La passion de traduire
The passion for translation
p. 161-172
Résumé
The polysemy of the word passion implies suffering, obsession, addiction. And as it takes at least four to play the game, the translator, the reader, the source language and the target language, we could count on a dozen basic considerations. But since it is convenient to start the discourse from the origin, let’s talk about the condition of the translator.
We could dream – with nostalgia or discomfort? – of the good old times twelve centuries ago when Xuanzang and his disciples had dozens of aides at their disposal, not to mention the numerous public taking part in the debate on the translation of Buddhist terms. A more recent example of collective travails are the anonymous translation groups in the PRC. Today however, the solitary translator has become the norm. He keeps his suffering to himself before inflicting it eventually on the reader.
Why does he suffer? If fidelity, the hideous twin sister of exactitude, is his principle preoccupation, the translator from Latin into French would certainly be less unhappy than the one who has taken to Japanese. The latter’s role, given his unwillingness to collate the text too much, is limited to that of a guide through the language of departure. Or else he may be tempted to bend the language of departure to the convenience of the language of arrival. Either way, he will only produce a more or less deformed variation on a given theme. He also suffers from mediocre, i.e. lacunary, editions. And this is not the last of his malheurs: In French, the literary style is rather close to that of Latin. In China however, stylistic beauty demands concision. Here, the translator has to choose between fidelity and beauty in each particular case and endure the absence of perfect solutions. In addition, there are texts whose opacity or density can make the translator desperate, and yet the average reader will be unable to appreciate the merits of his tenacity. Translations apparently have to meet demands that could never be asked of the intangible original. Finally, the evolution of the language and the changing tastes of the public would seem to make periodic translations desirable.
If the translator accommodates to his unhappy condition, it is because he acquires an addiction that enables him to forget it. To be sure, there are different types of translators, but in order to fulfil their chosen servile task, they must multiply their personalities and be content to patiently follow in the steps of the text of departure. From then on, the drug will work and enforce the teleological sentiment of a progression towards a final end that one can hope to see, even several times, in one’s lifetime.
J.K.
Texte intégral
1Jouons sur la polysémie de ce vocable, qui implique souffrance, obsession, drogue. Et comme le jeu se joue au moins à quatre, le traducteur, le lecteur, la langue source dite de départ et celle d’arrivée dite cible, nous pourrions compter sur une douzaine de considérations de base dont nous vous épargnerons un certain nombre.
2Puisqu’en tout discours il convient de commencer par les origines, parlons de la condition du traducteur. On peut rêver de ce bon vieux temps d’il y a douze siècles où Xuanzang et ses émules disposaient d’une cohorte d’informateurs, correcteurs et scrutateurs, se comptant par dizaines, sans parler d’un public nombreux venant participer aux débats que posait la translation des termes de philosophie bouddhique. Avec nostalgie ou inquiétude ? En ce domaine les traductions les plus lisibles, quoique moins exactes, passent pour être celle de Kumârajîva
qui fut bilingue, dit-on, peut-être imprudemment.
3L’adéquation des moyens aux résultats est moins probante dans le cas de traductions littéraires, si l’on s’en rapporte à des exemples beaucoup plus récents que nous a soumis la République populaire de Chine, où l’anonymat couvre souvent un très honorable mais décevant travail collectif. Toujours est-il que l’on imagine mal d’aussi gros moyens accordés chez nous par la puissance publique pour une langue « rare » telle que le chinois.
4Le partenariat à deux peut donner d’excellents résultats, l’un traitant le départ et l’autre l’arrivée, pandit, lettré, compagne ou compagnon, à supposer pleine aisance de communication, mais aujourd’hui ces moyens plus modestes ne sont plus aussi souvent accessibles ou disponibles. Bref le traducteur solitaire devient la norme. Sa souffrance, il la garde pour lui avant de l’infliger, éventuellement, au lecteur.
