2. Le territoire et la disposition segmentaire
p. 29-61
Texte intégral
1Les anthropologues ont distingué deux principes opératoires dans la disposition d’une société segmentaire : la territorialité et la filiation unilinéaire (généralement la patrilinéarité). Selon les sociétés étudiées, ces deux principes se combinent différemment. Le cas des Iqar’iyen demande à être analysé de ce point de vue.
2Ici, six niveaux peuvent être distingués, depuis la confédération jusqu’à la maison composée d’une famille restreinte ou étendue. Les segments des niveaux un à quatre sont exclusivement des unités territoriales et c’est à partir du niveau cinq que patrilinéarité et territorialité s’articulent l’une avec l’autre. Autrement dit, les membres de la confédération, de chacune des cinq tribus, des fractions, et des communautés territoriales ne se reconnaissent aucune parenté commune, ne prétendent pas être les descendants d’un ancêtre qui aurait fondé le groupe territorial correspondant. C’est seulement au cinquième niveau, celui du quartier, que les habitants ont entre eux une relation de parenté agnatique (cf. fig. 3 et 4).
1. Caractéristiques des différents groupes segmentaires
3Dans les sociétés segmentaires, les unités des différents niveaux sont similaires et répétitives et se définissent par leur relativité structurale. Comme le terme cieng chez les Nuer (Evans-Pritchard 1940 : 162), celui de thaddart (de l’arabe dar) pour les Iqar’iyen désigne la maison, mais aussi tous les autres segments : quartier, communauté territoriale, fraction, tribu et confédération. Néanmoins, chaque segment a ses propres caractéristiques.
Figure 3. La structure segmentaire

La confédération des tribus
4Cette unité constitue le plus vaste ensemble regroupant la population. Le nom propre qui la désigne, Iqar’iyen, est un terme très ancien et personne ne se souvient de son origine. Selon les informateurs, « ce pays est ainsi désigné depuis une époque fort lointaine (rwoaqt el qeddim), et il en a toujours été ainsi ». Cet ensemble est nommé khams khemmas, « cinq cinquièmes ». Et on dénombre en effet cinq tribus. Mais, dans un autre sens, le terme désigne une population nombreuse, unie comme les cinq doigts de la main et de ce fait puissante, redoutable et redoutée pour sa force. Des groupements autres que la confédération peuvent être appelés ainsi sans que les unités qui les composent soient nécessairement au nombre de cinq1. Aux yeux de nos informateurs l’expression khams khemmas, quand elle est appliquée à la confédération, désigne une force qui n’a pas d’équivalent dans le Rif oriental. En effet, dans cette région, le plus vaste ensemble est généralement la tribu (thaqbitch). C’est par ce terme que sont désignés et que se désignent eux-mêmes les Ait Said, les Imetalsen et les Ait Bu Yahiyi. Seuls les Iqar’iyen ont établi une unité d’un niveau supérieur et ont pu ainsi regrouper une population plus vaste. Cette différence est parfois exprimée par certains, qui affirment : « Nous ne sommes pas des Rifains, mais des Iqar’iyen ; notre territoire n’est pas inclus dans le Rif, c’est le pays iqar’iyen. » D’autres informateurs, sans invoquer cet argument, disent : « Regardez alentour : nous sommes les seuls à être aussi nombreux, à avoir regroupé autant de gens. » De ce point de vue, les Iqar’iyen ne constituent pas une tribu qui s’opposerait éventuellement à une tribu extérieure du Rif oriental, mais une confédération, c’est-à-dire le plus vaste ensemble qui soit. Si jamais, par exemple, les Ait Bu Yahiyi s’attaquaient à un groupe iqar’iyen quelconque, c’est le khams khemmas, c’est-à-dire la confédération des cinq tribus, qui devraient réagir.
5Tout en insistant sur la particularité de cet ensemble, nos informateurs disent ignorer son origine, ou bien ils l’expliquent en termes psychologiques. Ils connaissent ce dicton arabe les concernant : Ghel’i (aqer’i) khedd’i / Wa law yiqra’bi seb’i, c’est-à-dire : « Un Aqer’i est traître / Même s’il a lu les sept livres [saints]. » Autrement dit, il faut se méfier de tout Aqer’i, aussi pieux soit-il. Les Iqar’iyen retournent l’argument et disent que ces paroles sont prononcées par des Rifains, certes braves, mais un peu timorés, parce qu’ils n’ont pas assez d’intelligence, de prudence, d’agilité d’esprit, de sens de la mesure. Ce sont ces qualités, ajoutent-ils, qui nous ont permis de rester aussi longtemps ensemble (formant donc un tout uni, le khams khemmas).
Figure 4. Les liens segmentaires
niveaux de segmentation | nom berbère | liens territoriaux | liens agnatiques |
1 | – | confédération de tribu | – |
2 | THAQBITSH | tribu | – |
3 | RBA’ | fraction | – |
4 | DSHAR ou JMA’ATH | communauté territoriale | – |
5 | DSHAR ou JMA’ATH ou THARFIQT | quartier | patrilignage |
6 | WASHUN | maison | famille étendue ou restreinte |
La tribu
6Le terme générique thaqbitch pour désigner ce segment provient de l’arabe qabila. Pour les Iqar’iyen, le mot « tribu » désigne d’une part une unité politique, puisqu’elle agit comme un seul corps contre ce qui la menace, et d’autre part une unité de parenté, car ses membres sont liés par le sang (damm) et sont tous « frères » (khout). Mais nos informateurs savent bien que la tribu n’est pas pour eux une unité de parenté. Il n’y a aucune généalogie permettant de relier tous ses membres à un ancêtre commun. Le langage de la parenté – « nous sommes tous frères » – est compris par eux dans le sens « comme si », bhal. Comme au niveau précédent, le nom propre a une pure fonction de désignation. Les informateurs disent que les noms des tribus sont très anciens, et ils ne savent pas ce qu’ils ont pu signifier.
La fraction
7Rba’ signifie littéralement « un quart » et, dans un sens général, « fraction » (de tribu). Or, habituellement, chaque tribu n’est pas divisée en quatre segments, mais en cinq. Il est difficile de savoir pourquoi le terme de khoms ou « cinquième », utilisé chez les Ait Waryaghel du Rif central, n’est pas appliqué ici. Selon certains informateurs, rba’ doit être compris par analogie avec le corps : ce sont les quatre membres du corps, ceux qui permettent le mouvement, la marche en avant et l’action humaine : les pieds pour se dresser et les mains armées pour combattre. Ils sont séparés mais indissociables, sans quoi la vigueur, la vitalité, la force du corps et de la tribu sont diminuées. Un estropié, un manchot, ajoute-t-on, sont certes redoutables, mais moins qu’un homme en pleine possession de ses moyens. Toutes ces analogies entre le corps humain et la société sont utilisées pour montrer que ce qui, dans un sens, divise peut, dans un autre sens, unir également. De plus, elles montrent que les Iqar’iyen, leurs sections et sous-sections ne sont pas des collections d’individus, mais des groupes sociaux articulés les uns aux autres.
8A ce niveau de segmentation, l’origine du nom de certaines fractions est signalée. Ainsi, par exemple, Wixan signifie en berbère « chevaux », et désigne aussi bien le segment de territoire que le sommet de la montagne Beni Bu Ifrur (où se trouve la mine de fer). On raconte que cette appellation date de l’époque où l’Espagne était encore musulmane. Des cavaliers venant de la péninsule ibérique apparurent en haut de la montagne, d’où le nom de ce site qui s’est étendu par la suite à une fraction de tribu. Pour la fraction Iyuzulen, il est question d’un dénommé Yuzuli qui aurait séjourné à son retour d’Espagne dans la région qui a pris son nom2.
9Les unités segmentaires des trois niveaux considérés jusqu’ici n’ont d’existence que relationnelle : Iqar’iyen contre tribus extérieures, tribu contre tribu, fraction contre fraction. Seuls certains de ces derniers segments ont des fonctions propres : l’organisation des marchés.
La communauté territoriale
10Dshar est l’équivalent du terme arabe douar qui désigne originellement, pour des nomades, un campement circulaire délimitant un certain territoire. Jma’ath, de l’arabe jma’a, dénomme un groupement de personnes dans un espace déterminé. Chez les Iqar’iyen, ces deux termes sont appliqués à une communauté territoriale rassemblée autour d’une mosquée, exploitant un ensemble de terres et ayant une institution, l’ayraw, ou « assemblée », pour régler ses affaires.
