5. Le statut de la terre
p. 123-142
Texte intégral
1Le droit sur la terre chez les Iqar’iyen se définit dans le cadre du mulk. Ce concept arabe revêt des significations multiples et il est utilisé pour désigner l’appropriation individuelle de biens. Le mot mulk veut dire littéralement : « avoir pouvoir sur quelque chose ou sur quelqu’un ». D’un point de vue religieux, ce pouvoir est concédé par Dieu aux humains, aux musulmans plus particulièrement. Il est de ce fait sacré. Pour être valable, cette cession doit être reconnue par un certain nombre de musulmans. D’un point de vue juridique, le mulk désigne la propriété de toutes sortes de biens, mobiliers et immobiliers. Nous étudierons ici les différentes formes d’appropriation de la terre, le plus valorisé des biens.
1. La mulkiya ou titre de propriété
2La possession d’une terre, le mulk, suppose l’établissement d’un titre écrit en arabe par un lettré, signé par des témoins (douze selon les informateurs) et gardé précieusement par le propriétaire ou ses descendants.
3Le titre, appelé la mulkiya, est toujours établi au nom d’un seul individu. Il précise tout d’abord l’endroit où est situé la parcelle de terre (plaines du Bu-Arg ou du Garb, tribu, fraction, communauté, proximité d’un lieu-dit, etc.). Aucune référence n’est faite à la dimension de la parcelle. Les limites sont indiquées par les mulk d’autres personnes. Ainsi par exemple, la terre de Allai Laarbi est bordée par celles de Moḥ Amar, d’Allal El Mokhtar Moḥand, de Laarbi Abdel Kader Yahya et d’Amar Hadi Ḥmed Omar. Dans la deuxième partie du titre, on inscrit le mode d’obtention du mulk : héritage, achat, concession ou occupation d’une « terre morte ».
4En cas d’héritage, on rappelle l’ancienne mulkiya dont la parcelle faisait partie, la mort du possesseur et ses conséquences du point de vue de la répartition de sa terre. Plusieurs cas sont possibles. Nous n’avons pu noter que deux d’entre eux : (1) Chaque héritier recueille sa part pour laquelle un nouveau titre est établi. L’ancienne mulkiya est ainsi annulée. Par exemple, si les trois fils de El Mokhtar : Omar, Allai et Moḥ décident que le partage s’accompagnera d’une séparation juridique, chacun fera établir un nouveau titre pour sa part et en son propre nom. (2) Un seul des héritiers décide de sortir du mulk et d’avoir son propre titre. L’ancienne mulkiya reste valable pour les parts des autres, mais une nouvelle vient en réduire l’extension et affirme l’existence d’un nouveau mulk séparé. Si nous reprenons l’exemple précédent, Omar et Allai prennent leur héritage, sans chercher à établir chacun un titre pour sa part. Par contre, Moḥ ne veut pas rester associé à ses frères. Il établira un titre indiquant que sa terre est héritée de celle de El Mokhtar, mais qu’elle en est maintenant totalement séparée.
5En cas d’achat et de concession, les termes du transfert sont très nettement précisés (accord, mode de paiement, dons, etc.). En cas d’occupation d’une « terre-morte », la mulkiya précise que le possesseur a un droit sur cette parcelle, parce qu’il l’a cultivée et mise en valeur. Ce cas est rare.
6La mulkiya précise donc le droit d’un individu particulier sur une terre. La mort de cet homme ne signifie pas toujours que ces héritiers vont nécessairement établir chacun un nouveau titre pour leur part. Généralement, ils gardent l’ancien titre et réalisent un partage de fait. Pour comprendre ce partage, il est indispensable d’étudier en détail les règles d’héritage.
2. Les règles d’héritage
7Chez les Iqar’iyen, les règles d’héritage des terres se veulent conformes à la loi musulmane : les ascendants (père et mère) ou à défaut les collatéraux (frères et sœurs) ont droit à une partie des biens (deux sixièmes ou un sixième) ; le reste est divisé entre les enfants à raison de deux parts pour un garçon et d’une part pour une fille. Le tableau ci-contre donne le détail des règles d’héritage telles qu’elles sont formulées par les Iqar’iyen.
8Dans la pratique, certaines de ces règles n’ont qu’une application très limitée, voire nulle. L’héritage de la terre passe de père en fils et non inversement. Un homme doit attendre la mort de son père pour accéder à son bien-fonds. Et de ce fait, quand un homme meurt, ce sont toujours ses frères et sœurs, et non son père, qui héritent d’une partie de ses biens. Conformément à la loi islamique, les femmes ont droit à une part de l’héritage, mais cette part est généralement partagée de leur vivant, soit entre leurs frères, soit entre leurs enfants.
TABLEAU DES REGLES D’HÉRITAGE
Héritage d’un homme
Le mort n’a pas d’enfants :
– Un quart va à sa femme (s’il en a plusieurs, elles se partagent ce quart).
– Le reste, les trois quarts, vont à son père et sa mère ou à défaut, à ses frères
et sœurs.
Le mort n’a que des filles :
– Un huitième va à sa ou ses femmes.
– Une moitié à ses parents ou à ses frères et sœurs.
– Le reste à ses filles en parts égales.
Le mort a des enfants des deux sexes :
– Un huitième va à sa ou ses femmes.
– Deux sixièmes à son père et sa mère, ou à défaut un sixième à ses frères et
sœurs.
– Le reste est divisé entre les enfants à raison de deux parts pour un garçon et d’une part pour une fille.
Héritage d’une femme
La morte n’a pas d’enfants :
– La moitié va à ses pères et mère, à défaut à ses frères et sœurs.
– L’autre moitié à son mari.
La morte a des enfants :
– Le mari prend un quart.
– Son père et sa mère, et à défaut ses frères et sœurs prennent un sixième.
