Approches biographiques
p. 159-161
Texte intégral
1L’approche biographique, méthode aujourd’hui routinisée en sciences sociales, peut être aussi un objet de recherche sociologique. Tel est le cas dans l’ouvrage dirigé par Bernard Pudal et Claude Pennetier1 : dans le mouvement communiste international, le « questionnement biographique » apparaît en effet comme une « technique de pouvoir », où les autobiographies sont utilisées à la fois comme instrument de sélection des cadres et de répression des déviants. Instrument de sélection, elles sont l’équivalent du curriculum vitæ d’aujourd’hui, à ceci près que les critères d’évaluation diffèrent (la « bonne origine de classe » est diamétralement opposée, les dispositions requises ne sont évidemment pas les mêmes, le « capital politique » tient lieu – jusqu’à un certain point – de capital scolaire, etc.). Instrument de détection des déviants, le « contrôle biographique » vise à cerner les écarts entre le récit autobiographique, dont l’enjeu implicite est, pour chacun, l’ajustement au plus près de sa trajectoire sociale au « mythe prolétarien » (Fils du peuple de Maurice Thorez) et de sa trajectoire politique au « modèle bolchevique » (contribuant ainsi à l’intériorisation de la légitimité de l’idéal-type), et ce que peuvent « révéler » d’autres sources : dispositif qui a pour corollaire « l’autocritique », « l’aveu », etc., pratiques dont on attend « la conversion » du « déviant »2. Mais, peut-on voir alors dans le questionnement biographique une « machine à transformer les individus » (Foucault) ? Les travaux rassemblés mettent en évidence les stratégies d’euphémisation, de contournement, de résistance, la distance au rôle, le « quant-à-soi », de sorte qu'on peut se demander si « la conversion » ne se réduit pas à un « discours sur la conversion »3.
2« Technique de pouvoir » et, comme telle, objet d’enquête, l’approche biographique est aujourd’hui une méthode d’enquête banalisée4. Dans le cadre de l’enquête menée par Mathias Millet et Daniel Thin5, la reconstitution des trajectoires biographiques cherche à rendre compte des ruptures (tournants, inflexions) des trajectoires scolaires (ou, si l’on veut, d’une déviance par rapport aux normes scolaires). Proche en cela de l’usage politique du questionnement biographique, l’enquête sociologique confronte ici les récits des élèves déviants à ceux de leurs parents (quitte à se trouver confrontée à leurs résistances) et de leurs enseignants, à leurs dossiers scolaires (« casiers scolaires »), etc., mais elle s’en éloigne, bien sûr, dans la mesure où la recherche de « la vérité » n’a pas d’autre fin, dans ce cas, que la compréhension des mécanismes qui conduisent à la « désaffiliation scolaire ». Dans l’enquête menée par Bernard Lehmann6, l’approche biographique, associée à l’observation et à l’exploitation statistique d’un fichier d’élèves (dont la fabrication s’apparente à un « questionnement biographique » standardisé), n’est qu’une méthode parmi d’autres. Elle permet de faire apparaître, derrière « l’harmonie » de l’orchestre (son unanimité de façade), les hiérarchies et les clivages qui l’organisent. Ainsi met-elle en évidence l’homologie de l’opposition entre « familles instrumentales » (cordes/cuivres) et du clivage entre origines sociales des musiciens (bourgeoises/populaires) ou le rôle déterminant de la pente de leurs trajectoires biographiques pour rendre compte de leurs rapports à l’orchestre (« héritiers », « déclassés » et « promus »).
3En mettant ainsi en évidence la parenté, sinon la similitude, des techniques d’enquête mobilisées par l’approche biographique et la pluralité des usages de cette dernière (du politique au sociologique), il ne s’agit pas de remettre au goût du jour la dénonciation des « socio-flics », mais d’inviter à un programme de recherches comparatives qui aurait pour objet le répertoire des usages sociaux de « l’approche biographique » : des usages du CV dans les pratiques de recrutement aux usages judiciaires du « casier », des usages du « cursus » dans les pratiques d'orientation scolaire aux usages littéraires de l’autobiographie, etc.
Notes de bas de page
1 Claude Pennetier et Bernard Pudal (dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux, dans le monde communiste, Paris, Belin, coll. « Socio-histoires », 2002.
2 Sur ce sujet, cf. Muriel Darmon, « Sociologie de la conversion : socialisation et transformations individuelles », in Claudine Burton-Jeangros, Christoph Maeder (dir.), Identité et transformation des modes de vie, Zurich, Seismo, 2011, p. 64-84.
3 Cf. David A. Snow et Richard Michalek, « The sociology of conversion », Annual Review of Sociology, vol. 10, 1984, p. 167-190.
4 Cf. Gérard Mauger, « L’approche biographique en sociologie : une démarche contestataire », Les Cahiers de l’IHTP, no 11, Mai 68 et les sciences sociales, avril 1989, p. 8 5-99.
5 Mathias Millet et Daniel Thin, Ruptures scolaires. L’école à l'épreuve de la question sociale, Paris, PUF, coll. « Lien social », 2005.
6 Bernard Lehmann, L’orchestre dans tous ses éclats. Ethnographies des formations symphoniques, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui. Série enquêtes de terrain », 2002.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.