11La mosquée est construite en commun et utilisée par tous les membres des différents patrilignages vivant dans le dshar. Les chefs de maison doivent tous fournir une égale quote-part de travail pour bâtir et entretenir ce lieu du culte. Pour répartir les tâches et organiser les travaux, ils délèguent leur pouvoir à l’un d’entre eux, qui prendra le titre de Sheykh el jami’ ou responsable de la mosquée. Cet homme est aussi chargé de recruter le fqih, lettré musulman qui dirige la prière, enseigne le Coran aux enfants et prend soin de la mosquée3. Cette position ne donne aucun prestige et aucun droit particulier à son titulaire. Le Sheykh el jami’ ne prend aucune décision sans en référer aux autres chefs de maisons.
12La coutume veut que seuls les hommes résidant dans la communauté territoriale aient le droit d’y posséder des terres. Il n’existe pas de droit collectif lignager ou communautaire sur la terre. Chaque parcelle est appropriée individuellement. La circulation, c’est-à-dire la vente et l’achat de ce bien foncier, ne peut se faire qu’entre les habitants de ce segment.
13L’ayraw, ou « assemblée », se tient à côté de la mosquée, à l’ombre d’un arbre, généralement après la prière du vendredi. Tous les hommes de la communauté peuvent y assister, mais seuls les chefs de maison possesseurs d’une terre ont droit à la parole. Les autres ne peuvent parler qu’avec leur permission. Les fonctions de cette assemblée sont très diverses : nomination du Sheykh el jami’, répartition des tâches pour l’entretien de la mosquée, forage d’un puits collectif, la réparation des routes communales, règlement des conflits entre les patrilignages composant la communauté. L’assemblée ne formule pas de règles coutumières. Elle prend des décisions circonstancielles. Celles-ci ne sont l’objet d’aucun vote. D’ailleurs, ce concept n’a pas de sens ici. Aucune règle de procédure n’existe dans ces assemblées. Les discussions sont très animées : ou bien elles aboutissent à un accord unanime sur telle décision à prendre, ou bien elles ne débouchent sur rien. Il nous paraît exagéré de prétendre, comme l’ont fait certains auteurs, que ces assemblées soient un organe législatif analogue à ceux de la Grèce antique ou de Rome4.
Le quartier et la maison
14Le quartier est appelé dshar, jma’ath ou tharfiqt. Les deux premiers termes sont les mêmes que ceux employés pour désigner la communauté territoriale. Le troisième terme, par contre, désigne spécifiquement le quartier, ou cinquième niveau de segmentation. Tharfiqt vient de l’arabe ferqa qui signifie section. Selon certains informateurs, il provient plutôt de rafiq, « compagnon de route » et s’applique à tous les agnats d’un patrilignage parcourant ensemble les chemins de la vie. Le quartier est le lieu de résidence d’un patrilignage. Celui-ci a son « assemblée » ou ayraw, dont la composition et les fonctions sont analogues à celles de l’assemblée de la communauté territoriale.
15Washun, ou « maison », désigne aussi bien un espace fermé que le lieu de résidence d’un groupe sous l’autorité d’un patriarche. C’est la maison où habite une famille restreinte ou étendue, c’est-à-dire le père, sa ou ses femmes, ses fils célibataires ou mariés (avec leurs épouses et leurs enfants), ses filles non mariées, ses protégés (des individus ou familles vivant sous son toit, utérins ou non apparentés). Nous reviendrons sur ces deux unités, quartier et maison, du point de vue du territoire et de la parenté (section 3 ci-après).
2. Divisions spatiales du territoire
16Quand on représente le modèle segmentaire dans un schéma abstrait, on laisse parfois de côté l’aspect empirique de cette structure en arbre : dimension, emplacement, morcellement ou non du territoire des segments, répartition des terres entre les groupes selon leur qualité. Nous voulons ici étudier ces aspects à chaque niveau de segmentation. Nous partirons pour cela de données qui ont été figées par la colonisation et qui, si elles sont considérées de près, permettent de restituer une image plus souple et moins rigide de cette occupation de l’espace.
Les cinq tribus iqar’iyen et leurs fractions
17Les territoires des tribus sont de taille inégale ; la plus petite est celle des Ait Bu Yafar, la plus grande celle des Ait Sider (cf. liste ci-dessous où les tribus sont classées du nord-ouest au sud-est).
Ait Bu Yafar | 63 km2 |
Ait Shishar | 169 km2 |
Ait Sider | 309 km2 |
Ait Bu Ifrur | 227 km2 |
Imazujen | 222 km2 |
18Toutes les tribus, sauf celle des Ait Bu Ifrur, ont des frontières maritimes. Chaque tribu occupe un territoire d’un seul tenant. Les différentes tribus, à l’exception des Ait Bu Yafar, confinés dans la montagne, possèdent une partie de leur territoire dans la montagne et une ou plusieurs extensions vers les plaines. Les Ait Shishar et les Imazujen s’étalent en longueur en direction de la plaine du Bu-Arg. Les premiers n’en possèdent qu’une faible partie et sont entièrement confinés dans une montagne peu fertile ; les seconds sont nettement plus favorisés parmi les Iqar’iyen. Ce sont eux qui ont le plus de terres dans cette plaine. Les Ait Sider sont uniquement orientés vers la plaine du Gareb. Enfin, les Ait Bu Ifrur occupent une position médiane. Leur territoire s’ouvre sur les deux plaines et ils y possèdent des terres.
19Cette répartition du territoire entre montagnes et plaines est systématisée au niveau des fractions. Chacune possède une portion de territoire dans les deux zones, mais ces portions ne sont pas toujours contiguës. Elles peuvent être séparées par les territoires d’autres fractions. Nous avons retenu pour notre description le cas typique des fractions de la tribu Ait Bu Ifrur. Les Iyuzulen ont trois sections de territoire : une première dans la montagne, une deuxième dans la plaine du Gareb et la troisième dans le Bu-Arg. Cette dernière section est séparée des deux autres par le territoire des Irganen et des Ait Bu Mḥand. La situation géographique des Ialaten et des Irganen est plus complexe, du fait des modifications apportées par les Espagnols. Les premiers ont un territoire dans la plaine du Gareb, qui n’apparaît pas sur notre figure. Celle-ci ne rend pas compte non plus de la position géographique des Irganen, qui possédaient un territoire dans la montagne, situé entre celui des Ialaten et celui des Ait Bu Mḥand. Une communauté territoriale incluse aujourd’hui dans cette dernière fraction, les Ibuyen, se dit faire partie de celle des Irganen. Dans cette tribu Ait Bu Ifrur apparaît un cas particulier, celui de la sixième fraction, celle des Ulad Chaib : elle s’est formée à la fin du XIXe siècle et se situe entièrement dans la plaine, entre les Ait Bu Yahiyi et les Ulad Settut. Nous savons dans les grandes lignes comment s’est constituée cette nouvelle fraction. Un personnage important parmi les Ialaten, un « grand », fut chassé de chez lui et dut s’exiler en Algérie. Mais il revint et décida de s’installer avec certains de ses partisans dans le territoire des Ulad Settut. Il regroupa autour de lui quelques familles de cette tribu et commença à lutter pour faire accepter l’inclusion de ce nouveau groupement dans la tribu Ait Bu Ifrur. Son plan ne réussit, semble-t-il, qu’après l’arrivée de Bu Ḥmara dans la région, lorsque ce prétendant au trône du sultan le nomma qaïd.
Figure 5. Tribu Ait Bu Ifru

Figure 6. Fraction Ait Bu Mḥand (tribu Ait Bu Ifrur) et ses communautés territoriales

Les communautés territoriales et leurs quartiers
20Au niveau de la communauté territoriale, la division terre de montagne-terre de plaine, n’est plus générale. Ainsi dans le cas de la fraction d’Ait Bu Mḥand, et ceci est valable pour les autres fractions, toutes les communautés ne possèdent pas nécessairement un territoire dans la plaine. Celles d’Afra, d’Ait Omar ou Yahiya ou de Ijouhriyen sont établies aussi bien dans la montagne que dans le Bu-Arg. Par contre celles de Ikasriwen, de Isekajen et de Laomal sont cantonnées dans la montagne.
21Il faut remarquer que toutes les communautés territoriales possèdent un territoire compact d’un seul tenant dans la montagne. Il y a une exception à cette règle qui, en fin de compte, la confirme. C’est le cas d’une communauté territoriale N dont un des patrilignages AN est enclavé dans le territoire d’une autre communauté M.