5Pourquoi souffrirait-il, me diriez-vous ? Distinguons-en les sources irrémédiables des causes réductibles et commençons par la ou les premières. Si la fidélité, perfide sœur jumelle de l’exactitude, est sa principale préoccupation, le traducteur du latin en français serait assurément moins malheureux que celui qui est aux prises avec du japonais, surtout s’il s’agit du rêve caressé par cette école de traduction, qui est de parvenir à donner au destinataire l’impression de lire un texte en langue étrangère devenue magiquement transparente. Ce but jamais atteint l’est presque dans l’exemple qui suit et qu’il faut suivre sur une certaine longueur, traduit de Tacite1 :
Mais Corbulon avait une tâche plus lourde face à la mollesse des soldats que contre la perfidie des ennemis : car les légions transférées de Syrie, relâchées par une longue paix, supportaient mal le service en campagne. Il est apparu qu’il y avait dans cette armée des vétérans qui n’avaient jamais pris de gardes ni de veilles, regardaient le fossé et le retranchement comme autant de nouveauté extraordinaire : sans casque, sans cuirasse, cossus et avides de gain, ayant fait toute leur carrière dans les villes. Aussi, renvoyant ceux que leur vieillesse ou leur santé rendait inaptes, il fit combler les vides. Et furent faites en Galatie et Cappadoce des levées, s’y ajoutant, venues de Germanie, une légion avec des cavaliers auxiliaires et de l’infanterie de cohortes. (Laugier 1969 : 35.)
6Hélas, du bungo au français pareille fluidité semble sans espoir : à vouloir trop coller au texte, le traducteur se limite au rôle de guide encombrant du lecteur de la langue de départ. Qu’on en juge par ce début du Genji monogatari, Livre I, Kiritsubo2 :
En quel Règne [était-ce] ? [Toujours est-il qu’] emmi Dames du Gynécée, Chambrières qui, en nombre, servaient [aux Appartements impériaux], il y [en] avait [une] qui n’étant point en [une] situation fort insigne, [l’]ayant emporté avait [son] temps. Les Personnes [de qualité] qui, d’emblée, [se sont] monté [la tête] – [chacune] avait pensé : « [Ce sera] moi » –, [y voyant] l’être qui [leurs] yeux décille, [la] ravalent, [la] jalousent. (Haguenauer 1959 : 41.)
7Le latin lui-même ne résisterait sans doute pas à pareil scrupule, dont j’avoue ne pas connaître d’autres exemples, et qui fit rire aux larmes, du moins l’assure-t-il, un traducteur de chinois du même établissement. On serait porté à rattacher ce dernier au courant résolu plus que résigné à plier la langue de départ aux convenances de celle d’arrivée. A tort, sans doute, puisqu’on lui doit la trouvaille du degré zéro de la traduction -qui n’a guère fait école, hélas. En voici un exemple :
Les aphrodisiaques peuvent tout au plus prolonger la durée, ils ne sauraient agrandir le
au-delà de sa dilatation naturelle. Dès lors qu’il a la grandeur requise, utiliser des aphrodisiaques c’est agir à la façon de l’étudiant qui, doué et rempli de connaissances, n’en absorbe pas moins des excitants avant de se présenter aux examens ; quand il entre dans la salle du concours, ses dons se décuplent sous l’effet des excitants, en sorte qu’il rédigera ses épreuves avec facilité. Mais si votre
est de taille trop mince, utiliser des aphrodisiaques, c’est agir à la façon de l’étudiant qui, vide de connaissances, au moment des examens absorbe une bonne dose d’excitants dans l’espoir de combler ses lacunes par les caprices d’une cervelle excitée ; quand il entre dans la salle du concours, il aura beau se battre les flancs, rester assis en loge trois jours et trois nuits, rien ne peut venir de rien3.
8Par contre, une relative neutralisation résulte de l’élégance que l’on peut qualifier de voltairienne dans cette traduction nouvelle dont voici un extrait :
Les drogues peuvent prolonger un peu l’ardeur amoureuse ; elles ne peuvent remédier à l’infirmité de la nature. Un homme vigoureux de nature, qui use d’un aphrodisiaque, est comme un candidat fort en thème qui absorbe un fortifiant la veille d’un examen ; quand il entre dans la salle d’examen, son esprit est plus clair et son assurance décuplée, de sorte qu’il compose sans effort. Mais celui qui est mal doté par la nature et qui use d’un aphrodisiaque est comme un étudiant inculte, qui croit suppléer à ce qui lui manque en se gavant de fortifiants avant une épreuve : arrivé dans la salle, il séchera lamentablement, malgré sa dépense. (Li Yu 1991 : 95-96.)
