Claude Pennetier et Bernard Pudal, Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste
p. 163-172
Note de l’éditeur
Claude Pennetier et Bernard Pudal (dir.)
Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste
Paris, Belin, coll. « Socio-histoires » 2002
présenté par Brigitte Gaïti
Texte intégral
1Cet ouvrage collectif dirigé par Claude Pennetier et Bernard Pudal retrace 1’histoire de dispositifs biographiques singuliers, analysés comme de véritables technologies de gouvernement et dont les différents auteurs tiennent l’hypothèse qu’ils sont au cœur du fonctionnement de l’État soviétique et des partis communistes européens. Élaboré en URSS à la fin des années 1920, maintes fois transformé, décliné dans de multiples formes (enquête, autobiographie, autocritique, questionnaire, aveu), généralisé à l’ensemble du mouvement communiste international, le principe de ce questionnement biographique est simple : « Le récit de l’histoire sociale et politique de chacun devient le critérium à partir duquel la hiérarchie sociale s’ordonne. L’idéal, bien sûr, étant d’épouser par sa trajectoire sociale le mythe prolétarien et par sa trajectoire politique l’histoire du bolchevisme » (p. 9). L’histoire de soi est ainsi posée comme fortement articulée à celle du régime ou du parti. Elle devient affaire publique, condition de la promotion sociale et politique, source d’intégration ou de sanction, et contribution à la légitimation d’un système réputé faire advenir le nouvel homme communiste. L’ajustement entre biographies concrètes et biographies idéales ne se fait pas spontanément et est compris comme le produit d’un travail politique. De fait, la tâche s’est révélée particulièrement ardue pour les tenants de ce système dans l’Union soviétique des années 1920 et 1930, confrontés à une configuration sociale fragmentée bien loin d’obéir aux conditions sociales théoriquement propices à l’avènement du communisme, et par la suite amenés à faire face à de délicats problèmes de compétence issus de la disjonction opérée entre capital scolaire et promotion sociale. Faire advenir l’homme en même temps que le projet communiste est devenu l’objet de programmes gouvernementaux et partisans pris en charge par des administrations spécialisées ou par des comités partisans : il s’agissait de collecter à grande échelle des données socio-biographiques, de les catégoriser et de les hiérarchiser. Les informations ainsi rassemblées, les rapports, les enquêtes, servaient ensuite de supports aux activités les plus diverses : activités de contrôle des militants, de sélection des cadres, de régulation des compétitions entre responsables, de répression des déviants, de célébration de qualités sociales et politiques des militants exemplaires, de légitimation du système. Les différents contributeurs de l’ouvrage décrivent ainsi les trajectoires nationales et internationales, partisanes et étatiques de ces politiques biographiques d’assignation de nouvelles identités.
2Mais la question se prolonge encore et déborde la spécificité et peut-être l’exemplarité communiste. La politisation de l’identité individuelle que promeuvent les organisations communistes à partir des années 1920 a tendu à déplacer les frontières privé/public et à restreindre ce que les auteurs appellent avec Goffman le « territoire du soi ». On retrouve ici au cœur de l’ouvrage des interrogations plus générales sur l’« emprise des institutions » (Claude Pennetier et Bernard Pudal ont, d’ailleurs, significativement intitulé leur introduction : « La volonté d’emprise. Le référentiel biographique stalinien et ses usages dans l’univers communiste »). On sait qu’une institution, au-delà des objectifs proclamés, des organigrammes affichés ou des règles codifiées, se réalise dans les usages qui lui donnent corps et consistance ; on sait également qu’aucune institution, aussi contraignante et autoritaire soit-elle (qu’il s’agisse d’un asile, d’une administration, d’un État ou d’un parti), ne peut obliger que les usages, les rôles, les comportements qu’elle prescrit soient effectivement réalisés ; ou, pour le dire, plus précisément, l’enquête doit déterminer les modalités qui peuvent rendre compte des modes de conformation, de consentement, d’ajustement, de contournement et parfois d’indifférence qui caractérisent le rapport à ces politiques biographiques qu’entretiennent les individus, producteurs, opérateurs ou cibles de ces politiques. C’est dans l’articulation de ces politiques du contrôle biographique et des pratiques dans lesquelles elles se déploient et se réalisent, que peut se lire la spécificité d’une emprise communiste.
