Problèmes d’indéterminations sémantiques dans la traduction de textes philosophiques
Problems of semantic indetermination in the translation of philosophical texts
p. 258-273
Résumé
The thickness of the semantic field that garbs every word with a signifying halo around its proper meaning makes the exercise of translation fascinating and difficult at the same time. Difficult, but not impossible, if one does not render word for word but tries to restitute the multiple relations to the reality that they establish. This paper discusses the difficulty of this attempt by addressing the problem of polysemy and ellipsis in chapter XV of the Huainanzi.
Semantic plasticity plays a crucial role in the articulation of philosophical thought in ancient China. Ancient works project the contents of the discourse in literary form, thus reproducing, through shifts or fusions of the semantic fields, the organicist theory of correspondences on the level of discourse. Translations into a radically different linguistic System can only evacuate the raison d’être of the original and hence risk losing the greater part of the essential message. In order to elaborate compensatory means making it possible to preserve at least some of the primitive meaning, every attempt at translation has to pass through a preliminary analysis of the polysemic devices used in the text.
The Huainanzi procedes by fusing the different levels of the real in order to elaborate a synthetic ensemble. The reductions, amalgamations and projections that are necessary to achieve this synthesis are only possible because they are authorized by lexical and syntactical plasticity. On the other hand, the constant use of various forms of ellipses allows the integration of the different parts of the real into an organic totality. In order to render the true meaning of the treatise, every translation into a European language would have to capture not only the superposition of the various interpretive levels but also the signification that is created through their tension within the text. This is, of course, practically impossible. However, the experience is less desperate than it may seem if one holds that a translation is not intended to replace the original but rather to give a certain feel for the relation of the work to language and thought.
Texte intégral
1Le Liezi , dans un apologue célèbre, rapporte l’histoire suivante : Bo Le
, le recruteur de pur-sang du duc Mu de Qin
, au moment de prendre sa retraite, propose un certain Jiu-Fang Gao
pour le remplacer. Le duc met le successeur à l’essai en lui demandant de lui trouver un cheval digne d’un roi, une de ces bêtes capables de parcourir mille lieues en un jour. Après une absence de plusieurs mois, le nouveau maquignon annonce à son maître qu’il a trouvé la monture et lui donne quelques informations : « C’est une jument beige et elle vient des haras de Sha Qi
. » Le roi, bouillant d’impatience, se fait amener le coursier et découvre avec stupeur qu’il s’agit d’un étalon noir de Tai. Le roi fait part à son ancien palefrenier, Bo Le, de son désappointement. Quand il apprend que son protégé a confondu une jument beige avec un étalon noir, celui-ci, éperdu d’admiration, s’écrie : « Ah, il est encore plus fort que je le croyais, il va droit à l’essentiel. » (Liezi, Zhuzi jicheng, viii, 95 ; 1980 : 586.)
2Cette parabole s’applique remarquablement bien à l’essence même de la traduction. Le traducteur tel Jiu-Fang Gao est celui qui sait dire blanc quand il y a noir ; jument pour étalon, qui appelle les chats des chiens, les chevaux des tigres, les éléphants des cygnes1 et pourtant, bien qu’aucun mot ne corresponde et parce que justement aucun n’est traduit, il restitue le sens profond, le sens véritable dans sa plénitude.
3Mais hélas, si pour les chevaux, la couleur de la robe et le sexe ne préjugent en rien des prouesses d’un coursier, dans la langue l’emploi des mots n’est pas indifférent au sens d’un discours – mieux, c’est même les mots qui produisent son sens. L’épaisseur du champ sémantique, enrobant chaque vocable d’un halo signifiant qui déborde toujours sa signification propre, rend à la fois difficile et fascinant l’exercice de la traduction, difficile mais non pas impossible, quand justement au lieu de rendre les mots par les mots, on tente de restituer les rapports au réel qu’ils instaurent. En sorte que l’éloignement entre deux systèmes linguistiques est autant un atout qu’un obstacle, dans la mesure où il libère le traducteur de la fausse illusion de la littéralité et de la fidélité.
4Toutefois, dans le cas présent, ce n’est pas tant les avantages que les difficultés que présente l’altérité radicale de deux langues que je voudrais prendre pour matière de mon exposé en m’attachant à la question de la polysémie et de l’ellipse. C’est moins la polysémie et l’ellipse elles-mêmes qui font difficulté – elles constituent un phénomène universel et toutes les langues les connaissent – que leur présence dans un domaine où elles sont ordinairement bannies. Ainsi le sentiment d’impuissance du traducteur tient à ce que les textes qu’il doit rendre s’édifient sur l’indétermination des sens alors que le genre littéraire correspondant de la langue cible s’emploie à l’éliminer, ou tout au moins à le réduire le plus possible. En effet les ouvrages philosophiques anciens, qui prennent pour soubassement la théorie de la résonance universelle (ganying ), projettent le contenu du discours dans sa forme littéraire, reproduisant par glissement et fusion des champs lexicaux, au niveau du discours, la théorie organiciste des correspondances. On comprend donc que la plasticité sémantique joue un rôle crucial dans l’articulation des systèmes de pensée en Chine dont elle constitue la substance. Loin d’être un obstacle à l’énonciation de la pensée philosophique, ces propriétés ont été utilisées sciemment par les auteurs, afin d’élaborer leurs théories, en manifestant à travers le médium même qui les mettait en œuvre la saturation qu’elles opéraient sur tous les plans du réel. En sorte que la langue d’arrivée, qui n’opère pas le même découpage, et qui doit nécessairement, pour se conformer à son génie propre, procéder à des coupures dans le continuum de la chaîne paradigmatique, ne peut qu’évacuer la raison d’être de l’original et perd de la sorte l’essentiel du message. Aussi, toute tentative de traduction doit passer par l’analyse préalable de ce déploiement polysémique, afin d’élaborer des procédés compensatoires permettant de préserver une partie du sens primitif.