22Cette anomalie nous a été expliquée de la manière suivante : deux communautés, L et N, existaient là où, maintenant, il y en a trois, L, M, N. Un patrilignage AL voulait faire scission. Mais il ne put réussir dans sa tentative qu’après avoir convaincu BN, CN, et DN de se regrouper avec lui dans une nouvelle communauté M. Les autres patrilignages de L décidèrent d’agir et d’expulser AL. N, lui, ne bougea pas. AL, sachant qu’une attaque se préparait contre lui, fit appel à ses nouveaux alliés, BN, CN, DN, qui vinrent prendre position dans son territoire. La bataille n’eut pas lieu et, finalement, L accepta la scission. Une nouvelle communauté M était créée.
Figure 7. Création d’une nouvelle communauté territoriale

23Cependant, un problème subsistait : comment opérer les transferts ou échanges de terres nécessaires pour que les membres de chaque communauté territoriale en possèdent uniquement à l’intérieur des frontières de cette même communauté. Selon nos informateurs, de nombreuses difficultés surgirent et des conflits opposèrent les différents propriétaires concernés. En particulier, AN refusa de rejoindre M et garda ses liens et ses terres dans N, malgré les pressions et les menaces dont il était l’objet.
24La colonisation espagnole intervint au moment où les tentatives pour résoudre ce problème étaient en cours. Elle les arrêta et bloqua toute l’affaire. Selon nos informateurs, si les Espagnols n’avaient pas établi leur autorité, ces tentatives auraient abouti. AN serait intégré dans M et la coutume voulant que seuls les membres d’une communauté puissent y posséder des terres aurait finalement prévalu dans les trois segments. Nous voyons donc que l’anomalie provient de l’intervention espagnole. Ainsi, d’une manière générale, chaque communauté territoriale doit occuper un territoire d’un seul tenant dans la montagne.
25Une nouvelle caractéristique se dégage si l’on regarde la communauté territoriale non plus du dehors, mais du dedans, comme un ensemble de patrilignages : on remarque alors l’opposition entre aire de résidence (thaddart) et terre de culture (ard el ḥart). Chaque patrilignage de la communauté territoriale possède un quartier de résidence où sont situées les maisons des différents membres du groupe et de leurs dépendants, ainsi que leurs jardins. L’habitat est dispersé. Chacun construit sa maison sur la crête d’une colline à bonne distance de celle de ses voisins (fussent-ils des agnats proches). Ces constructions sont érigées en forteresses pour décourager toute attaque d’un ennemi éventuel. Quant aux terres de culture des différents patrilignages, elles sont entremêlées. Les informations recueillies à ce sujet nous ont permis de préciser les points suivants5 :
Chaque patrilignage a des terres éparpillées sur toute l’étendue de la communauté territoriale.
Chaque chef de maison peut posséder plusieurs parcelles non contiguës les unes aux autres.
Dans le cas où la communauté possède un territoire en plaine, celui-ci n’est pas également réparti entre tous les chefs de maison des différents patrilignages. Certains ont des terres dans la montagne, d’autres dans les deux sections du territoire. Nous n’avons pas rencontré de cas où un chef de maison possède des terres uniquement dans la plaine.
Enfin, ceux qui sont étrangers à la communauté territoriale n’y possèdent pas de terres.
Figure 8. Communauté territoriale M

26Nous avons dit que les plaines du Bu-Arg et une partie de celles du Gareb ont été achetées aux nomades. Or, selon nos informateurs, ce ne sont pas les communautés territoriales qui ont acquis une portion de territoire pour en répartir ensuite les parcelles entre leurs membres. A leur avis, c’est l’inverse qui est vrai. Les individus ayant les moyens d’acheter des terres l’ont fait. (On nous a cité plusieurs cas de ce genre pour la plaine du Bu-Arg). C’est après coup que le territoire a été constitué. Si l’on accepte ce type d’information, cela suppose que les initiatives individuelles n’ont pas été anarchiques. Il y a lieu de supposer qu’on n’achetait pas n’importe où dans la plaine, mais près de l’endroit où d’autres membres de la communauté territoriale avaient déjà acquis des terres. L’expansion vers la plaine devait donc être plus méthodique, plus organisée que veulent bien le reconnaître nos informateurs. Sinon, il aurait été difficile de créer des territoires continus en plaine.
27Cette analyse de l’occupation de l’espace permet de comprendre les rapports entre territoires et terres, entre groupes segmentaires et acteurs sociaux. Ceux-ci peuvent prendre des initiatives personnelles, mais uniquement dans un cadre de contraintes. Si l’on regarde le problème du territoire dans son ensemble, on remarque que la position géographique des tribus définit les limites et l’orientation de l’extension vers les plaines. La situation des Ait Bu Yafar a empêché ses membres d’acquérir des terres dans le Gareb ou le Bu-Arg et seuls les Ait Bu Ifrur, de par leur position médiane, pouvaient s’étendre dans les deux directions, les trois autres tribus, Ait Sider, Ait Shishar et Imazujen s’orientant vers une seule des deux plaines. Ce cadre tribal fixe donc une contrainte que ne peuvent ignorer les segments des niveaux inférieurs. Il en est de même pour la communauté territoriale par rapport aux membres qui la composent.
3. Territoire et parenté agnatique
28Nous avons indiqué que du premier au quatrième niveau, les groupes segmentaires sont définis territorialement. Le langage de parenté est employé dans le sens « comme si ». Les groupes de filiation unilinéaires, les patrilignages, n’apparaissent qu’au cinquième niveau ; ils sont associés à un quartier de résidence dans la communauté territoriale. Ces unités ont une profondeur temporelle de trois à six générations à partir de personnes vivant vers la fin du XIXe siècle. Il est difficile d’établir quelle est la population d’un patrilignage. Dans un récit opposant deux unités de ce niveau, on raconte que la totalité des combattants d’un côté, chiffrée à quinze, et la majorité de l’autre, estimée à vingt, périrent dans ce massacre. Si l’on ajoute les enfants et les femmes, la population de ces deux groupes peut être estimée respectivement à soixante et quatre-vingts personnes. Ce ne sont là que des chiffres approximatifs, car il est possible que les informateurs aient sous-estimé ou surestimé le nombre de combattants alignés de chaque côté. Pour un autre groupe, qui est, dit-on, installé dans le quartier depuis deux ou trois siècles, le chiffre avancé par des informateurs est de cent cinquante habitants. La réalité démographique de chaque patrilignage doit probablement être comprise entre ce dernier chiffre et un minimum de soixante.
29Quoiqu’il en soit, les habitants du quartier ne sont pas tous apparentés. Le patrilignage constitue le groupe dominant le plus nombreux. Seuls ses membres possèdent des maisons et des terres. Il s’y ajoute des familles et des individus non reliés par agnation à ce groupe. Ces gens ont le statut de protégés et choisissent, en venant s’installer dans le quartier, un chef de maison chez lequel ils habiteront et dont ils seront dépendants.
30Notre propos, dans cette section, est d’établir les différentes caractéristiques de ces patrilignages. Nous commencerons par analyser l’histoire de leur installation et de leur développement, nous étudierons ensuite la signification de l’agnation comme valeur à l’intérieur de la parenté, puis nous verrons enfin comment parenté agnatique et territorialité s’articulent très étroitement l’une à l’autre dans un rapport hiérarchique.
La fondation des patrilignages
31Aucun des patrilignages recensés ne se dit originaire du pays iqar’iyen. Tous reconnaissent que l’ancêtre fondateur du groupe est venu soit d’une autre région du Rif, soit de l’intérieur du Maroc, ou même de l’Algérie. Nos informateurs affirment que les plus anciennement installés dans la tribu Ait Bu Ifrur, par exemple, sont arrivés à l’époque du sultan Moulay Ismaïl, donc au XVIIe siècle. D’autres sont venus plus tard, durant le XVIIIe ou le XIXe siècle. Cela ne signifie pas, dans l’esprit de nos informateurs, que le territoire ait été vide à l’origine et se soit peuplé progressivement. Aucune idée de ce genre n’a jamais été avancée. Au contraire, tous nos informateurs sont conscients du fait qu’à ces arrivées d’immigrants correspondait un mouvement en sens inverse. Pour deux sortes de raisons, les unes naturelles – épidémies, famines – les autres sociales – massacres ou menaces d’extermination d’un groupe par un autre – des patrilignages ont dû s’exiler vers d’autres régions du Rif ou du Maroc. Pour ce qui est des dates lointaines, aucune trace de ces départs n’est conservée. Par contre, de nombreux récits attestent, à une époque plus récente, la nécessité pour de nombreux patrilignages de prendre le chemin de l’exil. A propos des catastrophes naturelles, les informateurs indiquent le nom de tel ou tel groupe agnatique, le site où il résidait, et ils ajoutent : « Les Untel étaient prospères jusqu’à ce que le sort, la destinée, les frappe ; ils partirent pour fuir ce malheur, en vendant leurs terres, parfois pour un panier de caroubes. » Nous verrons plus loin des exemples de départs après un combat violent entre patrilignages. C’est donc un double mouvement d’immigration et d’émigration qui semble avoir caractérisé le territoire. Il nous est impossible de savoir à quel rythme il s’est déroulé au cours des siècles.
