Traduire ou transcrire les noms de personnages : incidences sur la lecture
Translating or transcribing the names of literary characters?
p. 293-309
Résumé
In a novel, personal names serve as recurring marks organizing a character as a repository of information and the reader’s memory of the text. The onomastics therefore produces incontestable effects on the hermeneutical activity of the reader, and these intensify in the case of a novel translated from the Chinese, where the transposed names of characters often suffer from amputation or semantic hypertrophy. Surveying French translations from modem and contemporary Chinese literature, this paper examines the velleities of interpretation that are manifested by the different ways of transposing Chinese denominative designations (given names, last names and various kinds of appellations), especially on the part of those who have access to Chinese literature exclusively through translations.
The survey reveals the diversity of choices. Proper names, and given names in particular, are transposed predominantly through phoneticisms at the expense of semantic considerations. Only very few texts, like Ba Jin’s Family, benefit from systematic translation of the names of the characters. Yet, the temptation to translate persists, and some translators have selectively adopted split solutions in order to meet the needs of the original to the same extent as those of the target language. Appellative designations and last names, a priori inviting translation more easily, are to no lesser degree the object of heterogeneous transpositions. While most translators are reluctant to render determining prefixes of last names, like xiao or lao, terms indicating family relationships are generally translated without hesitation. In this context, the demands of the target language are usually considered more important than the particularities of the original language.
The respective choices create different effects on the reading. Translations invite readers ignorant of the anthropological and cultural mechanisms of Chinese names to identify the translated names as an act of specific motivation on the author’s part and, consequently, to begin the interpretive labour at a rather early stage. The reader is led to anticipate a certain moral, characteriological, ideological or aesthetic content of a character which will be found confirmed or denied in the course of reading. Transcribed names do not elicit partial or indigent interpretations, since they are initially blank words that are charged with meaning only in a cumulative process of signification. However, the lack of translation causes loss of information, e.g., of sociological or anthropological data, and gives rise to semantic deficiencies.
Texte intégral
1Le choix de ce thème provient de deux constatations corrélatives, liées en partie à des expériences pédagogiques que nous avons vécues avec des étudiants en littérature comparée non sinisants. D’abord, l’impact qu’exerce l’onomastique sur la lecture romanesque dans la tradition occidentale. L’onomastique et notamment les noms propres des personnages servent en effet de marques récurrentes qui organisent le personnage comme foyer d’information et la mémoire que le lecteur a de son texte. La lecture d’un roman est souvent fonction de la prise en considération par le lecteur du jeu textuel qui se tisse entre le signifiant discontinu qu’est le nom du personnage et son signifié1. La seconde constatation dérivée de la première est que ces incidences ainsi attestées concernant la lecture d’un roman indigène s’intensifient ou se problématisent lorsqu’un lecteur se trouve devant un roman traduit, et surtout du chinois, où le nom relève d’un système linguistique et anthropologique particulier, pour ne pas dire unique. Viviane Alleton a longuement évoqué les difficultés de transposer les noms chinois en langues européennes. Elle commence et termine en constatant un même dilemme : traduit ou transcrit, « un prénom chinois transposé dans une langue européenne souffre d’un excès ou d’une insuffisance de sens ». (Alleton 1993 : 7, 230.) L’amputation ou l’hypertrophisation sémantique ainsi introduite ne pourra pas être sans incidence sur la lecture ; elle impose nécessairement une certaine orientation à l’activité herméneutique du lecteur. L’objectif de cet exposé n’est donc pas d’élaborer des recettes ni de porter des jugements de valeur sur les travaux de traduction réalisés, même si la question les concerne au plus haut point, mais de s’attacher à examiner des velléités d’interprétation qui s’esquissent à partir des noms transposés chez ceux pour qui l’accès à la littérature chinoise passe exclusivement par la traduction, et à qui cette dernière s’adresse en premier chef.
2Pour ce faire nous devrons d’abord dresser un recensement rapide des pratiques existantes avant de focaliser notre analyse sur les effets de lecture qu’elle provoquent.