5La traduction, même si elle a des implications théoriques, étant avant tout une pratique, nous voudrions illustrer nos dires par un cas concret plutôt que de rester dans les généralités. Le Huainanzi nous a paru particulièrement intéressant à cet égard. Encyclopédie philosophique du iie siècle avant notre ère composée sous le patronage du prince de Huainan, Liu An
, il procède à l’idéologisation de la pratique autocratique des Qin
, et opère donc un travail de détournement et de transposition des textes antérieurs. Et à l’intérieur de cet ouvrage, le chapitre xv, consacré au problème de la guerre, était des plus significatifs ; d’une part en raison de la différence de niveau où se place l’art de la guerre en Chine et en Occident et d’autre part en raison des procédés stylistiques mis à contribution dans cette partie.
6Le discours sur la guerre chinois ne parle pas de la guerre, ou du moins ne l’aborde que de façon accessoire. Ce sont des traités cosmo-logico-philosophiques, des livres de sagesse qui, prenant prétexte de la guerre, touchent à bien autre chose : au rapport entre macrocosme et microcosme, au perfectionnement de soi, à l’art de gouverner, et en dernier ressort seulement aux opérations militaires – et ce, à travers le procédé de l’étagement des plans, de la stratification des niveaux de significations. Si les militaires occidentaux limitent leur objet à cette chose triviale pour les théoriciens chinois qu’est le théâtre des opérations, un livre comme le Sunzi s’intéresse à tout ce qui pour leurs collègues de l’autre extrémité du continent ne ressortit pas à la guerre. Les traités occidentaux commencent là où s’arrêtent les œuvres stratégiques chinoises : l’affrontement. Les traités de l’Empire du Milieu accomplissent ce tour de force qui est un tour de passe-passe, faire de l’occultation de ce qui fonde la guerre comme guerre – le corps à corps – son essence même. Si l’on « vainc sans ensanglanter la lame » dans les textes, c’est qu’on exorcise un réel où les soldats barbotent dans le sang jusqu’au cou.
7Le modèle présenté par certains spécialistes occidentaux d’une stratégie chinoise comme fruit d’une formalisation permettant de faire l’économie du fossé entre théorie et pratique est une pure chimère ; il repose sur une pétition de principe idéologique, puisque cette théorie, tout au contraire, ne fait que manifester de la façon la plus dramatique la distance entre ce qu’elle proclame idéalement et la triste réalité dans laquelle elle patauge2. La réflexion chinoise sur la guerre présente un caractère incantatoire ; il ne s’agit pas tellement de se donner les moyens empiriques d’obtenir la victoire ni même de fournir des recettes concrètes pour mener des campagnes militaires, mais de dépasser la guerre pour en faire le lieu où s’énonce le discours de la toute-puissance ; à l’opposé du discours spécialisé des manuels ou des traités européens, qui s’emploient à fournir une image (elle-même sans doute rhétorique) de précision hautement technique, les formes littéraires des manuels de stratégie nous confrontent à un discours truffé d’images et de métaphores recelant une forte charge mystique. A ce titre ils mobilisent les propriétés les plus remarquables de la langue chinoise classique, pour opérer des glissements de niveaux ; les deux procédés stylistiques clefs en sont la substitution paradigmatique par le truchement de la plasticité polysémique et l’ellipse. La rhétorique stratégique vise à la mainmise du verbe sur le réel à travers le déploiement de la violence poussée à son paroxysme. Pour atteindre son point culminant, la violence doit être totale ; totale dans son excès et aussi dans le théâtre de son déploiement. Elle aura donc pour cadre l’univers, ou mieux, elle ne sera rien d’autre que le Devenir cosmique3. Le discours stratégique recourt à des images et des notions qui permettent de déboucher immanquablement sur des évocations de confusion et d’indistinction à partir de la disposition tangible sur le terrain d’entités matérielles et concrètes. Au-delà du tableau réaliste du tohu-bohu guerrier, toute la rhétorique militaire, en jouant sur l’indétermination et le flou de la terminologie, établit une connivence entre les traités de stratégie et le Livre des mutations. Configurations (xing ou xiang
), instant crucial (ji
) qui désigne au sens propre le mécanisme de déclenchement de l’arbalète, mutations (bian
), etc., voilà qui nous renvoie à un même modèle. Si bien que le sujet du discours stratégique – le général en chef – devient tout à la fois, par sa pénétration divine (shen
), spécialiste des sciences divinatoires, maître des transformations et double du souverain, lequel civilise spontanément par le non-agir (shenhua
); pour finir il s’identifie avec le cosmos lui-même, infiniment efficace (shen
). La bataille n’est plus bataille, l’État dans sa dimension répressive n’est plus l’État, mais mise en œuvre des forces primordiales de l’univers, depuis la confusion première en passant par la division dans les deux énergies yin et yang dont le mouvement engendre en coagulations successives tous les êtres. (Levi 1996 : 25-26.)