– Les enfants se partagent le reste, à raison de deux parts pour le garçon et
d’une part pour la fille.
La morte était déjà veuve :
– Un sixième va à ses père et mère ou à défaut à ses frères et sœurs.
– Le reste à ses enfants, à raison d’une part pour la fille et de deux parts pour
le garçon.
9Ainsi, il est rare qu’une femme laisse à sa mort un patrimoine foncier important. Ces règles d’héritage donnent lieu à un partage du mulk. Avant d’étudier celles-ci dans le détail, nous verrons ce qu’il advient généralement de la part accordée aux femmes.
10Les femmes ont droit à une part d’héritage, mais en général elles ne la réclament pas. Cela ne signifie pas qu’elles soient déshéritées. Elles cèdent aux autres héritiers, soit la propriété de leur part, soit le droit d’usage de cette part. Dans le premier cas, elles reçoivent une indemnisation, dans le second, elles peuvent réclamer une part des récoltes, ce qui se fait rarement. Les femmes peuvent choisir parmi les cohéritiers ceux qu’elles favoriseront, mais elles doivent prendre ces décisions avant le partage effectif de la terre héritée. Selon les informateurs, la compétition entre frères pour obtenir les parts de leurs sœurs et de leur mère était assez fréquente, sinon générale (cf. récit 19).
11Dans le cas d’un mariage à l’intérieur du lignage, une sœur ne demande pas sa part d’héritage pour la donner à son époux. Si elle la réclame, son frère exigera la réciproque de la part de son beau-frère : celui-ci devra lui fournir une sœur et son héritage. Par ailleurs, on nous a expliqué qu’une sœur évite de demander sa part pour ne pas couper tous ses liens avec sa famille d’origine.
12La femme hérite et garde la terre pour ses enfants dans deux cas particuliers. Si le défunt n’a que des filles, une ou deux d’entre elles resteront dans le patrilignage, et leur mari viendra y résider et exploiter leur terre. L’homme privé de descendance mâle pourra ainsi assurer la continuité de sa lignée. La relation significative retenue par les Iqar’iyen dans ce cas est celle entre grand-père et petit-fils. La génération intermédiaire permet d’assurer cette liaison et n’a que cette fonction. En effet, le mari qui vient résider chez sa femme n’y possède pas de terre lui-même. Il exploite les terres de son épouse. Il est très méprisé et ne peut en aucune manière jouer son honneur. Ses enfants, par contre, sont considérés comme membres à part entière du patrilignage de leur grand-père maternel.
13Il est possible aussi que la fille dont le mari vient résider dans le patrilignage ait des frères. Il ne s’agit pas alors de continuer la lignée : mais une fille peut imposer une telle situation à ses frères, à qui une part d’héritage échappera, si elle est la favorite de son père et si elle réussit à lui faire accepter l’introduction de son époux dans la maison. On dit que c’est une situation grosse de conflits. Les frères, sauf s’ils sont en bons termes avec leur sœur, essaieront par toutes sortes de pressions d’obliger son mari à quitter le groupe. Nous n’avons pas d’exemples de ce genre de conflit. Les informateurs disent en avoir connu.
14Ce sont là les deux seuls cas où les femmes reçoivent une parcelle. Ils sont associés au mariage à l’extérieur du lignage avec captation de la descendance du gendre. En règle générale, les femmes doivent céder leur part aux héritiers mâles. C’est donc entre ces derniers que le partage effectif se fera, non sans difficultés, car des conflits surgiront souvent à propos de la part des femmes.
3. Les règles de partage de la propriété mulk
15Après la période de deuil qui dure quarante jours, les héritiers doivent se répartir rapidement entre eux le patrimoine du mort. La terre ne peut pas rester sans culture et, quels que soient les conflits, un premier partage se fait entre les héritiers masculins qui prennent ou s’octroient la garde et la jouissance des parts des femmes et celles des enfants mâles en bas âge. On va voir que la réglementation est très précise mais qu’elle permet cependant toutes sortes de manipulations.
16Le partage des terres du mort n’implique pas que chaque héritier établisse un nouveau titre pour sa part. Les mulkiya du défunt seront conservées, et c’est en quelque sorte à l’intérieur de chaque titre que le partage se fera. En effet, le mort peut avoir plusieurs terres réparties sur le territoire de la communauté, donc plusieurs mulkiya, mais, selon les informateurs, chaque terre mulk sera divisée entre les cohéritiers.
17Pour comprendre ce partage, il faut distinguer deux niveaux :
18Face aux autres mulk d’une part, la propriété du défunt reste une unité. C’est par rapport au titre écrit qu’on peut parler d’indivision. Il est difficile de savoir qui parmi les héritiers obtient la garde du titre. Tout ce que nous savons, c’est que l’on évite de confier la mulkiya à l’oncle paternel, frère du défunt.
19A l’intérieur du mulk d’autre part, il y a division de fait de la propriété. La répartition de la terre est l’objet d’un accord verbal. Elle se fait selon le processus suivant : les règles d’héritage divisent le mulk en parts abstraitement définies, un sixième, un quart etc., mais cette division doit se concrétiser matériellement sur la terre. En règle générale, seuls les héritiers masculins peuvent réclamer et obtenir une parcelle bien délimitée dans le mulk. Les femmes, par contre, doivent vendre leur part à un ou plusieurs cohéritiers, ou bien leur céder le droit d’usage, comme on l’a dit précédemment.
20Sur cette base, le partage du mulk peut prendre plusieurs formes très complexes. Pour les comprendre, on peut partir de deux types de cas hypothétiques qui révèlent les caractéristiques de ce partage.
21Supposons un cas simple : un homme a comme héritiers ses deux fils a1 et a2 et son frère b. Son mulk sera réparti en trois parcelles. Chaque héritier occupera la partie qui lui revient et sur laquelle il a des droits exclusifs, sauf en ce qui concerne la vente. On est dans le cadre simple de la copropriété.