9L’un ajoute, l’autre retranche et par une étrange pudeur, l’un comme l’autre refuse d’appeler le ginseng par son nom... comme d’utiliser pour la chose le terme plaisant, significatif et approprié de « capital » du texte-source. Allez savoir pourquoi ! Quant à l’origine des retranchements/ajouts il y a lieu de suspecter une coupure de l’édition japonaise4. « Se battre les flancs » n’est assurément pas une image chinoise ; on serait tenté de déplorer que celle du ventre plein (de connaissances) soit éliminée : compétence ne vaut sans connaissances. Pour ce qui est de la seconde version on pourrait objecter que la vigueur n’est pas en cause, mais la taille, regretter que soit gommée l’évocation de la durée des épreuves, étonnantes à nos yeux. A quoi l’on peut répondre que le liseur de ces lectures excitantes n’a cure de ce genre d’informations concrètes sur la Chine d’autrefois, que seul importe de translater le rasa. On glisse de l’adaptation à la recréation sur le thème donné plus ou moins déformé : exit le traducteur ? Oui, s’il estime que sa plus noble tâche est d’être le courtier de l’autre, de l’ailleurs, de l’étranger qu’il ne rend ressemblant que pour respecter sa différence.
10Dans cette situation, peut-il laisser dormir le philologue qui sommeille en lui ? Certes les bonnes éditions critiques ne manquent pas si l’on s’attaque aux grands classiques, ce qui ne laisse pas de poser des problèmes de choix parfois cornéliens, souvent hasardeux. Tel n’est pas le cas des œuvres marginales recherchées par bien des éditeurs pour d’impures raisons. Force lui est alors de souffrir les imperfections d’éditions médiocres, voire lacunaires.
11Ce n’est là que le moindre de ses malheurs. Le style littéraire, chez nous, se rapproche ou se rapprochait de l’ample période du discours latin. En Chine la concision est le propre du beau style, parfois lapidaire. Il n’est pas toujours possible de suivre l’exemple de Segalen : s’agissant des Chroniques de l’étrange de Pu Songling, on peut se laisser aller à pasticher le style du Cabinet des fées comme le fit Louis Laloy, parfois avec bonheur :
La femme de Wang fut bien heureuse de le revoir et lui demanda, comme il fallait s’y attendre, ce qu’il avait vu et fait dans la montagne. Wang se garda de raconter qu’il n’avait fait autre chose que de couper du bois, mais se vanta d’avoir gagné la confiance du merveilleux ermite, qui lui avait enseigné, parmi bien d’autres secrets, celui de passer à travers les murs. Comme elle n’en croyait rien, il entreprit de la convaincre sur-le-champ. Il recula de quelques pas, récita sa formule et alla donner violemment de la tête contre le mur de sa maison. Il fallut que sa femme l’aidât à se relever : il avait au front une bosse grosse comme un œuf de poule.
– Maudit ermite ! s’écria-t-il.
Car il n’avait pas même acquis assez de sagesse pour reconnaître sa faute. (Laloy 1925 : 15-16.)
12La plus récente traduction française donne de ce même passage la version ci-après :
De retour chez lui, Wang se vanta d’avoir rencontré un immortel, et de pouvoir traverser les murs les plus solides. Sa femme se montrant incrédule, il voulut lui faire une démonstration : il recula de quelques pas et se rua contre le mur. Mais hélas ! il se cogna la tête contre la paroi et tomba comme une masse. Quand sa femme le releva, il avait sur le front une bosse grosse comme un œuf. Elle se mit à le railler. Rouge de honte et de colère, Wang, alors, se répandit en imprécations contre le comportement méchant du vieux taoïste. (Pu Songling 1994 : 485.)
