6. L’émergence de l’autorité
p. 143-160
Texte intégral
1L’homme ambitieux, qui cherche à devenir un « grand » dans son patrilignage, doit disposer d’abord d’une richesse monétaire. Il lui faudra ensuite convertir cette richesse en terres qu’il prendra à ses agnats. C’est par cette conversion de la monnaie en terres que le « grand » peut imposer son pouvoir et faire reconnaître son autorité dans son patrilignage.
1. L’origine de la richesse monétaire du « grand »
2Selon les informateurs, les futurs « grand » – comme tout Iqar’iyen – reçoivent peu de terres en héritage à la mort de leur père. Ils ne disposent donc pas de ressources agricoles suffisantes pour faire des prêts à leurs agnats de telle sorte que ceux-ci s’endettent. Le travail dans l’Algérie coloniale, l’exploitation des terres d’autres Iqar’iyen peuvent certes accroître leurs revenus. Mais nous ne pensons pas que la source de leur richesse vienne de là. Leurs agnats, connaissant ces ressources, les obligeraient à dépenser. Des avares ont toujours existé, disent les informateurs, mais aucun d’entre eux ne devint jamais un « grand ». Celui-ci ne peut pas commencer sa carrière en se faisant brocarder pour son avarice. Ce serait un handicap trop difficile à combler. Par ailleurs, les « grands » dont nous connaissons l’histoire sont accusés d’avoir accaparé les terres de leurs agnats, et non pas d’avoir été avares au cours de leur vie. Il est donc peu probable qu’un « grand » ait pu se constituer une richesse mobilière par une épargne personnelle. Or, selon les récits, c’est essentiellement grâce à l’argent que le futur « grand » prête à ses agnats et qu’il peut ensuite capter leurs terres. D’où provient cet argent ? Selon un informateur, un homme ne devient pas « grand » par ses seuls efforts personnels ; son père, son grand-père et même parfois son arrière-grand père lui préparent le terrain. Il raconte que ces hommes thésaurisaient des pièces de monnaie. Celles-ci n’étaient pas distribuées entre les héritiers mais restaient dans une cachette jusqu’à ce qu’un descendant, après avoir fait preuve dans sa jeunesse de qualités dignes d’un « grand », puisse en prendre possession en secret.
3Cet informateur nous a raconté l’enfance et l’adolescence d’un « grand ».
Récit 22. L’enfance d’un « grand »
A la naissance d’Allal, son grand-père vit dans ses yeux qu’il aurait une destinée exceptionnelle. Enfant, il ne restait pas avec les gamins de son âge, mais préférait la compagnie des adultes. A dix ans, il savait utiliser une arme et tenir le fusil. Bon chasseur, il était déjà plus rusé que le renard. Son grand-père le laissa un jour dans la montagne avec quelques figues et un peu de pain et lui intima l’ordre de ne revenir à la maison qu’une semaine après. Le jeune garçon subit cette épreuve avec succès. Confirmé dans son jugement, le grand-père continua son éducation. Il lui apprit à distinguer entre les ignorants et les hommes d’honneur. Jamais il ne lui permit de frayer avec les jeunes irresponsables. Ceux-ci tentaient en vain de l’entraîner dans leurs jeux. Le grand père mit son petit-fils à l’épreuve une deuxième fois. A cette époque, des groupes d’adolescents se constituaient en bandes qui pillaient, volaient les fermes. L’adolescent devait désarmer une de ces bandes de jeunes, leur enlever leur butin, puis les relâcher et leur rendre leurs biens. Certes c’était un jeu, mais un jeu dangereux où il risquait sa vie. Le jeune homme réussit l’épreuve. La bande lui demanda de se mettre à sa tête, mais il sut tellement bien manœuvrer ses camarades qu’il leur fit abandonner leur projet sans être pour autant inquiété. Le grand-père, qui avait observé le déroulement de ces faits, fut convaincu des qualités de son petit-fils.
Il lui tint alors le discours suivant : « Tu as bien fait. Mais ce n’est rien encore. Regarde autour de toi, sutout les ”grands”. Ce sont eux dont il faut suivre l’exemple. Ton grand-père et ton père n’en sont pas, c’est vrai. Mais comment crois-tu qu’on devienne un ”grand” ? Tu ne le sais pas. Viens avec moi et tu le sauras. » Il l’emmena à l’endroit où étaient cachés plusieurs tas de pièces d’argent. « Là, lui dit-il, est ce qui fait un ”grand”. Mon père a réuni cette somme. Il m’a dit de ne pas la toucher, de ne rien révéler, de me méfier des djinn [voir chap. 10] qui voudraient le prendre. A côté, c’est la somme que j’ai épargnée en secret. Personne ne le sait, même pas ton père. Toi, tu le sais maintenant. Mon père m’avait dit :”Notre groupe a besoin d’un amghar, trouve-le”. Quand tu es né, j’ai vu tes yeux et j’ai su que tu serais celui-là. Garde le secret. Ne touche à cet argent qu’à bon escient. Si tu le dilapides, la mort te frappera vite. Observe les amghar et sache faire comme eux. En attendant, respecte ton père, suis-le et attends ton heure. Je n’ai plus rien à te dire. » Quelques jours après, le grand-père mourut. Cinq ans plus tard, le père disparut. Le jeune homme commença alors sa carrière de futur amghar.
4Ce récit est le seul que nous possédions où il est question de la jeunesse d’un « grand », de ses mises à l’épreuve et de la transmission d’un trésor caché, d’une épargne constituée par plusieurs générations. Dans quelle mesure cette histoire est-elle mythique ou réelle ? Faute d’autres informations qui recoupent, confirment ou infirment ce récit, il nous est difficile de le situer. Nous avons pourtant tenu à le présenter, car il indique que, très probablement, la montée d’un « grand » n’est pas due à l’action d’un seul homme, mais qu’elle se prépare sur plusieurs générations. Il est vraisemblable, sans que nous puissions le démontrer, que les ancêtres du « grand » ont épargné, ont sacrifié leur honneur personnel, ont accepté d’être des « petits », afin de permettre à l’un de leurs descendants de réaliser leur désir.