Pratiques existantes
3On passera d’abord en revue les différentes pratiques existantes dans ce domaine. Nos investigations se limitent à des textes de la littérature chinoise moderne et contemporaine, traduits en français et parus pendant les dernières décennies. Corpus modeste, qui offre néanmoins un éventail assez large, devant permettre de rendre compte de la diversité des choix en la matière. Sans être comparable aux romans chinois traditionnels où l’onomastique joue un rôle déterminant dans la composition narrative par la myriade des personnages et par les motivations auxquelles les romanciers les soumettent systématiquement, le roman chinois moderne n’en demeure pas moins conditionné par un système désignatif complexe, largement inspiré de la potentialité référentielle. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à tout un travail de reconstitution archéologique effectué par Lu Xun, l’auteur d’Histoire d’A Q, au début de sa nouvelle à propos de l’identité de son personnage, ou à Un fils tombé du ciel de Lao She, où le choix du nom de l’enfant retrouvé dans la rue offre un épisode initial pittoresque et savoureux. L’importance perpétuée des noms ne laisse pas indifférents les traducteurs, qui sont nombreux et qui, dans leurs propositions diverses, transcendent la simple distinction de traduction ou de transcription.
4La diversité des solutions s’affirme quand nos enquêtes s’étendent sur l’ensemble des désignateurs dénominatifs, comprenant à la fois noms propres (il s’agit le plus souvent, bien sûr, de prénoms), surnoms et toutes sortes d’appellations. La complexité des pratiques augmente encore si l’on prend en compte le recours à certains dispositifs explicatifs comme liste de personnages, notes infrapaginales ou paraphrases multiples. Du point de vue de la lecture, ces pratiques de transposition mélangées, entrecroisées, provoquent des effets de réceptions complexes.
5Examinons en premier lieu les noms propres ou plus précisément les prénoms. La transposition des noms propres nous révèle d’abord le choix croissant et majoritaire du phonétisme au détriment des considérations sémantiques. La traduction systématique semble en tout cas péricliter. La tentation traductrice subsiste encore, elle se fait toutefois sélective et localisée et ne se manifeste et s’actualise que dans la mesure où la motivation textuelle est explicite et incitative ou que les frontières se brouillent entre le prénom et le surnom.
6Famille de Ba Jin constitue ainsi, dans le corpus que nous avons délimité, l’unique cas qui bénéficie d’une traduction systématique des noms de l’ensemble de ses personnages. Ce choix provient du souci que les traducteurs de ce roman ont eu d’éviter la confusion que pourrait engendrer dans l’esprit des lecteurs le nombre important des personnages, dont les noms sont phonétiquement proches les uns des autres (voir « Avertissement des traducteurs » in Ba Jin 198b : 19). La traductrice de Printemps et d’Automne qui, avec Famille, font partie de la trilogie de Torrent semble moins préoccupée de ce risque de confusion et rompt avec l’entreprise. Après avoir été traduits dans le premier volet en Éveil du Nouveau, Éveil du Peuple, Éveil de l’Intelligence, Double Jade, Cithare, Chant de Phénix, etc., les personnages de Juexin, Juemin, Jue-hui, Ruijue, Qin, Mingfeng, dans les deuxième et troisième volets, reviennent à la forme phonétique. La discontinuité est remarquable malgré la liste des personnages, le tableau généalogique, l’avertissement de la traductrice et même des notes infrapaginales, qui contribuent à faire comprendre le système familial chinois et le lignage. Ce retour au phonétisme s’expliquerait non seulement par une autre sorte de souci de clarté, mais aussi par des difficultés d’harmonisation générale que l’on rencontre dans la traduction systématique. Ainsi la forme grammaticale de la combinaison déterminant-déterminé, la plus couramment adoptée, appliquée ici dans la série des noms qui marquent la génération des oncles, aboutit-elle parfois à des traductions un peu forcées : Maîtrise des Lettres (Kewen), Maîtrise de Lumière (Keming), Maîtrise de Quiétude (Ke’an), Maîtrise de Détermination (Keding). On reviendra plus loin sur les inconvénients occasionnés par l’harmonisation grammaticale de la série. On éprouve au demeurant la même difficulté quant à la fixation du rapport même de détermiant-déterminé dans le nom de Mingfeng, traduit par Chant de Phénix, et non par Phénix qui chante ou Phénix chantant, plus proche pourtant de l’idée chinoise. C’est sans doute pour éviter ce genre de complication que l’on choisit, dans Ordination, d’indiquer en bas de page le sens du premier caractère qui se retrouve dans les noms des trois condisciples : Ren (Bien-veillance) : Ren Shan, Ren Hai, Ren Du, sans tenter de donner à chacun d’eux un sens global ou un sens composé.