13Voici un autre exemple, tiré du même ouvrage, de nature à montrer qu’il ne suffit pas d’être infidèle pour être belle, ou inversement. Le passage eut en son temps l’honneur d’être cité par Mao Zedong, en des circonstances que je vous laisse deviner :
Une nuit, alors qu’il était appuyé à sa table et lisait, il eut la visite d’un diable, les longs cheveux en désorde, le visage noir comme de la laque, qui le fixait de ses énormes yeux. Keng se mit rire. Il saisit sa boîte à encre, en broya un peu, et s’en enduisit le visage. Puis, d’un air féroce, il fit face au démon qui, honteux, s’enfuit aussitôt. (Hervouet 1969 : 136.)
14Voici une version plus récente du même passage :
Vers le soir, un démon aux cheveux épars et au visage noir comme la laque entra dans la pièce et lui lança des regards foudroyants. Le lettré se mit à rire et trempa ses doigts dans l’encre pour se barbouiller de noir lui aussi. Et tous deux, dans un vis-à-vis magnifique, se regardèrent fixement. Le démon, honteux, s’enfuit. (Li Fengbai & Ly-Lebreton 1986 : 54.)
15A vrai dire il n’est guère de traductions qui n’aient leurs mérites et leurs défauts. Suffirait-il de retenir les premiers et d’éliminer les seconds pour atteindre à une quasi-perfection, lorsqu’il s’agit de textes maintes fois traduits dans le passé ? On sait bien qu’il n’en est rien. Les plus belles plumes demandent à être assorties et non associées. La langue et les modes changent.
16Peut-être approche le jour où nous ne dirons plus William Shakespeare, mais Guillaume Shakespeare, ou mieux encore Heaume-résolu Shakespeare. Si l’on objecte qu’aucun moderne n’a conscience du sens de Guillaume alors que tout Chinois sait que Zedong signifie « l’est du marais », ne pourrait-on pas répliquer qu’une note suffirait, les Chinois ayant rarement en tête le sens littéral des prénoms ? Laissons au bon sens le soin de trancher ce stérile débat qui ne saurait faire l’unanimité ni dans un sens ni dans l’autre. Force est de tenir compte de la destination de la traduction et de souffrir l’absence de solution parfaite.
17Il est des textes dont l’opacité ou la densité font le désespoir du traducteur tenté par l’esquive, d’autant plus que le lecteur moyen est le plus souvent incapable d’apprécier le mérite que devrait lui valoir sa vaillance. En voulez-vous un exemple ? Revenons à Pu Songling qui nous propose une sorte de long jugement parodique sous le titre de « chroniqueur de l’étrange », cela à propos d’un cas ayant entraîné une double condamnation à mort : l’adultère d’une femme de marchand délaissée avec son chien qui avait tué le mari rentré trop soudainement après une longue absence. En voici un passage, précédé du texte chinois, dans sa traduction allemande qui figure modestement en bas de page :
Wenn ein Dämon im Bett versteckt ist und es im Hause nicht an mânnlichen Vierfüβlern fehlt, dringt auch ein vornehmer Herr alsbald in das Loch ein und macht das Tier unter der Bettdecke zu seinem Liebchen. Bevor das Spiel von Wolken und Regen seinen Hôhepunkt erreicht, tummelt er unablässling seinen Zobelschwanz in der zart-entgegenkommenden Umgebung, indem er beständig die Weichen der Stellvertreterin liebkost. Seine scharfgespitzte Ahle macht sich’s in der Hauttasche bequem, bis endlich die Kraft seiner Schenkel nachläβt und den gespitzten Pinsel aufgibt. Aber es verblieben Gefühle in Verbindung mit spitzen Gegen-ständen, als sei ein Pfeil tief ins Fleisch eingedrungen und habe die Quelle allen Lebens erreicht. (Rössel 1992 : 168.)