32Les histoires des patrilignages et d’autres récits mettent en évidence, en premier lieu, le statut de protégé de l’ancêtre fondateur du groupe. Tout individu ou groupe qui arrive dans le territoire iqar’iyen, ou qui quitte une communauté pour s’installer dans une autre à l’extérieur de la confédération, n’a pas à demander l’autorisation aux segments de niveau supérieur. Il lui faut seulement trouver un groupe lignager, et plus particulièrement un chef de maison qui veuille bien l’accueillir. L’immigrant doit accepter de devenir le protégé de cet homme et le soutenir en toutes circonstances. En contrepartie, ce protecteur le défendra si jamais il est attaqué, et lui donnera un logement et du travail. Aucun de ces nouveaux arrivants ne peut échapper à cette dépendance, comme le montre de manière frappante le récit suivant :
Récit 1. La réception d’un étranger
Lors d’un marché, celui du jeudi ou souk el Khemis (localisé dans la fraction Ivuzulen, tribu Ait Bu Ifrur), un étranger demande à un « grand » d’un patrilignage s’il peut l’accueillir avec sa famille. Le « grand » accepte et lui dit d’attendre la fin du marché : il lui indiquera alors sa nouvelle résidence. En début d’après-midi, les deux hommes partent ensemble. En route, l’étranger s’adresse au « grand » en ces termes : « Que Dieu vous rende le bienfait. Ma famille et moi, nous sommes de pauvres gens. Nous ne pourrons pas vous être d’un grand secours. Mais jamais nous ne prendrons parti contre vous. » Le « grand » ne répond pas. En arrivant dans le territoire de sa communauté, il conduit l’étranger au cimetière et lui dit : « C’est là qu’habitent ceux qui ne sont ni contre moi ni avec moi. C’est là que vous résiderez si vous voulez. »
33Le récit s’arrête là. Peut-être est-il purement mythique. Mais il indique avec le maximum de clarté quelle peut être la situation des immigrants s’installant dans le territoire iqar’iyen.
34Dans l’histoire des patrilignages retenue par la tradition orale, différents processus d’installation sont évoqués selon que les immigrants sont des familles ou des segments de patrilignages. Nous analyserons ces processus à travers des cas particuliers.
Récit 2. Histoire du patrilignage A à partir de l’arrivée d'un ancêtre accompagné de sa famille
Un homme, Moḥand Moḥ, vit dans la tribu nomade Imetalsen avec ses agnats. A la suite d’une période de sécheresse qui décime son bétail, il décide d’émigrer. Avec sa femme et ses enfants, dont la plupart sont encore en bas âge, il part chez les Ait Said où il s’installe dans un dshar et travaille comme akhemmas6 sur les terres de son protecteur. Au cours de la deuxième année de son séjour, il est averti qu’un groupe des Ait Said veut l’assassiner. Il s’agit, pour ce groupe, de régler un conflit avec le groupe d’origine de Moḥand Moḥ. Ce dernier, voyant que son protecteur n’est pas totalement disposé à la défendre, décide de fuir chez les Ait Bu Ifrur où il a établi quelques contacts avec un patrilignage B de la communauté territoriale M. Ses nouveaux hôtes l’accueillent et s’empressent de le rassurer en affirmant qu’ils empêcheront toute atteinte à sa personne par le groupe des Ait Said.
Le patrilignage BM est à cette époque en conflit violent avec ses voisins. Moḥand Moḥ, homme d’un grand courage et d’une bravoure reconnue, et son fils aîné, se rangent aux côtés de leurs protecteurs et combattent les adversaires de ces derniers.
Moḥand Moḥ construit une petite maison où il installe sa famille. Avec ses fils il travaille durement sur les terres du patrilignage BM, pour gagner sa vie et nourrir sa famille qui s’accroît. Mais il lui est impossible d’acheter des terres, car ses protecteurs l’en empêchent. A sa mort, deux fils lui survivent et héritent d’une somme d’argent discrètement amassée par leur père. Celui-ci, avant de disparaître, leur avait recommandé de rester unis, de travailler aussi durement qu’il l’avait fait lui-même, de penser à leurs propres descendants et au nom qu’il fallait établir et transmettre. Les deux frères restent ensemble dans la petite maison de leur père et continuent à travailler pour le patrilignage BM et à l’assister. Ils ont plusieurs fils et veillent à ce que ces derniers se marient rapidement, afin d’avoir leur propre descendance. Après de longs efforts, ils achètent quelques parcelles de terre. Ils vivent assez longtemps pour voir leur groupe agnatique grandir en nombre. Après leur mort, ce nouveau patrilignage AM peut se libérer de la tutelle de BM. Il s’installe dans un quartier qui venait d’être abandonné par un autre groupe agnatique de la communauté territoriale. La rupture des liens de dépendance s’accomplit à l’occasion d’un conflit entre AM et BM pour l’achat d’une terre. BM, autrefois très puissant, mais affaibli par des dissenssions internes, ne peut empêcher les descendants de Moḥand Moḥ de s’approprier la parcelle. L’échange de violence qui s’ensuit entre les deux groupes marque très nettement le nouveau statut de AM et son indépendance par rapport à BM. L’opposition entre les deux patrilignages persista jusqu’à l’arrivée des Espagnols.
35On retrouve des thèmes analogues dans d’autres récits de fondation de patrilignages. Les patrilignages installés cherchent à augmenter leur force et leur nombre, non seulement en acceptant des familles d’immigrants, mais en les incitant à venir s’installer auprès d’eux. Le chef de famille qui devient le protecteur de ces immigrants doit avoir suffisamment de moyens pour assurer leur subsistance et leur donner du travail. L’appui qu’il reçoit renforce sa lignée aux dépens des autres. On garde en mémoire que l’ancêtre fondateur du patrilignage est un homme de condition modeste. Mais on lui reconnaît des qualités d’intelligence, de prévoyance, de persévérance qui ont permis à ses descendants de se faire un nom. Cet ancêtre et ses descendants immédiats travaillent dur, épargnent et gardent leur unité pour permettre à leurs enfants de s’acheter de la terre, afin de se libérer des liens de dépendance.
36Cependant nos informateurs racontent que cela ne fut pas toujours possible. Dans l’histoire de certains lignages, il est dit qu’un premier ancêtre s’installa dans un quartier. A sa mort, ses fils ne gardèrent pas leur unité et se séparèrent, l’un restant, l’autre partant chercher des protecteurs dans d’autres communautés territoriales éloignées. De l’avis de nos informateurs, cela retardait d’au moins une génération la constitution du patrilignage. Cette séparation de deux ou plusieurs frères entraîne la disparition des liens agnatiques entre eux et leurs descendants. Nous avons à ce sujet deux récits inverses l’un de l’autre. Dans le premier cas, l’histoire du patrilignage concerne le frère qui est resté sur place et dont les descendants ont pu former un groupe agnatique. Les informateurs se souviennent vaguement que l’ancêtre fondateur a eu trois fils dont deux sont partis. Ils affirment que leurs pères leur ont parlé de ces deux hommes qui purent trouver une place dans d’autres communautés. Mais ils déclarent ignorer s’ils ont pu constituer un patrilignage, ou s’ils ont dû émigrer de nouveau, et ils terminent en disant : « Nous n’avons pas gardé de liens avec eux, c’est pourquoi nous ne pouvons pas en parler. Ils ne vivent peut-être pas très loin d’ici. Mais ça n’a pas d’importance. On est maintenant des étrangers. » Dans le deuxième cas, l’ancêtre fondateur d’un groupe lignager a quitté un frère installé dans une communauté. Le nom de ce dernier est totalement oublié et, là encore, on déclare ignorer ce que sont devenus ses descendants.
37Cette séparation entre frères est réputée être la conséquence de disputes relatives à l’héritage. Mais il existe un récit où ce sont les protecteurs qui forcent les deux frères à s’exiler et à s’établir ailleurs, après la mort de leur père. Ici chacun est obligé d’aller chercher de son côté un protecteur différent. Le récit concerne par la suite l’un d’entre eux. Toutes ces variations sur les débuts d’un patrilignage ne modifient pas le schéma général, à savoir que le groupe agnatique ne peut se constituer que si les descendants de l’ancêtre fondateur restent unis, s’accroissent en nombre et acquièrent des terres de culture avec une aire de résidence.