7Le plus grand nombre des traductions ont ainsi opté pour le phonétisme des noms qu’elles appliquent d’un bout à l’autre. On peut citer La forteresse assiégée de Qian Zhongshu : les traducteurs ont adopté la translittération systématique, avec les personnages hauts en couleur comme Hongjian, Xinmei, Roujia. Ou un autre roman plus récent, Épouses et concubines, de Su Tong, où les noms de Songlian, Zhuoyun, Meishan, revêtent aussi la simple forme transcrite.
8Si ces romans ont incité leurs traducteurs à une option bien tranchée, d’autres semblent orientés vers des choix plutôt panachés, en faisant cohabiter la traduction et la transcription. Le passeur de Chadong de Shen Congwen nous donne à lire le nom de Cuicui en Émeraude, alors que les deux frères, Tianbao et Nuosong, se contentent de leur phonétisme. Un cas similaire s’observe avec Le pousse-pousse de Lao She où le personnage féminin, Huniu, est bel et bien mis en vedette avec le nom traduit de Tigresse, tandis que l’autre protagoniste, Xiangzi, voit son nom rester dans l’obscurité sémantique.
9Les deux traductions sélectives semblent obéir aussi bien à l’exhortation des textes originaux qu’aux exigences de la langue d’arrivée. Le nom de Cuicui est traduit car le texte explique bien les circonstances dans lesquelles il est donné : « Les montagnes avoisinantes étaient couvertes de bosquets de bambous d’un vert éclatant, aussi le vieux batelier donna-t-il à la pauvre orpheline le nom d’“Émeraude”. » (Shen Congwen 1990 : 11.) Le nom traduit emmagasine et incarne ainsi les informations concernant l’harmonie dans laquelle la jeune fille vit avec la nature. La traduction du seul nom de la protagoniste entraîne deux constatations supplémentaires. D’abord, le texte livre aussi le sens des noms des deux frères, Tian Bao et Nuo Song, qui ne sont pourtant pas traduits. On pourra s’interroger sur ce traitement inégal. S’agit-il là d’une façon de privilégier le personnage féminin ou des difficultés imsurmontables de rendre en français les deux noms dont le sens est trop compliqué : « Protégé du Ciel » pour Tian Bao, « Envoyé du dieu qui détourne les maladies » pour Nuo Song (ibid. : 28). En ce qui concerne le nom d’Émeraude lui-même, du point de vue lexical et stylistique, on peut remarquer que le prénom chinois en question résulte de la reduplication du caractère Cui : Cuicui, constituant une sorte de diminutif hypocoristique. Sa traduction française en un seul mot efface ce redoublement et entraîne certaines conséquences sémantiques : le caractère intime et affectif du nom se fait donc moins sentir en français, à la différence de la motivation du texte original : « Aussi le vieux batelier donna-t-il à cette pauvre orpheline un nom qui la garde proche de lui (la partie en italique n’est pas traduite) : Cuicui. » Il s’agit donc d’une double allusion à la nature et à l’affectivité, une motivation morpho-sémantique qu’il paraît difficile de restituer entièrement2. Quant à la traduction du Pousse-pousse, la sélection favorisant le nom de Huniu semble s’expliquer par un prénom qui se confond avec le surnom et semble suggérée par la classification des physionomistes : « Pour toute progéniture, il (Quatrième Seigneur) n’avait qu’une fille qui appartenait, elle aussi, à la catégorie des tigres. Avec une tête qui lui avait d’ailleurs valu le surnom de « Tigresse », justement, elle faisait peur même aux hommes. » (Lao She 1991 : 12.) Par rapport à Huniu, le nom de Xiangzi prête moins à confusion, il ressemble plus à un prénom qu’à un surnom. On a de bonnes raisons d’hésiter à le rendre par Veinard. La version française proposée par les éditions de Pékin a pourtant cédé à la tentation, en le traduisant ainsi. Elle dote même les deux noms d’une égale couleur de surnoms en les précédant d’un article défini : la Tigresse et le Veinard.
10Passons maintenant aux désignations appellatives et aux surnoms, qui n’en demeurent pas moins l’objet de transpositions hétérogènes, même si, a priori, ils invitent plutôt à la traduction. Les traducteurs se révèlent prudents devant les déterminants comme Lao, Xiao qui préfixent les noms de famille, sans les traduire par Vieux ou Petit. Le domestique dans Famille s’appelle encore Vieux Zhao. Si dans Le roi des arbres, Lao Xiao n’est pas traduit par Vieux Xiao, le traducteur met toutefois en bas de page une note qui explique le sens de ce terme en le situant dans le contexte chinois (A Cheng 1988 : 96). De son côté, La cage entrebâillée nous donne à lire les noms de Lao Li et de Xiao Zhao.