2. Les limites de l’action du « grand »
5La richesse monétaire du futur « grand » va donc lui permettre de réaliser ses ambitions, en acquérant le plus possible de terres à l’intérieur de son patrilignage. Mais cela ne peut pas se réaliser par une expropriation pure et simple de ses agnats, car il ne doit pas déposséder totalement les membres de son patrilignage, ni même l’un d’entre eux, afin de les garder tous derrière lui et d’être ainsi 1’amghar reconnu d’un patrilignage fort. Il existe donc des limites que le « grand » ne peut outrepasser.
6On cite le cas d’un amghar qui voulut appauvrir au maximum ses agnats. Il força un grand nombre d’entre eux à lui vendre la totalité de leurs terres. Son appétit, dit-on, était insatiable. Finalement, ses agnats se retournèrent contre lui et s’allièrent à ses adversaires. Sa maison fut assiégée. Le « grand » eut juste le temps d’échapper au massacre et prit la fuite avec sa famille. Il fut forcé quelque temps après de rendre à ses agnats les terres dont il les avait dépossédés.
7Le commentaire d’un des informateurs qui raconta cette histoire mérite d’être cité : « Un ”grand”, dit-il, est certes tenté de gouverner (reḥkum) ainsi son groupe. Mais, s’il a de l’intelligence (raql), il doit résister à cette tentation, car ses “frères” [c’est-à-dire ses agnats], une fois privés de leur terre, n’auront plus d’autres possibilités que de le tuer ou d’abandonner la région. Ces hommes sans leur terre (mulk), sans leur honneur (r’ird) sont “comme des riens” (bḥal walu). Comment marcheraient-ils avec celui qui leur a tout pris ? Et puis ce "grand”, qui représente-t-il ? Il gouverne des “comme rien” et il n’est rien lui-même. C’est un ”ignorant” (abuhari). »
Ces réflexions d’un vieillard de soixante-quinze ans qui se rappelle avec lucidité les faits du passé traduisent clairement ce que doit être la stratégie d’un « grand » ou d’un futur « grand ». Les partisans d’un amghar sont avant tout ses agnats ; il ne doit donc pas s’aliéner totalement leur soutien, s’il veut garder son autorité sur eux. Par ailleurs, l’amghar ne met pas en jeu uniquement son honneur personnel. Il se considère et est considéré comme le dépositaire de l’honneur de son patrilignage et de celui de chacun de ses agnats. Comment dans ces conditions prétendrait-il représenter ses « frères », si ceux-ci sont dépourvus de ce qui est à la base de tout honneur : la possession de la terre, domaine de l’interdit. Ainsi donc, l’amghar doit nécessairement laisser des terres à chacun de ses agnats.
8Nous rappellerons ici l’histoire de cet homme qui, à la mort de son frère, manœuvra pour déposséder de leur héritage les fils de ce dernier et fut tué par l’un d’eux quelques années plus tard (cf. récit 20). Dans d’autres récits, il est question d’agnats contraints à l’exil pour avoir perdu tous leurs biens.
9Le récit suivant montre la démarche suivie par un futur « grand » pour éviter ces écueils.
Récit 23. Comment un « grand » s’accapare des terres de son agnat et en fait son partisan
Un homme b s’endette auprès de son agnat a, futur « grand ». Celui-ci réclame à plusieurs reprises le remboursement de la dette, sans succès, b n’arrive pas à épargner la somme nécessaire. Finalement a lui propose de lui acheter une partie de ses terres ou de prendre en hypothèque la totalité, b refuse l’une et l’autre solution. Il demande un nouveau délai. Son prêteur fait valoir qu’il a attendu trop longtemps, et qu’il faut en terminer avec cette affaire. Il demande, toujours sans succès, à d’autres agnats d’intervenir et d’amener b à un compromis. Excédé, il décide de réunir l’assemblée du patrilignage pour forcer b à prendre une décision. Dans ce but, il envoie son fils l’avertir de sa démarche, b ne veut pas le recevoir et le menace de son fusil. L’offense est grave, a annonce qu’il ne peut pas tolérer cette atteinte à son honneur. C’était, dit-on, un homme intelligent, astucieux et courageux, b prend peur et s’enfuit chez ses beaux-parents dans un autre patrilignage. Le futur « grand » occupe ses terres et déclare qu’il attendra son retour pour régler l’affaire avec lui. b fait savoir qu’il ne négociera pas et demande un nouveau délai pour rembourser ses dettes, a demande la réunion de l’assemblée du patrilignage et fait valoir ses droits. L’assemblée décide que b, ayant abandonné son lignage, ne peut plus y posséder des biens, a prend toutes ses terres. Il déclare qu’il est prêt à payer la différence entre la valeur du patrimoine et la somme qui lui est due contre remise des mulkiya, les titres de ces terres. Peu de temps après, un membre du lignage de a et b tue un homme de celui où b était réfugié. Les beaux-parents de ce dernier l’avertissent du danger qu’il court. Les agnats proches du mort risquent de se venger sur lui. b prend la fuite et retourne dans son patrilignage. Il est tout d’abord mal accueilli. N’a-t-il pas renié ses agnats et préféré ses parents par alliance ? Désemparé, il va trouver a et, par le sacrifice d’un mouton devant sa porte, l’oblige à devenir son protecteur. Ce sacrifice est appelé ’ar. Nous verrons plus loin la signification de ce terme. Notons seulement ici que, selon la croyance iqar’iyen, une personne peut ainsi en contraindre une autre à accéder à sa demande ; le refus, dans ces circonstances, ferait peser sur elle la menace d’une malédiction divine. Le futur « grand » décide de lui rendre la partie des terres qui lui revient, s’il déclare soutenir le patrilignage contre ses adversaires, b accepte ; il est ainsi réintégré dans le groupe. Plus tard, cet homme apporta, dit-on, le plus ferme soutien au « grand ».