22Supposons maintenant un cas plus complexe. Le défunt a pour héritiers son frère b, ses deux fils a1 et a2 et sa fille a’. Les parts respectives de chacun sont : un sixième pour b, deux sixièmes pour a1, deux sixièmes pour a1 et un sixième pour a’. Le partage effectif sera fonction de la décision de la fille a’. Si a’vend à chaque frère la moitié de sa part, les parcelles définitives des cohéritiers seront délimitées en fonction de leurs droits respectifs et on est ramené au cas simple précédent. Si par contre a’décide de céder uniquement l’usufruit de sa part à l’un de ses frères, disons a1, le partage prendra la forme suivante : pour b, un sixième ; pour a2, trois sixièmes ; pour a2, deux sixièmes. Dans la parcelle occupée par a1, la part de sa sœur a’sera incluse. Celle-ci continue d’être propriétaire de sa part abstraitement définie. Supposons, toujours dans ce cas, que a2, héritier mâle, soit un enfant en bas âge. Sa parcelle, à la différence de l’héritage de ses sœurs, sera soigneusement délimitée et confiée à son frère a1. Celui-ci en aura la jouissance, mais devra la rendre à son propriétaire quand ce dernier deviendra adulte. Les cas concrets de partage que nous connaissons sont basés sur ces différents types de réglementation.
4. Les conflits à propos du partage des terres
23Le partage effectif des terres occasionne souvent des conflits : entre frères pour l’obtention des parts de leur mère et de leurs sœurs, entre demi-frères par l’intermédiaire de leurs mères respectives si le défunt était polygame ; entre les fils du mort et leur oncle paternel, qui a droit à une part d’héritage. Nous analyserons successivement des cas de conflits de ces trois types.
Conflits entre frères
Récit 19. Querelles de frères
A sa mort, un homme a a trois fils, a1, a2, a3, trois filles, b1 b2, b3, sa femme a’, son frère c. a3 et b3 sont encore enfants. Les deux filles b1 et b2 sont déjà mariées, ainsi que le fils aîné a1.

La répartition prend alors la forme suivante :
b1 vend sa part à a1 et b2 vend la sienne à a2. La mère a’ cède l’usufruit de son héritage à ses trois fils, chacun ayant droit à une part.
a1 prend sa part et celle de sa sœur b1 ; il a la garde des parcelles de son petit frère a3 et de sa petite sœur b3. De plus, il reçoit les deux tiers de la part de sa mère (un tiers pour lui et un tiers pour son frère a3).
a2 prend sa part, celle de sa sœur b2 et le tiers de l’héritage de sa mère.
Enfin c prend sa part. Par la suite, il essaie d’épouser la femme de son frère mort. Les deux fils de ce dernier s’y opposent, car ils ne veulent pas que la part de leur mère leur échappe. Leur oncle doit s’incliner.
Quelques années plus tard, a3, devenu adulte, réclame son droit. Son frère a1 lui donne sa part, mais non le tiers de la part de sa mère qui lui revient. a1 prétend qu’il a avancé à sa mère, pour les funérailles de son grand-père maternel, des biens qu’elle n’a pas remboursés. Il est donc en droit de conserver les deux tiers de sa part. a3, poussé par sa jeune femme, proteste, mais ne peut faire céder son frère.a3 demande alors à son frère a2 de lui céder la jouissance d’une partie de l’héritage de sa mère, dont il a la gestion. Là encore, il essuie un refus. Repoussé des deux côtés, a3 décide de tenter sa chance auprès de son oncle paternel, à qui il demande sa fille en mariage, espérant recevoir une partie de ses biens. Les cousins s’opposent à ce mariage. Ils ne veulent pas que leur sœur soit la seconde épouse de a3. Celui-ci ne peut donc pas obtenir satisfaction de ce côté. Il se tourne alors vers sa sœur b3. Celle-ci est très proche de lui. Le frère a1, prétendant qu’il avait fait des dépenses pour le mariage de sa sœur, avait pris définitivement sa part ; b3 décide de le rembourser. La somme lui est avancée par son frère a3. Mais a1 refuse, prétextant que le prêt était plus élevé. a3 est exaspéré. Il décide alors qu’il occupera, sur les terres de a1, la part qui revient à sa sœur. Comme les parcelles des deux frères sont adjacentes, il déplace les pierres qui marquent les limites. C’est l’épreuve de force qui commence. Pendant plusieurs semaines, les deux frères déplacent à tour de rôle les pierres. L’un les avance, l’autre les recule (l’informateur qui racontait cet incident éclata de rire à ce moment et eut un grand plaisir à nous le répéter). Les femmes de a1 et a3 n’arrêtent pas de s’insulter de leurs maisons respectives. Les agnats de ces hommes veulent intervenir, car les deux frères, non seulement se ridiculisent par ce jeu d’enfants (drari), mais ridiculisent le groupe tout entier aux yeux de l’extérieur. Leur arbitrage est refusé par les deux hommes. Finalement, ces derniers se mettent d’accord : a1 cède une partie de la part de b3 et garde le reste ; a3 accepte, malgré sa femme qui le pousse à l’intransigeance. Les deux frères se réconcilient, mais leurs rapports restent tendus.
24Ce cas, tout en se conformant apparemment aux règles de partage énoncées plus haut, montre comment les frères se querellent à propos des parts des femmes (ici a’ et b3). a1, qui est déjà adulte, est ici favorisé, car il peut invoquer des prêts faits à sa mère et à sa sœur pour agrandir son héritage. a3, qui était enfant à la mort de son père, est obligé d’entrer en conflit avec son frère pour obtenir la part de sa sœur b3 et, finalement, il n’en acquiert que la moitié. De plus, il ne peut pas récupérer la part que lui avait laissée sa mère. Cependant, dans ce cas, il n’y a pas de contestation entre les frères a1 et a3 pour la parcelle attribuée initialement à ce dernier.