38Dans le récit 2, le patrilignage s’établit dans un quartier abandonné par un autre. Les histoires des autres groupes agnatiques diffèrent sur ce point. Dans un cas, le groupe de dépendants élimine le patrilignage protecteur affaibli, lui achète ses terres et s’installe à sa place. Dans un autre, les descendants d’immigrants créent une nouvelle aire de résidence, en même temps qu’ils achètent des terres à d’autres patrilignages de la communauté.
39Enfin, il faut montrer ici l’importance du mariage dans la constitution des patrilignages. Dans une autre version de l’histoire de AM, nettement moins détaillée que la première, on rapporte que Moḥand Moḥ et ses fils durent donner chacun une fille en mariage à des lignées du groupe protecteur. Comme nous demandions à nos informateurs s’ils avaient reçu des épouses en contrepartie, nous nous sommes attirés une réponse cinglante : « Quoi ! Vous voulez que nous disparaissions comme tharfiqt. » Cette affirmation ne pourra être vraiment comprise qu’à travers l’analyse du mariage dans la quatrième partie de ce travail. Contentons-nous ici d’éclairer brièvement le cas des mariages entre patrilignages protecteurs et groupes dépendants.
40Pour les dépendants, donner leur fille, c’est reconnaître leur statut inférieur. Ils ne peuvent réclamer un fort sdaq (somme d’argent donnée par le garçon pour constituer le trousseau de la fille), qui seul permet d’inverser dans d’autres cas l’infériorité du donneur par rapport au preneur de femmes. Mais si d’une part leur statut de dépendant est confirmé par ce type de mariage, d’autre part ils gardent leur identité, si faible soit-elle, particulièrement leur nom de famille et par là la possibilité de gagner plus tard leur indépendance.
41Accepter d’épouser la fille du lignage protecteur constitue une humiliation plus grande pour le dépendant, car, dans ce cas, le père de la mariée fournira le sdaq pour sa fille et les enfants de celle-ci seront comptés dans la lignée de leur grand-père maternel, et non dans celle de leur père comme d’ordinaire chez les Iqar’iyen. Ici, la filiation patrilinéaire est niée et le père de ces enfants apparaît comme un simple géniteur qui ne laisse aucune trace dans la généalogie. Ce n’est pas tout, et ce mariage a des conséquences plus graves. En effet, la famille qui a ainsi donné son fils est obligée de s’exiler afin d’être empêchée de contester l’appartenance des enfants qui naîtront de cette union particulière. Son départ, c’est la fin de ses espoirs et le début d’une aventure qui retarde ou même rend impossible sa transformation future en patrilignage.
42Généralement, ce sont des individus dépendants isolés qui acceptent ce genre de mariage. Les familles déjà constituées préfèrent l’éviter, sauf lorsqu’elles sont trop faibles et n’ont pas le choix. Toutes celles qui veulent ou qui ont pu se développer en patrilignage, préfèrent, tout au moins à notre connaissance, donner leur fille, plutôt que leur fils aux lignées protectrices.
43En bref, certains patrilignages recensés présentent leur intégration au système segmentaire comme résultant de leur croissance démographique à partir d’un ancêtre fondateur qui s’est installé dans une communauté territoriale, auprès d’un groupe lignager protecteur. Le chemin qui les conduit de la dépendance à la libération d’une tutelle devenue pesante est parcouru par trois ou quatre générations qui sont restées unies, ont acquis progressivement des terres, ont donné des femmes à leur groupe protecteur sans leur en prendre et ont pu éviter ainsi de connaître un nouvel exil.
44Il existe quelques récits concernant l’installation non pas d’une famille, mais d’un segment de patrilignage étranger au pays iqar’iyen.
Récit 3. Le segment de patrilignage Ait Bu Yahiyi devient un patrilignage iqar’iyen
Deux patrilignages E et F de la communauté territoriale M sont en conflit permanent. Chacun a un « grand » et cherche à acquérir des partisans dans les autres quartiers. Le « grand » de E, Mu Allai, décide d’en finir avec son adversaire. Il prépare longuement et secrètement son attaque et prend contact avec un segment de patrilignage nomade des Ait Bu Yahiyi. Une nuit, il attaque F en force. La surprise est totale. Plusieurs hommes, dont le « grand » de F, périssent. Les autres doivent s’enfuir avec leurs femmes et leurs enfants ; ils trouvent refuge dans la tribu Imazujen. Là, ils recrutent des mercenaires pour venger leurs morts. Mais Mu Allai déjoue le piège et fait assassiner les hommes chargés de l’exécuter.
L’action de Mu Allai provoque un remous chez les Iqar’iyen. Des alliés de F, appartenant à la même ligue politique ou leff, veulent organiser un raid contre le patrilignage E, détruire ses maisons et ravager ses champs. Mais cette initiative n’a pas de suite, car Mu Allai a sa propre ligue pour le défendre. Ce « grand » déclare par la suite : « F a voulu m’exterminer et j’ai dû me défendre. » Il propose de payer une forte amende pour les morts et invite les survivants de F à revenir chez eux pour faire la paix avec lui. Les hommes de F acceptent l’amende, mais ne veulent pas retourner chez eux. Leur groupe est diminué, affaibli, et ils pensent que Mu Allai s’attaquera de nouveau à eux. Il ne leur reste plus qu’à s’exiler en vendant leurs terres et leurs maisons. C’est ici qu’intervient le segment de patrilignage nomade Ait Bu Yahiyi. Ce dernier a de graves problèmes avec ses agnats concernant le bétail. Il veut se séparer d’eux, quitter le mode de vie nomade et devenir sédentaire, à condition d’avoir des terres. Mu Allai prend contact avec eux, leur promet de leur trouver des terres et de leur fournir l’argent pour les acheter s’ils sont prêts à venir l’assister. Le groupe nomade accepte. Mu Allai, homme méfiant, ne leur révèle son plan qu’après l’exil des hommes de F. C’est alors que le groupe Ait Bu Yahiyi propose à ceux-ci d’acheter leurs terres. Après de longues négociations, la cession de ces biens est acquise et le groupe d’immigrants vient s’installer dans le territoire abandonné par F. Mu Allai a avancé l’argent pour l’achat des terres. Un peu plus tard, il demande à être remboursé. Les nouveaux propriétaires, ne pouvant pas rendre la somme avancée, hypothèquent (rhan) leurs terres en faveur de ce « grand ». Tout cela était convenu d’avance. Mu Allai devient propriétaire de fait de ces terres et le segment de patrilignage, tout en gardant ses droits en principe, devient locataire de fait. La relation de dépendance entre le « grand » et les immigrants est établie. Quelques années après, Mu Allai est tué (probablement, dit-on, par des mercenaires recrutés par F). Saisissant l’occasion, le groupe Ait Bu Yahiyi, devenu patrilignage iqar’iyen, fait valoir qu’il a fini par rembourser le « grand », juste avant sa mort. Les fils de ce dernier contestent cette affirmation et réclament le remboursement du prêt. Un échange de violences commence entre les deux groupes. Il est stoppé par l’arrivée des Espagnols. Mais, ajoutent les informateurs, le conflit ne fut pas réglé pour autant, et continua de manière larvée jusqu’à l’époque contemporaine.
45Toute la première partie du récit concerne l’opposition de deux « grands », et ne pourra être bien comprise qu’après l’analyse des rapports d’autorité et de pouvoir7. Nous ne nous intéresserons ici qu’à l’installation du segment de patrilignage. Contrairement aux cas précédents, plusieurs familles apparentées entre elles immigrent après avoir acquis des terres. Mais l’avance de l’argent par le « grand », l’hypothèque de leurs terres en faveur de ce dernier, établissent néanmoins leur dépendance à l’égard de celui qui a favorisé leur installation.
46On vérifie donc ici encore que tout groupe agnatique du territoire iqar’iyen a dû passer, à l’origine, par le statut de protégé avant d’acquérir avec le temps son indépendance et son intégration dans la structure segmentaire. De plus, la rupture des liens de dépendance entraîne généralement, pour ne pas dire systématiquement, l’instauration d’une opposition segmentaire. L’alternative, pour tout groupe iqar’iyen, est soit d’être inféodé à un autre, seul moyen d’établir des liens pacifiques, soit d’entrer dans des conflits de violence sans fin. Dans ce contexte, les querelles pour l’appropriation de la terre apparaissent comme un élément central de la relation. Nous analyserons plus loin l’importance de ces biens fonciers dans la structure sociale des Iqar’iyen et dans le système de l’honneur8.