10Ce récit met en évidence le contraste qui existe dans le comportement de chacun des deux protagonistes. L’un, b, reste intransigeant et finit par se conduire comme une « tête chaude », un aḥmaq (il insulte son agnat et s’enfuit) ; l’autre mène calmement son affaire, se dit prêt aux compromis, mais reste intraitable quant à son honneur. L’action de l’assemblée du patrilignage est significative sur un double plan : elle sanctionne la conduite déshonorante d’un de ses membres qui fuit ses responsabilités, et elle répare le tort fait à a, mais au prix de la perte d’un homme. L’action finale du futur « grand » inverse en partie ces décisions. Il s’empare des terres de son agnat, mais en fait son partisan en lui rendant une partie de ses biens. Par ce geste spectaculaire, il montre qu’il peut gagner sur les deux tableaux : s’enrichir au détriment de ses agnats et obtenir en même temps leur soutien. Non seulement la décision de l’assemblée du patrilignage est contredite, mais le futur « grand » affirme sa supériorité sur elle par sa générosité. Certes, le futur « grand » fut favorisé dans son action par un échange de violence. Est-ce pure coïncidence, ou doit-on voir dans le meurtre une stratégie du futur « grand » pour récupérer son agnat ? Aucun indice dans le récit ne permet d’en décider. Toujours est-il que le futur « grand » sut profiter de l’occasion qui lui était offerte. Pour notre propos, il faut noter que le futur « grand », non seulement s’institua protecteur de b, mais lui rendit une partie de ses biens. Rien ne l’obligeait à faire ce geste, si ce n’est son désir de conserver un agnat et de gagner son soutien.
11L’acquisition de l’autorité, du prestige, de l’honneur nécessite, de la part d’un futur « grand », l’accumulation des terres, et ceci au détriment de ses agnats. Mais il apparaît que le système de l’honneur fixe certaines limites à cette accumulation. Du point de vue des agnats qui cèdent une partie de leurs biens, le fait de ne pas être totalement dépouillés de leur patrimoine les met en position d’attente. Ils ont subi une perte et se trouvent défavorisés par rapport au « grand » ; mais la chance peut varier, le « grand » peut disparaître, et ils ne seront pas totalement démunis pour jouer l’honneur en leur nom personnel.
12Ainsi, entre le « grand » et ses agnats, la différence quant à l’honneur ne sera jamais qu’une question de degrés. Ils posséderont tous des terres quelle que soit leur situation. L’un en aura plus que les autres et pourra, certes, occuper une position prééminente dans son patrilignage. Mais il sera un « grand » et non un seigneur, comme c’est le cas dans le système féodal, où le rapport de dépendance se situe entre ceux qui ont le monopole des terres et de l’honneur et les paysans qui travaillent ces terres et ne peuvent revendiquer les mêmes valeurs sociales que leurs maîtres (Bloch 1939).
3. La captation des terres par le « grand »
13Chez les Iqar’iyen, un homme peut accumuler des terres au détriment de ses agnats en profitant des occasions suivantes : le partage de l’héritage, l’assistance en cas de famine, les prêts pour les dépenses cérémonielles.
Partage de l’héritage
14Les conflits multiples que suscitent l’héritage des biens d’un défunt ont déjà été traités. Nous insisterons ici sur l’action particulière des futurs « grands » dans ces circonstances. Dans les récits évoquant ce sujet, le « grand » est en position de frère du défunt. Son but est de capter le maximum des terres de ce frère mort, sans forcer ses neveux à l’exil ou au meurtre. Il doit manœuvrer pour les garder auprès de lui, comme ses plus fermes soutiens après ses propres enfants.
15Nous confronterons deux récits où l’attitude de la veuve du défunt diffère : dans l’un elle refuse d’épouser le frère du mort, dans l’autre elle accepte.
Récit 24. La veuve refuse d’épouser le frère de son mari défunt
Un homme b du patrilignage B est tué. Son frère aB, le futur « grand », le venge en tuant le meurtrier. Il demande à la femme du défunt bB de l’épouser. Il affirme être prêt à éduquer les deux garçons encore en bas âge qu’a laissés son frère. La femme, dont la sœur avait épousé le meurtrier initial, refuse cette offre. Elle va même jusqu’à interdire à son beau-frère l’entrée de sa maison. Par l’intermédiaire de son père, elle contacte un agnat lointain de aB pour se marier avec lui. Cette femme, dit-on, était encore jeune et attirante. L’homme contacté accepte. aB tente sans succès de s’interposer. Le mariage a lieu, mais quelques mois après, le second mari meurt à son tour. De nouveau aB propose à la veuve de l’épouser. Elle refuse encore une fois, aB décide d’agir. Il la renvoie chez son père et garde les terres de son frère défunt. Quand les deux fils de ce dernier sont devenus adultes, leur oncle leur demande de venir résider chez lui. Ils lui répondent qu’ils ne reviendront à la maison qu’avec leur mère. Leur oncle fait valoir qu’il est toujours prêt à l’épouser. Celle-ci s’obstine dans son refus. aB utilise alors une ruse pour faire revenir ses neveux. Il sait que l’un d’eux veut épouser une fille du patrilignage C. Il va voir le père de cette fille, un de ses amis, et, avec sa complicité, arrange l’affaire de la manière suivante : il fait croire que cette fille est destinée à son fils, puis feint la surprise quand on vient lui raconter que son neveu veut se marier avec elle ; il fait alors venir ce dernier et lui dit qu’il est prêt à choisir une autre femme pour son fils et à l’aider à épouser la jeune fille en question ; il paiera le sdaq, fera toutes les dépenses nécessaires pour les cérémonies de mariage et enfin lui rendra, ainsi qu’à son frère, deux parcelles ayant appartenu à leur père. Le neveu accepte l’offre de son oncle, malgré les avis contraires de sa mère, et revient dans le patrilignage avec son frère. On dit que aB les considéra dorénavant comme ses fils.