25Dans un autre exemple, il n’en est pas de même. L’aîné, qui avait la garde de la parcelle de son jeune frère, ne lui en remit après son mariage que la moitié. Il invoqua les dépenses que lui avait occasionnées cette cérémonie. Celui-ci ne put rembourser son frère et perdit ainsi définitivement la moitié de son héritage.
Conflits entre demi-frères
26Les querelles autour de l’héritage prennent une plus grande ampleur entre demi-frères, si le défunt était polygame. Chacune des épouses essaie de favoriser ses enfants aux dépens de ceux des autres. Généralement, il y a une grande différence d’âge entre les fils des premières épouses et ceux des dernières. Les premiers sont déjà adultes et ont été associés à la gestion de la terre, les seconds sont encore des enfants en bas âge. Les premiers tenteront de s’emparer de l’héritage des seconds, défendus par leur mère. Les fils adultes chercheront à renvoyer dans son lignage d’origine la ou les dernières épouses de leur père, ainsi que leurs enfants. De la sorte, ils auront la gérance de leurs parts et pourront tenter, finalement, de se les approprier. Il s’agit pour cette ou ces jeunes veuves d’éviter ce genre de ruse, et il n’est pas rare, dit-on, qu’elles aient recours au mariage avec un oncle paternel de leurs enfants pour sauvegarder leur héritage et leurs chances quant à l’avenir. Mais cette solution est dangereuse, car l’oncle paternel risque de s’octroyer la part de ses neveux, comme nous le verrons par la suite.
Conflits entre oncle paternel et neveux
27Les fils du mort ne peuvent pas forcer leur oncle paternel à leur laisser sa part moyennant compensation. Bien au contraire, ils doivent craindre que ce ou ces oncles ne tentent de les déposséder de leur part sous divers prétextes. Dans le récit 19, l’oncle paternel essaie d’épouser la veuve pour obtenir sa part. Mais il se heurte à une forte résitance et sa tentative n’aboutit pas. Dans un autre récit, l’action de l’oncle a des conséquences plus dramatiques.
Récit 20. Un neveu déshérité par son oncle le tue
A la mort d’un homme, sa femme refuse d’épouser le frère du défunt. Personne ne peut l’y obliger. Elle préfère s’occuper de ses enfants encore petits. Le frère accepte apparemment cette décision. Mais il fait intervenir d’autres femmes. Celles-ci reprochent à la veuve de vouloir rester dans cet état. Comment s’occupera-t-elle de la maison ? Les enfants ont besoin d’une autorité. Il faut qu’elle se marie. Elle refuse de céder. Les sarcasmes succèdent aux reproches. Cela ne fait qu’irriter la veuve qui jure alors qu’elle ne se remariera jamais. Tout le monde l’évite. Elle n’est plus invitée. Excédée, moralement abattue, elle décide de repartir dans son lignage d’origine et d’y emmener pour un temps ses enfants. Elle confie les terres de son mari à un cousin parallèle de ce dernier, pauvre. Deux années plus tard, la veuve meurt. Le frère de son mari décide de l’enterrer dans le cimetière du patrilignage. Personne ne peut s’y opposer. La cérémonie funéraire a lieu dans la maison du mari défunt. Le frère de ce dernier déclare quelque temps après être en droit de se faire indemniser pour les dépenses que lui ont occasionnées les deux morts. C’est ainsi qu’il peut s’emparer des terres de son frère. Les enfants restent chez leurs parents maternels. Plusieurs années passent. L’aîné, devenu adulte, décide de se venger. Il a alors recours à une ruse. Son oncle paternel avait pris une deuxième femme et délaissait la première. Le neveu contacte celle-ci et lui promet de l’épouser si elle aide à se débarrasser de son oncle, ce qu’elle fait. Sans se faire remarquer, elle creuse un trou dans le toit de la chambre où dort son époux, et chaque soir elle remet les pierres qu’elle a enlevées. Quand le trou est assez grand, elle cache sur le toit le neveu de son mari, puis elle vient se coucher auprès de ce dernier. Quand il est endormi, elle lui prend son arme et sort. Le neveu déplace les pierres et tue son oncle. Il s’enfuit avec la femme, il l’épouse comme promis, puis il revient pour réclamer son héritage. Mais le couple est tué par les enfants de l’oncle assassiné.
28Cette histoire montre bien quels conflits peuvent opposer l’oncle paternel et ses neveux à la mort d’un homme, pour le contrôle de son héritage. L’action de l’oncle paternel devant le refus de la veuve de l’épouser est aussi significative. Il la force à quitter sa maison et à emmener avec elle ses enfants en bas âge. Il invoque par la suite des dépenses faites lors des funérailles de la veuve et de son mari pour s’octroyer les terres de son frère. Il manifeste ainsi une ambition démesurée et cette erreur lui sera fatale.
29Tous les oncles paternels n’ont pas recours à une stratégie aussi excessive. Certes ils cherchent à acquérir le maximum de terres aux dépens de leurs neveux, mais ils évitent de les déposséder totalement. Il existe chez les Iqar’iyen un diction : azizish wa ta yitaqsh by rmawth // wa she yitaqsh arziyith (ton oncle [paternel] ne veut pas ta mort // cependant, il veut ta ruine [ou un malheur]).
30L’introduction de l’oncle paternel dans l’héritage du mulk implique donc toujours des tensions avec les neveux. Si ces derniers sont vigilants et savent s’y prendre, ils pourront empêcher leur oncle de les priver de leurs droits. Par contre, s’ils sont faibles, ils subiront ses exigences et se laisseront déshériter, sauf si cet oncle, voulant forger l’unité des deux familles, considère comme plus juste et plus efficace d’attirer à lui la famille du frère mort et de s’allier à elle par mariage, plutôt que de tenter de lui enlever sa terre. C’est là une solution réalisée seulement par certains « grands » (cf. récit 25).