8Étudions maintenant « sur pièces » le travail du texte, en repérant les modes opératoires qui permettent de fondre l’un dans l’autre le mouvement du cosmos et les manœuvres d’une armée. Voici ce que l’auteur nous dit dès les premières pages :
Ce que j’entends par la Voie ? Faire corps avec le cercle et prendre modèle sur le carré ; se tenir dos au yin tout en embrassant le yang, être flexible sur son aile gauche et rigide sur son aile droite, marcher sur l’ombre en portant la lumière ; changer sans jamais présenter de forme fixe ; saisir la source du Un afin de répondre à tout imprévu.
9La formulation de la seconde phrase paraît mystérieuse : « Se tenir dos au yin tout en embrassant le yang. » C’est une citation implicite du verset xlii du Laozi : « Les dix mille êtres portent sur le dos l’Obscurité et serrent dans les bras la Lumière, le souffle indifférencié en constituant l’harmonie ». Ces stances dont le sens est obscur sont précédées dans le Livre de la Voie et de la Vertu par les trois phases de la cosmogenèse : « Du Tao naît l’Un, du Un le Deux, du Deux le Trois ; le Trois donne naissance aux dix mille êtres » (Laozi, Zhuzi jicheng, xlII, 26-27 ; 1980 : 45) ; elles sont suivies de préceptes d’action exaltant la Voie de la faiblesse, principe qui guide aussi l’art de la guerre. Formule emblématique et totale du devenir du macrocosme, la sentence vaut aussi comme chiffre physiologique, opérant la transcription organique du principe constitutif de l’univers, qui se donne alors comme projection spatiale des étapes de la cosmogenèse. Ainsi, au chapitre vii, la formule est utilisée comme illustration du rapport de stricte homologie entre embryogenèse et cosmogenèse. (Huainanzi 1978 : vii, 1b.) Mais ces mêmes maximes recèlent en outre un versant militaire, elles désignent alors dans ce type de littérature la position que doit adopter une armée par rapport aux cours d’eau et aux élévations de terrain. Dans le Sunzi bingfa, on peut lire la formule suivante :
En plaine, choisir un terrain aisé avec l’aile droite adossée à une éminence. On aura devant soit un terrain mort (bas) et derrière un terrain élevé. C’est ainsi qu’une armée s’établit en plaine. Ces quatre positions avantageuses furent celles qui permirent à l’empereur Jaune de venir à bout des Quatre Souverains. Une armée doit préférer le terrain élevé au terrain situé en contrebas, elle apprécie le soleil et déteste l’ombre... Lorsqu’on se trouve à proximité de monticules, valonnements, remblais ou autres terrassements, il faut établir ses positions au soleil, les arrières et la droite appuyés sur ces obstacles. (Sunzi bingfa, Zhuzi jicheng, ix, 149 ; 160-161.)
10Un paragraphe perdu du même ouvrage, retrouvé dans une tombe, montre comment on glisse, sans solution de continuité, de l’acception générale au sens spécialisé. On peut lire en effet à la section « Huangdi fa chidi : L’empereur Jaune attaque l’empereur Rouge » :
Au sud l’empereur Jaune attaqua l’empereur Rouge, il arriva à ... Il le combattit dans la plaine de Fanshan. Le côté yin (you yin
) à sa droite, suivant les règles de l’art, dos au souffle indifférencié (bei chong
), il lui infligea une cinglante défaite et s’empara de ses possessions... (Sunzi bingfa xinzhu 1977 : 164.)
11Les mots yin, chong, bei étant employés indifféremment dans l’un et l’autre contexte pour désigner des notions à première vue incompatibles, parce qu’ils ont des sens suffisamment larges pour embrasser tous les plans de la réalité et être employés dans des acceptions philosophiques aussi bien que topographiques.
12« Faire corps avec le cercle » et « prendre pour modèle le carré » font allusion au mode d’agir des deux forces yin et yang dont l’alternance produit les phénomènes visibles et dont les deux emblèmes représentatifs sont le ciel et la terre ; les posséder dans leur plénitude l’un et l’autre c’est s’égaler au Tao, ce qui nous renvoie à la dimension cosmique, tandis que la phrase suivante « flexible sur son aile droite ... marcher sur l’ombre, etc. » en dépit de ses connotations mystérieuses désigne des modalités précises concernant la science de la manœuvre et de la disposition sur le terrain. Cette entrée en matière, reprise un peu plus loin, sera développée dans un sens purement technique : « Ce qu’on appelle la configuration topographique consiste à avoir les terres de vie devant, et les terres mortelles derrière ; les élévations mâles à main gauche et les dépressions femelles à main droite. » (Huainanzi 1978 : XV, 16b.) Les formules du Laozi font donc office de pivot, opérant la projection d’un sens philosophique dans le cadre circonscrit d’une technique humaine, ou plutôt elles tissent le contrepoint méta-physico-cosmique d’un savoir-faire spécialisé.
13Quelles sont les conséquences d’une telle ductilité sémique pour l’activité concrète de traduction ? Le traducteur se trouve placé devant le dilemme suivant : ou prendre la formule dans le sens philosophique, au risque de rendre le passage incompréhensible – la maxime générale ne s’intégrant pas dans un discours qui a une portée avant tout pratique ; ou traduire le sens spécialisé, auquel cas il passe sous silence la dimension abstraite, dimension transcendante qui est la raison d’être du discours et lui fournit son armature conceptuelle, même si elle demeure à demi enfouie.