Récit 25. La veuve épouse le frère de son mari défunt
A la mort de son frère Duduḥ, Mimoun, le « grand » du patrilignage A, épouse en secondes noces sa veuve. Il devient alors le chef de maison des deux familles. Il organise par la suite des mariages entre ses descendants et ceux de son frère : son fils Buhut épouse sa nièce Fatima ; sa fille Tlaytmas épouse son neveu Omar, et enfin sa petite fille Malika épouse son petit neveu Ḥaddu. Chacun de ces mariages entraîne un nouvel arrangement des parcelles au sein du mulk. Fatima donne sa part d’héritage à son mari Buhut. Tlaytmas transmet à Omar une partie de l’héritage reçu par son père Mimoun à la mort de son frère. De même, Malika donne à Ḥaddu une autre part de l’héritage de Duduḥ. Mimoun laisse à chacun de ses neveux leur héritage. Mais les biens des deux familles sont gérés par lui. Les récoltes sont mises en commun et Mimoun procède à leur distribution en gardant une part importante pour les nécessités de sa position. Ainsi, dit-on, Mimoun mit à l’abri des conflits les deux familles qui n’en formèrent plus qu’une.
16Bien que les « grands » de ces deux récits emploient des stratégies différentes, ils aboutissent au même résultat. En effet, les différences entre les deux récits (attitude des femmes, captation ou non des terres par l’oncle paternel) n’effacent pas leur ressemblance. Le « grand » finit par disposer de plus de terres que la part d’héritage qui lui revenait à la mort de son frère, il ne dépossède pas complètement ses neveux agnatiques de leurs droits sur des terres, enfin il attire leur confiance et les garde auprès de lui en organisant leur mariage. L’habileté et l’intelligence de ces deux « grands » est d’avoir su transformer les victimes de leur ambition en partisans.
Figure 12. Intermariages entre deux lignées collatérales

17Certains « grands » préfèrent ne pas utiliser cette stratégie au moment du partage de l’héritage, et attendent l’occasion pour endetter leurs neveux et leur arracher des terres. D’autres enfin, pour éviter tout conflit avec leurs neveux, en acquièrent auprès d’agnats plus lointains, et pour cela ont recours à d’autres moyens.
Assistance en cas de famine
18Comme nous l’avons dit, le risque de famine est une menace permanente chez ces sédentaires. Certes, l’émigration temporaire en Algérie permet d’accroître les revenus des familles, mais, à diverses périodes, les Iqar’iyen ont vécu la famine de façon dramatique. Dans ces circonstances, certaines familles, qui n’ont pas de réserves suffisantes, sont plus touchées que d’autres. On raconte que beaucoup ont été obligés de vendre leur terre à très bas prix pour pouvoir subsister avec leur famille. Les hommes prévoyants et disposant de ressources suffisantes achetaient ces terres dans des conditions très avantageuses. En ces temps de famine, le futur « grand » peut accumuler une quantité importante de terres en contrepartie de l’assistance qu’il apporte à ses agnats. Sa stratégie sera différente selon le type d’agnat en cause.
Le futur « grand » et l’agnat nécessiteux sont dans le même mulk
19Le premier va aider le second et, en contrepartie, il aura une partie de ses biens. Dans les cas de ce genre, les deux hommes sont des agnats proches, cousins parallèles au premier degré, ou oncle paternel et neveu, très rarement des frères. Les clauses de leur accord sont les suivantes : l’homme riche fournira quotidiennement à son agnat nécessiteux, pendant une période de quelques mois, sa nourriture, en échange de quoi il recevra une partie de ses terres. Selon certains jeunes informateurs, cet accord est généralement favorable à l’homme démuni. La valeur des biens qui lui sont donnés est supérieure à celle des terres cédées. D’autres contestent cette affirmation : le calcul durant la période de famine est basé sur le prix le plus bas des biens fonciers, non sur leur valeur en temps normal. Un homme avisé considère ces discussions comme absurdes, car, dit-il, on compare ce qui n’est pas comparable. Selon lui, l’homme dans le besoin reçoit des biens qu’il consomme, et l’homme riche des terres, qui lui donneront des ressources régulières. Le gain est donc toujours pour celui qui a converti des vivres en terres.
Le futur « grand » et son agnat nécessiteux ont des terres dans des mulk différents
20L’aide du futur « grand » va entraîner des conséquences différentes selon l’attitude des copropriétaires du mulk. Si ceux-ci sont pauvres, ils ne pourront pas faire prévaloir leur droit de préemption et empêcher le futur « grand » de recevoir une partie des terres de l’agnat dans le besoin. Ainsi, le « grand » pénètre dans un mulk étranger au sien. Si, par contre, les copropriétaires du mulk ont les moyens matériels de faire prévaloir leur droit de préemption, ils empêcheront le futur « grand » d’entrer dans la propriété. Celui-ci fera un prêt à son agnat nécessiteux qui hypothéquera alors ses terres en sa faveur. Dans ce cas, comme nous l’avons dit, le propriétaire garde son droit sur son patrimoine, mais devient en réalité le locataire de son prêteur, devenu propriétaire de fait. Cette stratégie présente un avantage pour les deux hommes. Le futur « grand », juridiquement, n’acquiert pas de terre. Il n’entre donc pas en concurrence avec les copropriétaires. Néanmoins, il prend le contrôle d’une ou plusieurs parcelles dont il percevra les revenus. L’agnat nécessiteux reste propriétaire de droit de ses terres. Son prêteur n’est pas un des copropriétaires et il lui sera par conséquent difficile de réclamer des terres pour se faire rembourser. Ainsi, en prêtant assistance à ses agnats en cas de famine, le futur « grand » poursuit un double but : acheter les terres de ses agnats proches à un faible prix et contrôler les terres de ses agnats lointains hypothéquées en sa faveur.