Les politiques du contrôle biographique
3Les auteurs de l’ouvrage, tous spécialistes du moment communiste, interrogent l’extrême sophistication, la diversité et l’ampleur des questionnements biographiques mis en œuvre dans l’univers communiste des années 1930 aux années 1970 : enquêtes biographiques lancées aux moments de l’adhésion ou de la promotion des militants de parti, projet d’écriture de l’histoire soviétique à partir d’autobiographies ouvrières, mises en forme et diffusion de modèles biographiques exemplaires, séances d’autocritiques publiques en vigueur dans certaines cellules communistes en France ou en Italie, extorsion d’aveux en amont des procès de la terreur stalinienne. La fabrique du contrôle biographique, l’évolution des critères d’évaluation, les modes de standardisation de l’instrument, la sophistication des procédures de vérification et les conditions de l’abandon de ces procédures sont ainsi passés au crible de l’enquête historienne et sociologique.
4Berthold Unfried travaille à partir des procès-verbaux des réunions des organisations du parti dans les milieux du Komintern (« L’autobiographie dans les milieux kominterniens des années 1930 »). Les communistes occidentaux y découvrent – parfois avec stupeur – des séances d’autocritique durant lesquelles les prétendants à l’adhésion sont appelés à endosser progressivement une identité nouvelle, construite à l’aune du collectif. Centrée sur une exemplarité sociale, voire morale jusqu’aux années 1930, l’évaluation se politise et se durcit par la suite. La séance devient accusatoire, visant l’aveu davantage que la construction identitaire : la suspicion de sabotage, de trahison y est sans cesse présente et les réprimandes laissent place à des sanctions plus lourdes. Rapports et auto-rapports se multiplient, consignant les faits et gestes des responsables et des militants, passant au crible leurs cercles de relations familiales ou politiques, scrutant leurs opinions proférées comme celles supposées enfouies. Surtout, ces documents biographiques sont placés au cœur de la lutte entre dirigeants, justifiant les promotions comme les purges les plus brutales. La contribution de Josette Bouvard (« Une fabrique d’écriture, le projet de Gorki. L’histoire des fabriques et des usines. 1931-1936 ») ouvre sur d’autres dimensions de la politique biographique soviétique. L’analyse de ce projet d’écriture à deux voix (celle des ouvriers et celle des intellectuels) de la modernisation industrielle soviétique montre l’écart qui s’est creusé entre les deux dimensions de l’entreprise : laisser émerger une écriture ouvrière autonome mais à condition que ces écrits soient conformes à la ligne générale définie par les responsables du parti. Or, ces derniers prennent la mesure des difficultés de faire surgir une parole ouvrière orthodoxe et pour finir, le projet est abandonné en haut lieu, la maison d’édition liquidée et quelques-uns des cadres engagés dans l’affaire, punis.
5Jean-Jacques Marie, qui propose un éclairage des procès staliniens (« Le mécanisme des procès staliniens : l’exemple de Nicolas Mouralov, accusé du deuxième procès de Moscou »), nous fait retrouver des phénomènes plus connus, souvent racontés dans de douloureux récits auto-biographiques, repris au cinéma, et en même temps mystérieux, tant on y saisit généralement mal les modes de production de l’aveu recherché par les autorités et les moyens de l’enquête. Ici, c’est le procès d’un des proches de Trotsky qui est décortiqué, et on suit l’acharnement des enquêteurs, les résistances de l’accusé et les petites étapes de la reddition, puis la mise au pas de l’accusé jusqu’à l’aveu, nécessaire à la bonne tenue du procès et garantie de la conversion ultime du condamné à la justesse de l’accusation.