11En ce qui concerne d’abord les termes de parenté, ils sont généralement traduits tels quels. Le personnage principal de Rides sur les eaux dormantes de Li Jieren s’appelle Belle-Sœur Cai, tout comme nous trouvons Belle-Sœur Xianglin dans Sacrifice du Nouvel An de Lu Xun. Ce n’est pourtant pas le cas dans La cage entrebâillée, où l’entremetteur, qui s’appelle dans le texte original Grand Frère Zhang (Zhang Dage) se fait appeler Zhang Dage3 et que sa femme, Belle-Sœur Zhang (Zhang Dasao), prend l’appellation de Madame Zhang. Le phonétisme entraîne une sorte de neutralisation du rapport social particulier contenu dans le système appellatif chinois. Ce déficit en signification sociale est toutefois contrebalancé par l’appellation du seul nom de famille, Zhang, qui fait ressortir une certaine familiarité dans le registre français. On peut seulement ajouter, au passage, qu’une telle pratique peut provoquer des effets de confusion très inattendus pour un sinisant. Premièrement il n’est pas précisé que Lao est un préfixe ; en plus, les noms de Madame Zhang et de Madame Li nous indiquent en toutes lettres que Zhang et Li sont les noms de famille. Dans ces conditions on a toutes les raisons de soupçonner que Lao, dans Lao Li, est sans doute son prénom. Deuxièmement Zhang Dage prend son nom dans l’ordre invariable de nom de famille + « le prénom » (on oublie au fur et à mesure que Zhang Dage veut dire grand frère), ou sous la forme abrégée de Zhang. Le nom de Lao Li, du même coup, paraît s’écrire dans un ordre inversé et toujours en entier. Aussi ne peut-on s’empêcher de s’interroger sur la signification éventuelle de ce dernier : Lao Li, avec la permanence de son prénom, serait un personnage mal intégré au groupe social et tourmenté par le problème de l’individualité. En tout cas on comprend que le choix du désignateur rigide ou des appellations occidentales consiste à privilégier les exigences de la langue d’arrivée au détriment du particularisme de la langue de départ. De ce point de vue l’exemple le plus frappant en revient sans doute à Printemps et Automne, où le nom de Zhang Shi désigne en réalité Troisième Dame Gao, née Zhang, et où par ailleurs, il semble plus clair à la traductrice de donner l’appellation de « cousin(e) » suivie du prénom, plutôt que de traduire « Quatrième Frère » ou « Deuxième Sœur », comme cela est inscrit dans le texte original.
12Quant au surnom ou sobriquet, généralement rendu tel quel, il donne lieu pourtant à des arrangements ou à des renonciations à cause sans doute des subtilités ou des allusions qui défient la traduction. Luo Wai-zui et Cai Shazi, dans Rides sur les eaux dormantes, sont respectivement traduits par Luo Bouche Torte, Cai l’Idiot et Xiao Geda, dans Le roi des arbres, par Xiao Le Noueux. Avec une légère modification Jiao-luan (jambes-couilles), ami du fou des échecs dans Le roi des échecs, s’appelle plus pudiquement Longues Pattes. La traduction ne paraît pas rendre le caractère « très grossier » du sobriquet dont parle le personnage porteur4. Pour des raisons diverses, on voit aussi des surnoms transcrits comme un nom propre. Minghai, le nom bouddhique de ce jeune garçon dans Ordination de Wang Zengqi, reste sous sa forme phonétique, et son sens de Océan de Clarté est seulement noté en bas de page. Wang Shouwu, amateur de poèmes, dans Les trois amis de l’hiver du même auteur, est aussi exempt de traduction ; Seules deux notes séparées expliquent le sens de shou, maigre, et de wu, je ou moi teinté d’une connotation littéraire, sans que le sens d’ensemble tiré de la référence à un poème des Song soit traduit ou indiqué. Dans Un enfant tombé du ciel (Niu Tianci), le sens figure dans le titre, adopté d’après le nom du personnage, alors qu’à l’intérieur du texte, il est donné simplement en pinyin.