31Dans tous ces conflits entre oncle paternel et neveux, entre frères ou demi-frères, on trouve les mêmes procédés utilisés par certains héritiers pour accaparer la plus grande part du patrimoine du défunt : l’invocation de dépenses ou de prêts faits, soit pour les cérémonies funéraires du mort, soit pour sa veuve, soit encore pour les autres héritiers masculins ; l’expulsion hors du lignage de la (ou des) femme(s) du mort et de ses enfants ; la tentative, par l’oncle paternel, d’épouser la veuve et de prendre ainsi le contrôle de la terre du défunt.
32Dans ce contexte conflictuel, on voit ce que signifie finalement le partage des terres mulk. Pour certains informateurs, conserver l’unité de la propriété du défunt sans établir de nouvelles mulkiya pour chaque parcelle, c’est honorer la mémoire de ce mort et garder l’unité de cette famille. Mais l’on voit aussi que garder l’unité juridique du mulk permet une vive compétition entre les descendants directs du mort et les lignées proches, ainsi qu’un remaniement des parcelles. Cette formule a l’assentiment des héritiers qui s’estiment lésés momentanément et de ceux qui projettent d’acquérir plus de terre qu’ils n’en ont reçu en partage.
33Mais tous les héritiers n’ont pas cette attitude. Certains se contentent de leur part et cherchent à sortir du mulk et à établir un nouveau titre pour les parcelles qui leur reviennent. Ils doivent s’attendre à une très vive réaction des autres cohéritiers. On raconte qu’un homme, après avoir vainement tenté de faire accepter à ses agnats son droit d’établir sur sa part une nouvelle mulkiya, dut recourir aux menaces pour imposer son choix. Il déclara publiquement préférer mourir les armes à la main plutôt que de céder sur son droit. Les agnats finirent par accéder à sa demande. Lorsqu’un héritier est sorti du mulk, sa parcelle ne peut plus être remise en question et échappe ainsi aux convoitises des autres cohéritiers.
34Il ressort de cette analyse que les règles d’héritage et le partage des terres mulk créent des tensions entre agnats proches. Par ailleurs, ces règles, si elles étaient respectées, devraient conduire à l’émiettement progressif des terres. Or, il semble que ce ne soit pas le cas. La compétition entre agnats conduit, à l’encontre des règles, à un regroupement des parcelles. De plus, il faut noter que l’évolution démographique différente des lignées, dont certaines s’éteignent et d’autres se développent, modifie aussi la carte des parcelles. Enfin, un troisième facteur important agit contre cet émiettement : le partage à l’intérieur du mulk ne s’applique pas aux générations suivantes, si l’on en croit nos informateurs. Une nouvelle redistribution, de nouveaux titres seront établis pour séparer les lignées et rétablir la différenciation entre les mulk. Il nous est impossible de montrer comment cela se déroule pratiquement.
35En définitive, cette analyse des partages à l’intérieur du mulk nous a amené à préciser trois points :
- Les cohéritiers se divisent en deux catégories : ceux qui prennent possession de leur part qu’ils concrétisent en parcelles bien délimitées, et ceux qui confient leur héritage aux personnes de la première catégorie qu’ils ont choisies.
- Si le partage est en principe définitif entre les héritiers masculins, il est en fait souvent, sinon toujours, remis en question.
- Enfin, chaque copropriétaire qui prend possession de sa parcelle en devient le propriétaire de fait. Il a tous les droits sur cette terre, sauf celui de la vendre sans l’accord des autres copropriétaires du mulk.
36Ce dernier point est important, car il introduit une autre source de conflit à l’intérieur du mulk.
5. Le droit de préemption sur le mulk ou shefa’a
37La vente de toute parcelle restée dans le mulk est sujette au droit de préemption des copropriétaires. Ceux-ci ont la priorité et c’est uniquement s’ils refusent d’acheter que le vendeur peut la proposer à d’autres. Si ce droit n’est pas respecté, c’est-à-dire si le propriétaire d’une parcelle la vend à un étranger sans consulter les autres ayants droit, la transaction est nulle et sans valeur. L’acheteur ne peut prendre possession de la terre et doit se faire rembourser.
38On reconnaît certains droits au vendeur. Si les copropriétaires du mulk refusent de lui payer le prix qu’il réclame et lui offrent une somme inférieure, il a le droit de chercher de meilleurs acheteurs et, s’il les trouve, la transaction est valable.
39Ici, il faut noter un fait dont on verra toute l’importance dans le chapitre suivant : supposons qu’aucun des copropriétaires n’achète la parcelle du mulk proposée à la vente, et que ce soit un individu étranger au mulk qui l’acquière. Dans ce cas, ce dernier peut établir un titre pour cette terre. Mais il peut – et c’est généralement le cas – ne pas le faire. Cela signifie alors qu’il s’introduit dans le mulk et qu’il a les mêmes droits que les autres copropriétaires ; si ceux-ci à leur tour veulent vendre, il peut invoquer le droit de préemption. Ainsi donc, en plus de la compétition entre frères, entre demi-frères, entre oncle paternel et neveux, nous aurons celle entre toutes ces personnes et cet étranger qui s’insère dans le mulk.
6. Le mulk, le patrilignage et la communauté territoriale
40Nous considérons ici successivement les cas des acheteurs, selon leur position dans la société : agnat lointain, membre d’un autre patrilignage de la communauté, étranger à la communauté. Si l’acheteur est un agnat lointain, il est difficile de l’empêcher d’entrer dans le mulk. Les copropriétaires ne peuvent éviter cette intrusion que s’ils achètent eux-mêmes.