La primauté de l’agnation comme valeur au plan de la parenté
47Dans leur analyse du mariage avec la cousine parallèle patrilatérale, Murphy et Kasdan ont insisté sur l’aspect « mensonger » des groupes de filiation pratiquant ce type d’union (Murphy & Kasdan 1959 : 17-38). En effet, dans le cas de mariage à l’intérieur d’un lignage, les membres de ce groupe peuvent se relier à l’ancêtre commun aussi bien par les femmes que par les hommes. C’est là une caractéristique des sociétés cognatiques. Or, cet aspect n’apparaît pas dans la généalogie de ces lignages, où seule la filiation par les hommes est considérée comme pertinente, tandis que la filiation par les femmes est totalement escamotée au bénéfice de la précédente.
48Cette proposition est valable pour les Iqar’iyen où le mariage à l’intérieur du lignage est pratiqué couramment. Les généalogies ne signalent nulle part les chaînons féminins. De plus, on peut affirmer la primauté de l’agnation comme valeur au plan de la parenté, non seulement dans le mariage interne au lignage, mais aussi dans les différentes formes de mariage à l’extérieur du lignage.
49En effet le mariage à l’extérieur du lignage ne crée pas une relation d’alliance entre patrilignages, mais seulement une relation temporaire et pas nécessairement pacifique entre les lignées des époux. Nous analyserons les implications de ce type de mariage dans le chapitre 12. Nous signalerons ici une forme de mariage à l’extérieur du lignage particulièrement intéressante, celle où il y a ce que nous appellerons « captation du gendre ».
50Le patrilignage n’est pas toujours composé de lignées apparentées par l’agnation, il comprend aussi dans certains cas des enfants de sœur. Nous avons vu qu’une femme peut épouser un étranger qui joue le rôle de géniteur (en venant résider dans le patrilignage de la fille) et dont le nom est effacé. Dans ce cas, c’est la relation entre grand-père maternel et petit-fils qui est retenue dans la généalogie. Dans d’autres exemples, le nom de l’étranger n’est pas effacé, mais au contraire intégré dans le groupe agnatique : il devient le fondateur d’une lignée et même d’un segment de patrilignage. Pour comprendre ce fait, nous analyserons deux cas.
51Dans un premier cas, emprunté au patrilignage G, l’ancêtre fondateur du patrilignage, Moḥand, est dit être venu de la tribu Ait Waryashek (Beni Oulichek en arabe). Deux versions d’une même généalogie nous furent données dans un premier temps : celle des descendants de Ḥemida et celle des descendants de Moḥ. Elles différaient dans la présentation des ancêtres intermédiaires. Dans la première version, Mḥand est le frère de Mustafa et le père de Ḥemida. Dans la deuxième version, ce dernier est le fils de Mustafa, et Mḥand n’apparaît nulle part. Les informateurs rejetèrent violemment la version opposée à la leur. Il fut tout d’abord très difficile de connaître les causes de telles réactions. Dans un deuxième temps, quelques remarques suscitèrent notre attention : un descendant de Moḥ nous dit un jour : « Les enfants de Ḥemida sont nos nmis khari (enfants de l’oncle maternel) », et il refusa de poursuivre. Un autre informateur, cette fois descendant de Ḥemida, ayant entendu ces paroles, entra dans une grande colère et affirma que si Ḥemida avait épousé la sœur de Moḥ, celui-ci avait également reçu une femme en contrepartie de Ḥemida. Les choses en étaient là lorsqu’un jour un vieil homme, descendant de Mḥammed, nous expliqua toute l’affaire, en nous demandant de garder le secret devant les autres, pour ne pas provoquer des ennuis : c’est la troisième version. Selon lui, Mḥand n’est pas le frère de Mustafa, mais un homme venant de la tribu Ait Sider. Son fils Ḥemida, et Moḥ, échangèrent des femmes, et, dit-il, depuis ce temps-là, les enfants de Ḥemida sont comptés parmi nous : « Ils sont nos frères. » Ils ont voulu garder le nom de leur père Mḥand, car c’était un vrai homme (un ariaz) et « Je crois que c’est mieux ainsi. » Par la suite, d’autres indications vinrent appuyer cette troisième version, notamment à propos d’un conflit de terres entre les descendants de Moḥ et ceux de Ḥemida.
Figure 9. Captation du gendre dans le patrilignage G

52Si la troisième version est véridique, comme c’est probable, on peut comprendre comment se fait l’intégration de lignées étrangères dans un patrilignage et les problèmes qu’elle suscite. Contrairement à l’époux étranger géniteur, Ḥemida, en épousant la sœur de Moḥ, garda son nom et le transmit à ses enfants. Cela signifie très probablement qu’il était suffisamment fort pour s’imposer, ou encore que son père Mḥand avait résisté pour que le nom de sa lignée ne disparaisse pas. Certes, l’origine étrangère de ce groupe, de la tribu Ait Sider, est occultée, et Mḥand apparaît comme le frère de Mustafa, descendant du premier Moḥ, donc il se rattache au noyau lignager dominant. Cela montre bien que Mḥand et ses descendants n’ont pas conservé totalement leur identité. Le fait qu’ils aient choisi non seulement de donner leur fille à ce groupe agnatique, mais d’en prendre une, est significatif à cet égard. Il y a eu échange de sœurs et cela a permis l’intégration dans le patrilignage sans que la lignée perde sa particularité.
53Le point de vue des descendants de Moḥ confirme en partie cette analyse. Dans le mariage où l’époux est seulement géniteur, la relation pertinente est entre grand-père maternel et petit-fils. Or ici, et cela confirme que Ḥemida n’était pas en position de faiblesse, l’élimination de l’époux de la sœur n’est pas possible. Mais on tente d’en faire un fils de Mustafa, donc de l’intégrer dans la lignée de ce dernier et d’établir ainsi une filiation directe entre cet ancêtre et les enfants de Ḥemida.
54Un second cas est fourni par le patrilignage H des descendants de Hadi qui, dit-on, est venu de la tribu Imetalsen. Le dénommé Driss est originaire de la tribu Ait Bu Yafar. Il quitte ses propres agnats, sans doute dans le dernier quart du siècle dernier, et s’installe dans le patrilignage de Hadi. Il donne sa fille au descendant de Mimoun. A la génération suivante, son fils Abdallah fait de même. C’est seulement à la troisième génération que les descendants de Driss reçoivent une fille du patrilignage de Hadi.
55Dans ce cas, il n’y a pas eu intégration dans le patrilignage dominant. Pourtant, les membres de chacun des deux groupes désignent l’autre comme étant composé de nmis ’azizi (fils de l’oncle paternel), et, interrogés à ce sujet, les informateurs des deux groupes disent tous : « Nous ne sommes plus qu’un seul tharfiqt (patrilignage), nous sommes frères. » Et ils ajoutent : « Avec le temps, nous allons abolir la distinction entre fils de Hadi et fils de Driss. » En fait, on peut se demander si nous ne sommes pas ici dans un cas particulier où les descendants de Driss n’ont pas encore choisi entre la possibilité de constituer leur propre patrilignage ou celle de s’intégrer à celui de Hadi.
Figure 10. Intégration incomplète dans le patrilignage H

56Dans les deux cas considérés, la tendance est de nier les liens par les femmes pour créer une relation agnatique, certes factice, mais sociologiquement significative. Ainsi, quelle que soit la forme de mariage (mariage à l’intérieur du lignage ; mariage à l’extérieur du lignage avec ou sans captation du gendre et de sa descendance), il n’est pas possible de parler de complémentarité entre filiation et affinité chez les Iqar’iyen. L’agnation est, dans le domaine de la parenté, la relation dominante. Elle a une valeur double : elle fournit à tout membre du patrilignage sa racine, asl, donc son nom, son identité par la référence à l’ancêtre ; de plus, elle est la source de tout honneur ou r’ird.
L'articulation des groupes agnatiques et du territoire
57Les rapports agnatiques sont définis uniquement dans le cadre du quartier. Tous les membres du patrilignage qui quittent le quartier définitivement et qui s’installent dans d’autres groupes, à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire iqar’iyen, sont effacés de la généalogie, et tout se passe comme s’ils n’avaient jamais existé. Nous avons signalé des cas de ce genre à propos de frères qui se séparent pour résider dans deux quartiers différents et dont les liens de consanguinité sont totalement oubliés. On peut parfois, non sans difficultés, trouver la trace d’autres « disparitions ». Sans doute les généalogies ne mentionnent que les hommes ayant eu des descendants, donc les lignées qui se sont perpétuées. Mais il arrive quelquefois dans les récits que l’on parle d’autres agnats, qui n’apparaissent que là. Nous ne citerons ici qu’un exemple, les autres étant identiques.
