3. L’honneur
p. 64-97
Texte intégral

Photos 2. Une communauté territoriale et sa mosquée.
1Pour décrire leurs relations sociales, les Iqar’iyen utilisent le terme r’ird (de l’arabe ’ard) qui signifie honneur, inviter, étaler avec éclat, et implique un défi lancé. Mais la définition de cette valeur sociale, que nous désignerons désormais par le terme d’« honneur », est plus complexe qu’il n’apparaît à première vue.
2L’honneur désigne cette vertu, cette « force », cette qualité, cette valeur attachée à un groupe ou à un individu particulier. Il est une « substance » que l’on ne peut saisir en elle-même, mais seulement appréhender par ses signes extérieurs. Ceux-ci se situent à deux niveaux : la possession des domaines de l’interdit et la participation à des échanges de violence. Ils permettent de distinguer entre ceux qui ont de l’honneur, ceux qui peuvent en avoir et ceux qui n’en auront jamais.
1. Les domaines de l’interdit
3L’honneur est un certain rapport des groupes ou des individus à ce qui est la source de toute identité sociale. Un être humain est un bnu adam, un « fils d’Adam », c’est-à-dire une créature de Dieu douée d’intelligence (raql) et de passion (shahiyya). Un groupe ou un individu d’honneur sont des personnes morales qui contrôlent des domaines particuliers et ont de l’autorité sur eux. Chez les Iqar’iyen, ces domaines dits du ḥaram, de l’interdit, sont : le territoire, la femme, la maison et la terre.
Le territoire
4Chaque groupe segmentaire doit maintenir l’intégrité de son territoire. De ce point de vue, le territoire, en tant que valeur, coïncide avec l’honneur. La notion d’interdit signifie que chaque groupe, de quelque niveau qu’il soit, exerce son autorité sur un espace social bien délimité qu’il doit protéger contre toute violation par un groupe étranger de même niveau. A l’intérieur des groupes, et plus particulièrement des patrilignages, chaque homme doit défendre ses propres domaines de l’interdit qui sont sa ou ses femmes, sa maison et sa terre.
La femme et la maison
5Etre un homme d’honneur, c’est d’abord être marié, donc avoir une femme qui doit être préservée du regard d’autrui, et dont la conduite doit être surveillée pour qu’elle ne suscite pas la honte, le scandale (efsed). Les Iqar’iyen disent que la femme a une intelligence et des passions comme l’homme, mais qu’elle est faible et ne peut maîtriser ses désirs sexuels. Les hommes, son père d’abord et ensuite son mari, doivent contrôler sa conduite grâce à l’autorité qu’ils ont sur elle. Le mari a pleine autorité, non seulement sur sa femme, mais aussi sur les enfants qu’elle lui donne. Ces enfants lui doivent, jusqu’à sa mort, respect et obéissance. Il est le chef de la maison et toutes les décisions doivent apparaître comme émanant de lui. Là encore son honneur est en jeu. Il lui faut être ferme, surtout avec ses fils, car toute défaillance de sa part ou toute désobéissance à ses ordres amène la honte sur sa famille et en premier lieu sur lui.
La terre
6Cependant un homme marié, ayant des enfants, n’est un homme complet que s’il possède de la terre. Sans ce bien foncier, le plus valorisé des biens dans cette société, personne ne peut être un homme au sens plein du terme, un ariaz, un homme d’honneur. Nous avons vu dans l’histoire des patrilignages que l’acquisition de terres est capitale pour tout groupe qui veut affirmer son autonomie et ne plus avoir un statut de protégé. La terre n’est pas recherchée pour sa valeur économique mais plutôt pour sa valeur sociale, idéologique. En effet, les Iqar’iyen font la différence entre la possession de la terre et celle d’autres biens. Un homme peut être riche grâce au Commerce ou parce qu’il a hérité de l’argent. Il sera néanmoins méprisé et se sentira lui-même diminué s’il n’est le maître ne serait-ce que d’un petit lopin de terre. Un chef de maison ne vend sa terre qu’en dernière extrémité, et dans ce cas il lui faut s’exiler ou devenir le protégé d’une famille propriétaire de terres1.
7La population mâle peut être répartie en trois catégories : les hommes qui ne pourront jamais posséder des terres, ceux qui ne possèdent pas de terres mais peuvent accéder à la propriété, et enfin les chefs de maison, hommes mariés et possesseurs de terre.
8Les premiers sont essentiellement les juifs et les groupes de musiciens ou imidiyaz en. Ils ont un très bas statut social et sont exclus du jeu de l’honneur. Les seconds se divisent en deux sous-catégories : les familles de protégés et les fils de chef de maison. Les familles de protégés sont dépendantes d’un chef de maison propriétaire d’un bien foncier. Ceux qui appartiennent à ces familles sont considérés comme irresponsables du point de vue de l’honneur. Les fils d’un homme possesseur d’une terre doivent respect et obéissance à leur père. Célibataires, ils travaillent sur ses champs. Mariés, ils ont droit à une chambre personnelle dans la maison paternelle. Mais ils ne peuvent en principe posséder une terre qu’à la mort de leur père. Jusque-là, c’est lui qui est responsable devant l’opinion en ce qui concerne l’honneur.
9Enfin, les chefs de maison, qui ont autorité pleine et entière sur les domaines de l’interdit, du ḥaram, peuvent seuls revendiquer la qualité d’hommes d’honneur et entrer dans les échanges de violence. La possession de la terre fait d’eux des membres à part entière des patrilignages et des autres groupes segmentaires. En tant que chefs de maison, ils ont le droit de prendre la parole dans les assemblées, les ayraw. De ce point de vue, possession d’une terre et affiliation à un territoire, honneur personnel et honneur collectif sont intimement liés. Les fils de ces chefs de maison ne sont affiliés à ces groupes territoriaux que par l’intermédiaire de leur père et ne pourront participer aux décisions collectives que lorsqu’ils auront leur propre terre.
2. Les échanges de violence
10Il ne suffit pas à un groupe ou à un homme d’honneur d’exercer son autorité sur ses domaines de l’interdit. Il lui faut lancer des défis à autrui et s’attendre à être défié. Un groupe qui se replie sur lui-même et refuse tout contact se déshonore. Un homme d’honneur limitant sa vie sociale à sa ou ses femmes, ses enfants et son travail sur ses champs, est méprisé et méprisable aux yeux de l’opinion. Même de nos jours, on ridiculise celui qui reste constamment dans sa maison. L’honneur suppose que l’on aille au-devant des autres et qu’on n’ait pas peur de les affronter. Rappelons que r’ird, que nous traduisons par « honneur », signifie : inviter, étaler avec éclat.
11Les conduites d’honneur se situent à trois niveaux : joutes oratoires, dépenses ostentatoires, meurtres et violence physique. Toutes impliquent défi et contre-défi. Le défi est une mise en question de l’autorité d’un chef de maison ou d’un groupe sur son domaine de l’interdit. Il peut prendre la forme de provocation directe dans les joutes oratoires, les dépenses ostentatoires, ou de provocation indirecte dans la violation de l’un des domaines de l’interdit par le vol, le raid, le meurtre ou une offense faite à une femme.
12Ces manifestations de l’honneur – joutes oratoires, dépenses ostentatoires, meurtres – constituent ce que nous appelons les échanges de violence. Chez les Iqar’iyen, la parole et les dépenses sont des provocations qui doivent être « rendues » par ceux qui les ont « reçues », sous peine de ruiner leur honneur. Toute agression physique contre un groupe ou contre une personne est une atteinte à son honneur et « invite » à une réponse de même type. Nous affirmons que le meurtre est un échange, car la vengeance n’est pas simplement conçue comme un moyen de punir, de sanctionner l’agresseur qui a porté atteinte à l’intégrité du groupe ; elle est un contre défi par lequel l’on reconnaît la valeur de l’agresseur, et l’on affirme la sienne en lui répondant.
13Toutes ces conduites de défi et de contre-défi sont transgressives. Elles posent l’interdit en le violant. En effet, la transgression de l’interdit n’est pas une mise en question fondamentale d’un ordre de valeurs. Celui qui défie viole les limites qu’il doit respecter, mais il reconnaît aussi la valeur de ce qu’il transgresse. On n’agresse que celui qui est digne de l’être. Personne ne s’attaquera à un musicien ou à un juif sans se déshonorer lui-même. Par ailleurs, ceux-ci peuvent pénétrer dans les champs d’un homme d’honneur ou dans sa maison en son absence, voir sa femme et lui parler, sans que l’on considère cela comme un défi à l’honneur. L’acte transgressif est le fait d’hommes d’honneur et non de marginaux. En même temps qu’il provoque la personne ou le groupe dans son honneur, il est la reconnaissance, la confirmation de cet ordre de valeurs puisqu’il invite l’agressé à faire une réponse de même type.
14Tel est ici le paradoxe de l’honneur : il suppose l’affirmation de l’autorité sur les domaines de l’interdit, et aussi la transgression de ces interdits par le défi et le contre-défi. Cette double facette de l’honneur nous éloigne d’une formulation juridique de cet ordre de valeurs. La transgression de l’interdit n’est pas le fait de déviants, de marginaux. Comprendre la transgression en ces termes, c’est ne pas admettre que l’échange de violence soit valorisé. Inversement, le fait que la transgression soit une condition du jeu de l’honneur ne signifie pas pour autant que ce soit une conduite « normale ». Rien ne nous paraît plus faux, car ce serait dénier à l’interdit toute valeur et vider l’honneur de son contenu. Celui-ci, comme fait social, doit être saisi dans son ambiguïté même, en dehors des concepts juridiques de normalité et de déviance.