41Si l’acheteur est membre d’un autre patrilignage de la communauté, les copropriétaires peuvent difficilement le dissuader d’acheter une parcelle dans leur mulk. Les terres de culture de tous les patrilignages de la communauté étant entremêlées, l’acheteur n’est pas obligé de changer de résidence. Mais les copropriétaires du mulk peuvent faire jouer la solidarité de leur patrilignage. Celui-ci peut réagir en bloc pour éviter que d’autres groupes agnatiques accroissent leur patrimoine à son détriment.
42Il est intéressant de noter comment le patrilignage se mobilise à ce sujet. Les membres du patrilignage font valoir que toutes les terres ne constituent qu’un seul mulk. Certes, reconnaissent-ils, il n’y a aucun titre correspondant à cette propriété unique. Mais, poursuivent-ils, c’est l’ancêtre fondateur qui est à l’origine des biens que possèdent ses descendants. De ce fait, le droit de préemption doit jouer au niveau du groupe agnatique dans son ensemble, quel que soit le nombre de mulk possédés par les uns et les autres. Le patrilignage peut aller plus loin et menacer les autres lignages. Ceux-ci seront avertis que, s’ils essayent d’acheter les parcelles dans leur groupe, la « poudre sera donnée », c’est-à-dire qu’il y aura meurtre. Le patrilignage qui prend cette attitude doit être suffisamment fort et uni, notamment autour d’un « grand ». Si les agnats du groupe sont divisés, l’action unitaire peut se révéler difficile, sinon impossible.
43Si l’acheteur est étranger à la communauté, il ne peut y acheter de terres qu’en venant y résider. Ce qui ne veut pas dire que son installation dans la communauté sera la bienvenue. Au contraire, comme le montre le récit suivant, tout sera fait pour le décourager de rester.
Récit 21. Un commerçant tente vainement de s’installer dans une communauté
Un homme a s’endette beaucoup auprès d’un commerçant qui parcourt le Rif oriental. Ne pouvant rembourser sa dette, il veut vendre une de ses parcelles. Le prix qu’il demande est trop élevé. Les copropriétaires refusent d’acheter. Il offre alors la terre au commerçant. Celui-ci, voyant que c’est le seul moyen de se faire rembourser, se porte acquéreur de la parcelle. Les agnats du vendeur lui expliquent qu’il lui faut maintenant s’installer dans leur communauté. Le commerçant accepte. Certains viennent le prévenir de ce qui l’attend, mais il passe outre. Quelques mois après, c’est la période des récoltes. Celles du commerçant sont détruites par le feu. On ne découvre pas le responsable de l’incendie. L’année suivante, alors que ses céréales arrivent à maturité, un troupeau de moutons ravage le champ. Le commerçant revent la parcelle aux copropriétaires à un prix inférieur au prix d’achat et quitte le territoire.
44Cette histoire est très particulière, car il est exceptionnel qu’un commerçant accède à la propriété foncière dans cette région. On a vu dans les récits d’installation des immigrants qu’un étranger ne peut s’établir dans la communauté qu’en devenant le protégé d’un chef de maison (cf. récits 1 et 2). On comprend donc qu’un commerçant totalement étranger à la communauté n’ait pu y prendre pied.
45Pour conclure cette analyse du régime d’appropriation des terres, deux points importants nous paraissent devoir être soulignés : (1) Comme bien valorisé, la terre s’inscrit dans l’ordre segmentaire. Le proverbe : « Moi contre mes frères ; moi et mes frères contre mes cousins ; moi, mes frères et mes cousins contre tout le monde », nous paraît s’appliquer aux conflits pour l’appropriation de la terre. En effet, à l’intérieur du mulk, le partage en parcelles entraîne l’opposition entre frères et demifrères ; tous les copropriétaires du mulk se définissent comme unité face aux autres agnats, eux aussi regroupés dans les mulk ; chaque patrilignage tend à défendre l’intégrité de son patrimoine contre les autres groupes agnatiques de la communauté ; enfin, chaque communauté tend à décourager l’achat de terre dans son territoire par les membres des autres communautés. (2) Mais le rapport des hommes à la terre ne se définit pas uniquement dans le cadre segmentaire. Il y a deux éléments qui modifient ce type d’opposition : les règles d’héritage introduisent l’oncle paternel dans le mulk. Ici, le conflit entre cet homme et ses neveux n’est pas totalement segmentaire. C’est le rapport entre générations qui est posé. De plus les règles de la shefa’a, ou droit de préemption, n’empêchent pas l’intrusion d’un étranger dans le mulk. Entre ces deux dispositions très différentes on peut établir une analogie. Le dicton sur l’oncle paternel dit que celui-ci veut la ruine de ses neveux, non leur mort. Anticipons ici sur le prochain chapitre. La stratégie du « grand » qui va pénétrer dans le mulk de ses agnats malgré la règle de la shefa’a est exactement la même. Il capte des terres, mais ne dépossède pas totalement tous ceux qu’il appauvrit. Nos informateurs sont très conscients de cette analogie entre le « grand » et l’oncle paternel. Il y a donc dans le statut de la terre cet élément non segmentaire qui va permettre aux hommes ambitieux d’acquérir la position de « grand ».
7. Les formes contractuelles d’exploitation agricole
46Différentes formes d’association existent pour le travail agricole. Le propriétaire peut exploiter ses parcelles avec l’aide de ses enfants. Le travail en commun du père et de ses fils, ainsi d’ailleurs que de sa femme et de ses filles, n’oblige à aucune répartition réglementée de la récolte.
47Il n’en est plus de même quand intervient un tiers qui n’est pas sous l’autorité du chef de famille. Des contrats oraux sont nécessaires pour fixer les différentes modalités de coopération dans le travail et de répartition de la récolte. Ils sont très variables et nullement conformes à un code rigide. Tout dépend de l’accord entre le propriétaire et celui qui va soit l’aider, soit exploiter sa ou ses parcelles. Ces contrats ne font appel à aucune autorité juridique. Avant de s’engager dans une association de production, les Iqar’iyen peuvent demander l’avis des shioukh el fellaḥa, ou « conseillers des agriculteurs », généralement des anciens qui connaissent plus que d’autres les diverses formes de contrats pratiqués dans le passé. En cas de litige, ces conseillers interviennent pour essayer de réconcilier les deux parties.