58Ḥammou, du patrilignage de Issa, eut quatre fils, Mustafa, Bekkai, Allai, Moḥand. Or, dans un récit, il est question de trois autres fils, Tahar, Amar, Mimoun. Tahar fut assassiné dans des circonstances peu honorables. Amar et Mimoun quittèrent le quartier dans des circonstances mal définies (s’agissait-il d’une affaire d’héritage de terre, ou de conflit avec les autres frères à propos de la mort de Tahar qu’ils auraient dû venger en tant qu’aînés ; l’informateur ne se souvient pas très bien). Les autres descendants de Ḥammou ne nient pas l’existence de ces trois fils. Mais ils ajoutent : « Pourquoi voulez-vous qu’on en parle ? Ils ne comptent plus. »
59Cette affirmation nous a été répétée systématiquement dans les autres exemples. Un informateur, après avoir parlé de quelques cas de « disparitions », clarifia pour nous ce fait sans ambiguïté :
Chez nous, ou vous êtes avec vos frères, ou vous les quittez. Si vous les quittez, pourquoi voulez-vous qu’on se souvienne de vous ? Vous n’avez pas voulu partager leur vie. Alors, que vous soyez à côté ou à Fez, ça ne change rien. Votre tharfiqt vous oubliera. Prenez le cas d’Untel : je sais qu’il a quitté ses frères et est parti vivre avec le tharfiqt de son oncle maternel. Maintenant, allez voir son tharfiqt [d’origine], demandez aux gens s’ils se souviennent de lui. Ils vous diront : « Non ! Tout ça, c’est du passé, c’est oublié. »...
60Toute scission dans un patrilignage entraîne le départ du segment lignager le plus faible. Ce dernier rompt les liens agnatiques avec son groupe d’origine. Ce ne sont donc plus, dans ce cas, des individus qui partent, mais un ensemble de familles. D’après les quelques exemples que nous avons, le fait que le segment lignager s’installe dans un autre quartier, dans une autre communauté, ou dans une autre fraction ne change rien.
61Nous citerons un cas extrême. Plusieurs informateurs d’un même groupe se souviennent qu’un segment de leur patrilignage les a quittés autrefois pour s’établir dans un autre quartier de la même communauté territoriale. A la question : « Qui sont-ils ? », les uns répondent : « C’est les Untel », d’autres désignent un autre groupe, d’autres enfin avouent leur ignorance et reconnaissent être incapables de savoir de quel patrilignage il s’agit. Tous les informateurs terminent leur propos ainsi : « Quelle importance cela a-t-il ? Ils sont différents, ils ne sont plus nos frères. »
62Il faut cependant signaler trois cas de scission, datant probablement de l’époque coloniale, qui font exception. Les liens agnatiques sont conservés et rappelés. On peut établir à quel niveau généalogique et pour quelles raisons la scission a entraîné le départ d’un segment du patrilignage. Il s’agit essentiellement de disputes entre cousins à propos de terres. Nous analyserons un de ces cas qui nous semble très révélateur :
Figure 11. Scission dans le patrilignage J

Récit 4. Scission dans le patrilignage J sans oblitération des relations agnatiques
La scission s’est opérée entre les descendants de Mokhtar et ceux de Moḥ. Ces derniers sont partis s’installer dans une autre communauté de la même fraction. Une étude plus détaillée de la généalogie révèle que cette division n’est pas aussi nette qu’il apparaît d’abord. Les descendants d’Abdallah, après avoir quitté leur quartier d’origine, y sont revenus, de même qu’un des deux fils de Hadi, tandis qu’un des fils de Duduḥ quittait son segment et partait rejoindre les descendants de Moḥ.
Les informateurs du segment Mokhtar expliquent la scission de la manière suivante : dans un conflit avec un autre patrilignage, les descendants de Moḥ refusèrent d’appuyer leurs agnats. A partir de là, les relations entre les deux segments se détériorèrent. Les fils de Mimoun s’opposèrent un jour très violemment à ceux de Hamada pour une affaire de terres. Ils prétendaient que Hamada avait pris illégalement plusieurs parcelles appartenant à Mimoun. Le conflit s’envenima. L’arbitrage du Sheykh el Fallaha fut refusé par le segment de Moḥ. Les fils de Mimoun voulurent occuper par la force les terres contestées, mais ils en furent empêchés. Ils demandèrent l’aide d’alliés politiques dans une autre communauté. Ces derniers les convainquirent de quitter leur groupe et de venir s’installer avec eux. Tout le segment de Moḥ quitta pour un temps son quartier d’origine. Quelques mois plus tard, ils purent acheter des terres dans cette nouvelle communauté et construisirent leurs propres maisons, qu’on peut voir aujourd’hui. Mais ils continuaient à posséder leurs parcelles dans leur communauté d’origine. Les fils de Mimoun et un des deux fils de Hadi, grâce à l’argent gagné en Algérie, purent acheter d’autres parcelles dans leur nouvelle communauté. Ils convainquirent un fils de Duduḥ de venir s’installer avec eux. Les autres membres du segment de Moḥ, un des fils de Hadi et les fils d’Abdallah, rencontraient des difficultés. Ils étaient pauvres et ne parvenaient pas à acquérir des terres. Us décidèrent alors de revenir chez eux, où ils furent mal accueillis dans un premier temps. Un grand problème restait à résoudre : qu’allait-il advenir des terres possédées dans sa communauté d’origine par le groupe qui avait fait scission ? Selon nos informateurs, cette situation ne pouvait pas continuer ainsi : ou les descendants de Moḥ reviendraient chez eux, ou ils vendraient leur terre. Les fils de Mimoun revenaient périodiquement cultiver leurs parcelles dans leur communauté d’origine. Mais les harcèlements dont ils furent l’objet les décidèrent à vendre leur terre. Cependant, ils refusèrent que ce soient les descendants de Mokhtar qui rachètent leur part. Ils voulaient céder leur patrimoine aux membres d’autres patrilignages. Les fils de Ḥamed, Amar et Hamada, déclarèrent que, si un étranger (à leur patrilignage) achetait de ces terres, « la poudre parlerait ». « Ce sont, disaient-ils, les terres de nos ancêtres, et personne d’autre que nous n’a le droit de les posséder. » Le fils de Hadi, qui était rentré et qui avait repris la part de son frère, et l’autre descendant de Duduḥ qui avait fait de même, tentèrent de s’interposer. Finalement, les fils de Mimoun acceptèrent de vendre leur terre au segment de Mokhtar. Mais les Espagnols s’interposèrent et la transaction ne fut pas achevée. C’est pourquoi les fils de Mimoun ont encore des terres dans leur communauté d’origine. Seulement, ajoutent les informateurs, « ils ne sont plus nos frères, ils disent être fils de Allou, ce n’est pas vrai. Nous sommes les fils de Allou. Eux, ce sont les fils de Moḥ. Nos noms ne sont plus pareils. Ils sont partis, qu’ils prennent le nom de leur père et non celui de notre ancêtre. »
La version des fils de Mimoun est différente, mais moins précise, et moins détaillée. Pour eux, le conflit d’origine est bien l’affaire des terres entre Hamada et Mimoun. Mais cela remonte plus loin. Mokhtar, un « grand », un amghar, avait dépossédé son frère Moḥ d’une partie de son héritage. Les fils de ce dernier essayèrent de récupérer leur bien après la mort du « grand », sans succès. C’est pourquoi ils décidèrent de partir là où ils pouvaient acquérir des terres. Ils s’installèrent dans la nouvelle communauté et purent y prospérer. Ces informateurs ne voulurent pas aborder le problème des terres qu’ils possèdent dans leur communauté d’origine. Ils firent le commentaire suivant sur leur nom : « Nous sommes les fils de Moḥ et les autres, les fils de Mokhtar. Nous sommes aussi les fils de Allou. C’est notre ancêtre. Rien ne nous empêchera de porter son nom, même si nous ne sommes plus frères avec les fils de Mokhtar. Eux, c’est un tharfiqt, et nous un autre. »
63Ainsi, d’après les deux parties, la scission doit aboutir à la rupture des liens agnatiques entre les deux segments. Si cette rupture n’est pas complète, c’est sans doute que la transaction au sujet des terres n’est pas achevée, et ceci en raison de l’intervention des Espagnols. On voit ici de nouveau l’importance de la liaison entre terre et patrilignage. La scission entraîne nécessairement pour le segment partant l’achat de nouvelles terres et la vente des terres du quartier d’origine à ses propres agnats. La rupture au niveau territorial entraîne la rupture des liens agnatiques. La nécessité de se réclamer d’un ancêtre commun disparaît alors.