14La traduction que nous avons proposée adopte un compromis : elle garde les mots « yin » et « yang », donne au mot bei son sens topographique d’« adosser à » ; « être dos à », et non comme dans le Laozi « porter sur son dos », pour restituer la dimension stratégique, mais cherche toutefois à préserver les connotations physiologico-mystiques en traduisant littéralement bao
par « embrasser ». Néanmoins la double dimension de la formule est en grande partie occultée. Est-il besoin de dire, par ailleurs, que des formules telles que « faire corps avec le cercle », « prendre modèle sur le carré » ne sont guère heureuses et n’appellent pas vraiment de résonances chez le lecteur français, alors qu’elles sont riches d’évocations pour le lecteur chinois, à qui elles font défiler l’ensemble de la chaîne paradigmatique de l’opposition Ciel/ Terre, que décline le parallélisme des deux membres de phrases antithétiques, établissant une série d’équivalences : carré/rond = Terre/Ciel = dos/face = yin/yang = droite/gauche = ombre/lumière = bas/haut – mort/vie.
15Le texte procède à un incessant mouvement de va-et-vient de l’abstrait vers le concret et du concret vers l’abstrait. Ce retournement continuel est facilité par les sens du mot xing , qui signifie « formation », « dispositif militaire », mais aussi « formes », « monde des choses et des objets ». Ainsi toute vérité d’ordre universel, toute loi générale trouve son application immédiate sur le terrain de l’efficacité pratique.
16Prenons par exemple ce développement :
Ce qui a forme et contours est livré à la vue de chacun dans l’Empire ; de même que ce qui est consigné dans les livres et les manuels se peut transmettre et apprendre. Rien de cela ne nous abstrait du monde des formes donnant prise à la domination. Seul celui qui a su atteindre à l’accomplissement ultime des formes ne saurait être imité. Car ce qui rend le Tao si précieux, c’est qu’il n’a pas de forme. Sans forme, il ne peut être ni dominé, ni mesuré, ni trompé, ni même deviné. (Ibid. : XV, 9b.)
17La signification profonde du passage est donnée par l’équivalence inscrite en filigrane dans tout le passage : formation militaire (xing) = forme visible des choses (xing ). Or comme dans le système des représentations chinoises le sans forme (wuxingzhe
) est à l’origine de l’ayant forme (youxingzhe
), il peut le dominer et le contrôler, le même mot zhi
, signifiant d’ailleurs « créer », « façonner » et « dominer », « vaincre ». La forme suprême d’une formation consistera, pour ne pas prêter le flanc à un ennemi, à ne lui présenter aucune forme, à la manière de l’eau, qui répond aux formes sans jamais épuiser ses capacités de transformation4.
18C’est pourquoi le texte poursuit de la sorte :
L’excellence est atteinte quand dans ses déplacements, on surgit comme un dieu et disparaît comme un démon ; quand on fait scintiller l’éclat des astres tout en se mouvant aussi mystérieusement que le ciel, avançant et reculant, se détendant et se repliant sans jamais montrer sa forme visible. Oiseau Roc prenant son envol, licorne qui déboule, phénix qui plane, dragon qui s’élance, on possède la soudaineté de la brise automnale et la rapidité d’un cheval ailé. (Huainanzi 1978 : XV, 9b-10a.)
19Toutes ces formules reprises des évocations taoïstes de l’homme réalisé, le zhenren5 s’appliquent en même temps à la description concrète d’une armée. En effet les formations militaires affectaient la disposition en huit corps, lesquels étaient assimilés aux animaux emblématiques des orients. Aussi les expressions « oiseau Roc, licorne, etc. » jouent-elles sur un double plan à la fois figuré et littéral ; au sens métaphorique elles fournissent une évocation imagée de la ductilité polymorphe d’une bonne armée, et en même temps au sens littéral, elles désignent les configurations réelles que peuvent emprunter les bataillons. Bian, « transformations », « retournements » s’appliquent dans la littérature à l’habileté manœuvrière d’une troupe qui offre à l’ennemi un corps en perpétuel mouvement, à l’image du Tao. Les évocations animales, reprises un peu plus loin dans le texte, font explicitement référence au déploiement des hommes conformément aux génies des orients6.
20Filant la métaphore, le texte débouche ainsi sur les formules empruntées au commentaire du Yijing pour mieux souder encore art de la guerre et manipulations oraculaires : « Tantôt obscur tantôt brillant, qui peut en connaître le début et le terme ? Avant même d’avoir commencé tout est déjà fini. » Ce qui fait référence à la célèbre formule du Xici
: « Un temps de yin, un temps de yang ; c’est le Tao. » (Yijing Xici 1980 : 514.)
21Cette analyse montre que notre traduction n’a pu concilier les impératifs de style : évoquer par le chatoiement des périodes les mouvements imprévisibles et serpentins des troupes, comme tente de le faire la prose du Huainanzi, et conserver la cohérence du champ sémantique : plutôt que de traduire « tantôt brillant, tantôt obscur... » il aurait fallu dire, pour faire sentir la continuité « tantôt yin tantôt yang », mais on perd alors le caractère concret, descriptif et visuel du texte.