6La déclinaison et l’évolution de ces pratiques biographiques dans l’Union soviétique stalinienne font l’objet de la première partie ; la deuxième partie (« Les autobiographies communistes d’institution ») traite, à partir des cas italiens et français, des dispositifs d’enquête mis en place au sein du Parti communiste italien (PCI) et du Parti communiste français (PCF), des années 1930 aux années 1970. Sur le cas français, ce sont d’abord les deux codirecteurs de l’ouvrage, Claude Pennetier et Bernard Pudal, qui tirent parti d’un riche matériau : celui des questionnaires biographiques des cadres mis en place dans les années 1930 au sein du PCF sur directive soviétique (« Le questionnaire biographique communiste en France. 1931-1974 »). Les auteurs analysent les variations d’un questionnaire qui, dans un premier temps, propose un schéma autobiographique assez souple pour permettre une prise de parole personnalisée racontant les étapes du cheminement vers le PC. À la fin des années 1930 et après guerre, les questions se politisent, se standardisent et indiquent un contrôle plus serré du responsable évalué, de ses opinions anciennes (sur le pacte germano-soviétique par exemple), de son parcours (durant la guerre), de ses relations amicales ou familiales, de ses loisirs, etc. ; enfin à la fin des années 1960, le questionnaire perd son caractère d’instrument de vérification totale pour devenir un simple « résumé d’activité du militant ». Les dirigeants du parti se tournent vers l’enquête sociologique menée par des professionnels de la recherche pour appréhender l’évolution du parti et cerner les premiers phénomènes de défection militante.
7Julian Mischi poursuit la réflexion en faisant varier l’échelle d’analyse ; en effet, il travaille sur une grosse fédération communiste, située dans le département rural de l’Ailier (« Le contrôle biographique à l’échelon fédéral. Le Bourbonnais. 1944-1962 »). De la Libération à 1962, le questionnement biographique est placé, nous dit-il, « au cœur des transactions » entre échelon national et fédéral, car transactions il y a en effet, et l’on voit les dirigeants nationaux amenés à respecter les choix locaux de sélection des responsables. Julian Mischi analyse les échanges de lettres, les réponses portées sur les questionnaires, les notations ajoutées par les évaluateurs. L’enquête biographique est également au centre du dispositif de sélection, de promotion et de contrôle des cadres intermédiaires du parti. Des rapports s’accumulent qui visent à parfaire la connaissance de leur cursus, à s’assurer de leur discipline idéologique, de leur dévouement militant (ainsi sont visés les dirigeants syndicaux dont on déplore l’absentéisme aux réunions), de leur conformité sociale (le milieu familial globalement communiste est de rigueur, les vacances dans certains pays sont parfois déconseillées, et il ne fait pas bon avoir un commissaire de police dans ses relations). L’évaluation du caractère est également proposée par les commissions de vérification : ne pas faire d’histoires, marquer son sens de la discipline sont ainsi des qualités appréciées qui rappellent certaines des conditions de la loyauté à l’entreprise partisane, à savoir disposer d’un capital social qui doit avant tout au collectif.
8Le travail sur le contrôle biographique au sein du PCI est analysé sur un mode similaire par Anne Marijnen (« Sous le microcosme bolchevik : le contrôle biographique au sein du PCI ») ; elle suit les procédures de parrainage et de contrôle biographique menées lors de l’inscription au parti ou lors des changements de section. La pratique de l’autobiographie publique aux divers moments de la carrière au sein du parti est ainsi l’occasion d’un apprentissage de la conformité publique au collectif, une injonction à la remise totale de soi. L’étude est prolongée par Mauro Boarelli (« Autobiographies de militants communistes italiens. 1945-1956. Oralité/écriture, tradition/modernité ») qui retrouve dans les interstices de l’écriture biographique de militants paysans une forme de continuité entre socialisation scolaire, foi religieuse et engagement communiste.