48Il n’existe aucune règle pour le choix du partenaire. Le propriétaire d’une terre n’est pas obligé d’avoir recours à ses agnats ou à ses parents par alliance, ni de leur donner la priorité. Le partenaire peut être l’un d’entre eux. Mais on peut aussi s’associer avec n’importe qui, pourvu qu’on connaisse l’homme, qu’on sache de quoi il est capable, et qu’on se mette d’accord avec lui. L’association se fait entre membres du même patrilignage, de la même communauté, de la même fraction, de la même tribu, ou entre Iqar’iyen et non-Iqar’iyen. Comme le fit comprendre un informateur, si pour une affaire d’honneur il faut recourir à ses « frères » ou à ses agnats, rien n’oblige à en faire autant pour le travail de la terre.
49Comme dans beaucoup de groupes ruraux maghrébins, les contrats font intervenir cinq éléments : la terre, le travail, les semences, l’araire et les animaux (ici des mulets). Chaque partenaire peut apporter un ou plusieurs de ces éléments. Sa part de récolte sera fonction de sa contribution. Les types de contrats utilisés par les Iqar’iyen sont multiples. Ils sont toujours de courte durée, annuels ou saisonniers. Nous ne signalerons ici que les contrats les plus courants.
Contrat du type aqran
50Les deux partenaires ont chacun une terre, les deux terres étant de surface à peu près égale, mais ils ne disposent que d’un mulet chacun. Ils travailleront ensemble les deux parcelles. Les semences seront fournies par moitié par chacun de ces propriétaires. Tantôt l’un, tantôt l’autre fournira son araire. Après la moisson faite en commun, chaque partenaire prendra la moitié de la récolte. Le battage n’est pas compris dans l’accord. Ce contrat donne parfois lieu à des litiges. Un partenaire peut prétexter avoir fourni plus de grains, plus de travail que l’autre. Il réclamera une meilleure part. Mais généralement, disent les informateurs, il n’obtient pas gain de cause.
Contrat avec l’akhemmas
51Akhemmas (pluriel ikhemmasen) ou « celui du cinquième » désigne l’homme qui fournit uniquement sa force de travail pour aider le propriétaire d’une parcelle à la cultiver. En contrepartie de son travail, il reçoit un cinquième des récoltes. Ceux qui acceptent ce type de contrat sont en général très pauvres. Ils ne possèdent pas de terres ou bien n’ont qu’une très petite parcelle insuffisante pour les faire vivre. Ce sont les dépendants d’un patrilignage qui fournissent la plupart des ikhemmasen. En plus du travail sur la terre, l’akhemmas aide le propriétaire de la terre dans sa maison, où il se peut qu’il réside. Il reçoit des dons pour compenser ce genre de services. Il n’est pas rare que le propriétaire de la terre considère ces dons comme des prêts et diminue d’autant la part de récoltes qui revient à l’akhemmas. Celui-ci peut difficilement protester, étant donné sa condition. Mais s’il est ainsi maltraité, il peut ne pas renouveler le contrat et choisir un autre patron l’année suivante.
Contrat du type nfa’
52Le propriétaire loue sa terre. L’exploitant fournit tout le reste : semences, animaux, araire, travail, et il donne, selon le cas, un cinquième (khoms), un sixième (suduth), un septième (subu’) de la récolte au propriétaire. Ces variations dépendent de la qualité de la terre et de la distance entre le champ et la maison du locataire. Plus celle-ci est proche du champ et plus la terre est bonne, plus la part du propriétaire est grande (un cinquième maximum). Inversement, l’éloignement du champ et le faible rendement de la terre diminuent la part du propriétaire. La prise en considération de ces deux types de facteurs particularise ce type de contrat. Selon les informateurs, cela implique des négociations difficiles entre partenaires et souvent des litiges au moment du partage. Une terre réputée bonne peut donner parfois une mauvaise récolte. Le locataire-exploitant invoquera le mauvais résultat pour donner au propriétaire une partie des récoltes plus faible que le contrat ne le prévoyait. Les deux partenaires peuvent alors essayer de se mettre d’accord en faisant intervenir le sheikh el fellaḥa qui peut les conseiller et essayer d’arbitrer le conflit. Si personne ne veut céder sur ses « droits », il s’ensuivra un échange de violence1.
La twiza
53Quand un homme amène sa moisson sur l’aire à battre, il peut avoir recours à l’entraide appelée twiza. Plusieurs personnes (pas nécessairement des agnats ou des voisins de la même communauté) viennent l’aider pour le battage. L’hôte doit les nourrir pendant la ou les journées qu’ils passent chez lui. Il rendra le même service à chacun des invités quand ils le lui demanderont. C’est chez le « grand » que la twiza revêt le plus d’importance. Il a d’abondantes récoltes ; ses agnats, ses autres dépendants, ses amis, ses alliés viennent participer à cette entraide qui prend l’allure d’une fête. C’est là une occasion pour lui de montrer sa générosité. En retour ses fils iront rendre le même service aux invités quand ces derniers en auront besoin.
Le problème de l’hypothèque (rahn) des terres
54Un homme peut s’endetter auprès d’un autre homme. S’il ne rembourse pas son créancier à la date promise, il lui faut hypothéquer ses biens, en particulier ses terres. Dans ce cas, le créancier devient le propriétaire de fait des terres. Le propriétaire en droit, s’il garde son titre, devient l’exploitant. Tout se passe comme s’il travaillait dorénavant sur les terres de son créancier. Les formes d’association en vigueur entre ces deux partenaires sont alors de type nfa’ décrit plus haut. Grâce à cette formule, le « grand » peut souvent arriver à contrôler les terres de ses agnats sans les déposséder de leurs droits fonciers.