15De toutes les différentes manifestations de l’honneur, le meurtre et la violence physique constituent les formes d’échange les plus redoutables. On ne doit s’y engager que si Ton est prêt à affronter les risques impliqués. Mais par ailleurs, on ne peut revendiquer l’honneur si on recule devant ces risques. Les joutes oratoires, les dépenses ostentatoires, sont certes des formes valorisées d’échange de violence. Mais c’est dans le meurtre et la violence physique que le sens de l’honneur s’affirme le plus totalement. Comme Ta dit un informateur : « Ici un homme d’honneur, un ariaz, a son courage, sa bravoure et son fusil, ou alors il n’est pas un homme. »
16Il n’est donc pas étonnant que les formes de meurtre soient très développées chez les Iqar’iyen et constituent le terrain privilégié pour étudier le système de l’honneur. C’est pourquoi, après avoir décrit brièvement les joutes oratoires et les dépenses ostentatoires, nous analyserons les modalités différentes et complexes du plus significatif des échanges de violence : le meurtre.
Les joutes oratoires
17L’homme d’honneur doit être humble et modeste. Il ne doit pas fanfaronner. Si d’autres le font pour lui, il doit faire comme si cela ne le concernait pas. Il laissera parler les « ignorants », les ibuhariyen, les irresponsables, sans leur répondre, pour ne pas gaspiller sa parole. Cet homme, cet ariaz, doit se contrôler et peser chaque mot qu’il prononce. Il sait ce qui se dit et la façon dont il faut le dire, et aussi ce qui ne se dit pas. Son discours est précis, concis et prononcé avec calme et mesure. Plus encore, il lui faut connaître parfaitement la langue et se singulariser en utilisant les mots et les phrases qui ont du « poids », du thaql. Cette maîtrise de la parole suppose un long apprentissage. L’homme d’honneur écoute ses aînés, étudie leur comportement, s’instruit longuement avant de pouvoir tenir son rang, disent les vieux informateurs.
18C’est dans ce contexte qu’il faut situer les joutes oratoires. Il nous est très difficile de donner des exemples ici. Nous n’avons pas pu en recueillir, et cela pour une raison précise. La parole, comme l’a dit un informateur, ne se prononce pas dans n’importe quelle circonstance et ne se répète pas, sinon elle n’a aucune valeur. Néanmoins, il est possible de préciser les circonstances dans lesquelles se déroulent ces joutes oratoires et les formes qu’elles prennent.
19Lors des assemblées de patrilignage ou de la communauté, des hommes d’honneur peuvent s’engager dans des compétitions de cette nature. Chacun exercera son talent à montrer le plus d’humilité et à vanter l’autre. Dans ce cadre, il faut savoir tourner ses phrases, utiliser avec soin les mots à sens multiples, riches de signification. L’improvisation imagée, le sens du rythme, de la formule poétique et lyrique, sont très appréciés. Dans ces échanges, qui peuvent durer des heures et sont parfois suivis par une foule passionnée, deux hommes peuvent ainsi se mesurer. Celui qui saura le mieux jouer la modestie en utilisant avec art les finesses de la langue berbère acquerra du prestige, un renom auprès des Iqar’iyen. Mais, par là même, il sera jalousé, et il lui faudra subir les défis des autres.
20Durant ces échanges, la violence est retenue mais présente. Jouer à être modeste, c’est accuser implicitement son rival d’être un fanfaron, un irresponsable en ce qui concerne l’honneur. Celui-ci doit répondre par un défi du même genre s’il ne veut pas perdre la face. Le public est seul juge. Une parole maladroite, un mot mal placé peuvent entraîner la honte, la chute, la mort symbolique de l’un des partenaires.
21A l’opposé de ces échanges « nobles » et honorables, il nous faut citer les joutes oratoires qui opposent deux groupes de jeunes – irresponsables quant à l’honneur – et se déroulent sur le mode de la vantardise. Elles ont lieu lors des batailles et lors des cérémonies de mariage. Elles pourront être comprises lorsque ces deux institutions seront analysées.
Les dépenses ostentatoires
22Chez les Iqar’iyen comme dans d’autres sociétés, les dépenses en vue du prestige sont très valorisées. Elles prennent deux formes essentielles : dépenses fastueuses chez soi et pour soi, et dépenses en forme de dons faits à d’autres. Les unes et les autres supposent que l’on « étale », que l’on donne à voir, que l’on défie.
23Les dépenses fastueuses chez soi ont cette particularité d’entraîner l’imitation en chaîne de tout le dispositif segmentaire. Par contre, la série de dons et de contre-dons s’inscrit dans un ensemble de relations dyadiques entre familles ou entre patrilignages, quelle que soit leur distance segmentaire. On retrouvera cette différence entre l’opposition segmentaire et l’opposition des patrilignages dans le meurtre et la violence physique.
24Deux récits vont permettre de saisir comment se déroulent les dépenses fastueuses chez soi et pour soi.
Récit 5. Les femmes et le tissu de soie sur la jarre
Une femme vient un jour au puits de son patrilignage. Un tissu de soie recouvre le goulot de sa jarre. Les autres femmes du groupe la voient. Jalouses, elles demandent à leur mari de leur acheter un tissu analogue. Les hommes s’inclinent et achètent des tissus de soie. On raconte même que certains furent obligés de vendre du bétail pour pouvoir le faire. La soie venait de l’intérieur du Maroc et coûtait cher. Quelques temps après, l’innovation s’étend aux autres patrilignages de la communauté territoriale. Les femmes de ces différents lignages veulent de la soie et beaucoup l’obtiennent. Ensuite, tour à tour, les femmes des autres communautés de la même fraction, puis celles des autres fractions de la même tribu font la même demande. Ainsi l’usage de la soie se généralise. Même les tribus voisines ne veulent pas demeurer en reste.
Récit 6. L’embellissement des mosquées
Une communauté territoriale décide d’embellir sa mosquée. Elle engage un maçon pour décorer le minaret et collecte de l’argent pour acheter de beaux tapis venant de l’intérieur du Maroc. Les autres communautés de la même fraction décident alors de les imiter. Les autres fractions de la tribu, à leur suite, en font autant.
25Les deux cas sont analogues : la dépense initiale se produit dans un segment de bas niveau et se propage comme une onde à travers le dispositif segmentaire. Aucun groupe ne veut ni ne peut rester en marge. Chacun se voit obligé de dépenser pour maintenir son prestige et son égalité avec les autres. Apparemment, dans ces circonstances, on dépense pour soi. En fait, on donne à voir, on étale son honneur et on défie les autres. On peut noter que, dans les deux récits, les objets utilisés pour ces dépenses viennent de l’extérieur et ne sont pas produits localement. Les biens de l’extérieur sont donc valorisés. Mais ils ne prennent sens que lorsqu’ils circulent selon les règles et les coutumes locales.
26Les dépenses sous formes de dons s’inscrivent dans le cadre de la générosité et de l’hospitalité, qui sont très valorisées. En effet, pour les Iqar’iyen, consacrer ses récoltes, son bétail ou son argent à l’accumulation ou à la consommation propre à la famille, c’est faire preuve de peur, de crainte devant les autres, ce n’est pas être un homme, un ariaz. L’avarice est considérée comme anormale. Loin d’être une vertu, c’est une aberration. Celui qui garde tout pour lui est constamment ridiculisé. On dit : « Il ne veut pas partager avec nous mais avec les rats, eux seuls sont ses invités. » Au contraire, la générosité et l’hospitalité sont des devoirs impératifs.
27On raconte souvent l’histoire d’un homme qui dut égorger le seul mouton qu’il possédait et cuire toute la semoule qui lui restait pour honorer son invité. Certes, ajoute-t-on, il se ruina, mais n’a-t-il pas ainsi montré aux autres ce qu’était et devait être un homme d’honneur ? On oppose cette conduite à celle d’un misérable (miskin) qui, n’ayant pas suffisamment de biens pour recevoir dignement ses invités, voulut cacher son déshonneur et son humiliation. Il tua et enterra secrètement ses invités. Ses agnats et les autres membres de sa communauté découvrirent la chose, le lapidèrent et brûlèrent sa maison.
28Mais l’hospitalité est plus qu’un devoir, elle est une forme de défi à l’égard des autres partenaires de l’échange. A diverses occasions – naissance, circoncision, mariage, pélerinage à La Mecque, retour d’un voyage, fêtes religieuses, etc. – un chef de maison doit engager des dépenses pour recevoir et nourrir ses invités. Réciproquement, ceux-ci doivent recevoir leurs hôtes lors d’une fête qu’ils célèbrent. Toute la confédération iqar’iyen est ainsi parcourue par ces invitations réciproques qui s’étalent dans le temps.
29Les dépenses les plus importantes sont faites lors des mariages et des funérailles. Un homme d’honneur doit donner à voir « le poids de son nom » lors des mariages de ses filles et, surtout, de ses fils. S’il n’a pas ce qu’il faut pour recevoir ses invités, il s’endettera auprès d’agnats ou de commerçants. Pendant trois jours, il devra nourrir tous ceux qui assistent aux cérémonies. Chacun saura par la suite combien de moutons il a égorgé, quelle quantité de semoule et de blé il a puisé dans ses réserves. C’est en fonction de ces dépenses que l’opinion mesurera son sens de l’honneur et son prestige.
30Un chef de maison doit aussi, par ces dépenses, préparer celles qui suivront sa mort. Lors de ses funérailles, son nom sera affirmé une dernière fois. Ses fils devront recevoir et nourrir non seulement les amis, mais aussi les ennemis du défunt, et cela durant une période variant entre sept et quarante jours. Pendant ce deuil, ils seront obligés, pour honorer leur père décédé, de prélever une partie non négligeable de leur héritage. En accédant ainsi au statut d’hommes d’honneur, ces fils voient ainsi se profiler leur propre carrière et leur propre destinée : ils doivent dépenser, subir de fortes pertes pour être des ariaz.