22Le Huainanzi – et c’est là la troisième composante de ce chapitre – se propose de décrire, mieux d’évoquer de façon presque tangible quelque chose qui échappe à toute détermination et toute description : comment donc rendre sensible ce qui est au-delà des formes ? Le Huainanzi recourt à des impressifs, qui à l’aide du redoublement et de l’allitération miment phonétiquement, par une sorte de cacophonie verbale, l’indescriptible chaos, le tohu-bohu primordial, créant une sorte d’hymne à l’envoûtement incantatoire : « Shen zai ! zhouzhou ; yuan zai ! youyou... » !
23« Oh, insondable, insondable, qu’il est profond ! trouble, trouble, qu’il est lointain ! » Ces expressions, ainsi d’ailleurs que ces images, il les puise à un fonds antérieur qui est celui du Zhuangzi, ce qui présente le double avantage, d’une part de récupérer le paradigme de l’animal piégé par sa nature et les appétits que celle-ci conditionne pour enraciner dans une histoire naturelle la malédiction des formes rigides dont est affligée toute armée se déployant dans le spectre du visible7 ; et d’autre part au niveau du style de renouer avec les élégies mystiques du pays de Chu grâce à ses évocations du Grand Tout indifférencié auquel se conjoint l’Homme véridique :
Voilà pourquoi ce qui se donne forme de biche ou de cerf sera pris dans les filets du chasseur, qui se donne forme de poisson ou de tortue d’eau sera pris dans la nasse du pêcheur ; qui se donne forme de grue ou de cigogne sera transpercé par la flèche de l’oiseleur. Car c’est seulement contre qui n’a pas de forme qu’on se trouve totalement impuissant. C’est pourquoi le saint se dissimulant dans le sans-origine, nul ne peut percer à jour ses intentions ; évoluant dans le sans-forme nul ne peut transcrire ses dispositions. Il n’obéit à aucune règle, il ne se conforme à aucun modèle et pourtant dès qu’il survient, tout est conforme. Il n’a ni nom ni apparence, et, pourtant, par transformation, il crée les images visibles. Oh, insondable, insondable, qu’il est profond ! trouble, trouble, qu’il est lointain ! Il est tantôt printemps, tantôt été, tantôt automne, tantôt hiver. En haut il s’élève jusqu’au faîte suprême. En bas, il sonde jusqu’aux tréfonds. Il se transforme, mue, se dissout, s’épand, sans jamais se figer. Il plante sa pensée dans les steppes de l’Insondable ; et enfouit ses intentions au sein profond d’un gouffre tourbillonnant à nonuples replis. Même le regard le plus pénétrant ne peut deviner ses sentiments. (Huainanzi 1978 : 15a.)
24Le grand général, grâce à la vertu de la métaphore et de la comparaison, se fond dans le cosmos et son activité s’apparie aux grands mouvements célestes. Pour cela il suffit du coup de pouce de l’anacoluthe, qui par simple rupture de construction permet l’assimilation totale de l’homme avec le Tao ; mais le terrain a été au préalable préparé par le double usage de la citation implicite qui tisse un réseau d’intertextualité avec d’autres chapitres cosmologiques du même ouvrage et avec le Zhuangzi , et par les glissements sémantiques8.
25Une fois tissé le décor, la toile de fond cosmique, peut être mis en œuvre le déchaînement de la cruauté primordiale, signe de la toute-puissance du Chef. Une omnipotence d’autant plus redoutable – et d’autant plus violente – qu’elle est au-delà de toute résistance possible et donc abolit la violence par le déchaînement même de sa violence. Le sujet de l’action militaire, soumis à de brusques et surprenantes éclipses, en vient à mimer, au niveau de l’organisation formelle du discours le mettant en scène, l’insoutenable évanescence du Tao et se charge d’inéluctabilité par l’incessant va-et-vient du « rien » de l’indistinction cosmologique au « je » de l’omnipotence méchante. Le « rien », qui est obtenu par la suppression pure et simple de tout objet, non seulement renvoie à la généralité des situations, mais opérant l’effacement du sujet au niveau des procédés stylistiques, imprime dans la trame de la langue la vacuité propre au Tao. Il est néant – un point de non-existence –, formant « le moyeu vide » qui fait tourner la roue de la création. A cette dilution de l’intériorité consciente dans une force universelle et désincarnée – puisqu’elle n’existe grammaticalement que comme absence -et dotée par la vertu de son effacement d’un pouvoir absolu, répond le surgissement du sujet, marqué dans son efficience paroxystique par le pronom personnel à la première personne «je ». Cette présence de l’être s’identifie dans une activité terrible et efficace : la férocité marque la massivité de la présence ; ou plutôt son caractère terrible en manifeste la redoutable efficacité. Au cogito cartésien « je pense donc je suis » s’oppose le principe de l’ontologie guerrière : « Je nuis donc je suis. » Au terme du balancement entre la « vacance » cosmologique qui dilue dans le néant du monde le sujet agissant, et le « je » qui renverse le point de vue en soulignant l’efficacité effrayante de la dissolution ontologique, du point de vue de l’action humaine, le texte renoue avec un « rien », qui se distanciant de l’objet – la guerre – manifeste le pouvoir incitatif du texte ; il se teinte de connivence, indiquant au lecteur la Voie à suivre ; celle que balise l’incessant passage de l’effacement du sujet au « je » qui sont aussi les phases d’extension et de repli, d’activité et de repos, de jour et de nuit.