18Voici une tentative de traduction plus littérale de ce même passage, assortie d’indications de nature à en élucider le sens :
Couché sous le lit, le yaksa (a) se révéla n’être qu’une bête femelle de la maison. Le véloce chéri (b), en rentrant dans son trou, devint son secret amant. Devant la terrasse des nuages et de la pluie (c) s’agite frénétiquement la queue de chien qui sert à compléter la fourrure de zibeline (d). Au creux du canton de douce chaleur (e), combien de coups de reins qui tirent son image (f). Placée contre le cuir de la peau, l’alêne acérée perce d’un coup et dégage sa pointe (g). Les sentiments se nouent au col de la flèche ; à peine enfoncée jusqu’à l’empenne, elle prend racine...(h)
Yecha
, telle est la transcription la plus courante du mot sanscrit qui désigne une espèce de créature surnaturelle ambivalente, mais le plus souvent négative en Chine ; il s’agit ici d’une sorte de succube, allusion à une anecdote qui ne nous est pas connue.
Jieqing
est une expression plaisante désignant un chien de chasse. Jie fait allusion à une anecdote du Boyi zhi
de Gu Shenzi
des Tang, identifié à Zheng Huangu
par Hu Yinglin
(1551-1602), « Zhang Zunyan
» où un homme d’un blanc étincelant se révèle être un chien blanc, de la taille d’un chat sauvage, au pelage superbe, dents, griffes, cils, moustache de jade... Qing était une forme familière d’appellation en usage au ive siècle qu’illustre une anecdote célèbre du Shishuo xinyu
XXXV, 6. Cf. Richard Mather, A New Account of Tales of the World, Minneapolis 1976 : 466 : « Wang Jung’s [marquis de Anfeng, 234-305] wife always addressed Jung with the familiar pronoun “you”. Jung said to her : “For a wife to address her husband as ‘you’ is disrespectful according to the rule of etiquette. Hereafter don’t call me that again.” His wife replied : “But I’m intimate with you and I love you, so I address you as you. If I didn’t address you as you, who else would address you as you ?” After that he always tolerated it. »
Cette image poétique du coït, locus classicus, provient de la préface au fu de Gaotang
« attribué à Song Yu
et conservé dans l’Anthologie littéraire, Wenxuan
: au iiie siècle avant notre ère, se promenant en compagnie du roi Xiang
de Chu
à la terrasse du Rêve des Nuages, Song Yu rappelle comment la fille du mont de la Sorcière apparut en rêve au feu roi Huai endormi dans la région de Gaotang ; il l’honora ; « nuages du matin apportent pluie du soir », lui dit-elle en prenant congé.
L’expression xu diao zhi wei
apparaît dans le Jin shu
, biographie de Zhao Wanglun
, pour dénoncer la vile origine des courtisans.
Wenrou xiang
est une image des douceurs charnelles que l’empereur Han Chengdi
(r. 32-7) aurait évoquée après une nuit passée auprès de sa favorite, la danseuse Zhao Feiyan, l’Hirondelle volante, à en croire le Feiyan waizhuan
, un ouvrage de l’époque des Six Dynasties remanié sous les Song.
Yexiang zhi yao
, un calembour qui se réfère peut-être à ce passage du Taixuan jing
de Yang Xiong
(53 avant J.-C. – 18 après) qui pourrait être à l’origine du vocable xiangzheng (symbole) : « Le jeune tire l’image, la femme contient l’assaut
. »
Il semble ici que l’allusion soit tirée de la biographie du prince de Pingyuan
des Mémoires historiques de Sima Qian, mais détournée de son sens originel, « montrer pleinement son talent », vers des connotations sexuelles.
Yin yu
, littéralement « boire les plumes [de l’empenne]) ». Cette série d’images évoque les liens sentimentaux que nouent des rapports charnels suivis et profonds.
19On exige d’une traduction ce que l’on ne saurait demander de l’œuvre qui demeure intangible telle que l’a voulue l’auteur. L’évolution de la langue, les goûts du public rendent souhaitable son renouvellement périodique. A cette révocabilité, en quelque sorte intrinsèque, s’ajoutent les inévitables remords d’un travail nécessairement imparfait par rapport à son objet et s’oppose l’irrévocabilité du texte imprimé et publié.