31En parlant de toutes ces dépenses ostentatoires, les Iqar’iyen disent qu’ils donnent à « manger » (tsh). L’expression signifie non seulement nourrir, mais aussi, au niveau symbolique, donner à dévaster, à piller. L’hôte accepte le risque d’être « mangé », ruiné, c’est-à-dire de perdre sa terre, ce domaine de l’interdit sans lequel il n’a pas de nom, pas d’identité.
32Cette seconde forme de dépenses ostentatoires se caractérise par un aspect de violence qui ne se manifeste pas dans la première. Les dépenses fastueuses pour soi ont un caractère limité et l’émulation y joue un rôle essentiel. Les dépenses sous formes de dons entraînent des pertes importantes de biens et de richesses. Celui qui s’y engage sait qu’il entre dans des rapports d’une grande violence pouvant causer sa ruine et sa mort symbolique.
Le meurtre et la violence physique
33Le troisième volet de l’échange de violence, et le plus complexe, c’est le meurtre, ainsi que toute agression armée (raid, razzia) entraînant vol de bétail ou de grain et blessure d’homme.
34Certains informateurs considèrent que leurs parents et ancêtres avaient la gâchette facile. Les meurtres étaient fréquents, parfois sans mobile apparent. Un de ces informateurs raconte même qu’un homme, ayant acquis un nouveau fusil, l’essaya en tuant un autre homme qui passait paisiblement sur la route à quelques pas de là. Un autre affirme que les hommes du passé étaient des sauvages n’hésitant pas à tuer leurs « frères » pour un oui ou pour un non. Il raconte l’épisode suivant : un homme allant au souk devait traverser le territoire d’une autre communauté. Un membre de celle-ci s’interposa, lui demanda de rebrousser chemin et de prendre une autre route. L’« étranger » refusa de reculer et fut tué.
35Cette vision moderne de la période traditionnelle est très nettement contestée par les vieillards, qui refusent de se considérer et de considérer leurs pères comme des sauvages. Ils ne nient pas qu’il y ait eu des meurtres, bien au contraire beaucoup de leurs récits sont axés sur des faits de ce genre. Mais ils affirment que l’on ne s’entretuait pas aussi facilement que les jeunes le prétendent. L’un d’eux nous a fait remarquer que si le meurtre avait été tellement fréquent, il ne resterait plus d’Iqar’iyen aujourd’hui.
36Les récits des anciens témoignent que la vérité au sujet des meurtres est plus complexe. Dans les raids ou les affrontements directs, on essayait au maximum de limiter le nombre des morts. On savait que chaque mort pouvait entraîner un échange de violence particulièrement dur, aux conséquences redoutables pour les groupes en présence, qui perdraient des hommes et paieraient chèrement la revendication de l’honneur. De plus, l’échange de meurtres n’est pas un phénomène déréglé, anarchique. Bien au contraire, il est ordonné, et les règles du jeu indiquent quels actes exaltent l’honneur et lesquels le ruinent. Les premiers n’impliquent que peu de morts, et les autres entraînent des massacres.
37Ces indications sont données pour contredire non seulement l’interprétation des meurtres comme relevant de la sauvagerie, mais aussi certaines théories de type écologique. D. Hart, parlant des Ait Waryaghel du Rif central, considère les meurtres comme un moyen de rétablir un équilibre entre population et ressources (Hart 1971 : 3-75). Cette explication pourrait apparaître séduisante pour le cas des Iqar’iyen. En effet, comme nous l’avons dit, ce territoire n’offre que de maigres ressources à une population très dense. On peut donc concevoir le meurtre comme un moyen de réduire le nombre des habitants ayant à partager la nourriture. Mais cette interprétation nous paraît difficilement soutenable. Nous avons indiqué comment les Iqar’iyen suppléent au manque de ressources par l’émigration temporaire et l’extension du territoire. Les groupes peuvent donc parer au déficit alimentaire par d’autres moyens que le meurtre. De plus, il n’est pas prouvé que celui-ci contribue à diminuer la pression démographique. Dans la majorité des récits, il y a très peu de morts. Dans quelques cas seulement il y a massacre. Le groupe ayant subi de fortes pertes en hommes est obligé de s’expatrier, mais les récits ajoutent que des immigrants viennent vite occuper le territoire abandonné. Selon nous, suivant en cela les indications de nos informateurs, le meurtre est un phénomène social total, et c’est à ce niveau qu’il faut l’étudier.
3. Les modalités de la violence physique
38Les Iqar’iyen disent qu’ils s’affrontent entre eux pour des questions de femmes et de terres. Par là, ils indiquent que l’échange de violence débute toujours par une transgression du domaine de l’interdit. Le raid, la razzia, le vol dans une maison, l’offense envers une femme, l’atteinte aux enfants ou aux biens d’autrui sont considérés comme des affronts à l’honneur d’un homme et de son groupe. Un tel acte transgressif a pour conséquence soit un échange de meurtre, soit une bataille. Nous étudierons successivement ces deux modalités.
Le meurtre par ruse et le geste de défi
39A la suite d’un affront, un homme décidé à tuer son adversaire peut attendre que sa future victime vienne se placer dans le champ de mire de son fusil. Il s’embusque dans la montagne, sur une crête, dans un endroit inexpugnable, avec quelques figues et du pain. L’attente peut durer plusieurs jours, pendant lesquels notre homme ne bouge pas. Il lui faut patienter et surtout ne pas se montrer. Il doit se cacher, se confondre avec la nature environnante, sinon sa présence sera signalée, et il ne pourra pas parvenir à ses fins. Quand la victime passe enfin devant lui, le point d’honneur consiste à l’atteindre entre les deux yeux. Il faut signaler qu’avant l’arrivée du fusil à répétition, obtenu en contrebande grâce aux militaires espagnols de Mellila, les Iqar’iyen ne disposaient que du fusil à silex, à un coup. Après la mort de la victime, le meurtrier se lève, se montre et lance son fusil en l’air pour marquer son geste de défi ou de contre-défi.
40Deux phases sont essentielles dans le déroulement du meurtre : l’assassinat par embuscade et le geste de défi. Nous étudierons successivement ces deux phases.
41Le meurtre n’est jamais perpétré dans un combat face à face. La ruse, l’astuce sont toujours les moyens utilisés par le meurtrier, comme le montre l’exemple de l’embuscade tendue à la victime dans la montagne. D’autres stratagèmes sont utilisés par le meurtrier pour amener la future victime à se départir de toute prudence. Dans un récit qui sera développé plus loin (récit 16), le meurtrier cache son fusil dans sa djellaba, s’en va au marché et y attend l’arrivée de celui qui a tué son agnat. Dès qu’il le voit, d’un coup violent et rapide, il soulève sa djellaba, épaule et tire avant que la victime ne se soit aperçue de rien. La ruse du meurtrier consiste à avoir choisi de tuer sur le marché, lieu pacifique par excellence où seuls les responsables de l’ordre peuvent détenir des armes, les autres devant les déposer à l’entrée. Elle est dangereuse, car elle expose celui qui l’accomplit à se voir lapidé sur place et à voir son champ et sa maison ravagés par la tribu, à moins qu’il ne paye une très forte amende. Ici, le meurtrier a choisi le danger. Il frappe la victime dans le lieu où elle peut se croire le plus en sûreté, parmi la foule, là où pourtant elle doit savoir que, même en cet endroit, la mort peut l’atteindre.
42Une autre ruse consiste à utiliser les services d’un mercenaire pour accomplir le meurtre. Ce mercenaire n’est pas un tueur professionnel qui offre ses services au plus payant. C’est un homme d’honneur qui cherche à se distinguer, et qui est d’un autre lignage que celui qui loue ses services. Cet homme – parfois aussi c’est un groupe d’hommes – peut choisir de faire tomber la future victime dans le piège d’une amitié de façade. Dans le récit 18, les mercenaires engagés pour abattre un meurtrier décident d’employer un stratagème de ce genre. L’agresseur est fanfaron, mais il est redouté. Aussi les mercenaires décident-ils de se lier d’amitié avec lui. Plusieurs mois passent ainsi. Mis en confiance, l’homme se laisse surprendre. Les « amis » réunis avec lui dans la cour prétendent que des lapins passent à proximité et lui demandent de leur prêter son fusil qu’il ne quittait jamais, pour en tuer quelques-uns et faire bombance. L’homme leur passe son arme. Ils sortent, s’éloignent quelque peu pour récupérer leurs propres armes et reviennent en criant à leur hôte de venir voir les beaux lapins qu’ils ont attrapés. L’homme sort. Il est criblé de balles sur le seuil de sa maison.
43Ces exemples n’ont pas la prétention d’épuiser toutes les formes de ruses qu’utilisent les Iqar’iyen. Il en est probablement d’autres qu’il ne nous a pas été possible de connaître.
44Le meurtre par embuscade montre l’équivalence entre meurtre et chasse. Notons ici l’analogie dans le dernier exemple entre la chasse au lapin et le meurtre d’homme et, en général, l’idée d’un piège tendu à la victime, le meurtrier s’embusquant ou se mêlant à la foule, c’est-à-dire, dans les deux cas, se mêlant à l’environnement et se rendant invisible à son adversaire. Traquer son adversaire et le prendre au piège par surprise n’est en aucune manière déshonorant. Les Iqar’iyen soulignent les vertus de l’homme qui attent patiemment son gibier ou bien qui, malgré le risque qu’il encourt, n’hésite pas à tuer en plein marché. La ruse n’est pas signe de lâcheté. Tout tueur, quelle que soit la manière dont il agit, sait qu’il sera probablement la prochaine victime. Et réussir à prendre au piège l’adversaire, c’est montrer, en plus du courage, l’astuce du chasseur.