Prêts pour des dépenses cérémonielles
21En de nombreuses occasions, un homme d’honneur doit faire des dépenses cérémonielles : naissance, circoncision, mariage, funérailles, fêtes religieuses, paiement du sdaq ou de la diyith. Il lui faut des biens de consommation et de l’argent en quantité suffisante pour maintenir ou renforcer sa réputation. En ces occasions, beaucoup d’Iqar’iyen sont obligés de s’endetter auprès de leurs agnats ou d’autres personnes. Peu d’hommes peuvent se passer de cette aide extérieure. Vivre au-dessus de ses moyens n’est pas considéré comme une anomalie. C’est au contraire une vertu. L’homme pauvre qui égorge le seul mouton qu’il possède ou qui va emprunter des grains à son voisin pour honorer un invité se conforme aux valeurs les plus hautes de cette société. Certes, il risque de ne plus pouvoir nourrir sa famille et d’être complètement ruiné. Mais qu’importe ! Il s’est montré un véritable homme d’honneur et n’a pas failli à son devoir.
22La stratégie du futur « grand » est de pousser ses agnats à la dépense et de leur faire des prêts, afin qu’ils ne manquent de rien pour honorer leurs invités. Il doit faire en sorte que la somme avancée soit suffisamment importante pour que les débiteurs n’aient pas le moyen de le rembourser. Son but est de les pousser à lui vendre leurs terres ou à les hypothéquer en sa faveur. Dans un premier temps, son comportement n’est pas différent de celui qu’il a en période de famine. Il pousse ses agnats proches, neveux agnatiques et cousins parallèles patrilatéraux qui partagent avec lui une propriété, un mulk, à lui vendre le maximum de leurs terres. Avec ses agnats lointains, il utilise la formule de l’hypothèque. S’il réussit dans cette stratégie, il tentera d’aller encore plus loin et d’acheter des terres dans la propriété de ses agnats lointains. C’est alors qu’il lui faudra faire preuve d’une grande habileté. Nous avons souligné la difficulté de pénétrer dans une propriété mulk, du fait du droit de préemption. Si les copropriétaires du mulk sont pauvres, il lui suffira de proposer l’achat d’une parcelle à un prix très élevé pour obtenir le bien convoité. S’ils sont riches, ils peuvent s’opposer à la vente. La tactique du futur « grand » est alors de les appauvrir, soit en leur faisant lui-même des prêts, soit en les poussant à s’endetter auprès d’autres prêteurs, si possible des étrangers au patrilignage. Certains « grands » n’hésitent pas à prêter par personnes secrètement interposées pour déjouer la vigilance de leurs agnats.
23L’histoire qui suit est celle d’un « grand » particulièrement important dans la région. Il réussit à contrôler non seulement son patrilignage, mais toute sa communauté territoriale. Homme de grand prestige, il sut maintenir son autorité sur ses partisans durant de longues années. Il était très riche. On dit que peu d’hommes ont jamais eu autant de terres. Selon un informateur, il possédait près de cent hectares, dont la plus grande partie dans la plaine. Pour l’époque, c’était exceptionnel.
Récit 26. Les ruses d’un « grand »
A la mort de son père, Allai n’hérite que de l’équivalent d’environ un hectare. Très jeune, il commence à accumuler des terres. Il profite tout d’abord d’une famine qui affecte certains de ses agnats proches. Il hérite de la terre de son frère qui meurt sans laisser de descendance. Plusieurs agnats ont recours à ses prêts et doivent lui céder une partie de leurs terres ou les hypothéquer en sa faveur. Selon un de ses descendants, quand cet homme eut un fils, un agnat lui fit don de près de quarante hectares. Comment cet agnat avait acquis une telle quantité de terres et pourquoi il la donnait si facilement et si généreusement, l’informateur n’a jamais pu ou voulu nous l’expliquer. Le fait était d’autant plus étrange qu’aucun cas de dons de terre ne nous avait été signalé par ailleurs. Un autre informateur nous donna finalement l’explication de ce don et d’autres sources la confirmèrent par la suite :
« Cette histoire de don est une pure fiction, nous dit cet informateur qui ajouta : Les gens ne sont pas fous ; ils savent ce que représentent quarante hectares ; des hommes s’entretuent pour un petit lopin de terre ; alors pour quarante hectares... Non, il ne faut pas écouter les ”comme rien” qui vous racontent des bêtises. Cet amghar avait de l’argent, je vous dirai comment plus tard [récit 23]. Il voulait acquérir les propriétés des Untel, Untel, Untel et Untel. Plusieurs fois, il essaya de les endetter pour les forcer à lui vendre leurs terres, sans succès. Untel lui emprunta un jour une grande somme d’argent pour organiser le mariage de son fils... Quand ses ”frères”, qui partageaient un mulk avec lui, surent ce qu’il avait fait, ils se cotisèrent pour rembourser l’amghar. Tout le monde savait pourquoi il faisait des prêts. Après cet échec, l’amghar fit semblant de ne plus rien réclamer. Il réfléchit chez lui à ce qu’il devait faire et trouva le moyen. Il contacta deux commerçants, un juif et un musulman, ainsi qu’un de ses cousins, cousin parallèle patrilatéral premier degré, qui lui devait de l’argent. A tous les trois, il dit :”Aidez-moi à acquérir les terres d’Untel, Untel et Untel et je vous récompenserai, je vous avance une somme d’argent que vous prêterez