Effets de lecture
13Les options observées plus haut conditionnent le déchiffrement et créent des effets de lecture divers. Réexaminons d’abord les noms traduits. La traduction invite un lecteur qui ignore le mécanisme anthropologique et culturel du nom chinois à identifier les noms traduits à un acte de motivation spécifique de l’auteur et, partant, à faire intervenir assez tôt le travail interprétatif. Ces noms, dont le sens est explicite et reconnu d’emblée par les lecteurs, leur servent de référence prospective, d’horizon d’attente pour « prévoir » le personnage, à qui ils attribuent tel ou tel contenu moral, caractériel, idéologique ou esthétique. Ces interprétations anticipées se voient, au fur et à mesure de la lecture, confirmées ou démenties. Les aléas sont fonction, certes, des compétences encyclopédiques, génériques ou idéologiques du lecteur, néanmoins les traductions données ne manquent pas d’infléchir l’interprétation dans une certaine direction.
14Que des lecteurs trouvent dans le nom d’Émeraude une note poétique, cela ne s’éloigne pas excessivement du climat idyllique qui règne dans le Passeur de Chadong. Il est en revanche plus problématique de croire déceler des effets lyriques à travers des noms féminins de Famille, Chant de Phénix, Double Jade, Prunier de frimas, Cithare. C’est ignorer que ces derniers s’inscrivent dans l’un des registres les plus conventionnels que l’on puisse observer à l’époque dans le milieu décrit et que Ba Jin reprend pour appuyer l’ancrage référentiel de son roman.
15Les trois protagonistes du même roman n’en mobilisent pas moins des tentatives d’interprétation orientées vers la monosémie de la désobéissance. On pense voir dans le morphème Éveil (Jue) qui relie les prénoms des trois frères : Éveil du Nouveau, Éveil du Peuple et Éveil de l’Intelligence, le signal d’une prise de conscience qui renvoie à la révolte des jeunes protagonistes contre l’autorité patriarcale et contre le carcan du système familial traditionnel. C’est aussi ignorer le sens bouddhique de ce terme. Dans le cas de Juehui, le plus révolté de tous, les deux caractères, l’un comme l’autre, appartiennent au champ lexical du bouddhisme, Jue désignant l’éveil, et Hui, la sagesse. Son nom de Juehui renvoie même à sa forme anagrammatique de Huijue : éveil, ou fruit de la sagesse. Si l’aîné s’appelle Éveil du Nouveau, ce prénom fait d’abord allusion, on le sait, à la naissance de la nouvelle génération et à l’extension de la famille puisqu’il est le premier né de la première branche. Sympathisant avec ses deux frères dans leur révolte, il est pourtant tiraillé entre le devoir et les idées modernes, et victime de bien des drames. Son parcours dément une quelconque interprétation de son caractère comme novateur.
16On ne peut pas, bien entendu, exclure l’hypothese que Ba Jin investisse les noms de ces personnages d’un sens de prise de conscience ou de révolte. Il s’agira là non d’un sens monolithique, mais d’une polysémie, corrélée à un acte de dénomination qui se situe à deux niveaux. Dans l’univers diégétique on peut penser que le dénominateur légitime est vraisemblablement le père ou le grand-père même si ce rôle ne leur est pas formellement assigné. Lettrés confucéens et défenseurs de la morale ancienne, ils ne peuvent donner que des noms qui correspondent à leurs propres visions et souhaits. L’auteur intervient en tant que, pour ainsi dire, second dénominateur de ses personnages. Il doit respecter la vraisemblance des noms donnés dans de tels contextes familiaux, avant de pouvoir jouer avec la polyvalence de ces termes. C’est au fond une question de remotivation ignorée par les lecteurs : il est un fait culturel et extratextuel que les prénoms chinois ont un sens, qui ne résulte pas d’un travail spécifique de l’auteur. Dans un roman la remotivation est possible, mais pas systématique et elle s’effectue par superposition et par recréation.