9La troisième partie interroge le texte (auto)biographique et les interprétations que peut en faire l’historien (« Les ouvrages autobiographiques de communistes, d’ex et de dissidents ») ; en effet, ces récits de soi restent étroitement codés par les injonctions des responsables politiques et les modèles qu’ils ont consacrés, avec des mentions obligées, concernant par exemple le souci de faire la preuve d’une origine ouvrière, avec un style qui doit rester modeste, attestant ainsi que le seul héros de cette autobiographie est le parti et non pas l’auteur. Divers chercheurs étudient ainsi à la fois ce cadre qui donne un air de famille aux différents textes autobiographiques analysés et les variations à l’intérieur de ce cadre qui tiennent au moment ou au pays de la publication, tout autant qu’à la trajectoire et aux ressources de l’auteur ; ainsi Claude Pennetier et Bernard Pudal travaillent à partir d’un corpus de 153 autobiographies publiées entre 1930 et 2000 et montrent comment se fait puis se défait le « récit matriciel » que représente l’autobiographie de Maurice Thorez, Fils du peuple (« Les autobiographies des “fils du peuple”. De l’autobiographie édifiante à l’autobiographie analytique »). Bruno Groppo repère les invariants et les variations qui caractérisent les autobiographies de communistes italiens durant la période de l’après-guerre tandis que Françoise Meyer revient sur les stratégies identitaires de communistes tchèques pris dans l’effondrement du communisme (« Rester communiste dans l’épuration. Témoignages de communistes tchèques après 1989 »). Pour terminer, Marie-Claire Lavabre interroge les rapports entre mémoire et histoire communiste, montrant à la fois « l’éclatement des mémoires » résistant aux tentatives d’homogénéisation des récits mais aussi « la prégnance » des cadres collectifs de la mémoire et leur capacité à donner « sens aux souvenirs individuels » (p. 306-307).
10Un des apports importants de cet ouvrage, d’une rare richesse empirique tant les auteurs ont su tirer parti de l’ouverture des archives communistes, est de faire surgir ce monde de la biographie et du rapport, de faire prendre conscience de l’énergie militante qu’il a suscitée et engloutie, de donner un aperçu de la multiplicité des usages qui lui ont donné corps : usages de contrôle et d’assujettissement, usages émancipateurs dans certains cas, usages de régulation des conflits, etc.
Les mystères de l’adhésion
11On pourrait arrêter le compte rendu ici ; on manquerait pourtant une question qui hante la plupart des communications, qui n’est pas vraiment résolue et qui, sans doute, ne pouvait complètement l’être : cette question, c’est celle de « l’emprise du communisme ». C’est une dimension classique de la sociologie des institutions (cf. par exemple la partie intitulée « La force de l’institué » dans le livre publié en 2011 chez Belin, et dirigé par Jacques Lagroye et Michel Offerlé, Sociologie de l’institution). C’est une question qui semble ici s’imposer tant les partis communistes de la période stalinienne ressemblent à ces « machines à transformer les individus » dont parlait Michel Foucault, ou à ces institutions totales étudiées par Erving Goffman – même si en l’espèce, les partis communistes n’enferment pas matériellement leurs membres comme le font les asiles, les prisons ou les couvents par exemple.
12Il existe une sorte de consensus au sein des analyses rassemblées ici pour dire à la lois l’extrême ambition du programme de transformation des individus engagés au sein du monde communiste et l’importance des limites, des résistances, des impasses rencontrées par ce programme. La conclusion de Marie-Claire Lavabre est très claire sur ce point lorsqu’elle affirme que le paradigme orwellien est peu pertinent pour rendre compte de cet univers de la mémoire communiste. On pense encore aux hypothèses de Goffman sur les institutions totales et sur les adaptations secondaires que les reclus développent afin de conserver une certaine autonomie. Les directeurs de l’ouvrage situent quant à eux leur réflexion sur l’univers biographique communiste dans le sillage du double processus mis en évidence par Elias, de construction de l’État d’un côté, avec son cortège d’administrations et de services de renseignement visant à connaître et contrôler les populations gouvernées, et de phénomènes d’individuation de l’autre, parmi lesquels les auteurs rangent le « développement du for intérieur » ou encore l’apprentissage d’une « distance aux rôles institutionnels » (p. 16). Quelques notations empiriques s’inscrivent précisément dans ce registre : ce sont, par exemple, ces femmes communistes italiennes qui décident collectivement de faire silence sur les frasques de leur vie sentimentale au moment de la présentation de soi en réunion (p. 199) ; ce sont ces syndicalistes bourbonnais qui préfèrent faire du sport que d’assister aux réunions (p. 180) ; ce sont les ouvriers soviétiques qui écrivent leur journal d’usine sous la forme d’un journal intime, y notant tous leurs faits et gestes et savourant le plaisir de l’écriture (p. 81).