à mes ”frères” quand je vous le dirai. Toi, mon cousin, tu vas t’associer avec ces deux commerçants. A chaque somme que je vous avancerai, vous me signerez un papier. Si vous voulez être récompensés, il faudra garder le secret.” Les trois hommes acceptèrent. Les Untel, Untel, Untel vinrent leur demander de l’argent pour un mariage, pour des funérailles, des fêtes, etc. L’amghar disait à ses ”frères” : ”Pourquoi dépensez-vous tant ? Faites attention à ces commerçants !” Et eux, les ”ignorants”, lui répondaient :”Ce sont des commerçants, ils attendront qu’on puisse les rembourser et même si on ne peut pas ils ne pourront pas nous réclamer des terres.” Je ne sais pas comment il arriva à organiser tout cela, mais finalement ses ”frères” finirent par être tous endettés. Les commerçants demandèrent à être remboursés car, disaient-ils, ils devaient quitter la région. Ils dirent au cousin de l’amghar : ”Tu es notre associé, paie donc ce que nous doivent tes’« frères ».” Il accepta et s’en alla réclamer son dû à ses ”frères”. Beaucoup furent surpris de voir qu’ils devaient maintenant de l’argent à leur agnat et non plus à des commerçants. Certains demandèrent un délai pour rembourser, d’autres furent obligés de lui vendre une partie de leurs terres. L’amghar vint leur dire : ”Vous voyez, je vous avais dit de faire attention, vous n’avez pas voulu m’écouter !” ”Oui, lui répondirent-ils, tu avais raison, mais comment faire maintenant ? Peux-tu nous aider ?” L’amghar leur dit : ”Je voulais vous aider dans le temps, mais vous n’avez pas voulu de mon argent ; maintenant c’est un ignorant, mon cousin, qui vous tient. Pour se rembourser de ce que vous lui devez, il peut vous prendre quelque soixante hectares et il sera votre amghar. Vous aurez pour amghar un’« comme rien ». Moi seul, je peux l’en empêcher ; mais il faudra m’accepter comme amghar. Je paierai pour rembourser vos dettes et je prendrai quarante hectares. Je laisserai à Untel, Untel et Untel les vingt hectares qui restent. Ce sera mon cadeau. A vous de décider.” Ses "frères” acceptèrent. L’amghar s’en alla trouver son cousin et lui dit : "Marie ton fils, je veillerai aux dépenses, il faut que tu fasses une grande fête.” Le cousin suivit son conseil. Un vendredi, après la prière, il demanda à ses ”frères” de le rembourser pour pouvoir marier son fils. Ceux-ci se tournèrent vers l’amghar qui demanda : ”Combien mes frères te doivent-ils ?” ”Tant et tant”, dit le cousin. ”Viens chez moi, et je te donnerai tout.” Voilà la vraie histoire. Un peu plus tard, les ”frères” de l’amghar apprirent comment ce dernier les avait manœuvrés. Personne n’osa le lui reprocher sauf Untel qui décida de prendre sa revanche et fut à l’origine de la mort de l’amghar. Mais cela est une autre histoire et je vous la conterai plus tard. Allons boire le thé. Bismillah [au nom de Dieu]. »
24Ce récit, qui se passe de commentaire, montre bien comment un « grand » capte les terres de ses agnats par la ruse, affirme sa supériorité sur eux, et établit son autorité sur le patrilignage.
25Si l’on compare les différents moyens utilisés par le futur « grand » pour accumuler de la terre au détriment de ses agnats, on constate que la famine et la mort d’un frère sont des faits naturels imprévisibles, et que les fêtes provoquant l’endettement des agnats sont des faits sociaux récurrents. Le « grand » doit miser sur ces fêtes plutôt que d’attendre l’arrivée d’une catastrophe ou d’une calamité naturelle. Mais il lui faut se préparer pour profiter de l’imprévisible, du hasard.
26Le « grand » ne peut pas se contenter d’accumuler des terres. Il doit les faire cultiver. Ses enfants pourront s’occuper d’une partie, non de la totalité. Par ailleurs, les agnats appauvris sont dans le besoin. S’il veut avoir leur soutien, le « grand » se doit de les aider. C’est alors qu’il leur offrira des contrats d’association agricole ; ses agnats pourront ainsi accroître leurs revenus, mais ils deviendront ses dépendants. C’est en fonction de la conduite de ces agnats que le « grand » leur louera ses terres à des conditions plus avantageuses. Il cessera même de leur en louer si jamais ils contestent son autorité. Cette dépendance des agnats par rapport au « grand » permet à ce dernier de gérer et de contrôler la distribution des ressources dans son patrilignage.
4. L’élimination des rivaux
27Tout futur « grand » rencontre sur son chemin, à l’intérieur du patrilignage, des rivaux qui ont la même ambition que lui. Pour réussir, il doit non seulement capter les terres de ses agnats, mais empêcher ses rivaux de faire comme lui. Il doit connaître ses concurrents réels ou potentiels et les empêcher de s’enrichir et de devenir un obstacle sur son chemin vers le pouvoir. Dans cette compétition, il est difficile de savoir ce qui permet à tel homme, plutôt qu’à tel autre de s’imposer. Est-ce la différence de ressources, la ruse, l’intelligence ? Les récits montrent comment le futur « grand » amène ses rivaux à commettre un faux pas catastrophique pour eux et bénéfique pour lui. L’histoire de l’homme qui voulut expulser la femme de son frère défunt et accaparer les terres de ce dernier, mais qui en fut empêché par le « grand » de son patrilignage, en constitue une illustration (cf. récit 15).
