardin et une vache. Mais tout le monde sait qu’il est courageux et ambitieux. Il accepte de devenir chef de ligue à condition que les « grands » lui fournissent les moyens matériels pour assurer sa fonction et l’aident à contrôler son patrilignage. Il ne veut pas être un homme de paille. Ses conditions furent acceptées, et très vite il devint l’égal des « grands ». Mais, dit-on, son ambition était insatiable. Il voulait dominer ses alliés. Ceux-ci étaient sur le point de l’éliminer, quand intervint un événement extérieur : l’arrivée en 1903 du prétendant au trône du sultan, Bu Ḥmara, et de son armée. Le chef de ligue se mit sous la protection de ce prétendant et eut ainsi la vie sauve.
34Tout se passe en somme comme si les Iqar’iyen choisissaient des hommes qu’ils comblent de louanges pour ensuite les sacrifier en quelque sorte devant l’autel de l’honneur, valeur suprême qui se perpétue à travers l’offrande des victimes les plus nobles. Pour citer les paroles d’un informateur : « Certes tous les ameqran n’reff meurent de mort violente, mais y a-t-il une meilleure mort que celle d’un homme (ariaz) qui met son honneur au-dessus de tout. »
35On peut cependant s’interroger sur ce qui pousse ces hommes à cette parade tragique : pourquoi recherchent-ils une position dont ils savent pertinemment qu’elle leur sera fatale ? La réponse à cette question n’est pas facile. Les paroles de notre informateur nous fournissent un début de réponse : c’est un jeu avec la mort. Les chefs de ligue ont une renommée qui dépasse celle des « grands » et ils donnent leur nom personnel à leur leff. A leur mort, ils ne tombent pas dans l’oubli, leur nom (ism) et leur renom demeurent. On rappelle les épisodes épiques de leur vie et parfois même ils deviennent des personnages de légende pour les jeunes générations.
36Mais ce n’est là qu’une réponse partiellement satisfaisante à notre question. Il nous faut chercher, non les motivations de ces hommes assoiffés de renom et de prestige, mais ce qui, dans la valeur sociale de l’honneur, les conduit à cette chute tragique. Le système de l’honneur chez les Iqar’iyen pousse les hommes à entrer dans les échanges de violence et à acquérir du prestige et un renom. Le grand-père et le père d’un amghar lui préparent le terrain. L’opinion l’oblige constamment à manifester sa force et sa puissance et à ne pas se reposer sur ses lauriers. Il lui faut aller toujours plus loin. Mais cette même opinion ne peut pas tolérer qu’il garde son pouvoir et son autorité. Un des vieux informateurs, après avoir longuement raconté quelques histoires de « grands », ajouta ce commentaire : « Chez nous, on ne supporte pas qu’un homme soit supérieur à un autre. Devant lui, on se tait. Mais chacun veut lui dire : min dhayik immanin, qui se traduit littéralement par ”quoi dans toi ajouté” [qu’as-tu de plus que nous]. On laisse des hommes devenir ”grands”, mais ils doivent tomber. Les Iqar’iyen n’aiment pas l’”homme déshonoré” (amefdoḥ) ou celui par qui le scandale arrive (amefsud). Mais ils ne peuvent pas tolérer les ameqran, les « grands ». C’est ainsi chez nous. »
37Du reste, au-delà des disparitions individuelles, la mort des chefs de ligue et des « grands » a des conséquences sociales, comme on va le voir.
Notes de bas de page
1 Cf. R. Montagne, 1930 et J. Favret, 1968.
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