26Tâchons de donner un aperçu de ce mouvement par une version française approximative :
... Il faut savoir que tout ce qui présente un contour peut être vaincu, qu’à tout ce qui a forme peut être trouvé une parade. C’est pourquoi la forme du sage se cache dans le rien, sa pensée vagabonde dans le néant. Une barrière arrête la pluie et le vent mais non le froid ou la chaleur, et ce, parce qu’ils sont invisibles. (Ils) peuvent pénétrer ce qu’il y a de plus ténu, de plus subtil, transpercer le métal et la pierre, atteindre jusqu’aux contrées les plus lointaines, monter jusqu’aux neuf étages du Ciel, descendre jusque dans les entrailles de la terre, tout cela uniquement parce qu’ils sont immatériels.
... L’adversaire prend-il l’initiative du mouvement, qu’il découvre sa forme. Il est actif et je suis au repos ; ainsi j’épuise ses forces... Sitôt qu’il a laissé béer l’ouverture, je me faufile prestement dans la brèche ; quand il a épuisé toutes les combinaisons, je l’étrangle ; quand il a essayé toutes les attitudes, je le terrasse (...). Il ne peut faire tourner ses éléments d’élite sur le flanc gauche sans que j’enfonce son aile droite (...). Je frappe comme l’éclair, je le fauche comme des herbes, je le réduis en cendres comme le feu ou la foudre. Il veut agir vite, avec célérité. Et ses fantassins n’ont même pas le temps de faire un pas, ni ses chars un tour de roue. Ses armes forment une forêt, ses arbalètes se dressent comme les cornes d’un troupeau de chèvres. Ses armées ont beau être innombrables, elles ne peuvent supporter la puissance de l’assaut. (Huainanzi 1978 : 16b.)
27Ce qui est perdu dans la version française c’est l’effacement du sujet de la phrase et l’amalgame opéré par cette ellipse entre l’occultation de l’auteur de l’action et son efficience redoutable. On pourrait traduire par « on » et nous y avons eu recours. Toutefois le « on », qui donne une idée d’indéfini, n’efface pas l’individu, tout au plus le dilue-t-il dans un collectif ; s’il réifie l’identité de la personne, il ne dissout pas le sujet ; celui-ci reste un foyer agissant. En sorte que la version française n’arrive pas à rendre ce mouvement d’effacement et de substitution.
28Si est posé d’emblée un sujet défini, précis, moteur d’une action efficace, le général en chef dépeint sous les traits du « sage », une série de comparaisons contribuent ensuite à le fondre dans le cycle saisonnier : « Le cœur du chef suprême des armées est débordant comme le printemps, luxuriant comme l’été, calme comme l’automne, glacé comme l’hiver. Il se conforme aux manifestations sensibles et se transforme avec elles. Il suit les circonstances et se meut avec elles. » L’élision du sujet et le chiasme, d’emploi courant en chinois classique, parachèvent le travail déjà entamé par la métaphore : seules sont visibles les manifestations sensibles sans qu’on puisse en désigner le responsable : les éléments, le sage, le Tao, le chef des armées, le souverain ? ou bien tous à la fois car ils ont fusionné dans une même entité qui n’a plus centre ni circonférence : « Ils peuvent pénétrer ce qu’il y a de plus ténu » ou encore : « C’est en remontant à l’origine d’où elles proviennent que l’on pourra répondre victorieusement à toutes les éventualités. Ainsi (le Chef) agit-il selon la justice et promeut la Raison dans sa conduite... » Dans l’original, le sujet n’étant pas exprimé, et le verbe ne connaissant qu’une forme invariable, les dernières propositions, assumant pleinement l’amalgame accompli par la comparaison, dissolvent l’auteur de l’action dans une totalité vide, d’autant plus efficiente qu’elle est absente ; à travers ce procédé se manifeste concrètement, au niveau de la structure syntaxique, ce que d’aucuns appellent « la pensée morphologique » propre à la Chine9.
29L’effacement du général dans le cosmos trouve sa traduction dans le domaine de la pratique spécialisée de l’activité guerrière ; soit par le recours symétrique et inverse à un « je » efficient et terrible, soit dans l’indétermination parallèle qui le prolonge.
30Le français, naturellement, possède des pronoms personnels, et donc n’a en principe aucune difficulté à rendre le wu « je » chinois ; mais en chinois son emploi est facultatif et ce, bien que le verbe ne connaisse aucune marque ni de personne ni de temps, en sorte qu’il répond à des impératifs stylistiques et non pas normatifs ; aussi son emploi vise ici à souligner la dichotomie je/absence du sujet, traduisant un changement de plan : cosmique/militaire. Dans la version française, le sens du message est totalement effacé ; on perd la massivité de cette présence du sujet agissant, qui apparaît, au niveau des signifiants, comme la cristallisation redoutable du néant dans une individualité destructrice. L’émergence du wu se fait traduction rhétorique d’un cataclysme ; quelque chose comme une averse de grêle ou le déchaînement d’un ouragan.
31Dans certains cas la traduction recourt au « vous » pour rendre l’effacement du sujet dans la marche des affaires humaines :
Vous vous dirigez vers l’ouest ? Faites semblant d’aller vers l’est ; montrez-vous désunis avant de manifester votre solidarité ; présentez une image brouillée avant de vous manifester en pleine lumière. Soyez comme les démons qui ne laissent pas de traces, soyez comme l’eau que rien ne peut blesser. Là où vous vous dirigez n’est jamais là où vous allez ; ce que vous dévoilez n’est pas ce que vous projetez, en sorte que nul ne peut connaître vos faits et gestes. Frappant avec la rapidité de la foudre, vous prenez toujours à l’improviste. Et ne rééditant jamais le même plan, vous remportez la victoire à tout coup. Faisant corps avec l’obscurité et la lumière, vous ne décelez à personne l’ouverture ; c’est là ce qu’on appelle la divine perfection. (Huainanzi 1978 : 16b-17a.)