28Certes, il s’agissait déjà d’un « grand », mais celui qui ambitionne de l’être ne se conduit pas différemment. Beaucoup d’informateurs disent que ces hommes sont acceptés comme amghar parce qu’ils ont, à diverses reprises, défendu leurs agnats pauvres contre ceux qui voulaient les spolier de leur terre. Les récits sont tous du même type. Un homme endette un cousin parallèle, un neveu agnatique ou un autre agnat, et réclame par la suite le remboursement de son prêt en terre. Le futur « grand » intervient, sermonne ceux qui se sont laissés manœuvrer, puis les aide de diverses manières. Il leur fait cadeau (hediya) d’une somme d’argent pour payer leur créancier et leur dit : « Vous me rembourserez un jour si vous pouvez ; sinon Dieu, que son nom soit béni, sera témoin que je n’ai pas laissé un frère tomber dans l’adversité. » Il convoque alors l’assemblée du patrilignage et dénonce la manœuvre de son rival, comme dans le récit 17 cité plus haut.
29Dans toutes ces interventions, le futur « grand » apparaît comme le défenseur « désintéressé » de ses agnats pauvres et menacés. Il les assiste sans demander de compensation. Son concurrent malheureux n’est pas présenté comme un rival, mais comme un spoliateur, un homme injuste, une « tête chaude », c’est-à-dire l’inverse d’un « grand ». Les agnats de ce « défenseur des pauvres », de cet « homme juste », viennent lui rendre visite dans sa maison et lui demandent de devenir leur amghar. Après avoir dit qu’il n’a fait que son devoir de musulman, il accepte l’offre et donne un repas à tous ses invités. Selon nos informateurs, cette « offre » n’est faite qu’au moment où le futur « grand » a pris le pas sur tous ses rivaux, où personne ne peut contester sa prééminence. Il n’est donc pas nécessaire que la décision du patrilignage soit unanime ni que tous les agnats de cet homme viennent lui faire cette offre. Un cortège est organisé et tout le monde dans le patrilignage sait de quoi il s’agit. Ceux qui ne seraient pas d’accord, disent les informateurs, doivent s’interposer et obliger ce cortège à rebrousser chemin. Mais aucun récit ne fait mention de ce type de contestation.
30On serait tenté de ne garder de ces récits que l’aspect qui concerne l’élimination des rivaux en rejetant celui qui se rapporte à l’homme « juste », défenseur des pauvres. En fait, ne retenir du « grand » qu’une seule image, celle d’un homme utilisant la contrainte pour affirmer sa prééminence, serait appauvrir la réalité sociale du pouvoir et la représentation que s’en font les Iqar’iyen. Les « grands » jouent les deux stratégies à la fois, aussi bien pour accéder à la position d’autorité, que pour maintenir ou renforcer leur prééminence. Certes, leurs descendants en ligne directe ont tendance à ne parler d’eux que comme hommes d’honneur, généreux et justes, alors qu’au contraire les enfants de leurs victimes les présentent comme des spoliateurs qui ont pillé et dupé leurs « pères ». Mais, comme nous l’a dit un informateur en arabe :
El amghar, ma shi kḥel, ma shi abyad,
El amghar bgha el kḥel wul abyad.
(Le « grand » n’est pas noir ou blanc,
Le « grand » veut le noir et le blanc).
31C’est cette ambivalence du « grand » qui nous paraît caractériser son pouvoir :
il dépossède ses agnats de leurs terres, mais empêche leur dépossession par ses rivaux ;
il appauvrit ses agnats, mais défend les pauvres ;
il capte des terres de ses « frères », mais leur garantit des revenus ;
il est avide, mais généreux.
32Du « grand » qui imposa son autorité dans le patrilignage au moment même où il captait les quarante hectares de ses agnats, on raconte qu’il leur laissa les vingt autres hectares comme cadeau par pure générosité. On dit comment, en d’autres circonstances, il prit la défense des agnats pauvres contre d’autres qui voulaient leur prendre leurs terres. Du reste, nous avons entendu plus d’une fois le même informateur, tantôt faire le panégyrique d’un « grand » et tantôt l’accuser de tous les maux. Quand nous leur faisions naïvement remarquer la contradiction, la réponse était, soit un silence accompagné d’un sourire ironique, soit : « C’est ainsi chez nous », soit : « Maintenant vous avez compris. » Et en effet ne touche-t-on pas ici la véritable nature du pouvoir ?
33Qu’on nous permette à ce point de citer longuement Machiavel :
Sachez qu’il existe deux manières de combattre : l’une par les lois, l’autre par la force. L’une est propre aux hommes, l’autre appartient aux bêtes ; mais très souvent la première ne suffit point, il faut recourir à la seconde. C’est pourquoi il importe qu’un prince sache user adroitement de l’homme et de la bête. Cette distinction fut enseignée aux princes en termes imagés par les anciens écrivains : l’éducation d’Achille et d’autres grands seigneurs fut jadis confiée au centaure Chiron, afin qu’il les formât à sa discipline. Et avoir ainsi pour précepteur un être double, demi-homme et demi-bête, n’a qu’une signification : la nécessité pour un prince de savoir user de ces deux natures, car l’une sans l’autre n’est point durable.
Si donc tu dois bien employer la bête, il te faut choisir le renard et le lion ; car le lion ne sait se défendre des lacets, ni le renard des loups. Tu seras renard pour connaître les pièges et lion pour effrayer les loups. Ceux qui se bornent à vouloir être lions n’y entendent rien. C’est pourquoi un seigneur avisé ne peut, ne doit respecter sa parole si ce respect se retourne contre lui et que les motifs de sa promesse soient éteints...