20Toutefois, si le traducteur s’accommode de sa malheureuse condition, c’est aussi qu’il en tire une drogue qui la lui fait oublier. Est-ce grâce à cela qu’il vient si souvent à bout de traductions réputées interminables ? Ou serait-ce l’aiguillon d’une sorte de stigmergie qui le pousserait à terminer la construction à l’instar de l’abeille laborieuse fabriquant son rayon de miel ? Ne faut-il pas distinguer plusieurs espèces parmi les traducteurs ? Ceux qui retournent amoureusement chaque pierre de l’œuvre à laquelle ils sont prêts à sacrifier neuf vies, ceux en qui le critique refoulé s’épanche dans les notes qui font de la traduction une œuvre tellement plus intéressante que l’original. Ou encore ceux qui s’identifient à l’auteur au point de chercher à rivaliser dans leur travail avec la vitesse de composition de l’original, en profitant, si possible, d’une grande familiarité préalable avec l’œuvre. Est-ce une condition sine qua non pour transposer l’impondérable, le souffle qui traverse les œuvres majeures, quand il s’agit de romans ou d’épopées ? Ce n’est pas si sûr.
21Faut-il respecter l’identité de l’œuvre jusqu’à en conserver les plus petites verrues en traduction ? La réponse dépend du public visé et de la nature de l’œuvre. L’une des traductrices de la collection Harlequin, appelée à produire un volume par mois, les récrivait plus qu’elle ne les traduisait, paraît-il. Ce qui est légitime dans ce cas ne saurait l’être dans une collection telle que la Pléiade, par exemple.
22S’il est vrai, dixit Buffon, que le style c’est l’homme, le traducteur multitâche devrait démultiplier ses personnalités, une faculté assez peu répandue. Le voilà caméléon et de plus voué à des activités parfois rémunérées et donc, selon le code désuet de la profession, serviles.
23Il n’empêche que mille discours ne sauraient suppléer à l’accès au texte, que ce soit dans son évidence ou avec ses obscurités. Le traducteur joue sur du velours, s’il est vrai, comme disent les Chinois, que . Il lui suffit de suivre la voie tracée par le texte de départ et de s’armer de patience, moyennant le minimum de compétences nécessaires. La drogue peut dès lors agir. Au confort d’un travail bien délimité, circonscrit au texte, s’ajoute le sentiment téléologique d’une progression vers une fin dernière que l’on peut espérer voir de son vivant, et même plusieurs fois.
24Si l’approche de la fin amène la crainte d’un manque, son dépassement apporte la quiétude d’une désintoxication réussie, quand bien même demeure la crainte d’avoir à revenir sur ce qui semble appartenir à une vie antérieure.
25Comment s’expliquer que le traducteur passionné déteste autant lire des traductions qu’il aime en faire ? La corrélation va de soi puisqu’il joint au plaisir de triturer la langue source celle de torturer la langue cible. On comprend que les traducteurs littéraires multilangues soient rarissimes. Qui n’a rêvé de l’âge prébabélien où la traduction était inutile ? Qui ne préfère le sous-titrage des films à moins d’être handicapé par une faculté de lecture trop lente ?
26La démonstration en a été faite par Georges Mounin, la traduction est théoriquement impossible (Mounin 1963 : 271 sq.). Occupé à démontrer pratiquement le contraire, le traducteur ne se sent pas plus enclin à discourir sur son activité que le sabotier sur son métier. Il appartient au philosophe de s’émerveiller qu’une matière aussi rebelle que le bois puisse être adaptée à une forme aussi fragile que le pied humain, et même d’en douter. Concluons donc sur cette citation de Georges Mounin :
Rien de plus certain aussi que la littérature et la poésie d’une civilisation très éloignée de la nôtre réservent au traducteur un nombre plus élevé d’échecs. Le cas le plus extrême est sans doute celui de la poésie chinoise, fondée d’abord sur un réseau (très socialisé) de corrélations subjectives entre saisons, points cardinaux, couleurs, odeurs, saveurs, éléments de l’univers, notes de musique, parties du corps, animaux, nombres, allusions littéraires, etc. Corrélations inexistantes en Occident. (Ibid. : 274.)
Bibliographie
Haguenauer, Charles. 1959. Le Gengi Monogatari. Introduction et traduction du livre I. Paris, PUF.