32En fait il n’y a de sujet exprimé dans le texte chinois dans aucune de ces phrases : « Jiang yu xi er shi zhi yi dong ; xian mu er hou he ; qian yin er hou ming ...mo zhi qi men, shi wei zhi shen » ’
’
°°°
’
. Le pronom personnel de la deuxième personne est jun
, ou zuxia
et s’emploie uniquement comme terme d’adresse ou de politesse. Dans le cas présent, le « vous » nous a paru le plus approprié ; en effet, le « je » réservé à l’action destructrice ne convenait pas – c’était effacer une nuance importante, car l’emploi du pronom personnel n’est pas indifférent et répond à un dessein précis, un indéfini aurait convenu à la rigueur, mais le texte, ramassé et puissant, perdait de sa vivacité. Seul le « vous » – un « vous » de connivence avec le lecteur, qui garde en même temps une saveur d’indéfini, m’a paru capable de restituer quelque chose de la puissance d’entraînement et la force de conviction du passage.
33Pour conclure : le Huainanzi, à l’instar de la plupart des œuvres de la philosophie classique de la Chine, procède par fusion des divers plans du réel afin d’élaborer un ensemble synthétique. Cette série de réductions, d’amalgames et de projections dans différents codes n’est possible que parce que la plasticité lexicale et syntaxique autorise ces glissements. D’autre part la supression sélective du sujet du verbe, ou encore le recours constant à l’anacoluthe, au zeugme, et d’une façon générale à l’ellipse permettent l’intégration dans une totalité organique des différentes composantes du réel. Le sujet de l’action militaire, totalement effacé, en vient à mimer au niveau de l’organisation formelle du discours le mettant en scène l’évanescence et l’indétermination du Tao, renforçant la plasticité polysémique : dao , principe universel/dao pratique militaro-politique. En sorte que la traduction en français – et sans doute en toute langue occidentale – pour prendre en compte le sens véritable du traité devrait rendre non seulement la superposition des niveaux interprétatifs, mais encore la signification créée par leur tension à l’intérieur d’un même texte. Ce qui est pratiquement irréalisable. Néanmoins l’expérience est moins désespérée qu’il n’y paraît si l’on pose qu’une traduction ne vise pas à se substituer à l’original, mais à faire sentir d’une certaine façon le rapport de l’œuvre à la langue et à la pensée, ce qui (contrairement à ce qu’affirme Antoine Berman) d’une certaine façon est l’opposé de la littéralité10. Hofmannsthal aurait dit à propos de la traduction allemande des Mille et une nuits : « C’est l’affaire d’une excellente traduction qu’à travers elle nous puissions sentir la nudité de la langue originale comme le corps d’une danseuse à travers son vêtement » ; en ce qui concerne les œuvres chinoises ce ne serait déjà pas si mal, si faute d’en faire sentir le corps, les traductions parvenaient à en faire deviner l’âme.
Bibliographie
34Benjamin, Walter. 1971. « La tâche du traducteur », in Mythe et violence. Paris, Denoël.
35Berman, Antoine. 1984. L’épreuve de l’étranger. Paris, Gallimard.
36Cinquièmes assises de la traduction littéraire. 1989. Interventions de A. Berman et B. Lortholary. Arles, Actes Sud/Atlas.
37Hanfei zi, Zhuzi jicheng . 1985. Traduction in Jean Levi, Dangers du discours. Aix-en-Provence, Alinéa.
38Huainanzi . 1978. Taiwan, Shangwu yinshuguan.
39Jullien, François. 1992. La propension des choses. Paris, Éd. du Seuil.
40Laozi, Zhuzi jicheng . 1980. Traduction in Les philosophes taoïstes. Paris, Gallimard.
41Levi, Jean. 1985. Dangers du discours. Aix-en-Provence, Alinéa.
42– 1996. « Pluie et brouillard : un paradigme de la fondation en Chine ancienne », L’Homme, 137, janv.-mars.
43Lewis, Mark. E. 1990. Sanctioned Violence in Ancient China. Albany, University of New York Press.
44Liezi, Zhuzi jicheng . 1980. Traduction in Les philosophes taoïstes. Paris, Gallimard.
45Sunzi bingfa xinzhu. 1977. Pékin, Zhonghua shuju.
46Sun Tzu. The Art of war. 1963. Translated and with an introduction by Samuel B. Griffith. Oxford, Oxford University Press.
47Vandermeersch, Léon. 1980. Wang dao ou la Voie royale, t. II. Paris, Publ. efeo.
48Yijing, Xici .1980. Traduction in Les philosophes taoïstes. Paris, Gallimard.
49Zhanguoce . 1978. Shanghai, Qi v, Guji chubanshe.
50Zhuangzi. 1980. Traduction in Les philosophes taoïstes. Paris, Gallimard.