17Les limites de la compétence linguistique et encyclopédique des lecteurs ne sont pas les seuls éléments générateurs de l’interprétation monolithique ou faussée. Cette dernière peut être favorisée aussi par des traductions infléchies sous les contraintes de la langue d’arrivée. On a vu que dans Famille, les garçons de la troisième génération portent dans leur prénom le caractère de Jue (Éveil). Pour marquer cette continuité et l’harmonie de la série, le traducteur le conserve en l’insérant dans une structure grammaticale systématique de combinaison : nom + complément. Mais comme l’indique Viviane Alleton (1993 : 71), en chinois « la suite de deux syllabes dans un prénom peut être une simple juxtaposition, un syntagme ou la condensation d’un énoncé ». Les deux caractères qui se suivent ne forment pas nécessairement un mot morphologiquement marqué par la combinaison du type déterminant + déterminé. De ce point de vue, les noms d’Éveil de l’Héroïsme, Jueying (fils aîné de Maîtrise de Lumière), et d’Éveil de l’avant-garde, Juexian (troisième fils de Maîtrise de Quiétude), sont problématiques sur le plan grammatical comme sur le plan sémantique. Il s’agit en chinois, pour le premier, de la juxtaposition de deux notions : éveil et talent éminent, et pour le second, de la condensation d’un énoncé qui, par la structure d’un verbe substantivable + un adverbe, exprime un souhait : quelqu’un qui atteint l’éveil précocement ou avant les autres. La traduction française, qui se plie à la nécessité de la langue d’arrivée, entraîne une certaine distorsion sémantique qui fausse les données textuelles et fourvoie l’interprétation.
18Essayons de voir les conséquences qu’entraînent les noms transcrits au niveau de la lecture. Par rapport aux noms traduits, des noms réduits au phonétisme ne sont pas de nature à susciter des interprétations précoces, partielles ou indigentes. Assignés au statut de noms propres, ils sont au départ un mot blanc, un asémantème (Hamon 1973 : 145), qui met la lecture en face d’un fonctionnement cumulatif de signification. Le lecteur les charge de sens au fur et à mesure des transformations dont ces morphèmes « vides » à l’origine auront été le support et l’agent. Ainsi un lecteur doit-il s’engager assez en avant dans sa lecture, ayant connu les échecs subis par Fang Hongjian et son absence systématique de réactions, pour être à même d’en tirer une certaine richesse sémantique relative à ce personnage. De ce point de vue, il n’aura pas perdu beaucoup d’informations par rapport à un nom traduit. La différence réside peut-être dans le fait que la lecture ici prend une forme plus rétroactive, qui charge petit à petit le nom transcrit de significations en fonction du signifié du personnage. Pourtant le défaut de traduction cause fatalement des pertes d’informations et des déficiences sémantiques que l’on peut observer sur plusieurs plans.
19Un nom qui n’est pas traduit laisse dans son opacité une partie de la richesse de l’œuvre et du personnage dans ses propres transformations comme dans les relations qu’il entretient avec d’autres personnages. Un étudiant attentif décèle dans Famille, à juste titre, la codification et la hiérarchisation d’un système familial traditionnel grâce à la traduction des noms compartimentés selon la génération, le sexe, et révélateurs d’une attribution inégale : les hommes ont souvent un prénom plus abstrait et plus recherché, chargé d’une qualification positive ou d’une volonté d’agir sur le destin, nomen-numen, alors que les femmes portent un prénom qui renvoie simplement à la beauté comparée aux fleurs ou aux pierres précieuses : Anneau de Turquoise (Cuihuan), Fleur Cachée (Yunhua), Pur Hibiscus (Shurong), mis à part les prénoms à vertus typiquement féminines tel Pure Chasteté (Shuzhen). Lorsqu’on est en présence de la simple transcription la situation devient différente. Reprenons l’exemple tiré de La cage entrebâillée. Si Lao She a choisi de nommer, dans ce roman, la plupart de ses personnages non pas d’après leurs prénoms mais d’après leur appellation qui repose soit sur le modèle du nom de famille précédé de Lao ou Xiao, soit sur d’apparents liens de parenté, c’est parce que ce système appellatif est particulièrement révélateur des rapports sociaux que décrit l’auteur dans ce roman. La simple transcription phonétique et l’absence de notification empêchent donc les lecteurs d’accéder à cette référence sociologique et anthropologique, qui est pourtant nécessaire à la compréhension des faits normatifs et de la déviance introduits dans le texte. Grâce à une note jetée en bas de page (Lao She 1986 : 286), on comprend mieux pourquoi Xiao Zhao abrège le nom de Ding Erye en Ding Er5. En revanche un lecteur non initié a des difficultés à saisir pourquoi Lao Li, d’un caractère foncièrement intègre et probe, a toujours refusé d’appeler Xiao Zhao un de ses collègues débauché et crapuleux.