45Cependant, l’honneur se manifeste avant tout dans le geste de défi. Dans certains récits, on raconte que ce n’est pas le meurtrier qui lance son fusil en l’air, mais quelqu’un d’autre. C’est alors à ce dernier et à son groupe que le contre-défi sera adressé et non pas au véritable meurtrier, qui sera complètement négligé. Quand nous leur avons demandé l’explication de ce fait, les informateurs se sont étonnés de notre incompréhension. Pour eux, il était évident que dans ce cas le meurtrier de fait était un lâche qui ne méritait que le mépris. Celui qui s’était substitué à lui en lançant son fusil en l’air était en somme le véritable meurtrier. Par ce défi, il avait engagé son honneur, et c’était à lui que devait s’adresser la réponse, le contre-défi. Un récit raconte qu’un meurtrier, non seulement fait ce geste de défi, mais proclame devant tous qu’il a agi et attend les armes à la main qu’on essaie de le tuer, se mettant ainsi, en même temps qu’il revendique son acte, en posture de prochaine victime.
46Tous les meurtres ne sont pas ainsi caractérisés, mais ceux qui ne s’accompagnent pas du geste de défi humilient leurs auteurs. En effet, personne ne peut cacher son acte, et tout finira par se savoir. Ne pas revendiquer son meurtre, c’est donc s’exposer au plus grand déshonneur.
Récit 7. Un « grand » tue son fils
Un homme du patrilignage A tue un membre du patrilignage B de la même communauté territoriale. Le frère du mort découvre le cadavre et le ramène chez lui. Après l’enterrement, il dit devant tous : « Où est-il, ce rien (bḥal wallu) qui a tué mon frère ? Gaspillerai-je une balle pour lui, gaspillerai-je mon honneur pour ses frères qui ne l’ont pas forcé à se montrer, pour ses parents qui l’ont élevé dans la lâcheté ? » Le soir même, le père du meurtrier, un « grand » très réputé dans le pays, surprend son fils au moment où il essaie de quitter le territoire en emportant quelques vêtements, et le force à avouer son crime. Après cela, il rassemble les hommes de son groupe et tous se dirigent, au lever du jour, vers le territoire du patrilignage B. Le père du meurtrier, traînant ce dernier, appelle les hommes de B. Il leur dévoile ce qu’il a découvert, déclare que son fils est sa honte et l’égorge devant l’assemblée réunie. Il offre ensuite de payer la compensation pour le mort de B, ce qui est accepté.
47Ce geste du père montre combien il est humiliant et dangereux pour tout le groupe de vouloir éluder l’échange de violence, et à quelle conduite extrême cela peut mener. Selon les informateurs, le « grand », l’homme d’honneur par excellence, ne pouvait pas faire autrement. Le meurtrier honteux n’est pas toujours tué par son père, mais le plus souvent exilé définitivement, banni, chassé comme un chien. C’est une mort symbolique qui, comme l’égorgement qu’on vient d’évoquer, ne suffit pas à restaurer l’honneur du groupe.
48A la distinction entre le meurtre comme défi d’honneur et le meurtre qui déshonore son auteur par absence du geste de défi, correspond celle entre une mort honorable et une mort humiliante. Etre tué par un homme à l’affût dans la montagne ou être abattu sur le marché ne souille en aucune manière la mémoire du mort. On dira que ce dernier n’a pas pris assez de précautions, mais on reconnaîtra qu’il est mort « comme un lion », bḥal el assad, comme un animal libre, disent les Iqar’iyen. Par contre, tomber après s’être laissé désarmer, après s’être démuni de son fusil, c’est-à-dire de ce qui fait le propre de l’homme d’honneur, c’est se conduire comme un animal vil, comme un lapin qui fonce sur le piège qu’on lui a tendu.
La bataille
49Deux types d’affrontement entre groupes peuvent mener à la bataille : les raids réciproques entre deux groupes segmentaires de haut niveau, ou bien la menace d’extermination réciproque entre deux patrilignages d’une même communauté territoriale. Les raids peuvent concerner, par exemple, deux fractions d’une même tribu. La première fraction décide d’organiser une ḥarka, ou « expédition », contre sa rivale. Elle mobilise ses meilleurs hommes et attaque un groupe (patrilignage ou communauté territoriale) de la deuxième fraction. Elle surprend son adversaire et lui vole du bétail, dévaste ses champs ou pille ses maisons. Elle doit procéder rapidement et éviter, si possible, qu’il y ait mort d’homme. La fraction agressée mobilise ses hommes de la même manière et organise un contre-raid. Après ce défi et ce contre-défi, les deux fractions peuvent décider de s’opposer dans une bataille pour régler leur querelle.
50Le deuxième type d’affrontement est différent. Les tensions et les conflits entre deux patrilignages d’une même communauté risquent parfois de déboucher sur un massacre. Pour éviter ce danger, les deux groupes font appel à leur alliés, leff. Ce dernier terme désigne un type d’alliance politique. Un chapitre spécial étant réservé plus loin à ces leff ou ligues politiques, signalons seulement ici que les alliés leff d’un groupe sont répartis sur tout le territoire iqar’iyen et même au-delà, et qu’ils doivent l’assister en cas de besoin. Quand l’appel est lancé, ces alliés affluent et prennent position dans les quartiers respectifs des deux patrilignages.
51La bataille a lieu dans un espace ouvert, les groupes prenant position l’un en face de l’autre, mais à distance. Elle commence par des joutes oratoires. Chaque groupe vante ses propres mérites et insulte son adversaire, comme dans l’exemple suivant.
Récit 8. Joutes oratoires entre les deux fractions X et Y
Un homme de Y : Vous, les X, l’insulte, la honte, sont sur vous ! Y a-t-il des hommes parmi vous ? Notre honneur a été bafoué ! Y a-t-il des hommes parmi vous ? Que la poudre parle ! Donnez la poudre !
Un homme de X : Vous entendez, les Y veulent donner la poudre ! Vous entendez ! Ne vous laissez pas intimider mes frères ! Vous êtes des hommes, pas des femmes ! Courage mes frères ! En avant ! Ceux d’en face seraient-ils des hommes ? Vous, vous en êtes à coup sûr ! Suivez la voix de nos pères ! Ont-ils jamais cédé à leur peur ? Honte, honte à celui qui baissera son arme, qui oubliera nos ancêtres ! En avant mes frères, en avant !
Un homme de Y : Les voilà qui crient, les X : ne sommes-nous pas des hommes ? Dieu le sait, que son nom soit béni ! Ils parlent de leurs pères, que Dieu ait leur âme ! Les morts sont morts ! Mais qui sont ceux d’en face ? Ils attaquent et ils s’enfuient ! Ils parlent courage ! C’est ça le courage ? Mes frères, vous n’allez pas les laisser parler ainsi ! Leur arrogance demande punition ! Donnez, donnez la poudre ! Montrez-leur !
Un homme de X : Mes frères, ne reculez pas ! Ne cédez pas ! Ils veulent venir ! Qu’ils viennent ! Ils verront bien qui sont les vrais hommes et ce que vaut la parole de nos pères ! N’oubliez pas, mes frères ! Les Y ont espéré nous battre, et puis ils ont vu qui nous étions, ô frères ! Donnez-leur encore une leçon. Donnez-leur la poudre !
Un homme de Y : Assez parlé, levez-vous les Y ! Y a-t-il des hommes parmi vous ? A l’attaque mes frères ! Vous les X, vous allez mourir !
Un homme de X : Venez, vous verrez bien qui sont les hommes ! La mort vous attend !
52Les joutes oratoires se déroulent en trois temps : on exhorte de part et d’autre les guerriers à ne pas faiblir ; on exalte ensuite le nom du groupe, et on commence à dénigrer l’adversaire ; enfin, on s’adresse à l’ennemi pour lui dire qu’on lui apporte la mort. Ainsi, chaque groupe vante ses propres mérites, son honneur, et s’emploie à rabaisser son adversaire. Mais il faut signaler que, dans ces circonstances, ce sont les jeunes et non les chefs de maison qui s’expriment. Ils claironnent leurs mérites alors que, comme nous l’avons dit, les hommes d’honneur doivent se montrer humbles. Il y a un aspect parodique, une dérision de l’honneur dans ce genre de confrontations verbales.
53Après ces invectives, on se jette des pierres, des coups de feu sont tirés en l’air. Chacun s’abrite derrière un rocher pour éviter autant que possible d’être tué. Alors que dans le meurtre, le point d’honneur est de tuer sa victime d’une seule balle, ici on gaspille énormément de poudre. Il y a plus de balles perdues que de coups au but. Il est possible qu’un ou deux hommes soient tués ou blessés.
54Après un moment, des chorfa médiateurs, hommes pacifiques dont on dit qu’ils ont la baraka ou « bénédiction divine », surgissent brusquement et s’interposent entre les belligérants. Le feu cesse. Les médiateurs implorent les guerriers d’arrêter cet affrontement. Dans un premier temps, les jeunes, dont l’esprit s’est échauffé, refusent. Mais finalement, après que les chorfa ont insisté, on accepte de part et d’autre, pour rendre hommage à ces hommes saints, d’arrêter la bataille. Les négociations commencent. Chaque groupe rend ce qu’il a capturé. S’il y a eu mort d’homme, l’affaire est plus compliquée, nous y reviendrons. Dans tous les cas, la paix est restaurée jusqu’au prochain affrontement.
55Le déroulement de la bataille apparaît comme une inversion de celui du meurtre. Les combattants sont face à face ; le défi des jeunes, sur le mode dérisoire, précède le combat ; la poudre est gaspillée. Ainsi, à l’opposé du meurtre par ruse, la bataille apparaît comme un combat simulé (ou, pour reprendre une expression anglaise, a mock fight), comme un rituel parodique où l’honneur est tourné en dérision par les jeunes, les irresponsables. Nous retrouverons cette dérision dans les cérémonies de mariage et nous en proposerons une interprétation. La bataille apparaît aussi comme une ouverture à un règlement pacifique, que seuls les chorfa médiateurs peuvent instaurer, les guerriers des deux groupes ne pouvant arrêter la violence d’eux-mêmes sans se déshonorer.