Hervouet, Yves (éd.). 1969. Contes extraordinaires du pavillon du loisir. Traduction de Odile Kaltenmark. Paris, Gallimard, « Connaissance de l’Orient ».
Jeou-P’ou-T’ouan, ou la chair comme tapis de prière. 1962. Traduction de Pierre Klossowski, préface d’Étiemble. Paris, Jean-Jacques Pauvert.
Laloy, Louis. 1925. « L’ermite du mont Lao », in Contes magiques. Paris, Éditions d’art. Rééditions : Le Calligraphe 1985 ; Philippe Picquier 1989.
Langier, J.-L. 1969. Tacite. Paris, Éd. du Seuil, « Écrivains de toujours ».
Li Fengbai & Ly-Lebreton, Denise. 1986. Contes fantastiques du pavillon des loisirs. Pékin, Éditions en langues étrangères.
Li Yu. 1991. De la chair à l’extase. Traduction de Christine Corniot. Arles, Philippe Picquier.
Mounin, Georges. 1963. Les problèmes théoriques de la traduction. Paris, Gallimard.
Pu Songling. 1994. Le charmeur de serpents. Bilingue : chinois classique et moderne. Traduction de Xiao Ai. Pékin, Éditions en langues étrangères, coll. « Panda ».
Rössel, Gottfried. 1992. Kontakte mit Lebenden. Zurich, Die Waage.
Tacite. Annalium, Livre xiii, xxxv.
The Carnal Prayer Mat. 1990. Traduction de Patrick Hanan. New York, Ballantine Books.
Notes de bas de page
1 . Cf. Annalium, liber XIII, XXXV : « Sed Corbuloni plus mollis adversus ignaviam militum quam contra perfidiam hostium erat. Quippe Syria transmotae legiones, pace longa segnes, munia armorum aegerrime tolerabant. Satis constitit fuisse in eo exercitu veteranos qui non stationem, non vigilias inissent, vallum fossamque quasi nova et mira viserent, sine galeis, sine loricis, nitidi et quaestuosi, militia per oppida expleta. Igitur dimissis quibus senectus aut valetudo adversa erat, supplementum petivit. Et habiti per Galatiam Cappadociamque delectus, adjectaque ex Germania legio cum equitibus alariis et peditatu cohortium. »
2 .
3 . Jeou-P’ou-T’ouan, ou la chair comme tapis de prière, traduit par Pierre Klos-sowski, préfacé par Étiemble, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1962 : 89-90. En voici le texte d’après l’édition japonaise de 1705, fac-similé de Taipei s.d. :
4 . Nous en avons la confirmation dans la traduction de Patrick Hanan basée sur la meilleure et rarissime édition, The Carnal Prayer Mat, New York, Ballanine Books 1990 : 96-97 : « Sex tonics give you endurance only. They cannot increase your size or firmness. If a man with a large endowment uses one, he’ll be like a gifted graduate taking a ginseng tonic at examination time ; in the examination hall his mental powers will naturally be enhanced, and he will be able to express himself well. But if a student with a very small endowment uses one, he’ll be no better off than some empty-headed candidate who couldn’t produce a line even if he swallowed pounds of the tonic. What’s the point of his sitting in an examination cell for three days and nights if all he’s doing is holding out regardless of results ? »
5 . Voici le texte-source suivi d’une version que j’ai l’outrecuidance de vous soumettre :
. 015 in fine.)
« Rentré dans sa famille, Wang se vanta d’avoir rencontré des immortels et de savoir traverser les murs si solides fussent-ils. Comme sa femme restait incrédule, il décida de recommencer l’expérience devant elle. Posté à quelques pas du mur de la chambre, il fonça la tête la première qui heurta si durement la paroi que le malheureux s’écroula. Sa femme l’aida à se remettre sur pieds ; que vit-elle alors ? Au front l’enflure d’une bosse grosse comme un œuf de belle taille ! Comme elle se payait sa tête, Wang, partagé entre la honte et la rancœur, ne sut que se répandre en imprécations contre la dureté de ce mauvais plaisant d’ermite. »
6 . En voici le texte d’origine : 039
Auteur
Université Michel de Montaigne, Bordeaux.
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