20Examinons maintenant la question du point de vue proprement narratif. Le nom de Xiangzi du Pousse-pousse, qui présage le bonheur et le caractère honnête d’un homme, doit permettre à l’auteur d’adopter une double stratégie positive et déceptive dans la construction du personnage. Ce prénom est en concordance avec un caractère foncièrement honnête et intègre, mais en parfaite contradiction avec un parcours narratif descendant et le destin tragique qui lui est réservé, aux antipodes du souhait que son créateur a formulé à travers sa dénomination. A cela s’ajoute encore le rapport entre le discours textuel et le discours intitulant, qui aurait des conséquences non moins importantes sur l’orientation de la lecture. A la différence du titre chinois où figure le nom même du protagoniste, nous avons donc un titre réifié et désanthropomorphisé. En laissant peut-être un peu de côté l’intention première de l’auteur, qui, en adepte de Dickens, aurait voulu placer son héros au centre de son histoire, la traduction suggère par là même une lecture qui ne s’éloigne pas outre mesure du discours textuel global en mettant en relief l’idée de l’objectivation et de l’aliénation du personnage. Encore a-t-il fallu aux traducteurs, pour cette modification, réaménager discrètement et habilement l’incipit de façon à effacer l’hiatus qui aurait séparé le titre du texte, puisque la version originale commence par l’explication du nom de Xiangzi et de son surnom, Le Chameau, faisant écho au titre, Xiangzi le Chameau, alors que par le titre du Pousse-pousse, on a dû introduire dans le passage initial, juste derrière le nom de Xiangzi, une apposition, « le tireur de pousse-pousse », de façon à assurer un enchaînement entre le titre et le personnage ici présenté (Lao She 1991 : 9).
21A l’occultation ou à la modification des fonctions narratives et psychologiques des noms de personnages se joignent encore celles de leurs fonctions rhétoriques. Xiangzi le Chameau, qui n’est pas traduit dans le titre, aurait mis en évidence le réseau métaphorique de la bestialité, constituant le contrepoint significatif de Tigresse dans la mise en place du couple oppositionnel de domination/soumission. Dans La forteresse assiégée, c’est l’ironie qui est en jeu. Le nom de Fang Hongjian constitue ainsi une antiphrase de son destin. Hong signifie l’oie sauvage, souvent associée à l’idée de projet ambitieux, de plan grandiose (Hongtu), ou de nobles aspirations (Hongye), tandis que Jian, désignant le 53e hexagramme du Livre des Mutations, renvoie à l’idée du développement régulier, le moment où une nouvelle étape est franchie dans la marche vers un accomplissement final. Cette ambition que les parents, probablement, appellent de leurs vœux, se voit constamment démentie par des échecs réitérés et une vie d’une platitude désespérante. Son nom contradictoire rejoint celui de sa femme, Sun Roujia, qui, d’après son prénom, doit offrir l’image d’une femme douce, tendre et heureuse. Mais c’est une véritable mégère indomptable qui enfonce chaque jour davantage Hongjian dans ses désillusions et sa déchéance. Le même procédé s’étend jusqu’au nom de Gao Songnian, le recteur de l’université de Sanlü, qui sur un poste qu’il monopolise depuis trop longtemps tyrannise ses collègues avec ses connaissances scientifiques vieillissantes. L’auteur y fait allusion par le choix de son prénom, Songnian. Song : pin, Nian : âge. Le pin étant l’emblème de la longévité, l’homme atteint en effet un âge plus qu’honorable. Le nom de famille même renforce l’idée : Gao, associé à des expression comme Gaoling, âge avancé ou Degaowangzhong, vertu éminente et grand prestige. Un charisme donc lié à la doyenneté. De telles notes ironiques se dégagent des noms de ces personnages à la moindre sollicitation d’un lecteur chinois, mais demeurent opaques en français en raison de la transcription.
22A l’inaccessibilité du sens s’ajoute encore un dernier point : la restriction du sens, due à l’impossibilité, dont sont souvent prisonniers des lecteurs timides ou inexpérimentés, de reprendre des transcriptions phonétiques, notamment du pinyin, à cause de leur caractère imprononçable. Il en résulte que les noms propres, chargés de la permanence et de la conservation de toutes les informations, sont souvent remplacés par des désignations descriptives comme les titres, les fonctions ou les rôles, avec une densité sémantique plus localisée. Ainsi Roujia est la femme insupportable de celui qui revient de France avec un diplôme bidon, Xiao Zhao, la crapule, Zhang Dage, l’entremetteur, et enfin, Xiangzi (Siang-tse), souvent le protagoniste ou le tireur de pousse-pousse.