56La comparaison entre meurtre et bataille peut être poussée plus loin. L’échange de meurtres oppose uniquement des patrilignages, quelle que soit leur distance segmentaire. Les segments de niveau supérieur n’ont pas à intervenir dans cette affaire. Inversement, si dans la bataille il y a un mort, cela crée un conflit entre le patrilignage de la victime et le patrilignage du meurtrier, conflit qu’ils doivent régler entre eux. L’échange de meurtres engage, en plus de l’honneur collectif de deux patrilignages, l’honneur individuel. En effet, le meurtrier marque personnellement son acte. C’est son honneur qu’il affirme par son défi, en même temps qu’il engage l’honneur de son patrilignage. Du côté de la victime, ce sont les proches agnats du mort (ses fils et ses frères) qui doivent répondre par un contre-défi pour sauver leur honneur et celui du patrilignage. L’échange de meurtres fait donc intervenir simultanément deux niveaux de l’honneur, l’un collectif, l’autre individuel.
57A l’opposé, la bataille ne fait intervenir que de vastes groupes. Dans le cas des leff, elle permet d’éviter le massacre entre patrilignages ; dans celui des groupes segmentaires de haut niveau, elle ouvre la voie à un règlement pacifique, après le combat simulé. Si l’on met de côté provisoirement le problème particulier des leff, on voit que l’échange de violence entre groupes segmentaires de niveau supérieur et ceux de niveau inférieur ont des formes différentes.
4. Les échanges de meurtres
58La comptabilisation des morts dans l’échange de meurtres exprime d’une autre manière cette différence entre l’affrontement des patrilignages et celui des segments de haut niveau. Ce type d’échange de violence est basé sur un principe simple : un mort pour un autre mort. Prendre une vie, tuer, supposera un acte analogue de la part de ceux qui ont perdu un homme. Ce principe s’actualise différemment selon le contexte social où il apparaît.
Le coup pour coup
59Aux niveaux inférieurs de segmentation (patrilignage, segment de patrilignage, famille), la correspondance entre les morts est rigoureuse. Les meurtres se comptabilisent toujours : tel mort pour tel autre, défi et contre-défi. Les comptes se règlent donc coup pour coup selon le schéma suivant, où désigne la victime, et la flèche la perte d’une vie dans un groupe (en l’occurence groupe A dans le premier meurtre et groupe B dans le second) et la revendication du meurtre par un autre groupe (groupe B dans le premier meurtre et groupe A dans le second). Le schéma suivant est une traduction de l’échange des meurtres entre deux groupes :

Le massacre
60En dehors du coup pour coup, la seule possibilité de réponse à un meurtre est le massacre. Il est possible que B, pour venger son mort, tue plusieurs hommes de A. Cela veut dire, et tout le monde le comprend, qu’il n’y aura plus d’arrêt possible : il faudra que l’une ou l’autre partie s’exile si elle veut éviter l’extermination.
Récit 9. Massacre après l’affrontement entre deux patrilignages pourvus chacun d’un « grand »
Une femme du patrilignage A est donnée en mariage à un homme du patrilignage B (même communauté territoriale). Son mari, ainsi que les agnats de ce dernier, la maltraitent. Malgré l’intervention des parents de la femme, rien ne s’arrange. Finalement, elle revient dans son groupe d’origine. Un jour, un homme de B rencontre sur le chemin un homme de A. Tous deux sont armés. Ils commencent par s’insulter. L’homme de B veut tuer celui de A, mais ce dernier est plus rapide. Un compte est ainsi ouvert entre les deux patrilignages. Quelque temps après, le fils de l’assassiné se venge sur le meurtrier initial. Le compte est fermé. Mais A n’est pas satisfait. Il veut continuer car, en plus des meurtres, une de leurs femmes a été maltraitée. Les autres patrilignages de la communauté s’interposent, de même que les leff. Il faut faire la paix et la sceller. On décide que la cérémonie aura lieu à tel endroit, tel jour, avec sacrifice et repas collectif, en présence des chorfa. Les hommes de B se présentent devant l’assemblée réunie, mais seulement une partie des hommes de A. Des membres de ce dernier groupe, cachés derrière des rochers, abattent cinq hommes de B. Dans la confusion générale, les hommes de A se réfugient dans le territoire de D, leurs alliés leff dans la communauté territoriale. Une vraie bataille va se dérouler entre les leff ennemis. Les chorfa qu’on avait appelés pour sceller la paix ne peuvent accepter une telle insulte. Ils s’interposent entre les parties et disent : « Il faut nous tuer d’abord si vous voulez continuer le massacre. » Les hommes de A doivent payer une grosse somme pour les morts de B et s’engager à ne plus les agresser. Mais B avait subi une trop forte perte. Six des siens avaient été tués et il ne restait que quelques adultes pour défendre l’honneur du lignage. L’exil était la seule issue. Ils vendirent leurs terres. Plusieurs partirent on ne sait où, d’autres allèrent dans une autre communauté territoriale de la même fraction.
61Ce récit est significatif sur plusieurs plans (alliance politique du type leff, médiation des chorfa, paix et sacrifice) que nous ne pouvons analyser tant que de nombreuses données ne sont pas exposées. Nous retiendrons ici le fait qu’un patrilignage a utilisé la ruse au cours d’un rituel de paix pour aller plus loin que le coup pour coup et forcer un autre groupe de la communauté à l’exil.
62On connaît d’autres cas de multiplication des meurtres au niveau des patrilignages. Dans un affrontement de ce genre, trente hommes adultes périrent en un jour sur les trente-six des deux groupes qui s’affrontèrent. Les survivants durent s’exiler avec leur famille.
63Selon nos informateurs, seul le coup pour coup entre dans le jeu de l’honneur. Le massacre, par contre, est la manifestation d’une volonté de domination d’un patrilignage à l’intérieur d’une communauté territoriale, comme le montre la description de ses conséquences. Le groupe vainqueur ne peut en aucun cas occuper le territoire du groupe vaincu. Celui-ci s’exile certes, mais plusieurs de ses membres restent dans le voisinage pour vendre leurs terres, dont une partie est achetée par des patrilignages de la communauté territoriale, à l’exclusion du groupe vainqueur, et le reste par un groupe immigrant qui décide de s’installer. Toutes ces tractations peuvent durer plusieurs années. Le patrilignage vainqueur cherche à remplacer les exilés par un groupe immigrant qui lui prête allégeance et devient son dépendant. Les autres patriliganges peuvent tenter de faire de même. Le plus rusé, le plus fort, imposera sa solution. Le groupe vainqueur peut échouer ou réussir son coup de force. Le massacre est donc un moyen pour un groupe de se débarasser d’un rival afin d’installer sur ses terres un groupe d’immigrants, c’est-à-dire un nouveau groupe de dépendants. C’est une opération politique liée à la recherche du pouvoir. Le groupe vainqueur pourra montrer sa prééminence et, par la suite, prouver qu’il a la force de soutenir son honneur et sa réputation.
64Dans le coup pour coup, aussi bien que dans le massacre, l’enjeu est l’honneur, mais de deux manières différentes : le défi et le contre-défi, avec un mort de chaque côté, impliquent une volonté d’accroître sa réputation dans un échange de violence. Ici, moyen et but sont inscrits dans l’acte. Le massacre, quant à lui, est un moyen pour acquérir des dépendants qui serviront pour de futurs actes du premier genre. La négation de l’honneur sert l’honneur. On voit donc toute l’ambiguïté que revêt ce concept, que nous approfondirons à propos de l’étude des « grands ».
65Il faut néanmoins insister sur le fait que le massacre paraît avoir un caractère exceptionnel. Aucune société ne peut persister dans cette violence aveugle et l’honneur serait, à terme, vide de sens. Un mort pour un autre mort, telle est la pratique courante entre segments de bas niveaux.
La série du coup pour coup
66Une variante de ce coup pour coup doit être signalée. Notre étude impliquait jusque-là que les meurtriers étaient membres des segments concernés par l’échange de violence. Or les Iqar’iyen considèrent comme honorable d’avoir recours à un membre d’un groupe extérieur, un mercenaire d’un autre patrilignage. Mandater quelqu’un pour tuer à votre place est une ruse, une façon de tromper votre adversaire. Nous avons déjà donné un exemple de ce genre.
67Généralement, le mercenaire est utilisé pour un contre-défi. Il est payé en nature ou en monnaie une fois sa tâche accomplie. Ce second meurtre est la réponse du groupe agressé, mais, en même temps, il ouvre un compte entre le groupe du mercenaire et celui du premier agresseur, ce dernier devenant dans ce cas l’agressé qui doit se venger. Cette nouvelle opposition se manifestera entre deux patrilignages, sans prendre en compte leur distance segmentaire. Elle concerne uniquement les deux patrilignages.
68Le recours à de tels mercenaires est un moyen d’exporter la violence vers d’autres groupes. On accepte de servir comme mercenaire, aussi bien pour percevoir la rétribution en nature ou en monnaie, que parce qu’on veut rehausser son honneur par un défi. La violence peut ainsi se propager, comme dans le cas que nous allons décrire.
Récit 10. Série d’échanges de meurtres
Un homme a du patrilignage A, qui labourait son champ, est tué par b du patrilignage B (même communauté territoriale). Le meurtrier lance son fusil en l’air et s’en va avertir son groupe de l’acte de défi qu’il vient d’accomplir. Le patrilignage le fête, car il a répondu à l’affront de a sur la personne de sa sœur (cet homme a avait adressé la parole à cette femme, chose interdite). Tous les hommes de B se tiennent sur leurs gardes et il n’est pas possible à A de les attaquer. Quelques mois après, un médiateur offre ses services, ce qui est accepté ; b paie une compensation pour le mort de A. Mais ce dernier groupe n’est point satisfait. Le frère du mort va contacter c du patrilignage C et lui propose de lui payer une somme d’argent s’il parvient à tuer b ; c accepte la proposition et, par ruse, tue le premier meurtrier. Il jette son fusil en l’air, en disant pour qui il a accompli ce geste, c’est payé. B réclame qu’on lui rembourse la compensation, ce qui est fait. C’en est fini entre A et B. Pour B, un compte est ouvert avec C qui les a agressés. Pendant quelque temps, ils s’emploient à essayer de tuer c, sans succès. A leur tour, ils font intervenir d du patrilignage D et le paient après qu’il a tué c.