13L’emprise on le voit, n’empêche pas le calcul, les stratégies d’euphémisation, la ruse, le contournement et bien sûr la résistance organisée. Mais, au-delà de ces passages sur les appropriations multiples du programme biographique, la tonalité générale de l’ouvrage est tout de même celle de la réussite de ce programme de re-socialisation des individus : réussite chronologiquement bornée, sociologiquement conditionnée, mais les exemples qui sont pris nous entraînent du côté de la « conversion de soi ». Ainsi les passages sur André Marty et Gérard Belloin évoquent les déchirements et les tourments profonds causés par leur éloignement du parti ; et plus généralement les notations sur cette emprise continuée expliquent que jusque dans les années 1980, le travail de deuil du parti emprunte également le registre biographique et reste pris dans le langage partisan. Plus globalement, et même si l’ouverture d’archives nouvelles fait surgir un gisement de témoignages beaucoup plus larges et anonymes, les auteurs donnent avant tout la parole à ceux qui sans doute la prennent le plus, les intellectuels et les responsables du parti. C’est peut-être que ceux-là ont été exposés durablement, tout au long de leur trajectoire, au sein du parti, mais aussi à l’école, dans leur profession, à des injonctions qui les ont familiarisés avec le travail sur soi : penser leur histoire sociale, s’analyser, accorder de l’importance aux idées et opinions politiques, maîtriser son cercle de relations, reconnaître les ressources de notoriété que leur a conférées le collectif. De ce point de vue, les travaux de Bernard Pudal (Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Presses de Sciences Po, 1989) et de Frédérique Matonti sur les intellectuels communistes (Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique, La Découverte, 2005) offrent une entrée propice à l’analyse sociologique du consentement du fait de la spécificité des groupes qu’ils étudient. La politique de maîtrise biographique qu’entend suivre la direction partisane et à laquelle ils ont souvent activement collaboré, est la continuation et parfois l’occasion d’une véritable mise en sens de leurs expériences antérieures. Ceux-là sont « pris », inégalement bien sûr, mais à côté d’un Edgar Morin qui rapporte son désarroi lorsqu’il est exclu du parti – « ...j’étais seul dans la nuit... À jamais, j’avais perdu la communion, la fraternité » et qui ajoute : « Huit jours plus tard, j’étais heureux, je respirais profondément Pair du jour [...] » (Autocritique, Julliard, 1959, p. 173-174) –, on peut opposer une longue liste d’ex qui ont raconté le sentiment de tristesse, de vide, de solitude qu’ils ont dû affronter lorsqu’ils ont quitté le parti communiste. Ceux-là donnent à voir l’emprise ; pour certains, ils la surjouent peut-être, tant la figure du militant communiste croyant est devenue une figure socialement familière, mais l’analyse de la trajectoire de Gérard Belloin, par exemple, que la dépression gagne au fur et à mesure qu’il se déprend du parti, convainc de la réalité de ces conversions identitaires, de ces processus d’intériorisation durable de nouvelles façons de faire, de (se) voir qui ne se défont que lentement et douloureusement.