Notes de bas de page
1 . Une telle traduction serait moins fantaisiste qu’il n’y paraît ; en effet les textes chinois anciens établissent une étymologie sur la base de l’homophonie et de la quasi-identité graphique entre xiang « symbole » et xiang
« éléphant ». Hanfei explique qu’on appelle les symboles de la même façon que des éléphants, parce qu’ils entretiennent le même rapport au réel. Peu de gens ont vu des éléphants vivants, ils ne les connaissent qu’à travers leurs os et leurs défenses qui sont les signes (xiang) permettant de se représenter (xiang) leur aspect (Hanfeizi, Zhuzi jicheng, VI, 20 : 108, trad. in Jean Levi 1985 : 84). Un jeu de mots du même genre a été fait entre « signe » et « cygne ».
2 . Voir F. Jullien 1992 : 25-36. On ne peut qu’être frappé par le fossé qui sépare la pratique militaire et les proclamations des manuels stratégiques. Pour une peinture apocalyptique des conflits on se reportera à la harangue de Su Dai au roi de Qi
où le rhéteur montre qu’une guerre est une catastrophe tant pour les vainqueurs que pour les vaincus (Zhanguoce 1978 : 427).
3 . Sur la violence cosmique mise en scène par la guerre, cf. Lewis 1990 : 137-163.
4 . Immédiatement après les formules « faire corps avec le cercle et prendre modèle sur le carré », le texte se lance dans un panégyrique exalté du Tao. Sur l’importance de la métaphore de l’eau, cf. mon article déjà cité (Levi 1985 : 24-25).
5 . Cf. Huainanzi 1978 : xiv, la et Zhuangzi, vi, 113 (1980 : 130). Certaines formules similaires apparaissent dans le chapitre I du Huainanzi, intitulé Yuan dao , « remonter au Tao » ou « à la source du Tao » et qui décrit le mouvement de diversification des êtres à partir de l’ancêtre primordial ; c’est en fusionnant dans le grand Un que le souverain devient homme réalisé et atteint à la toute-puissance.
6 . Ce thème des compétitions des dispositifs manœuvriers des troupes est l’une des composantes principales du roman des Trois Royaumes ; voir par exemple un tel affrontement en cxiii où Kiang Wei, le successeur de Lumière de la Raison a le dessus sur son adversaire du Wei, Teng Ngai, en adoptant la disposition du serpent sur la terre que l’autre ne sait pas contrer (vol. VII, p. 171).
7 . Un peu plus loin (15a) le texte reprend : « Ce qui se donne forme de biche sera pris dans les filets du chasseur ; ce qui se donne forme de poisson sera pris dans la nasse du pêcheur ; ce qui se donne forme de cigogne sera transpercé par la flèche de l’oiseleur », formules qui répondent au thème de l’activité comme piège mortel du vivant : « Si le léopard et le tigre ne bougeaient pas, ils ne tomberaient pas dans les pièges, si le daim et le cerf ne bougeaient pas ils ne se débattraient pas dans les rets, si le poisson qui nage ne bougeait pas il ne mordrait pas à l’hameçon, si l’oiseau qui vole ne bougeait pas il ne se débattrait pas dans les filets. » Ce qui est une annonce des « emblèmes célestes » à savoir le dragon vert, le tigre blanc, l’oiseau rouge et le guerrier sombre (la tortue) composant les armées ; en même temps qu’est reprise l’idée que seule la passivité préserve des atteintes du monde extérieur, propre à Zhuangzi I, 20 ; XX, 304-305 (trad. Philosophes taoïstes, 1980 : 92 ; 238).
8 . Le texte poursuit de la sorte : « Les anciens sages qui avaient obtenu la Voie étaient, au repos, à l’image du ciel et de la terre ; en action, ils se modelaient sur les mouvements du soleil et de la lune. Leurs manifestations de colère ou de joie se réglaient sur les saisons. Leurs cris faisaient entendre le fracas du tonnerre, sans que jamais le timbre de leur voix n’entre en dissonance avec les huit vents. Promotions et rétrogradations se coulaient dans le moule des cinq Normes. Leur influence touchait aux étages inférieurs des êtres jusqu’aux insectes et aux poissons et s’étendait dans les sphères supérieures sur les animaux à poil et à plume ; rien qui ne se trouvât ainsi rangé selon sa classe et sa catégorie... Le Tao pénètre l’infiniment petit sans s’en trouver comprimé ; il emplit l’infiniment grand sans se trouver distendu. Il humecte le métal et les pierres, il vivifie la végétation ; dans l’univers tout se plie à son action : le plus petit poil d’automne comme les six quartiers de l’espace. Le Tao se glisse et s’insinue en tout, il imprègne même la boue ; il est partout, jusque dans les choses les plus infimes. Aussi ses victorieux pouvoirs sont-ils surabondants. » (Huainanzi 1978 : 4b). On trouve des expressions similaires dans le Zhuangzi, VI, p. 38,40 (trad. Philosophes taoïstes 1980 : 128, 130).
9 . Cf. pour cette expression les remarques de L. Vandermeersch 1980 : 270-271.
10 . Sur la théorie de la littéralité cf. A. Berman 1984, et W. Benjamin 1971 (mais il faut préciser que chez W. Benjamin la littéralité a une fonction tout à fait particulière qui n’a rien à voir avec un laborieux mot à mot) ; on consultera aussi à ce propos l’intéressante et édifiante discussion sur la traduction complète des œuvres de Freud à l’occasion des cinquièmes assises de la traduction littéraire et surtout les interventions de A. Berman et de Bernard Lortholary, Cinquième assises de la traduction littéraire, Arles, Actes Sud/Atlas, 1989 : 112-122 et 146-155.
Auteur
Centre national de la recherche scientifique, Paris.
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