Un compte se ferme, un autre s’ouvre entre C et D : il y a un mort entre eux. La série est donc à nouveau amorcée. Ici, l’informateur interrompt son récit, en disant qu’il ne sait pas comment cette série a pris fin.
69Un schéma permet de représenter cette variante du coup pour coup :

70Un autre récit du même type tut raconte avec clôture au niveau f et e. Ce dernier, au lieu d’avoir recours à un mercenaire pour venger le mort pris par f, décide qu’il se vengera lui-même. Il attend longtemps et réussit à tuer le meurtrier.
71Il nous est difficile de dire si cette variante du coup pour coup était générale chez les Iqar’iyen.
L’hostilité permanente entre segments de niveaux supérieurs
72Contrairement à l’opposition entre patrilignages, celle entre communautés territoriales, fractions et tribus, est caractérisée par un état d’hostilité permanente. Il n’y a ni début ni fin dans l’affrontement de ces segments de niveaux supérieurs. Pour comprendre ce phénomène, il faut revenir au système du meurtre.
73Nous avons dit que le meurtre fait intervenir uniquement des patrilignages, quelle que soit leur distance segmentaire. Cela ne signifie pas que les unités de niveaux supérieurs n’entrent pas en ligne de compte. Au contraire, elles aussi comptabilisent les morts et cela de deux façons.
74Le premier cas est celui où les deux patrilignages en conflit A et B appartiennent à deux fractions différentes, par exemple X et Y.
75Au schéma :

76correspond :

77A chaque moment, le compte entre X et Y est plus élevé que celui entre A et B. Chaque fraction est composée de nombreux patrilignages et il y a de fortes chances pour qu’il y ait d’autres conflits. De plus, après la mort de a, un homme de CX peut décider de venger la victime au niveau de la fraction et de tuer un homme de DY. Dans ce cas, il inaugure un autre échange de meurtres, entre C et D. Ce processus peut ainsi se propager par ondes et les comptes entre X et Y resteront toujours ouverts.
78Le deuxième cas est celui où les deux patrilignages A et B appartiennent à la même communauté territoriale M, fraction V. Ici intervient un homme de fraction W qui favorise l’échange de meurtres entre A et B, ou le provoque. Dans un récit de ce genre, chacun des deux patrilignages perd un homme. Pour ces deux morts, la fraction W est tenue pour responsable. Un compte est ouvert. Dans un autre cas du même genre, l’affrontement des patrilignages se termine par un massacre. Les trente hommes perdus dans le conflit des deux lignages de la fraction X sont considérés comme pris par la fraction Y, un des hommes de cette fraction ayant favorisé l’hécatombe.
79En bref, tout se passe comme si les conflits déterminants entre patrilignages se répercutaient dans les segments de niveaux supérieurs. Ceux-ci comptabilisent aussi leurs morts. Mais de plus, ils empêchent l’arrêt de la violence entre patrilignages et relancent l’affrontement entre ces groupes.
5. Le meurtre et la compensation
80Jusqu’ici, nous nous sommes intéressés au cas où l’on exige un mort pour un autre mort. Mais ce schéma, comme on peut s’en douter, est loin d’être toujours suivi. Une compensation ou « prix du meurtre » peut être versée au groupe de la victime, si celui-ci l’accepte. En principe, dans ce cas, la vengeance n’est plus admise. Si elle a lieu malgré tout, la somme versée doit être retournée au groupe du meurtrier initial.
81Notre propos dans cette section est de montrer que le paiement d’une compensation crée un déséquilibre entre les deux parties concernées. La paix qui s’instaure dans ces conditions ne peut être qu’un intermède entre deux échanges de violence.
Le prix du meurtre
82La compensation est appelée diyith (de l’arabe diya, qui a le même sens) chez les Iqar’iyen. Ce terme signifie « prix du meurtre ». Le groupe agressé la reçoit pour compenser la perte d’un des siens. Nous verrons pourquoi et dans quel sens on emploie ici l’expression « prix du meurtre ».
83Si le ou les meurtres sont accomplis par plusieurs hommes non identifiés d’un groupe donné, c’est celui-ci qui doit payer la compensation. Ainsi, par exemple, si au cours d’une bataille opposant des fractions d’une même tribu, il y a eu un ou plusieurs morts d’un côté ou de l’autre sans possibilité d’identifier les meurtriers, c’est la fraction qui verse la diyith. Des cas de ce genre sont rares, nous a-t-on dit. Si, par contre, le meurtre est accompli par un seul individu ayant fait le geste de défi, c’est à lui de payer. Les membres de son groupe (ou d’autres) peuvent l’aider, s’ils le veulent bien. On raconte même que l’intéressé parcourt différents territoires, demandant le secours matériel des gens qu’il rencontre. Cela dit, les membres du groupe du meurtrier, même s’ils ne sont pas obligés de participer au paiement, doivent néanmoins marquer leur solidarité quel que soit leur avis sur la nécessité de verser ou non la compensation. En tout cas, la plus grosse part de la diyith est donnée par le meurtrier.
84Cette différence entre le paiement collectif et le paiement individuel doit être mise en relation avec ce que nous avons dit des modalités de l’échange de violence. Le premier est surtout associé aux batailles, le second aux meurtres individuels. Celui qui tue a revendiqué son acte. C’est donc à lui de payer, s’il a choisi ce moyen de résoudre l’échange de meurtres.
85Le paiement de la diyith doit être fait aux proches agnats du mort : à son père s’il est vivant, sinon à ses frères et à ses fils. Personne d’autre ne reçoit de part ni ne peut en réclamer. A la différence des biens du mort, la diyith ne va qu’à des hommes, porteurs de l’honneur ; les femmes n’y ont pas droit.
La compensation et les médiateurs
86Généralement, quand il y a un mort d’un côté, il faut s’attendre à ce que le groupe agressé réponde par un meurtre. Instaurer la paix entre les parties par le paiement de la compensation nécessite le recours à des médiateurs. Ceux-ci sont principalement les chorfa prestigieux, membres des lignages auxquels on reconnaît une filiation directe avec le Prophète. Comme un chapitre spécial sera consacré à ces chorfa (cf. chap. 10), nous nous contenterons ici de résumer leur rôle.
87Ces chorfa sont hors système du meurtre. Ils sont en principe pacifiques et ne doivent pas s’engager dans un conflit armé. Ils n’interviennent que si l’on fait appel à eux. En aucun cas, ils ne doivent s’interposer de leur propre initiative entre les parties en conflit. Il faut, pour qu’ils puissent remplir leur rôle avec succès, que les deux parties en conflit acceptent leur médiation, sinon ils s’exposeraient à un désaveu public de leur action. Or un cherif (singulier de chorfa) n’échoue pas dans sa médiation. Ceci étant, tout doit se passer comme s’il en prenait lui-même l’initiative. Le rituel l’impose. Nous examinerons les différentes modalités d’intervention des chorfa en cas de bataille et en cas de meurtre.
88Quand les parties décident de s’affronter au cours d’une bataille, les chorfa sont contactés secrètement par les anciens des deux groupes ou par les « grands ». Si une des parties seulement se manifeste, ils ne peuvent pas intervenir, ou du moins ils doivent s’informer de la position de l’autre partie et obtenir son accord pour commencer leur action. En fait, nous ne connaissons pas de cas où les chorfa se soient abstenus d’intervenir dans une bataille. Celle-ci se termine toujours par l’irruption soudaine de ces chorfa. Les négociations se déroulent par leur intermédiaire. Si l’une des parties a perdu un homme, les chorfa doivent faire preuve d’une grande habileté pour mettre d’accord les belligérants sur la forme que prendra la compensation.
89Lors de la bataille, les chorfa ou le cherif interviennent après que quelques coups de feu ont été tirés. Ils se placent entre les parties et commencent à exhorter les combattants pour qu’ils cessent la bataille. Après un moment de stupeur, les membres des deux parties refusent de mettre bas les armes. Arrêter, c’est montrer sa peur, c’est donc se laisser humilier. Les chorfa reprennent leur supplique, s’adressant aux combattants, et, après avoir vanté leurs mérites respectifs, leur disent qu’être un homme, ce n’est pas seulement savoir se battre mais c’est aussi savoir accepter la paix. Les combattants se concertent chacun de leur côté, puis, après un temps plus ou moins long, disent accepter la demande des chorfa, afin de leur rendre hommage. Il est sous-entendu par là que, si cela ne tenait qu’à eux, la bataille continuerait. Après cet accord, les négociations pour la restitution des biens volés commencent.
90Après un meurtre par embuscade, le meurtrier prend souvent l’initiative et contacte le cherif qui lui paraît le plus apte à faire accepter la médiation par les agressés. Dans certains cas, il se réfugie dans le territoire-sanctuaire du lignage des chorfa, où personne ne peut l’atteindre, et de là demande au médiateur d’intervenir. Celui-ci contacte la partie adverse, et les négociations secrètes commencent. Si les deux parties arrivent à un accord, la médiation est rendue publique. Le paiement de la compensation se déroule au cours d’un rituel de paix que nous décrirons en détail dans le chapitre sur les chorfa.
91Pour conclure, il faut noter l’importance des chorfa dans le processus de paix. Les parties n’acceptent pas de s’adresser l’une à l’autre directement. Il leur faut un tiers qui ne puisse avoir d’intérêt dans l’affaire. Tout se déroule comme si on cédait aux demandes des chorfa, alors que chacun sait pertinemment que ce n’est pas le cas. Mais personne ne peut afficher publiquement qu’il veut payer la diyith ou qu’il la quémande. Ce serait perdre la face, l’honneur.