8. La terre, valeur économique ? valeur sociale ?
55Les relations à la terre chez les Iqar’iyen se situent à deux niveaux : d’une part, l’appropriation du bien foncier qui est directement lié à l’honneur, à l’ordre segmentaire et aux rapports d’autorité ; de l’autre, les contrats d’exploitation agricole qui délimitent des relations économiques entre individus, abstration faite de leur statut social. Les Iqar’iyen font bien la distinction entre ces niveaux lorsqu’ils s’opposent à l’intrusion d’un étranger dans le mulk ou sur les terres du patrilignage, alors qu’ils acceptent facilement que cet étranger vienne exploiter des parcelles du groupe.
56Cette distinction de niveaux dans le statut de la terre est pour nous essentielle. C’est la raison pour laquelle il nous est difficile d’adhérer à la perspective globale de P. Bourdieu sur l’honneur chez les Kabyles, dont le système de valeurs et les institutions sont analogues à ceux des Iqar’iyen. En effet, cet auteur a très bien situé l’importance sociale de la terre et de l’honneur dans ce groupe maghrébin. Mais il pense que ces valeurs sociales dissimulent la vérité « objective » de la loi économique : « Les rapports économiques ne sont pas... saisis et constitués en tant que tels, c’est-à-dire comme régis par la loi de l’intérêt, et demeurent toujours dissimulés sous le voile des relations de prestige et de l’honneur » (Bourdieu 1972 :43) ; « Tout se passe comme si en effet le propre de l’économie archaïque résidait dans le fait que l’action ne peut reconnaître explicitement les fins économiques auxquelles elle est objectivement orientée » (1972 : 228).
57On peut à juste titre s’interroger sur cette « finalité économique », « objective », régie par les « lois de l’intérêt » que les sociétés traditionnelles se dissimuleraient. N’est-ce pas, comme l’a montré M. Sahlins dans son dernier ouvrage (Culture and practical reason, 1977) étendre à tort les catégories individualistes et économisantes des sociétés modernes aux sociétés traditionnelles et dissoudre finalement le social dans l’individuel ?
58Notre propos est ici différent. L’analyse des relations à la terre chez les Iqar’iyen permet de formuler autrement le rapport entre l’économique et l’idéologique. Les Iqar’iyen (pas plus que les Kabyles) n’ignorent la loi de l’intérêt. Dans les contrats d’exploitation agricole, chaque partenaire tend à maximiser son bénéfice et s’engage en tant qu’individu. Les étrangers, les protégés, comme les chefs de maison, sont équivalents dans ce rapport de production. La part qui revient à chacun est fonction de son apport. Il n’y a aucune « méconnaissance », aucune « dissimulation » de l’intérêt économique. Mais si cet intérêt économique est dominant à ce niveau, il est par contre subordonné au système de valeurs dans le cadre global de la société iqar’iyen. Le propre de l’honneur n’est pas de dissimuler la loi de l’intérêt, mais d’affirmer la primauté de la terre comme valeur sociale sur la terre comme bien économique équivalent à d’autres biens, et la primauté de l’échange social sur le travail de production. En déclarant que la terre en tant que domaine de l’interdit est source de tout honneur, les Iqar’iyen ne méconnaissent pas sa valeur économique, mais ils affirment la primauté des relations entre hommes sur les relations de l’homme avec la nature. Si chaque individu cherche à maximiser son bénéfice dans l’exploitation de la terre, il ne peut garder ses richesses, sa récolte, pour sa subsistance ou pour l’accumulation économique. Ces biens doivent entrer dans les échanges, dans les cycles infinis des dons et contre-dons. La maximisation des bénéfices, donc l’individualisme dans la production, est soumise à la finalité propre de la circulation, des relations sociales et du jeu de l’honneur. Certes, P. Bourdieu est bien conscient de tous ces problèmes et en parle longuement, mais son approche, et notamment son analyse de la conversion des richesses en prestige symbolique et sa notion même « d’accumulation du capital symbolique » continuent à subordonner l’échange à la production et aboutissent à « dissimuler » la hiérarchie des niveaux, à nier en définitive la finalité propre à l’honneur, que cet auteur a pourtant si bien analysée par ailleurs.
Notes de bas de page
1 Il existe d’autres types de contrats. Nous en signalerons brièvement quelques-uns. Deux partenaires peuvent se mettre d’accord sur les prestations de chacun. Si le propriétaire fournit la terre, plus un des quatre éléments restant (araire, animaux, grains et travail), il aura droit à un quart de la récolte (arba’a). S’il ajoute un autre élément, il prendra deux quarts (arba’in), c’est-à-dire la moitié de la récolte. S’il fournit trois éléments plus la terre, c’est son partenaire qui prendra le quart. Dans le cas où il avance tout, le partenaire ne donnant que son aide dans le travail, c’est le contrat akhemmas, décrit plus haut, qui joue. Parmi les autres formes d’association, nous indiquerons les contrats avec le forgeron qui répare le soc de l’araire et obtient en contrepartie des biens en nature prélevés sur la récolte du possesseur de l’outil, ainsi que les contrats d’association pour l’élevage des moutons. Comme nous l’avons dit, les Iqar’iyen élèvent des moutons, quoiqu’en nombre inférieur à celui des nomades transhumants, les Ait Bu Yahiyi. Ces moutons sont aussi des biens mulk. Là, comme pour la terre, des contrats peuvent être faits entre différentes personnes, soit pour emmener le bétail au pâturage, soit pour les confier à un berger qui en aura la responsabilité pour une période donnée : un an ou plus, selon les termes du contrat.
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