Il n’est donc pas nécessaire à un prince de posséder toutes les vertus... ; ce qu’il faut c’est qu’il paraisse les avoir. Bien mieux : j’affirme que s’il les avait et les appliquait toujours, elles lui porteraient préjudice ; mais si ce sont de simples apparences, il en tirera profit. Ainsi, tu peux sembler – et être réellement – pitoyable, fidèle, humain, intègre, religieux : fort bien ; mais tu dois avoir entraîné ton cœur à être exactement l’opposé, si les circonstances l’exigent. Si bien qu’un prince doit comprendre – et spécialement un prince nouveau – qu’il ne peut pratiquer toutes ces vertus qui rendent les hommes dignes de louanges, puisqu’il lui faut souvent, s’il veut garder son pouvoir, agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion. Il doit donc disposer d’un esprit en mesure de tourner selon les vents de la fortune, selon les changements de situations. En somme, comme j’ai dit plus haut, qu’il reste dans le bien, si la chose est possible ; qu’il sache opter pour le mal, si cela est nécessaire. (Machiavel 1972 : 91-94).
5. Le « grand », les domaines de l’interdit et l’honneur
34Au terme de cette analyse, on peut dire que toutes les actions du « grand » tendent à convertir sa richesse monétaire en terres captées à ses agnats, et à transformer son pouvoir de contraintes en autorité reconnue et acceptée par son patrilignage. C’est cette conversion, ce rapport entre l’empirique et l’idéologique qu’il faut situer.
35Rappelons ici notre analyse relative à la terre. Celle-ci n’est ni un simple bien économique, ni un bien comme les autres. Elle définit l’identité sociale de tout membre de cette confédération. En posséder, c’est avoir établi son autorité sur ce domaine de l’interdit, c’est être un homme d’honneur, au moins potentiellement. En vendre, c’est perdre de sa « force », c’est-à-dire ce prolongement de soi-même qui donne à tout homme la puissance d’agir et de défier les autres. C’est pourquoi, chez les Iqar’iyen, on ne se résout à la céder que lorsqu’il n’y a plus de solution de rechange. L’action du futur « grand » consiste à pousser ses agnats à cette extrémité, à les contraindre à lui vendre leur terre. En même temps qu’il accapare ces biens fonciers, il capte aussi cette force. Il ne s’agrandit qu’en affaiblissant ses « frères ». Il ne reste plus à ses agnats qu’à s’organiser en cortège pour aller lui demander de devenir leur amghar. Le repas que celui-ci leur offre consomme l’amputation de leur honneur. Désormais, ils sont des « petits », il est le « grand », et tous les raports dans le patrilignage sont changés. Certes, chaque « petit » reste possesseur d’une terre, donc d’un domaine de l’interdit. Mais il ne peut plus défendre sa possession et défier les autres que par l’intermédiaire du « grand ». Celui-ci a placé sous son autorité, son pouvoir et sa responsabilité le ḥaram (ou domaine de l’interdit) de chacun de ses agnats et du patrilignage en général. Il pourra faire régner l’ordre, exporter la violence hors de son groupe, faire respecter les interdits.
36Nous avons souligné l’analogie qui réside entre les rapports « grand » / « petit » d’une part et oncle paternel / neveu d’autre part. L’affirmation des rapports d’autorité dans le patrilignage constitue une transformation des relations entre « frères » en une relation entre générations. Néanmoins, il y a une distinction capitale à faire dans ce que nous appelons les rapports de générations. L’autorité du « grand » sur ses agnats et de l’oncle paternel sur ses neveux veut se modeler sur celle d’un père vis-à-vis de son fils. Or cette dernière relation est d’un autre ordre. Le père a droit à l’obéissance et au respect de ses fils, quelles que soient les circonstances. Le rapport entre un père et son fils est de l’ordre de la soumission, analogue à celui qui réside entre les croyants et Dieu. Il est donc au fondement même de la loi et ne tolère aucune transgression. C’est pourquoi le parricide est un acte qui attire sur son auteur la malédiction divine. Au contraire, les relations entre un « grand » et un « petit », entre un oncle paternel et ses neveux, restent en deçà de la loi religieuse. Elles relèvent du jeu de l’honneur, car elles sont fondées sur la transgression, la violation du domaine de l’interdit de l’autre. Elles ne transcendent pas l’ordre segmentaire, le rapport entre frères.
37Il existe chez les Iqar’iyen une autre manière de concevoir le rapport entre le « grand » et ses agnats : une femme appelle son mari ariaz, homme d’honneur, mais, pour s’adresser à son beau-père, elle emploie le terme d’amghar. Nous verrons, dans l’analyse du mariage, l’importance de ce terme d’adresse emprunté au langage politique. Ici, nous noterons l’analogie suivante : le « grand » est par rapport à ses agnats comme le beau-père par rapport à sa bru. Tout se passe comme si, en cédant leur terre au « grand », ses agnats devenaient ses brus, se féminisaient et finissaient par être eux-mêmes un domaine de l’interdit et non les porteurs de l’honneur. On saisit par là toute la violence réelle et symbolique que représente cette captation des terres par le « grand ».
38Mais il faut rappeler que le « grand », devenu le responsable de l’honneur de son patrilignage, n’est pas et ne peut pas être seulement celui qui accapare les terres de ses agnats et se constitue un vaste domaine. Sa position l’oblige à entrer dans de nombreux échanges de violence pour soutenir son prestige, sa réputation et l’honneur de son groupe. Sa richesse mobilière, il ne peut l’accumuler ; elle doit circuler, même au risque de le ruiner, de l’entraîner vers sa mort.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le roi nyamwezi, la droite et la gauche
Révision comparative des classifications dualistes
Serge Tcherkézoff
1983
Qui a obstrué la cascade ?
Analyse sémantique du rituel de la circoncision chez les Komo du Zaïre
Wauthier de Mahieu
1985
La tente dans la solitude
La société et les morts chez les Touaregs Kel Ferwan
Dominique Casajus
1987