6. Les formes de compensation
92Le paiement de la diyith est considéré par les Iqar’iyen comme conforme aux prescriptions coraniques. Dans cette confédération, elle est de trois sortes : une somme d’argent, une femme en mariage, un serviteur.
93Quel que soit le mode de paiement, les Iqar’iyen ne considèrent pas qu’à travers la compensation une équivalence s’établisse entre le mort et la diyith. On ne pourra jamais dire ici qu’un homme vaut telle somme de monnaie. La diyith n’est pas une mesure de celui qui est mort assassiné, mais de l’honneur des groupes en conflit et de l’inégalité entre l’honneur de l’un et de l’autre à la suite du paiement. Elle est le « prix de l’honneur » dans un système de relations, et non l’expression d’une équivalence entre substances (homme, argent).
94Les parties en conflit choisissent d’arrêter l’échange de violence pour différentes raisons : elles ne veulent pas se laisser entraîner dans un massacre, ou bien l’une ou l’autre partie n’est pas en mesure, à un moment donné, de soutenir sa réputation parce qu’il y a peu d’hommes adultes dans le groupe.
Compensation en argent
95Selon les informateurs, une somme fixe était payée comme compensation. Ils l’estiment en douros : deux cents pour un mort et cent cinquante pour un blessé. Ces sommes étaient très importantes pour l’époque. Très peu d’hommes avaient, dit-on, de telles liquidités. La majeure partie de la population ne pouvait en réunir que très difficilement le cinquième, les plus pauvres évidemment encore moins. Les informateurs disent que payer la diyith était une lourde charge pour les intéressés. Il leur fallait emprunter, parfois hypothéquer lourdement leur terre. Beaucoup se retrouvaient par la suite à la merci des prêteurs.
96Cela dit, il se révèle à travers les différents cas de paiement de compensation que les sommes versées ne sont jamais celles fixées par cette règle. Elles sont soit nettement inférieures (quarante, cinquante, soixante, cinquante-cinq douros pour un mort), soit nettement supérieures (trois cents, trois cent vingt, trois cent cinquante, trois cent dix, et un cas exceptionnel non confirmé de quatre cents douros, toujours pour un mort). Il est possible qu’il y ait eu des paiements de deux cents douros, mais nous n’en connaissons pas.
97Or les récits indiquent une différence entre la règle et la pratique. Nous ne savons pas comment nos informateurs l’auraient interprétée (car nous nous sommes aperçu de cette différence après notre séjour sur le terrain, et il n’a pas été possible d’obtenir des informations par correspondance). On peut avancer une hypothèse pour l’expliquer : la somme fixée par la règle est un indice qui permet de voir en faveur de qui, de l’agresseur ou de l’agressé, s’établit l’inégalité qui résulte du paiement de la diyith. Les récits semblent renforcer une telle interprétation. En effet, dans tous les cas où la somme payée est nettement inférieure à la règle, il est indiqué que les agressés voulaient obtenir plus, mais qu’ils ont dû se satisfaire de ce qu’on a bien voulu leur donner. Au contraire, là où la somme est forte, on insiste sur le fait que l’agresseur avait proposé de verser une somme inférieure. L’agressé a refusé et n’a cédé aux instances du médiateur que lorsqu’on lui eut promis une somme élevée. Selon le cas, c’est l’agresseur ou l’agressé qui affirme sa force ou reconnaît sa faiblesse. Deux récits permettront de mieux situer ces faits.
Récit 11. Faible compensation pour un meurtre
Ce récit concerne deux patrilignages A et B d’une même communauté territoriale. aA et bB ont des terres voisines. Le premier tente régulièrement de déplacer les bornes entre deux parcelles pour s’agrandir aux dépens de son voisin. Celui-ci les remet à leur place tout aussi régulièrement. Après quelques mois de ce jeu, excédé par les manœuvres de a A, il décide de porter l’affaire à l’ayraw, l’assemblée de la communauté. Après de longues discussions et palabres, on demande à aA de cesser ses harcèlements. Rien n’y fait, et aA continue à déplacer les bornes, bB décide de surprendre son voisin et de le tuer s’il ne remet pas les bornes à leur place originelle. Un jour, son fils l’avertit que aA recommence ses manœuvres. Il prend son fusil et accourt sur les lieux, mais avant qu’il ait pu parler à aA, celui-ci le tue. Le meurtrier s’en va avertir son groupe de son acte et leur explique qu’il a tué pour ne pas l’être lui-même. Il se dit prêt à payer la compensation, et il charge un vieux du lignage d’aller contacter le cherif. Celui-ci va voir les hommes de B. Ces derniers, dit l’histoire, sont moins nombreux que ceux de A. Les deux fils du mort ne veulent pas accepter le paiement de la diyith, ils veulent se venger. Les autres membres du groupe leur font comprendre qu’ils risquent de se faire tuer comme leur père, les hommes de A étant trop aguerris et trop nombreux pour se laisser surprendre. Cependant les fils du mort persistent dans leur refus.
Un vieux du groupe va les voir et leur raconte sa propre histoire. Son père a été tué alors qu’il était jeune. Il a dû accepter de recevoir la diyith, car il n’était pas en mesure de se venger. Certes, sur le moment, comme eux, il s’est senti humilié. Il aurait dû tuer. Mais les vieux de l’époque lui avaient dit d’attendre son heure et de tuer le meurtrier ou ses fils le jour où il se sentirait assez fort, avec ses frères (ses agnats) derrière lui. Il a attendu quinze ans et il s’est vengé. Voilà ce qu’il leur dit. A la suite de cet entretien, les enfants de bB acceptent en fin de compte de recevoir la compensation. Le cherif va voir les hommes de A pour savoir combien ils veulent payer. aA, le meurtrier, propose une très faible somme, arguant qu’il n’a pas les moyens de donner plus. Les fils de bB refusent. aA propose alors soixante douros et affirme qu’il est obligé de s’endetter pour assembler cette somme, et que c’est sa dernière proposition. De nouveau, les enfants de b B refusent. Mais cette fois aA et son groupe ne cèdent plus. C’était soixante douros ou rien. Finalement, après de longues discussions entre le cherif et les hommes de B, ceux-ci et les enfants de bB, la proposition de aA est acceptée, et soixante douros sont donnés. Quelques années après, les fils de bB tuent aA qui revenait de son champ, et doivent rendre la somme reçue auparavant (il faut signaler qu’entre temps une épidémie de variole avait emporté plusieurs hommes de A et fortement diminué leur force).
Récit 12. Forte compensation pour un meurtre
Ce récit se situe à peu près à la même période que le précédent. Il oppose toujours deux patrilignages C et D d’une même communauté territoriale.
Un homme cC veut obtenir en mariage la fille de dD. On la lui refuse. Il n’accepte pas l’affront et tue dD. Après quoi il se réfugie dans la zawiya, le territoire des chorfa. Les hommes de D décident d’attaquer le territoire de C. Celui-ci fait alors appel à ses alliés leff. D, sachant cela, fait de même. En quelques jours, un grand nombre d’hommes viennent se ranger d’un côté et de l’autre. Une bataille va se dérouler, et, comme dans beaucoup de cas de ce genre, les chorfa interviennent. Les hommes de D ne veulent pas accepter le principe d’une compensation. Ils veulent tuer les hommes de C. Ils disent que rien ne les arrêtera, même s’il leur faut se battre seuls contre tout le leff ennemi. Il y avait, dit-on, beaucoup de vrais hommes dans ce groupe D. Les médiateurs essaient de calmer les esprits des uns et des autres. La négociation commence. Elle est longue, diton, car les hommes de D refusent tout ce qu’on leur propose. Finalement, il est convenu que le meurtrier, toujours réfugié à la zawiya, doit payer la somme énorme de trois cents douros. D accepte ; ses alliés leff le convainquent qu’il a fait la démonstration de sa force, et qu’il ne faut pas être intransigeant. On va avertir le meurtrier de l’accord. Cet homme refuse de payer une telle somme. Il n’en avait pas même le dixième. Ses alliés proposent de l’aider. Il refuse encore. Finalement, les pressions et les menaces ont raison de sa résistance, cC doit vendre une bonne partie de ses terres pour réunir deux cents douros, ses agnats et ses alliés leff fournissent le reste. On décide qu’après le versement de la compensation, les hommes de C quitteront leur territoire pour un an ou deux, le temps que les esprits se calment. Ce qu’ils font. Quelques années après, l’hostilité entre les deux groupes recommence, et cette fois, c’est un homme de D qui tue un autre de C. Le récit ne dit pas si la compensation pour le premier meurtre fut rendue.
98Ces deux récits, et nous pourrions en citer d’analogues, indiquent que la compétition pour l’honneur peut passer du plan du meurtre à celui du prix du meurtre. Ici, ce n’est pas, comme dans les dépenses ostentatoires, celui qui donne le plus qui surclasse son rival, mais celui qui paie le moins. Le meurtrier, dans le premier récit, impose des limites à son « offre » et, comme l’histoire le montre, les agnats de la victime ne sont pas en mesure d’exiger plus. Ils sont peu nombreux, relativement faibles, et subissent les conditions de leurs adversaires. Le second récit souligne l’intransigeance des agressés, qui font reculer leurs adversaires et les obligent à payer cher le meurtre. Dans un cas donc, le meurtrier reste maître du terrain, et affirme, par son acte et par le versement d’une diyith médiocre, sa supériorité sur les agnats de la victime. Dans l’autre, le meurtrier n’est pas à la hauteur de son acte et finit par subir la loi des agressés qui, malgré la perte d’un des leurs, affirment leur prééminence.