64Concluons. Si nous replaçons les patrilignages dans le contexte segmentaire, il apparaît que la structure dominante chez les Iqar’iyen est celle du territoire. Dans ce cadre, la parenté ne constitue qu’une dimension englobée et dont toutes les caractéristiques sont assujetties au principe territorial.
65Les Iqar’iyen présentent une structure qui, pour être segmentaire, est néanmoins très différente de celle des Nuer. La comparaison entre les deux permet de mieux faire ressortir la particularité du système iqar’iyen. Chez les Nuer, si l’on peut parler d’une correspondance entre le système politique – territorial – et le système lignager, c’est d’une manière bien spécifique. Certains clans Nuer (et non pas tous) et leurs divisions lignagères sont dominants dans une tribu et ses sections. Leur statut « aristocratique » (dil) confère plus de prestige que de pouvoir. Mais tous les membres des clans ou des lignages ne vivent pas là où ils sont dominants. Au contraire, ils sont dispersés dans tout le pays nuer, sans pour autant rompre leurs liens agnatiques (Evans-Pritchard 1940 : 203-215).
66La correspondance entre lignage et territoire n’est donc pas analogue à celle des Iqar’iyen. Dans la confédération du Rif, on perd son identité agnatique si l’on quitte le territoire de son patrilignage, chose qui paraît impensable pour les Nuer. La dispersion, chez ces derniers, n’équivaut pas à une rupture. La mobilité est possible et ne remet pas en cause l’identité agnatique du Nuer qui se transporte d’un territoire à l’autre. De plus, s’il réside là où son clan n’est pas dominant, et là où il a statut d’étranger (rul), cela ne signifie pas, comme chez les Iqar’iyen, qu’il devient le protégé du noyau agnatique dominant. Il existe donc dans ce groupe nilotique une autonomie de la parenté agnatique par rapport au système territorial, autonomie qui ne serait pas tolérable chez les Iqar’iyen.
67Il y a plus. Les Nuer ne peuvent pas se marier dans le clan de leur père, ni dans le lignage maximal de leur mère. A ce propos Evans Pritchard écrit : « Les règles d’exogamie brisent l’exclusivisme des groupes agnatiques en obligeant leurs membres à se marier au-dehors, créant ainsi de nouveaux liens de parenté » (Evans-Pritchard 1940 : 225). Mais comme l’a montré Louis Dumont, cette formulation introduit un primat de filiation, pour ne faire du mariage qu’un élément « brisant l’exclusivisme des groupes agnatiques ». Elle part de la partie pour retrouver la totalité, l’ensemble. En réalité, celui-ci n’est définissable chez les Nuer qu’à travers la complémentarité entre filiation et mariage.
68« Les mythes établissent des relations entre différents clans dominants et différentes tribus, faisant finalement entrer ”la totalité du pays Nuer dans une seule structure de parenté”. Pour opposition au ”système de lignages” qui est intérieur chaque fois à un clan donné, on aurait ici un ”système de clans” ; les tribus elles-mêmes sont personnifiées et mises en relation de parenté ; à la limite, on nomme les ancêtres ou l’ancêtre commun de tous les Nuer : ”un système unique de parenté ou de pseudo-parenté... relie tous les segments territoriaux du pays Nuer”. On voit donc, d’une part que la parenté agnatique, si elle constitue le ”squelette conceptuel” des unités territoriales, fait appel à titre complémentaire à la parenté non agnatique, et d’autre part que ces liens de parenté ne sont pas, en dernière analyse, contenus dans le cadre des unités territoriales, même les plus vastes, mais au contraire les englobent » (Dumont 1971 : 67).
69A l’inverse des Nuer, la parenté chez les Iqar’iyen n’a pas cette extension. Tout se passe comme si les liens d’affinité étaient systématiquement dévalorisés par rapport à la primauté de la filiation unilinéaire. Et celle-ci, à son tour, n’est qu’une dimension englobée d’une structure fortement marquée par le principe territorial qui apparaît comme le principe dominant et englobant de la structure sociale. Il s’agit ici d’un rapport hiérarchique inverse de celui que l’on trouve dans le système social nuer.
Notes de bas de page
1 Une ligue politique ou leff peut être désignée comme un khams khemmas si elle est puissante par le nombre d’hommes de valeur (cf. chapitre 7).
2 La toponymie de certains lieux-dits est souvent liée à des événements historiques durant lesquels des hommes importants ou des groupes se sont distingués. Parfois aussi, ces sites sont associés à des activités professionnelles passées. Ces différents noms peuvent par extension s’appliquer à des fractions, des communautés territoriales ou même à des patrilignages. Outre les exemples de Wixan et Iyuzulen, on peut citer le nom de la communauté territoriale Laomal. Ce nom signifie « les travailleurs » et désigne un espace où, dans le passé, des « ouvriers » recueillaient la poussière de fer charriée par une rivière. Le cas du patrilignage Isharkiyen est particulièrement intéressant ici. Ce nom signifie littéralement « ceux venus de l’est ». Or, l’ancêtre de ce groupe est dit être arrivé de l’ouest, de la tribu Ait Said. L’explication de cette apparente contradiction est que ce patrilignage occupe un site dont il a pris le nom. Ce site est appelé thawrat u shergui, « colline de l’oriental ». El Sherqui ou « l’Oriental » désigne l’émire Abdelkader qui, venant de l’Algérie, donc de l’est, séjourna dans la région. Il installa son campement sur la colline qui prit son nom, et qui par la suite fut occupée par le patrilignage Isharkiyen. Il faut noter que les personnages, mythiques ou historiques, dont les noms sont donnés à des sites, ne sont pas toujours des hommes exemplaires ou des hommes qu’on vénère chez les Iqar’iyen. L’émir Abdelkader voulut, dit-on, se faire proclamer sultan par les Iqar’iyen qui refusèrent en majorité de le soutenir et l’obligèrent à quitter leur territoire avec l’aide des soldats du souverain marocain. Un cas plus intéressant est celui d’une colline qui surplombe le village de Azghanghan ou Segangan. Ce site est appelé Azru Hammar ou « Montagne de Hammar ». Selon la tradition orale, ce Hammar fut, dans un temps très ancien, un tyran qui martyrisait les Iqar’iyen. Ceux-ci décidèrent de s’en débarrasser. Un d’entre eux se proposa de le faire à la condition que ses « frères » prennent soin de sa famille après sa mort. Il emmena Hammar sur la colline en le portant sur son dos, et il se précipita dans le vide avec lui. Depuis lors, cette colline porte le nom de Hammar. Ce qui nous frappe ici, c’est que les Iqar’iyen n’ont guère retenu le nom de l’homme qui les sauva, mais celui du tyran.
3 Le fqih est un étranger à la région, généralement choisi parmi les lettrés du pays Jbala (nord-ouest du Maroc). En règle générale, il n’est engagé que pour une période très limitée.
4 Voir en particulier les thèses de Robert Montagne dans son ouvrage : Les Berbères et le Makhzen (Montagne 1930).
5 Il est intéressant de noter comment nous avons pu reconstituer la configuration traditionnelle de la communauté territoriale M. La situation moderne a changé beaucoup de ses aspects. Néanmoins tout n’a pas été modifié. Les quartiers de la communauté sont les mêmes que dans le passé. Un vieil informateur nous a montré des titres de propriété (mulkiya) des terres de son père. La délimitation de chacunes d’elles était faite par rapport à celles qui l’entouraient, et dont les propriétaires étaient nommés. Ainsi, par exemple, il est dit que le mulk ou propriété de Si Mohammed Hmed Allai Si Mohan avait des frontières avec celle de Si Moh Amar, celle de Si Driss Omar Bekkai et celle de Si Mouloud Mimoun Allai Si Mohand. Ce dernier était un cousin parallèle de Si Mohammed. Par contre, les deux autres n’avaient aucun lien de parenté avec lui et appartenaient à d’autres groupes lignagers de la communauté. Partant de là, nous avons interrogé certains descendants des trois propriétaires de ces parcelles, ainsi que d’autres qui possédaient des mulk limitrophes. Il ne fut pas toujours possible de pousser le recensement aussi loin que nous l’aurions souhaité, mais les informations recueillies étaient suffisamment riches pour nous permettre de nous faire une idée précise de la situation traditionnelle.
6 Akhemmas (pluriel ikhemmasen) signifie « celui du cinquième ». C’est généralement un homme sans terre qui fournit sa force de travail et qui prend un cinquième des récoltes.
7 Voir les chapitres 4 à 9.
8 Voir en particulier les chapitres 3, 5 et 6.
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