14L’ouvrage nous donne à voir l’ampleur des dispositifs biographiques et l’effectivité de la contribution des membres de ces institutions à leur mise en œuvre ; il nous permet de saisir la diversité de leurs appropriations et des usages qui reformulent ces politiques du contrôle biographique. Mais la capacité qu’elles peuvent montrer à transformer les individus, à renforcer ou à contrarier leur socialisation antérieure reste peu documentée et devrait faire l’objet sans doute de questionnements plus individualisés permettant de restituer les trajectoires dans lesquelles prend corps l’apprentissage communiste ; les archives ne donnent à voir, sauf cas rares (les cas Belloin ou Marty par exemple) que des fragments de vie ordonnés par les codes de l’institution. De la masse des communistes répondant à ces enquêtes, on sait encore trop peu de choses et on reste parfois devant ces questionnaires aussi perplexes sans doute que certains évaluateurs communistes en leurs temps ; comment interpréter ces textes et que peut-on tirer de ces aveux, de ces réponses, de ces autocritiques publiques ? Le communisme a prospéré dans certains partis occidentaux, il a longtemps semblé indéracinable en Union soviétique et après guerre en Europe de l’Est ; doit-on faire de ces succès la preuve de l’emprise des institutions incarnant cette idéologie nouvelle, de leur capacité à transformer durablement les consciences ? Comme le montrent la plupart des contributions de l’ouvrage, la force de l’organisation tient sans doute moins à la transformation de soi qu’elle suscite qu’au déploiement des signes de l’obéissance (et d’abord au simple (ait que ces rapports soient remplis, collectés, conservés), que ces signes soient par ailleurs donnés avec enthousiasme, par habitude, par conformisme de groupe, par calcul et intérêt, par indifférence et souci de tranquillité, par loyauté ou par adhésion.
15On peut revenir alors sur l’agacement de ces intellectuels soviétiques investis dans le projet de Gorki et qui, lisant les journaux écrits par les ouvriers, se désespèrent d’y trouver pour l’essentiel de l’anecdote ou du factuel, bref, de leur point de vue, de l’insignifiant. Et à lire cette contribution de Josette Bouvard, on a parfois l’impression que ce résultat désarçonne les responsables bien davantage qu’une résistance caractérisée. On comprend également les scrupules de Véronique Garros qui, confrontée à un corpus d’autobiographies écrites durant la terreur stalinienne (« Voix inouïes sous la terreur. Les grands procès revisités dans “l’intimité diariste”. URSS 1936-1939 »), n’y trouve pas ce qu’elle (ce qu’on) attend, à savoir de la crainte, de la focalisation sur les procès et la répression, mais une écriture « fragmentaire », opérant « un époustouflant nivellement événementiel », qui « autorise le diariste à citer dans une même proposition un embonpoint naissant et l’arrestation d’un tiers », « une première neige et une exécution capitale » (p. 107) ; pour finir, l’auteur se voit obligée de « renoncer à présenter un petit florilège de journaux » car le risque aurait été alors de le lire comme « un échantillon représentatif de “l’opinion diariste” de l’époque » (p. 108). C’est peut-être cet échec revendiqué qui nous rappelle les limites de ces archives inédites qu’ont su trouver les auteurs : au fond, on ne sait pas grand-chose des trajectoires de ceux qui répondent à un questionnaire ou qui se livrent à une autocritique, et rien qui permette en tout cas de conclure à une généralité des mécanismes de transformation de soi que prétendent porter ces technologies nouvelles de gouvernement des hommes.
16Les politiques biographiques ont sans cloute permis un contrôle des populations et une régulation des conflits entre élites politiques ; elles sont des dispositifs de légitimation, au seul titre qu’elles viennent à l’existence et ce, quelle que soit leur consistance (on pourrait reprendre ici la critique qu’opposait Pierre Bourdieu aux sondages d’opinion qui manifestent leur puissance et peuvent se prévaloir de faire triompher la démocratie et ce, quelles que soient la consistance et la pertinence sociale de la parole recueillie) ; mais il serait sans doute hasardeux de déduire du succès et de la stabilité des partis et des régimes communistes leur capacité à convertir les populations de façon massive et d’en faire des « machines à transformer les individus ».
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