99Ces récits montrent que la paix qui s’établit à la suite du paiement est provisoire. Elle est une pause. Le premier récit le montre bien. Les fils du mort acceptent la diyith, mais ils attendent, comme le vieil homme qui raconte son histoire, le moment propice pour rétablir l’équilibre et montrer qu’ils sont intraitables quant à leur honneur bafoué. Dans le second récit, il est simplement signalé sans autre indication que les hostilités reprirent entre les deux patrilignages. La paix instaure donc, quant à l’honneur, un déséquilibre entre les parties, mais elle ne peut qu’être temporaire, et l’échange de violence sera relancé après quelques années.
Une femme en mariage
100Chez les Iqar’iyen, une femme peut être donnée en mariage par le groupe du meurtrier en compensation du meurtre, pour être épousée par le frère ou le fils du mort. En général, cette épouse n’est conservée que jusqu’à ce qu’elle donne naissance à un fils ; elle est alors renvoyée chez les siens. On affirme que, dans de rares cas, elle reste chez son mari.
101A l’ordinaire, le mariage s’accompagne du paiement du sdaq ou « prix du trousseau ». Rien de tel ici. Aucun prix n’est versé. Il n’y a pas de plus grand déshonneur pour un groupe que de céder une de ses filles dans de telles conditions. Cette femme sera maltraitée par son mari, ses beaux-parents et leurs agnats. C’est ainsi qu’une femme normalement mariée, se plaint si son mari la brime, en disant : Was muwsheth thi diyith ?, « T’ai-je été donnée comme compensation ? » (pour que tu me traites ainsi). On dit que, quand cette femme diyith revient chez ses parents, après la naissance de son fils, rares sont ceux qui voudront l’épouser, car elle porte les stigmates du déshonneur.
102Que le groupe du meurtrier en arrive à céder une femme en compensation du mort montre sa grande faiblesse et son incapacité à soutenir sa réputation. Ce groupe ne se relèvera de l’humiliation subie qu’après une longue période.
Un serviteur
103Alors que, dans les deux cas précédents, les deux parties restent face à face, malgré le déséquilibre quant à leur honneur respectif, dans le troisième type de compensation, le groupe du meurtrier est définitivement éliminé.
104Le groupe de la victime peut exiger que le meurtrier vienne servir ceux qu’il a agressés. Cet homme, devenant akheddam, « serviteur », subira leur loi et sera l’objet d’un mépris général. Son groupe, qui a accepté ce genre de conditions, n’a guère d’autres choix que de vendre ses terres et de s’exiler. Cette dernière forme de compensation équivaut à un massacre symbolique. Un récit est très significatif à ce sujet.
Récit 13. Un meurtrier devient serviteur
Ce récit concerne deux patrilignages E et F d’une même communauté territoriale. eE est invité par fF à venir déjeuner chez lui. On ne sait pas très bien pourquoi, ils en viennent à se quereller ; eE tire sur son hôte ; il s’enfuit rapidement et se réfugie chez les chorfa. Un membre de ces derniers, homme très prestigieux, est chargé par le meurtrier de mener la négociation. fF n’était pas mort, mais seulement gravement blessé. Le cherif vient lui dire que eE est prêt à payer. L’agressé refuse. L’affront qu’il a subi dans sa propre maison est trop grave pour qu’il puisse accepter la diyith. Le meurtrier propose une grosse somme. Rien n’y fait. Finalement l’agressé fait sa proposition. Il est prêt à pardonner si le meurtrier accepte de devenir son serviteur. Le cherif va consulter les hommes de E. Ce groupe est faible. Il sait que fF et ses agnats sont déterminés à le massacrer s’il n’accepte pas leurs conditions. Le meurtrier plus que tous, dit-on, a peur. Il se résigne à son sort, et son groupe se disperse après avoir vendu ses terres. C’en est fini de ce patrilignage. Le meurtrier devenu serviteur vécut quelques années auprès de fF, qui le traita bien. Mais il se laissa mourir, dit-on, car il ne se sentait plus un homme.
105Ce récit est le seul de ce genre qui nous fut raconté. Différents informateurs l’ont évoqué. Il est difficile de dire si d’autres cas semblables ont existé.
7. L’ambiguïté de la compensation
106De ces trois types de compensation, le plus fréquent dans les récits est le versement d’une somme d’argent, et le plus humiliant pour le meurtrier est celui qui consiste à se transformer en serviteur. Seul le paiement en argent permet une alternative, le groupe du meurtrier ou celui de la victime pouvant affirmer leur prééminence. Donner un serviteur ou une femme comme épouse abaisse le meurtrier et son patrilignage.
107Les deux types de déséquilibre qui résultent du paiement en argent et de la donation d’une épouse ne sont pas définitifs. Les groupes restent face à face. Celui qui a été humilié peut se redresser et reprendre son statut. Au contraire, lorsque le meurtrier se transforme en serviteur, le déséquilibre est définitif. Le groupe humilié n’a plus de raison d’être, du moins sur le territoire qu’il occupe.
108Dans les deux premiers types de compensation, une ambiguïté subsiste. Certes le groupe de la victime qui reçoit une forte somme d’argent ou une femme, voit son honneur rehaussé. Mais accepter le prix du meurtre plutôt que de prendre une vie, c’est, pour les agressés, avoir reculé devant la mort. Ils ont accepté de remplacer un mort par un ersatz de mort.
109Pour se convaincre de cette ambiguïté, il suffit de reprendre le récit 12 de la forte compensation et ce qu’en dit un informateur : le groupe D agressé clame sa volonté d’écraser le groupe C. N’est-ce pas le meilleur moyen de pousser ce groupe à appeler ses alliés leff, à provoquer une bataille dont on sait qu’elle va se terminer par un compromis, donc par le paiement de la diyith ? Les hommes de D ne sont pas des irresponsables qui ne pensent qu’à leur vengeance. La manière même dont ils ont provoqué la suite des événements indique de leur part de l’hésitation. Un groupe qui veut se venger ne fanfaronne pas, il tue.
110Cette interprétation de l’informateur révèle que, avec ce mode de règlement du meurtre, il n’y a jamais de vrai vainqueur. Des doutes subsistent. Les uns ont reculé après avoir tué, mais les autres ont reculé avant d’avoir tué. Ainsi le déséquilibre que crée le paiement de la compensation ne donne pas que des avantages au vainqueur. C’est une raison supplémentaire pour rendre la paix précaire. L’échange de violence doit reprendre à plus ou moins long terme.
111Dans ce chapitre, après avoir situé l’ambiguïté de l’honneur comme affirmation de l’autorité sur les domaines de l’interdit et comme transgression de ces interdits par le défi et le contre-défi, nous avons étudié les différentes manifestations des échanges de violence et en particulier des échanges de meurtres. Celles-ci prennent des formes variées selon la force des groupes qui s’affrontent. Dans ce contexte, ces échanges sont les moyens privilégiés de la compétition pour l’honneur. Certains trouveront là l’occasion pour affirmer leur supériorité sur d’autres par le truchement du massacre ou par la compensation. Mais l’analyse de ces échanges montre aussi que tout déséquilibre et toute inégalité quant à l’honneur seront mis en question, car les échanges de violence ne peuvent être interrompus que temporairement. En conclusion, trois ordres de problèmes restent en suspens et demandent un examen plus approfondi.
112Tout d’abord, nous avons noté les différences entre les formes que prennent les conflits segmentaires de haut niveau et celles que prennent les conflits entre patrilignages, quelle que soit leur distance segmentaire. Aux premières correspondent les dépenses fastueuses chez soi et pour soi, les joutes oratoires de dérision et les batailles ; aux secondes, les dépenses en forme de don et contre-don, les joutes oratoires « nobles » et le meurtre. Par ailleurs, au sein des patrilignages, la distinction entre honneur collectif et honneur individuel et l’émergence possible de « grands », hommes d’autorité et de prestige, marquent encore plus la particularité de ce niveau par rapport aux niveaux supérieurs. Une double question se pose : comment se développent les rapports d’autorité à l’intérieur des patrilignages et comment s’articule l’ordre segmentaire avec ces rapports d’autorité. Ce sera l’objet de la deuxième partie de cet ouvrage.
113La médiation des chorfa dans les échanges de violence délimite un autre ordre de problèmes qui déborde le seul cadre de l’honneur. En effet, l’intervention de ces détenteurs de la baraka, ou « bénédiction divine », introduit dans les rapports entre hommes la référence au divin, à un ordre transcendant. L’analyse du système social iqar’iyen ne peut donc pas se limiter à la description et à la compréhension du jeu de l’honneur, mais doit situer cette valeur par rapport à la baraka. Il existe une relation entre honneur et baraka, entre les échanges de violence et l’instauration d’une paix de Dieu, entre la mort donnée et la vie reçue. C’est cette relation que nous étudierons dans la troisième partie.
114Enfin, la description de la bataille nous a amené à signaler des échanges de violence quasi rituels par opposition à ceux où les actes transgressifs se concluent par un meurtre. La simulation de la violence dans un combat face à face et la dérision de l’honneur par les « jeunes irresponsables » constituent une mise en scène amenant nécessairement l’intervention spectaculaire des chorfa, en contraste avec leur action discrète, secrète même, dans le cas de meurtre. Tout, dans la bataille, est un spectacle de parodie que s’offrent ainsi les Iqar’iyen, parodie du jeu de l’honneur par les inversions des rapports d’autorité entre générations et parodie des rituels de paix, les chorfa intervenant dans cette mascarade comme s’il s’agissait d’un échange de violence particulièrement dramatique. Or ces simulations et cette dérision des valeurs de l’honneur et de la baraka prennent toute leur ampleur dans les cérémonies de mariage où le système social iqar’iyen est parodié par les jeunes. Il n’est donc pas suffisant d’analyser le système de l’honneur et la relation entre honneur et baraka, il faut aussi comprendre la signification de cette parodie des valeurs au niveau global de la société. Ce sera l’objet de la quatrième partie de cet ouvrage.
Notes de bas de page
1 Cf. chapitre II, « Territoire et parenté agnatique ».
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