23Devant ces handicaps aussi bien sémantiques que phonétiques qui affectent la lecture, pourra-t-on imaginer un jour – est-ce une utopie ? – des solutions qui réinventent des noms à la fois prononçables et contenant un sens maintenu dans sa suggestion discrète6 ?
Bibliographie
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Alleton, Viviane. 1993. Les Chinois et la passion des noms. Paris, Aubier.
Hamon, Philippe. 1973. « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit. Paris, Éd. du Seuil.
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– 1991. Le pousse-pousse. Arles, Philippe Picquier.
– 1992. Un fils tombé du ciel. Traduction de Lu Fujun et Christine Mel. Paris, Le Livre de Poche.
Li Jieren (Li Tie-j’en). 1982. Rides sur les eaux dormantes. Traduction de Wan Chunyee. Paris, Gallimard.
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– 1989b. Famille. Traduction de Li Tche-houa et J. Alezaïs. Paris, Le Livre de Poche.
Qian Zhongshu. 1987. La forteresse assiégée. Traduction de S. Servan-Schreiber et Lou Wang. Paris, Ch. Bourgois.
Shen Congwen. 1990. Le passeur de Chadong. Traduction d’Isabelle Rabut. Paris, Albin Michel.
Su Tong. 1992. Epouses et concubines. Traduction d’Annie Au Yeung et Françoise Lemoine. Paris, Flammarion.

Annexe
Wang Zengqi. 1989. Les trois amis de l’hiver. Traduction d’Annie Curien. Arles, Philippe Picquier.
Annexe
Liste des noms

Notes de bas de page
1 . Les personnages : constitués par des signes linguistiques, des procédés de dimensions variables. Hamon propose de nommer étiquette cet ensemble disséminé de marques : « Le personnage, “l’effet-personnage” dans le texte n’est, d’abord, que la prise en considération, par le lecteur, du jeu textuel de ces marques, de leur importance qualitative et quantitative, de leur mode de distribution, de la concordance et discordance relative qui existe, dans un même texte, entre marques stables (le nom, le prénom) et marques instables à transformations possibles (qualifications, actions). L’ensemble de ces marques, que nous appellerons “l’étiquette du personnage”, constitue et construit le personnage. Le retour des marques stables organise le personnage comme foyer permanent d’information, organise la mémoire que le lecteur a de son texte ; leur distribution aléatoire et leurs transformations organisent l’intérêt romanesque. » (Hamon 1983 : 107.)
2 . Un élément pratique, indiqué par la traductrice, doit entrer en considération : la transcription phonétique de Cuicui prêterait à confusion car on le lirait comme le mot onomatopéique, en français, de « cui-cui », qui imite le pépiement d’oiseau.
3 . Cette appellation est traduite dans la première ligne du roman, mais qualifiée de « surnom » et abandonnée pour toujours dans le reste du texte, sauf dans quelques dialogues : « Zhang n’avait pas volé son surnom de “grand frère”. » (Lao She 1986 : 13.)
4 . « Je m’appelle Ni Ring. Comme j’ai de longues jambes, tout le monde m’appelle Longues Pattes. C’est un surnom très grossier, n’y prête pas attention... » (A Cheng 1988 : 45.) Dans le texte chinois, le commentaire sur la grossièreté porte sur le seul caractère de « couilles » (luan).
5 . La note nous indique : « Littéralement, Erye signifie “Deuxième seigneur”. En l’appelant Ding Er, Xiao Zhao traite le vieillard comme un simple domestique. » (Lao She 1986 : 186.)
6 . Qu’on se rappelle, avec Viviane Alleton (1993 : 64), le procédé utilisé par Rabelais dans le baptême de ses personnages, Panurge, Épistémon ou Eusténès. Panurge, par exemple, à la fois est lisible dans la langue vulgaire, notamment dans la bouche du personnage lui-même : « C’est le pain dont j’ai un besoin urgent » et rappelle son étymologie grecque, panourgos, « apte à tout faire » (d’où « habile, fourbe »). Pourquoi ne pas réinventer des procédés de transposition des noms chinois qui, associant le son et le sens, suggèrent à la fois l’exotisme et la conformité au système européen ?
Auteur
Université de Paris III, Paris.
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